Homilétique

PREMIÈRE PARTIE
INVENTION

1. L’invention

La division d’un cours sur l’art oratoire est immémoriale et inévitable : Invention, disposition, élocution.

À vrai dire, l’invention se répand sur tout le champ de la rhétorique ; on invente son plan, on invente son langage : la même faculté s’applique à tout ; c’est tout le talent, c’est tout l’art.

Mais si l’on considère ici, non la faculté, dont l’action n’est point limitée, mais l’objet, qui est spécial, on trouvera une différence et une distinction raisonnable entre ces trois choses :

division qui correspond à l’ancienne, et la remplacerait peut-être avantageusement dans notre sujet.

Toutefois nous maintenons les termes, en prévenant que sous le nom d’invention nous n’entendons que l’invention des idées, ou de la matière, dont il s’agira ensuite d’inventer la disposition, d’inventer l’expression.

Invention se prend donc ici au sens relatif (invention de la matière du discours) ; car, au sens absolu, elle se présente à tous les moments de l’art. Il est vrai pourtant que l’invention des idées premières du discours est l’invention par excellence.

Il est difficile de rendre compte de l’invention, prise comme ressort actif, comme puissance de l’esprit. À quelque moment de l’art qu’on la place, l’invention, dans son principe, est un mystère. Le talent peut se rendre compte de ses méthodes, non de lui-même. Le développement du germe est humain, le germe est divin. Dire que l’invention n’est pas une chose sui generis, ce serait dire que l’imagination n’est pas une faculté à part, une force primitive. Et si l’on voulait absolument n’y voir qu’une méthode, encore faudrait-il avouer que cette méthode est innée à certains esprits, que cette méthode est un talent : cette méthode instinctive, divinatrice, est peut-être le talent même. L’invention est une sorte de baguette divinatoirer. Il est impossible de nous la donner absolument ; il est même impossible, quand on a de l’invention dans un certain genre, de se la donner dans un autre : on peut être inventif en philosophie sans être capable d’inventer la plus simple histoire. Au reste, l’invention est un élément de tout esprit ; mais les esprits sont, à cet égard, très inégaux et très différents. Où il n’y a rien, l’art perd ses droits, mais il ne les perd jamais, car il y a partout quelque chose. Nul ne peut tout, mais nul aussi ne fait tout ce qu’il peut. Pour connaître son fonds, il faut le faire valoir. Un esprit inventeur peut le devenir davantage par l’emploi de certains moyens qui ne sont pas le talent, et un esprit en qui l’invention est faible, mais non pas nulle, peut, par l’emploi des mêmes moyens, développer en soi cette force. Les moyens de faire valoir et de développer ce que nous avons d’invention sont les suivants :

r – Citons Marmontel :

Le commun des écrivains passe et repasse mille fois sur des mines d’or sans en soupçonner l’existence. Le génie seul a l’instinct qui avertit que la mine est riche, comme il a seul la force de la creuser jusque dans ses entrailles et d’en arracher des trésors.

  1. La connaissance. – Plus on sait, plus on est en état d’inventer, un esprit original ne perd pas, mais gagne en originalité par le savoir s. Le commerce mutuel des esprits, de la pensée avec la pensée, n’est pas hostile à l’individualité : dans cette sphère encore, il n’est pas bon que l’homme soit seul. Tout savoir ne profite pas à l’originalité, mais un esprit original a une érudition originale ; la science, élément tout objectif à ce qu’il semble, devient en lui un élément subjectif. Quoi qu’il en soit, il n’est donné à aucun homme de tirer quelque chose de rien, il faut à l’imagination la plus heureuse un point de départ ou un point d’appui. Le talent est le levier, mais seulement le levier.
    L’esprit humain ne peut rien créer, il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience (de soi ou d’autrui) et par la méditation. Ses connaissances sont les germes de ses productions.
  2. Le second moyen est la méditation, espèce d’incubation qui réchauffe et féconde le germe. C’est la concentration de la pensée et même de la vie sur un point, avec lequel nous cherchons à nous identifier. La méditation est aidée par l’analyse ; mais la méditation n’est pas l’analyse. Si nous ne sommes pas dans l’erreur sur l’étymologie de ce mot, la méditation nous transporte et nous place dans le milieu de l’objet. On cherche à en avoir, non la simple idée ou la formule, mais le sentiment, la perception immédiate. Il y a là encore une analyse, une logique, mais qui est plutôt celle de l’objet que celle du sujet, plutôt celle du sentiment que celle de la pensée : c’est une impression continuée et approfondie de la chose, une sorte de consubstantiation. Cela suppose une force, une aptitude propre ; mais comme la volonté y est pour beaucoup, nous rangeons la méditation au nombre des moyens de l’invention ; nous n’en faisons pas le principe de l’invention. – La méditation est au talent ce que la conscience est au sens moral.
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  4. L’analyse, qui n’est pas la même chose que la méditation, s’efforce de remonter à l’idée première de l’objet comme à un sommet, d’où l’on domine toutes les pentes, et d’où l’on voit, à mesure qu’on est plus haut, les limites de l’horizon reculer. Elle gravit sans cesse vers un principe plus simple et plus haut, rencontrant, à mesure qu’elle monte, toujours moins d’éléments contingents ou accidentels. Quand elle est guidée par une logique saine et par une métaphysique profonde, elle arrive à des résultats étonnants, je dis étonnants pour elle-même ; elle trouve des choses nouvelles, frappantes. Il ne faut pas confondre avec ce procédé l’usage d’une logique triviale, qui est toujours sûre de donner quelque chose, toujours sûre d’occuper un certain espace, mais qui ne remue jamais que la couche la plus superficielle du terrain.

  5. L’exercice. – À mesure qu’on demandera davantage au sol, il produira davantage. Il ne s’épuise pas. Nihil feracius ingeniis ; il donne d’autant plus qu’il a déjà donné davantage. Ce n’est pas ici qu’on peut appliquer le passage : Votre force sera de vous tenir dans le repos (Esaïe 30.7) ; car le repos nous affaiblit et nous tue. C’est la rouille, et non le service, qui ternit l’éclat de l’acier. Au reste, dans le chapitre de l’invention, les rhéteurs ne traitent ni du talent de l’invention, ni des moyens de le développer : ils veulent plutôt lui prescrire certaines conditions ; ils s’appliquent à le régler. Dans les rhétoriques de l’antiquité, l’invention est moins la faculté de trouver que l’art de choisir parmi ce qu’on a trouvé.
    L’orateur usera donc de discernement : il ne lui suffit pas de trouver des idées à exprimer ; il faut qu’il les examine. Rien n’est plus fécond que l’esprit, surtout quand il a été cultivé par l’étude. Mais comme un sol riche et fertile ne produit pas seulement du blé, mais toutes sortes d’herbes qui nuisent à la bonne semence ; de même l’esprit engendre parfois des pensées frivoles, ou étrangères à l’objet qu’il se propose et sans utilité, et il faut que l’orateur choisisse avec soin les idées qu’il doit mettre en œuvret.

s – Pétrarque (Madame de Staël, Corinne. Livre II, chapitre III) :

Il éprouva que connaître sert beaucoup pour inventer, et son génie fut d’autant plus original, que, semblable aux forces éternelles, il sut être présent à tous les temps

t – Cicero, De Oratore.

Il faut dire que les rhéteurs anciens, n’ayant en vue que l’éloquence judiciaire et l’éloquence délibérative, n’avaient rien à dire sur l’invention du sujet, toujours imposé à l’orateur. Il n’en est pas de même de l’éloquence de la chaire. En vain voudrait-on réduire le prédicateur au choix d’un texte : on ne peut pas lui interdire de choisir son sujet d’abord, et son texte pour son sujet ; ensuite, dans le texte même, en supposant qu’on ait choisi d’abord le texte, il y a souvent un sujet à trouver ou à créer. D’ailleurs, nous n’admettons pas que l’emploi d’un texte soit essentiel à l’éloquence de la chaire. – On peut donc dire que le prédicateur est souvent appelé à choisir son sujet. Et quand nous disons choisir, nous n’entendons pas le prendre tout fait au milieu d’une table des matières toute dressée, d’une liste de chapitres avec leurs subdivisions. Le nombre des sujets est indéfini ; chacun, suivant le rapport, la combinaison qu’on imagine, se multiplie : il en est comme des cinq pains et des deux poissons de l’Évangile. Personne, à cet égard, n’est obligé de poser le pied dans les traces de ses prédécesseurs. On peut, sans rechercher la nouveauté, être nouveau. Il suffit quelquefois pour cela d’une impression naïve reçue de notre texte, ou d’un aperçu fourni par la vie ; mais l’instrument le plus sûr d’invention, quant aux sujets de nos discours, c’est une culture vraiment philosophique. Sous ce rapport, on ne saurait trop recommander aux candidats de la chaire l’étude de la philosophie, qui multipliera pour eux les aspects de chaque vérité. Mais ceci, à vrai dire, n’est pas du ressort de l’homilétique ; c’est l’affaire d’une préparation antérieure. Nous nous réduisons au point de vue de Cicéron ; nous traiterons, sous le nom d’invention, du choix des matériaux, et nous parlerons, dans ce sens, d’abord du sujet, puis de la substance du discours de la chaire.

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