Après avoir défini l’histoire des dogmes et marqué sa place dans l’organisme des sciences théologiques, il faut nous demander quelle méthode et quels principes elle doit suivre dans ses travaux. La question de méthode, toujours importante, l’est ici plus qu’ailleurs, car elle implique une question de principes. La méthode change, en effet, avec les principes d’où l’on part et l’école théologique à laquelle on appartient. Or, il est certaines écoles dont les principes et les méthodes ont pour conséquence inévitable de dénaturer le vrai caractère de l’histoire des dogmes, d’en altérer et d’en compromettre les résultats.
I. — Tel est le cas, par exemple, des principes et de la méthode de l’école catholique. — Nous appellerons la méthode catholique méthode chronologique, parce qu’elle consiste à suivre purement et simplement l’ordre de succession des faits.
Cette méthode semble, au premier abord, n’en être pas une. C’est la méthode des chroniqueurs, qui se contentent d’enregistrer, année par année, les événements à mesure qu’ils se produisent, sans en rechercher les causes et l’enchaînement. Ce n’est pas la méthode de l’histoire vraiment scientifique qui doit expliquer les faits en en montrant la genèse et la loi.
Mais cette méthode, qui partout ailleurs paraît enfantine, et n’est pas une méthode scientifique, prend ici un caractère scientifique parce qu’elle est la conséquence naturelle et nécessaire du principe catholique. Ce principe est celui de l’infaillibilité de l’Église. Il peut se formuler ainsi : « L’Église, représentée par les papes et par les conciles, est l’organe permanent du Saint-Esprit ; son enseignement est une révélation continue, qui interprète et complète la révélation apostolique ; elle prononce, avec une autorité infaillible, sur toutes les questions de doctrine. » L’historien qui part de ce principe, n’a qu’une chose bien simple à faire : recueillir les canons des conciles et les décisions des papes dans leur ordre chronologique. La succession des décrets ecclésiastiques constituera à ses yeux le développement continu et progressif du dogme. Tous ces décrets seront pour lui également vrais, et chaque décret nouveau, tout en s’accordant foncièrement avec les précédents, marquera un progrès par cela seul qu’il est postérieur. L’historien catholique doit nécessairement admettre l’immutabilité fondamentale du dogme, en même temps qu’un progrès, continu et successif dans la manière dont il est défini et développé par l’Église.
Je n’ai pas à discuter à fond le principe catholique. Il me suffit de le repousser au nom de la Bible et de l’histoire ; Je ferai remarquer seulement qu’il rend l’impartialité de l’historien impossible. En effet :
1° L’historien catholique perd toute liberté d’appréciation à l’égard des doctrines successivement formulées par l’Église. Il est obligé de les approuver toutes au même titre, de les considérer toutes comme également vraies, de les mettre toutes sur le même rang. Roma locuta est, causa finita est.
2° L’historien catholique est contraint d’affirmer l’immutabilité du dogme ecclésiastique, ou, tout au moins, son développement continu dans le même sens. Or, l’histoire, sérieusement interrogée, contredit cette affirmation. Elle nous montre, dans le développement de la doctrine officielle de l’Église, bien des incohérences, bien des retours, bien des contradictions. Il y a telle décision d’un concile ou d’un pape qui contredit formellement telle décision antérieure. On ne s’est pas contenté d’ajouter, de concile en concile, de décret en décret, des affirmations nouvelles à d’anciennes affirmations, de préciser ou de compléter les dogmes précédemment formulés, on a souvent affirmé plus tard ce qu’on avait nié autrefois, on a nié ce qu’on avait affirmé (ainsi pour le dogme de la transsubstantiation).
L’historien catholique se trouve dès lors en présence de cette alternative : ou bien abandonner le principe de l’infaillibilité de l’Église, ce qu’il ne peut faire sans cesser d’être catholique ; ou bien faire violence à l’histoire, nier, en dépit des faits les mieux constatés, les contradictions et les erreurs du dogme ecclésiastique, ce qu’il ne peut faire qu’en cessant de mériter le nom d’historien.
II. — Il est une certaine orthodoxie protestante, dont les principes ne sont pas moins contraires à une saine appréciation des faits et au caractère d’une histoire vraiment scientifique. En vertu de ces principes, qui procèdent d’un biblicisme exagéré, on prétend trouver dans la Bible une expression de la vérité chrétienne si définitive, une dogmatique si achevée, que tout développement ultérieur de la doctrine chrétienne doit être considéré comme inutile, dangereux ou même impossible.
L’historien qui part de ces principes se trouve placé, comme l’historien catholique, en face d’une alternative dont les deux termes sont également fâcheux :
Ou bien nier tout développement normal du dogme depuis le siècle apostolique et qualifier d’erreur tout ce qui, dans la doctrine ecclésiastique, n’est pas explicitement et formellement contenu dans la Bible. Dès lors, il n’y a plus d’histoire du dogme ; il n’y a qu’une histoire de l’hérésie.
Ou bien retrouver dans la Bible et justifier par des tours de force d’exégèse les formules les plus compliquées et les plus contestables de la théologie ecclésiastique, comme celles de la Trinité d’après le symbole Quicumque, du péché originel d’après Augustin ou de la prédestination d’après Calvin.
En face du catholicisme et de l’orthodoxie ultra-protestante, dont les principes contraires conduisent au même résultat, — l’impossibilité d’une histoire des dogmes impartiale et vraiment scientifique, — nous rencontrons deux écoles rationalistes, l’ancien rationalisme ou rationalisme vulgaire, et le nouveau ou haut rationalisme, dont les principes et la méthode ne sont pas plus scientifiques.
III. — L’ancien rationalisme a mis en honneur la méthode que les Allemands ont appelée méthode pragmatique. C’est le τρόπος πραγματικός dont parle Polybe, la méthode qui cherche, par delà les faits, les causes qui les produisent et le lien qui les unit. Prétention légitime à coup sûr, et excellente méthode, à une condition toutefois, c’est que l’on sache remonter aux vraies causes, aux causes profondes, aux lois générales, au lieu de s’arrêter aux causes secondaires et accidentelles.
Or, c’est là ce que n’a pas su faire l’ancien rationalisme. Il a voulu expliquer le développement des dogmes chrétiens par des influences tout extérieures, et superficielles, telles que les influences de race et de climat, les rivalités de personnes, les intrigues de partis, les petits intérêts, les petites passions, l’ambition des princes, l’esprit dominateur des prêtres, les habitudes superstitieuses du peuple. Ces influences sont réelles, il faut le reconnaître, et elles n’ont pas été sans exercer quelque action. Mais ce ne sont là que des causes secondaires. Il en est d’autres plus hautes, plus générales, plus profondes, que le pragmatisme ne sait pas découvrir.
C’est un principe élémentaire de logique, que la cause doit être toujours proportionnée à l’effet. Or, une mesquine rivalité de personnes, une misérable intrigue de parti, une simple querelle de mots, n’aurait pu produire dans les âmes et dans l’histoire la longue agitation que produisirent certaines questions dogmatiques ; par exemple, les questions débattues pendant les controverses ariennes. Derrière les mots, il y a les idées et les lois logiques de leur développement. Derrière les personnalités rivales, derrière les chefs de partis, il y a la foi de l’Église, il y a la conscience chrétienne, avec ses légitimes aspirations et ses instincts qui ne la trompent pas. Derrière tout cela enfin, il y a la main de Dieu qui conduit son Église à travers les écueils de la route et qui protège la vérité salutaire dont il lui a confié le dépôt. Autant de réalités dont l’école rationaliste n’a pas su tenir compte ; aussi est-elle restée superficielle et insuffisante, rapetissant l’histoire aux mesquines proportions d’un roman vulgaire.
IV. — La méthode spéculative, mise en honneur par le nouveau rationalisme, conduit à une manière moins superficielle et moins extérieure d’interpréter l’histoire. Les adeptes de cette école, que l’on appelle aussi l’école critique, se piquent d’aller au fond des choses. Ils prétendent retrouver derrière le chaos apparent des faits, l’unité d’un principe, l’action d’une loi générale et fixe, qui est la loi du développement des dogmes parce qu’elle est la loi de l’esprit humain lui-même.
Mais ils font violence aux faits en se refusant à voir autre chose dans le développement des dogmes que l’évolution logique d’une idée. Cette évolution se poursuit suivant les lois d’une dialectique inflexible et à travers un rythme toujours le même : thèse, antithèse, synthèse. Chaque dogme naît, grandit et meurt à son heure, et l’on peut prédire à coup sûr les phases successives de son développement, comme on prédit les diverses phases d’une éclipse. — Je ferai à cette méthode deux objections :
1° Elle méconnaît comme la méthode pragmatique, l’élément divin du dogme, le contenu objectif et primitif fourni par la révélation, et qui sert de point de départ au développement théologique poursuivi au sein de l’Église ; elle méconnaît également l’action providentielle, de Dieu, qui dirige ou surveille le développement, pour protéger la vérité qui sauve ;
2° Elle méconnaît, de plus, le rôle des causes extérieures et accidentelles que l’école pragmatique avait le tort de considérer seules, et, en particulier, l’influence des personnalités, des individus, dont la liberté agit, soit en bien, soit en mal, sur le développement des dogmes.
En un mot, elle conduit au fatalisme historique le plus absolu. Or, il faut toujours reconnaître dans l’histoire deux facteurs libres, l’homme et Dieu.
Ainsi, chacune des méthodes que nous venons d’indiquer donne lieu à de graves objections et conduit à une fausse appréciation des faits. Chacune cependant a sa raison d’être et s’appuie sur certains principes ou sur certaines observations vraies, qu’elle a le tort d’isoler en les exagérant.
Par exemple, il y a ceci de vrai dans le principe catholique, que la doctrine biblique est susceptible d’un développement normal et que ce développement a eu lieu, en effet, dans l’Église, sous l’action providentielle de Dieu et de son Esprit.
La stricte orthodoxie protestante a raison lorsqu’elle affirme qu’il faut toujours en revenir à la Bible, comme à la norme souveraine ; qu’elle est le flambeau à la lumière duquel il faut juger tout le développement ultérieur du dogme ecclésiastique.
Il faut reconnaître aussi, avec les deux écoles rationalistes, que certaines influences extérieures et humaines ont exercé une réelle action sur le développement du dogme, et que ce développement se poursuit selon certaines lois constantes qui tiennent à la nature même de l’esprit humain.
La vraie méthode, la seule qui soit vraiment scientifique et qui puisse conduire à des résultats satisfaisants, consiste donc à emprunter à chacune de ces méthodes imparfaites ce qu’elle a de vrai, et à tenir compte de tous les faits, sans en méconnaître ni en exagérer aucun.
1° Au catholicisme, il faut emprunter, non pas le principe de l’infaillibilité de l’Église et de l’immutabilité du dogme, mais l’idée, trop souvent méconnue par les théologiens protestants, d’un développement normal, légitime, nécessaire du dogme se poursuivant au sein de l’Église sous l’action providentielle de Dieu.
2° Sans prétendre, avec l’orthodoxie ultra-protestante, que la Bible renferme une dogmatique achevée, de telle sorte que tout développement ultérieur soit illégitime ou impossible, il faut reconnaître que la Bible doit être le fondement de toute la doctrine ecclésiastique, fournir à la dogmatique tous les matériaux, et demeurer la règle, la norme souveraine de tout le développement ultérieur. Toute doctrine qui a ses racines dans l’Écriture sainte, qui se rattache à ses données formelles, ou qui est la conséquence naturelle des vérités enseignées par la Bible, mérite d’être conservée. Toute doctrine qui ne se rattache pas aux enseignements bibliques d’une manière vivante et organique, comme la branche au tronc ou à la racine, — ou qui contredit ces enseignements, — doit être rejetée. Tout n’est pas progrès dans le développement du dogme ecclésiastique ; tout n’est pas non plus décadence. Il faut savoir y faire la part de la vérité et la part de l’erreur, celle de l’homme et celle de Dieu.
3° Il faut tenir compte, avec l’école pragmatigue, des causes secondaires, extérieures, accidentelles, dont l’action se retrouve dans l’histoire des dogmes comme dans toute histoire ; et, avec l’école spéculative, des lois générales de l’esprit humain, que nous retrouvons aussi dans l’histoire des dogmes comme ailleurs ; — mais sans méconnaître le contenu divin du dogme, qui fait de cette histoire un chapitre à part dans l’histoire de l’esprit humain ; sans méconnaître ni l’action providentielle de Dieu, ni l’initiative libre et responsable de l’homme.
Cette méthode, qui tient compte de tous les faits, de tous les éléments de l’histoire, qui unit les avantages de la méthode critique à ceux de la méthode dogmatique, et qui est celle des plus récents historiens des dogmes appartenant à l’école évangélique, sera aussi la nôtre. Elle nous permettra de comprendre et d’expliquer d’une manière historique et scientifique le grand travail dogmatique accompli au sein de l’Église, et de le juger à la lumière de la Parole de Dieu, qui demeure éternellement. Elle nous commande à la fois beaucoup de fermeté et beaucoup de largeur ; un esprit de sympathie envers les hommes et leurs opinions sincères, et un esprit de fidélité inviolable à la vérité révélée de Dieu dans les saintes Écritures. — Nous nous efforcerons de ne jamais nous départir de cet esprit.
A cette question des méthodes, s’en rattache une autre, qui n’est pas sans importance et sans difficultés, la question de la division des matériaux. Comment s’y prendre pour raconter l’histoire des dogmes ? Quel ordre suivre ? Quelle méthode adopter pour diviser et coordonner les matériaux ? — Deux voies s’ouvrent devant nous :
1° On peut diviser d’après l’ordre des matières : c’est la méthode dogmatique. On fait d’abord une classification raisonnée des dogmes, d’après la place qu’ils occupent dans l’organisme de la doctrine chrétienne ; puis on raconte successivement l’histoire de chacun d’eux, depuis les origines de l’Église jusqu’au temps présent ;
2° On peut suivre l’ordre chronologique : c’est la méthode historique. On raconte alors le développement de la doctrine chrétienne dans son ensemble, à travers les diverses périodes de l’histoire.
Chacune de ces deux méthodes a ses avantages et ses inconvénients.
La première a ceci de bon, qu’elle nous montre le développement continu de chaque dogme à travers les siècles. — Mais elle a le tort :
a) De méconnaître les rapports des dogmes entre eux ; on ne peut les isoler absolument l’un de l’autre, et l’on s’expose à des répétitions inévitables ;
b) De faire perdre de vue le développement organique et simultané de la doctrine ; d’empêcher de saisir l’aspect général et l’unité de chaque période ; au lieu d’une histoire des dogmes, on a plusieurs monographies des dogmes parallèles.
La seconde méthode a l’avantage de nous montrer cet enchaînement et cette unité organique. Mais elle a aussi ses dangers.
a) Il faut multiplier outre mesure les périodes, pour répondre aux nombreuses variations des dogmes ; et il est difficile de marquer les limites de ces périodes, parce que le développement des dogmes s’accomplit par une série de progrès insensibles ; on encourt ainsi un double reproche, de complication et d’arbitraire.
b) On perd de vue ce qu’il y a de continu dans le développement de chaque dogme, parce que son histoire est morcelée et fragmentaire.
Il est donc préférable d’unir les deux méthodes, pour profiter des avantages de chacune, en corrigeant les inconvénients de toutes deux. C’est ce que nous essaierons de faire. Nous établirons un petit nombre de grandes périodes. Nous choisirons, pour les déterminer, des dates qui se justifient d’elles-mêmes, des événements considérables qui inaugurent un développement nouveau des dogmes. Nous tâcherons que chacune de ces périodes ait ses caractères tranchés, sa physionomie propre et son unité. Dans une sorte d’introduction, nous en esquisserons l’histoire générale. Nous indiquerons la situation extérieure de l’Église sa situation intérieure ; nous signalerons les grands événements qui ont modifié l’une et l’autre, les influences diverses qui ont présidé au développement du dogme, les grandes personnalités qui ont joué un rôle dogmatique important, le caractère et la loi générale de ce développement. — Puis, établissant des divisions nouvelles, d’après l’ordre des matières, nous étudierons l’histoire des dogmes particuliers, en les groupant — selon l’ordre de leur importance relative, ou selon la loi de leur développement logique, — autour de celui qui est, dans la période en question, le centre des préoccupations de l’Église et du travail dogmatique tout entier. Le point de vue historique dominera donc, même dans cette division par ordre de matières. Nous arriverons ainsi à reproduire, d’une manière aussi exacte que possible, la physionomie originale de chaque période et le mouvement réel de l’histoire.
Il nous reste à résoudre une dernière question : Comment établir ces périodes ? C’est un point difficile, sur lequel tous les historiens ne s’accordent pas.
I. Quelques auteurs, comme Gieseler, suivent simplement les divisions de l’Histoire ecclésiastique. Mais cette méthode soulève des objections sérieuses :
1° On semble ôter à l’histoire des dogmes, en la divisant ainsi, son caractère de science indépendante, pour la faire rentrer dans l’histoire ecclésiastique, dont elle devient un chapitre ;
2° On est conduit à faire quelquefois violence aux faits. Sans doute, à chaque période historique correspond un développement dogmatique qui en est l’expression, le reflet, et, pour ainsi dire, l’âme même. Mais les destinées générales de l’Église et le développement de sa doctrine ne sont pas absolument parallèles, au point que les diverses périodes des deux histoires puissent toujours coïncider. Tel événement, qui fait époque dans l’histoire de l’Église, peut n’avoir qu’une importance secondaire dans l’histoire des dogmes. Par exemple, l’avènement de la religion chrétienne au trône impérial, par la conversion de Constantin, a exercé, sur les destinées extérieures de l’Église et sur sa constitution intérieure, une influence considérable ; il a marqué le commencement d’une ère nouvelle. Mais cet événement n’a exercé sur le développement des dogmes qu’une influence indirecte, bien moins profonde que celle de la personne et des écrits d’Origène. — On pourrait en dire autant du règne de Charlemagne, du pontificat d’Innocent III, des traités de Westphalie, c’est-à-dire de presque tous les événements qui marquent les grandes périodes de l’histoire de l’Église. Un seul de ces événements fait exception : c’est la Réformation du xvie siècle. Elle inaugure à la fois une période nouvelle dans les deux histoires. C’est que la Réformation a été une affirmation dogmatique avant d’être un renouvellement de la constitution, de la discipline et du culte de l’Église. Ses deux principes fondamentaux ont été deux affirmations dogmatiques, deux dogmes, l’un de fait, l’autre de principe : la justification par la foi, et l’autorité de la Bible. Cette double affirmation, qui devait tout renouveler dans le domaine de la vie, devait tout renouveler aussi dans le domaine de la dogmatique.
Malgré cette éclatante exception, il n’en reste pas moins vrai que les périodes de l’histoire des dogmes coïncident mal avec celles de l’histoire ecclésiastique. Il faut donc adopter ; pour la première des divisions spéciales.
II. Ce point admis, il reste à marquer les dates qui limiteront ces périodes. Ici recommencent les incertitudes et les divergences d’opinion. Tous les historiens s’accordent voir dans la Réformation un événement qui ouvre une période nouvelle. Mais ils ne s’accordent plus quand il s’agit de fixer les dates analogues, soit avant, soit après la Réformation.
Les uns, par exemple, choisissent comme terme de la première période le concile de Nicée (325), premier essai de confession de foi officielle dans l’Église. D’autres, la mort d’Augustin. D’autres, le pontificat de Grégoire le Grand.
On ne s’accorde pas non plus sur le nombre des périodes. Baumgarten-Crusius en a jusqu’à douze. Neander n’en a que trois, mais avec une foule de subdivisions.
Nous adopterons, pour notre part, la division de Hagenbach en cinq périodes. Non que cette division soit irréprochable ; mais elle nous semble à la fois très simple et assez rationnelle. Voici de quelle manière nous établissons ces cinq périodes.
1re Période. — De la fin du siècle apostolique à la mort d’Origène (90-254). Age de l’Apologétique. — C’est l’époque de la grande lutte dans laquelle l’Église combat pour son existence. Elle est occupée à s’affirmer et à se légitimer en face des païens et des juifs, et en face des tendances juives et païennes qu’elle renferme dans son propre sein. De là :
- Le caractère apologétique des principaux écrits de cette période ;
- La forme apologétique revêtue par les écrits polémiques eux-mêmes, et par la fixation du dogme de l’Église ;
- Le rôle secondaire de la théologie systématique ; cette théologie ne commence vraiment qu’à la fin de la période, avec le Περὶ ἀρχῶν d’Origène, qui, en même temps, est encore une apologie de la doctrine chrétienne.
2e Période. — De la mort d’Origène à Jean Damascène (254-730). Age de la Polémique, ou des Controverses théologiques — La lutte est finie contre les païens et les juifs. Le triomphe de l’Église est assuré. Alors commencent les luttes intérieures. L’Église, n’ayant plus à concentrer ses efforts sur la défense de la foi, se replie sur elle-même, et se livre à un travail délicat, qui produira, parmi les chrétiens eux-mêmes, des opinions diverses. De ces opinions, les unes seront inoffensives, indifférentes au point de vue de la foi. Les autres seront dangereuses, et feront courir à l’Église les mêmes périls que lui ont suscités, dans la première période, les ennemis du dehors. Les controverses éclatent d’abord en Orient, et ont pour sujet la doctrine de Dieu et de Jésus-Christ. Depuis Sabellius jusqu’aux monothélites, les controverses théologiques et christologiques forment une chaîne aux anneaux fortement serrés, qu’il est impossible de rompre. En Occident, la controverse éclate plus tard, et a pour centre l’anthropologie. — Par opposition à toutes ces hérésies, l’Église affirme successivement les doctrines de la Trinité, de la Personne divine et humaine de Jésus-Christ ; du Péché et de la Grâce. C’est ce qui fait l’importance capitale de cette période : elle amasse et façonne les matériaux dont sera construit, pendant la période suivante, l’édifice de la théologie systématique. — L’ouvrage de Jean Damascène, intitulé Εχθεσις τῆς πίστεως, résumant tout ce qui a été fait ou dit jusque là, marque le premier essai de systématisation de ce genre. La comparaison de cet ouvrage avec celui d’Origène nous montrera le chemin parcouru pendant cette seconde période.
3e Période. — De Jean Damascène à la Réformation (730-1517). Age de la Théologie systématique, ou de la Scolastique. — Les grandes hérésies sont vaincues ; les grandes controverses sont achevées ; à peine en reste-t-il encore quelques échos. La dogmatique aussi est presque achevée : quelques points seulement restent à préciser. L’autorité de l’Église a grandi, et est devenue presque absolue ; les opinions n’ont plus la liberté de se produire ; l’activité de la pensée religieuse doit se tourner d’un autre côté. On réunit alors en un vaste corps de doctrine les éléments amassés par les siècles précédents, et on leur donne une forme systématique, en appliquant à la théologie la dialectique d’Aristote. — Mais, à côté de la scolastique se développe une tendance mystique, au sein de laquelle apparaissent des hommes qui sont déjà les précurseurs de la Réformation.
4e Période. — De la Réformation à la fin du XVIIe siècle (1517-1700). Age de la Symbolique. — Cette période s’ouvre par un événement qui est presque une seconde apparition du christianisme. La Réformation s’accomplit et se constitue sous une double forme ; elle donne naissance à deux Églises, l’Église luthérienne et l’Église réformée. Chacune de ces deux Églises fixe sa doctrine dans des confessions de foi. Le catholicisme, à son tour, révise la sienne, et lui donne sa forme définitive au concile de Trente. C’est la polémique engagée entre ces diverses Églises et leurs divers symboles qui absorbe toute la vie théologique. Aussi appellerons-nous cette période l’âge de la symbolique, ou des oppositions confessionnelles. Elle se termine, à la fin du xviiie siècle, par le règne des orthodoxies, catholique ou protestante.
5e Période. — Du commencement du XVIIIe siècle à nos jours. — Age de la Critique. — Un grand mouvement philosophique s’accomplit en Europe. Le christianisme est attaqué au nom de la raison, de l’histoire, des sciences naturelles et des sciences critiques. Après une défection presque générale, la foi se réveille. On oublie les querelles d’Église à Église, et on reconquiert pied à pied le terrain perdu. Aux attaques de la critique répond une apologétique nouvelle, qui suit les adversaires sur leur terrain, et leur emprunte leurs armes. C’est un nouvel âge de l’apologétique. Ainsi, nous revenons au point de départ, à la grande lutte des premiers siècles contre l’incrédulité.
En même temps, les symboles s’achèvent dans le sein de chaque Église. Mais ici, nous constatons deux tendances contraires :
1° Le catholicisme exagère son principe, et achève son dogme par la proclamation de l’infaillibilité. (Concile du Vatican.)
2° Le protestantisme revient à sa source biblique, et remplace les confessions de foi détaillées du XVIe siècle par des confessions plus larges et plus générales. (Synode de l’Église réformée de France de 1871)
Les Sources, pour l’histoire des dogmes, sont, en général, les mêmes que pour l’histoire ecclésiastique. Nous aurons à consulter :
1° Au premier rang, comme les plus importantes, les documents publics ; et, en particulier :
- Les confessions de foi, ou symboles ;
- Les canons, décrétales, lettres d’évêques, etc. ;
- Les liturgies, catéchismes, recueils de chants, etc.
2° Certains documents privés, tels que les écrits des docteurs de l’Église, ceux des philosophes et des poètes chrétiens.
3° Les documents de la foi populaire, comme les légendes, les traditions, les chants, les tableaux, etc.