Études de Théologie Moderne

II. Hegel

Hegela est sans contredit le plus puissant génie métaphysique du xixe siècle, et peut-être de tous les siècles. Prétendre exposer sa philosophie dans un paragraphe ou deux serait une pure folie ; mais prétendre faire une histoire de la théologie moderne en le passant sous silence, serait une folie plus grande encore. Sans lui, tout y eût été différent, et bien des choses qu’on y trouve y eussent manqué. Cela est vrai particulièrement dans le domaine de la critique historique. C’est lui qui l’a fondée, indirectement, sans doute, mais réellement, et c’est par lui qu’elle s’explique ; c’est donc à lui qu’il faut aller pour en comprendre les origines. — Je m’efforcerai d’être aussi bref que possible.

a – Né à Stuttgart en 1770, professeur à Iéna, Heidelberg et Berlin, mort en 1831 du choléra.

Hegel est la synthèse de Schelling et de Kant. Il croit, avec Schelling, que la substance et la raison sont identiques ; il croit, avec Kant, à l’autonomie souveraine de la raison. Mais cette raison qui est l’être universel, n’est donc plus subjective seulement, c’est la raison objective, c’est l’être, ou la substance, ou l’esprit absolu. L’esprit absolu n’est pas au repos ; il se réalise. Il se réalise par une différenciation successive, immanente et nécessaire, qui est en même temps une évolution. Cette évolution, puisque l’être est identique à la raison, s’accomplit conformément aux lois delà pensée. Le développement dialectique exprime le développement même de l’absolu. En sorte qu’à vrai dire, ce n’est pas le philosophe qui pense l’absolu ou la raison ; c’est la raison absolue qui se pense dans le philosophe, et elle se réalise dans l’histoire de la même manière qu’elle se pense dans le philosophe. La pensée (mais la pensée pure, c’est-à-dire abstraction faite de tout raisonnement subjectif, de toute conclusion personnelle) est la reproduction théorique intégrale de l’idée pure (être-raison) telle qu’elle se réalise concrètement dans le monde par l’histoire. Le réel est le développement de la raison absolue dans la nature et dans l’histoire ; la philosophie ou la connaissance reproduit ce développement par le mouvement dialectique de la pensée. Tout le réel est rationnel, et tout le rationnel est réel.

Or, la marche dialectique de la pensée pure, c’est la thèse, l’antithèse et la synthèse ; la marche ou l’évolution de l’idée pure va donc aussi de la thèse à l’antithèse et à la synthèse. La thèse, c’est l’indifférence primitive de l’être où dorment encore tous les contraires. L’antithèse, c’est la différenciation de l’être prenant conscience de sa plénitude d’une manière subjective (dans des sujets différenciés), d’où résulte une opposition entre le sujet et l’objet. La synthèse, c’est la réduction de cette opposition, la rentrée dans l’identité première, mais dans une identité supérieure à la première parce qu’elle est devenue consciente d’elle-même. Ce schématisme n’explique pas seulement les rapports généraux du relatif et de l’absolu (de Dieu au monde et du monde à Dieu), il se reproduit encore et sans cesse dans la nature et dans l’histoire. C’est le schématisme universel et constant, par lequel toutes choses se réalisent, par lequel donc toutes choses s’expliquent et se justifient.

L’hégélianisme, on le voit, est l’expression conséquente de l’idéalisme rationnel de Kant, objectivement conçu. C’est l’idéalisme spéculatif absolu se réalisant par une évolution dialectique nécessaire.

Aussi exerça-t-il une influence immense. Il résolvait l’énigme du monde. La philosophie hégélienne était vraiment l’explication universelle. Aux esprits théoriques elle donnait pleine satisfaction. Tout ce qui avait été, tout ce qui est, dans une certaine mesure tout ce qui sera, était désormais compris, pouvait être pensé et interprété. Tout avait un sens, un but, une portée. Et quelle portée ! la réalisation même de l’esprit absolu.

Aux esprits pratiques (moraux) elle n’apportait pas une satisfaction moins grande. Ils recevaient l’assurance que les idées les plus hautes n’aboutissaient pas seulement à des postulats — éternellement nécessaires et éternellement hypothétiques, — mais correspondaient à la réalité objective, à la destinée éternelle du monde, laquelle s’accomplirait victorieusement jusqu’au bout, comme elle s’était accomplie déjà. Dans la formule : « Tout le réel est rationnel, et tout le rationnel est réel » s’exprimait, en effet, un optimisme absolu, bien fait pour séduire une génération ardente et troublée, que traversait le pressentiment prophétique d’une ère nouvelle. Il ne s’agissait plus désormais de revenir en arrière, à l’état de nature, comme le voulait Rousseau ; il ne s’agissait pas davantage de tendre indéfiniment, mais sans jamais l’atteindre, vers l’établissement ici-bas de la moralité parfaite (royaume de Dieu), comme le voulait Kant. Non, le réel était le rationnel, donc le bon et le parfait. Il fallait s’en tenir au réel, en comprendre la signification, et vivre la vie humaine, avec toutes ses luttes et toutes ses âpretés, mais aussi avec sa forte saveur, avec les vastes et glorieux horizons qui s’ouvraient devant elle.

Mais ce fut surtout dans le domaine de l’histoire que l’impulsion donnée par Hegel fut active et féconde. Combien l’histoire apparaissait maintenant plus riche et plus profonde qu’on ne l’avait jamais soupçonné ! N’était-elle pas le théâtre du développement de l’absolu ? Le pragmatisme mesquin et arbitraire du rationalisme s’évanouissait devant le pragmatisme hégélien comme une mauvaise caricature devant le tableau d’un maître. Quelle clairvoyance, maintenant, à pénétrer l’âme des peuples, le génie des civilisations, l’esprit des religions et des littératures ! Rien n’était livré au hasard, tout avait son sens, sa raison suffisante, sa nécessité divine. Toutes les différences, toutes les luttes, tous les désaccords et tous les chaos apparents trouvaient leur harmonie et leur justification finale dans les lois souveraines de l’universelle évolution. Et, comme on comprenait le développement général des peuples, on comprenait aussi le génie individuel qui en incarnait l’esprit. Tout cela nous est resté dès lors. Rien de tout cela n’existait avant Hegel ; de tout cela nous lui sommes redevables.

*

Je n’apprécie ni ne critique la position fondamentale de l’illustre philosophe. Je me borne, pour le moment, à indiquer comment il a agi sur ses contemporains et par conséquent aussi sur la théologie moderne. La critique viendra d’elle-même. Les faits s’en chargeront et tout spécialement le développement ultérieur de la théologie historique. Mais il me reste à indiquer l’aspect proprement religieux de l’hégélianisme, quelles relations il soutenait avec le christianisme, et quel rapport il établissait entre la théologie et la philosophie.

Pour Hegel, la religion et la philosophie étaient identiques par leur objet, différentes seulement par la manière d’en prendre connaissance. La connaissance religieuse s’accomplissait sous la forme de la représentation (Vorstellung) ; — la connaissance philosophique sous celle de la notion ou de l’idée pure (Begriff).

Entre la représentation et la notion, il y a une très grande différence — mais non pas une opposition, — une différence semblable à celle qui existe entre la représentation et le sentiment (ou la sensation). Sentiment (sensation), représentation, notion, tels sont les trois stages successivement parcourus par la raison prenant conscience d’elle-même, soit objectivement par la raison absolue, soit subjectivement par la raison individuelle. Et ici de nouveau s’applique la trilogie : thèse, antithèse, synthèse. — La sensation, c’est l’objet et le sujet non différenciés, non conscients de leur distinction (thèse). — La représentation, c’est le sujet distinct de l’objet, et conscient de cette distinction (antithèse). — La notion, c’est l’identité primitive rendue parfaite parce que parfaitement consciente d’elle-même (synthèse). La notion est donc la plus haute forme possible de la pensée. C’est l’esprit tout entier qui saisit l’objet tout entier et se constate un avec lui. Dans la notion la pensée saisit la vérité en elle-même, dégagée de tout contingent, libre des limites qui lui sont imposées par les sens, dans sa totalité et dans sa pureté, par conséquent aussi dans son universalité. La représentation a précisément pour caractère propre d’être une représentation, c’est-à-dire la pensée sous forme représentative, sous forme plastique. Par la représentation la vérité absolue et générale est individualisée, particularisée ; l’objet éternel et indéfini est conçu dans le temps et dans l’espaceb. La pensée représentative porte encore sur elle l’empreinte du sensible, du limité, du discursif ; elle flotte perpétuellement entre la perception (sensation) et l’idée pure ; elle combine l’une avec l’autre ; elle est le moyen terme entre l’une et l’autre. La représentation est particulière, subjective et relative ; elle n’a pas entièrement dégagé la vérité ou l’objet des relations contingentes. — Si l’on veut une comparaison, je dirai que la notion donne la lumière directe et pure, tandis que la représentation donne la même lumière, mais réfléchie ou filtrée par le verre coloré d’un vitrail. Or, la distinction hégélienne entre ces deux modes de connaissance constitue du même coup la distinction hégélienne entre la philosophie et la religion. L’objet est identique ; la manière de l’apercevoir et de le connaître seule diffère. La religion et la philosophie sont donc matériellement semblables, mais formellement distinctes. La vérité philosophique n’est autre chose que la vérité religieuse élevée à la hauteur de la notion ou de l’idée pure, c’est-à-dire dépouillée de toute représentation, intégralement, absolument expliquée et comprise ; la vérité religieuse n’est autre chose que la vérité philosophique conçue sous forme représentative, c’est-à-dire particularisée, individualisée dans des habitudes, des institutions, des dogmes, des rites, des symboles.

b – Par exemple, dans la succession d’une histoire (histoire biblique), ou dans l’opposition de vérités complémentaires (liberté et nécessité).

Les religions diffèrent entre elles selon la mesure et la pureté de la vérité qu’elles incarnent, suivant qu’elles sont plus ou moins sensibles (sensuelles) ou plus ou moins représentatives. Mais la religion chrétienne se distingue de toutes les autres, parce que seule elle est la religion absolue, — c’est-à-dire parce que seule la vérité chrétienne se trouve être parfaitement adéquate, dans sa sphère, à la philosophie absolue, dans la sienne, et qu’elle ne réclame pour se résoudre en philosophie que d’être traduite dans les termes de l’idée pure. Pour Hegel cela ne fait point l’ombre d’un doute : le Dieu de la religion chrétienne est l’absolu de la philosophie religieuse. Le nom seul diffère, la chose est la même. Car, comme la religion chrétienne n’est que la réalisation dans l’Église de la doctrine de la Trinité, de même la philosophie hégélienne n’est que la réalisation dans le monde de l’absolu.

Ceci demande quelque considération. Nous avons vu déjà que Hegel conçoit l’absolu sous l’angle d’une évolution absolue, comme un éternel mouvement de l’objet-sujet, par lequel se divisant lui-même, se particularisant, s’individualisant, il s’oppose sans cesse à lui-même pour croître sans cesse dans la conscience de soi. Autrement dit : la pensée absolue, afin de penser, se sépare d’elle-même, se projette incessamment hors d’elle-même, se donne incessamment elle-même pour objet à elle-même, de façon à revenir incessamment sur elle-même dans la conscience absolue de son identité parfaite. Or ceci, affirme Hegel, n’est pas autre chose que la notion philosophique de la Trinité chrétienne, laquelle (toujours selon lui) est à la fois la substance religieuse du christianisme et la philosophie parfaite de Dieu et du monde. — L’absolu, comme être ou pensée pure, c’est le Père. Il appartient à son essence même d’être créateur. La pensée ne pense qu’à la condition d’avoir un objet ; et comme elle ne peut en avoir d’autre qu’elle-même, elle se pose hors d’elle-même, afin de se donner elle-même à elle-même comme objet : en pensant, la pensée engendre la pensée. L’esprit en tant qu’esprit doit se révéler lui-même à lui-même ; cela appartient à son essence ; cette révélation, c’est-à-dire cette position d’un objet, est éternelle. En dehors de ce processus la pensée ne serait plus la pensée ; en dehors de cette génération éternelle, Dieu ne serait plus Dieu. — L’objet ainsi posé, la pensée ainsi pensée, l’être ainsi engendré, c’est le Fils. Dieu se distinguant éternellement de lui-même engendre éternellement le Fils. Le Fils, c’est le monde, le fini, le limité, le spatial ; comme tel distinct de l’infini, mais en soi identique à l’infini. — Parce qu’ils sont identiques et parce qu’ils sont distincts, le Fils aspire au Père, et le Père lui-même aspire au Fils. Tous deux cherchent à se réconcilier en prenant mutuellement conscience l’un de l’autre, c’est-à-dire en reprenant conscience de leur identité. La conscience parfaite de l’identité mutuelle du fini et de l’infini, de la pensée pensée et de la pensée pensante, du sujet et de l’objet, c’est l’esprit, et l’esprit c’est le Saint-Esprit. — La Trinité est ainsi le résumé de l’histoire du monde ; le dogme chrétien par excellence est l’expression représentative (c’est-à-dire religieuse) de la philosophie absolue. Le Père, c’est Dieu en lui-même et pour lui-même ; le Fils, c’est Dieu séparé de lui-même, objectivé, individualisé afin de pouvoir rentrer en Dieu, c’est-à-dire en lui-même ; l’Esprit, c’est l’unité rétablie, le particulier réconcilié avec l’infini. Le processus par lequel l’absolu émane dans le relatif, et par lequel le relatif rentre dans l’absolu, représente à la fois la vie de Dieu et l’histoire de l’univers. La doctrine de la Trinité est donc l’expression religieuse parfaite de la vérité philosophique absolue.

Après avoir ainsi construit le cadre spéculatif, il restait à l’appliquer, c’est-à-dire à s’en servir en vue de l’explication des faits chrétiens, en particulier de l’histoire évangélique. L’entreprise était délicate. Car si la Trinité hégélienne était conçue de manière à impliquer l’incarnation, l’incarnation impliquée de la sorte ne pouvait être qu’une incarnation générale, universelle, ou du moins générique : le monde résumé dans l’humanité. Or, au contraire, l’incarnation chrétienne se donne comme toute spéciale, concernant, non l’humanité comme espèce, mais un individu particulier dans l’espèce.

Sur le premier point, sur la nécessité ou la réalité de l’incarnation, l’enseignement de Hegel était simple et facile. Il reposait tout entier sur les prémisses que nous avons vues. Elles comportaient la révélation, la prise de conscience de l’identité originelle de l’homme et de Dieu ; cela ne souffrait aucune difficulté. Hegel allait plus loin encore : afin d’opérer le contact entre l’idée philosophique de l’incarnation et la doctrine chrétienne de l’incarnation, il en appelait aux notions d’expiation et de réconciliation. L’homme est naturellement séparé de Dieu ; or il faut au contraire qu’il se sente un avec Dieu. Son existence empirique est en contradiction avec son existence idéale ; il faudrait qu’il réussît à se dégager de la première et qu’il fût capable de réaliser la seconde. En d’autres termes : le salut de l’homme consiste dans la conscience de son identité divine. Ce salut, nul ne peut l’accomplir à sa place, mais il peut être offert à sa contemplation par un exemple concret, sensible, c’est-à-dire par un homme en qui se serait pleinement réalisée cette conscience de l’identité divine, et grâce auquel tous les hommes y auraient accès à leur tour. Cet exemple concret par lequel nous sommes sauvés de notre séparation d’avec Dieu, c’est Jésus. Cette personnalité révélatrice et rédemptrice en qui nous apprenons à connaître objectivement ce que nous sommes incapables de reconnaître par nous-mêmes : savoir que l’homme et Dieu ne font qu’un, c’est la sienne. Elle sauve parce qu’elle révèle. Le salut est essentiellement révélation ; et le révélateur est personnel.

Jusqu’ici tout va bien. Mais la difficulté commence au moment où l’on veut expliquer pourquoi le révélateur a dû être personnel, et comment il l’a pu. Ce que Hegel montre sans peine, c’est comment la foi en l’incarnation — en l’humanité divine de Jésus — s’est formée ; ce qu’il ne fait aucunement voir, c’est comment une personnalité historique particulière a pu arriver isolément à la conscience de sa divinité, comment un individu a pu reconnaître, étant homme, qu’il était Fils de Dieu. Que d’autres l’aient reconnu après lui, il n’y a là rien d’étonnant ; ce qui est étonnant, c’est que Jésus, et Jésus individuellement, et Jésus seul y soit parvenu. Voilà où est le problème. Et ce problème est insoluble parce qu’il implique contradiction entre la représentation religieuse, c’est-à-dire le dogme chrétien, et la notion pure, c’est-à-dire la vérité philosophique. Selon la première (selon les documents et l’histoire évangélique), l’incarnation est individuelle ; selon la seconde, l’incarnation est générique et ne peut être que générique. Dès qu’on voudrait philosopher le dogme, appliquer à la représentation religieuse la notion pure, le fait particulier de l’incarnation de Jésus devait se dissoudre dans le fait général de l’humanité incarnation divine. C’est précisément sur ce point que l’identité entre la religion absolue et la philosophie absolue, proclamée par Hegel, devait se rompre et que la dissociation allait s’opérer (Strauss).

On le voit — et ceci est conforme au caractère même de la philosophie hégélienne, — la construction spéculative est relativement aisée ; son application aux faits historiques, par contre, excessivement difficile. Hegel lui-même échappa à cette difficulté, soit qu’il ne sût pas, soit qu’il ne voulût pas la voir. Elle échappa de même à la grande majorité des théologiens de son temps, dont les dispositions à l’égard du maître étaient trop favorables pour comporter la critique. On était ébloui. La philosophie spéculative, effectivement, arrivait à point. D’un seul coup elle élargissait, elle enrichissait, elle magnifiait, elle fertilisait l’ancienne dogmatique, si durement traitée par l’Aufklärung ; chacun de ses dogmes en était transfiguré et vivifié. Ce que la raison des anciens rationalistes avait rejeté comme absurde, la raison nouvelle, la raison de Hegel (mais la même raison, ô ironie !) l’acceptait et le glorifiait à nouveau. La théologie hégélienne était singulièrement forte contre celle de L’Aufklärung ; elle lui prenait ses propres armes pour s’en servir contre elle, et confirmait ainsi d’une manière éclatante ce que nous avons dit déjà, à savoir que la raison n’est pas une quantité établie dans l’homme, que tout dépend de la hauteur où on la prend et de la direction qu’on lui donne, qu’elle n’est qu’un instrument au service de l’être moral : critique et négatif quand l’être moral se vide et s’appauvrit, affirmatif et positif lorsqu’il grandit et s’enrichit. — L’approbation que rencontra la philosophie de Hegel parmi les théologiens alla jusqu’à l’enthousiasme et l’enthousiasme jusqu’au délire. On lui était reconnaissant d’abolir enfin la longue inimitié qui sévissait entre la philosophie et la théologie, et dont celle-ci avait tant souffert. La théologie se réjouissait d’être justifiée à exprimer dans son propre langage la même vérité qu’exprimait, dans le sien, son ancien adversaire, la philosophie absolue. On était au matin d’un jour radieux plein des plus brillantes espérances. « La prophétie des pères de la philosophie moderne — ainsi parle Strauss de cette époque — semblait sur le point de s’accomplir, non seulement par rapport à la religion en général, mais encore par rapport au christianisme lui-même. Le duel séculaire que soutenaient entre elles la philosophie et la religion finissait par une alliance ; le système hégélien était salué comme le gage d’une paix définitive, comme les prémisses d’une ère nouvelle où se réaliserait enfin l’ancienne promesse : où le loup gîterait avec l’agneau, et le léopard avec la génisse. La sagesse profane, l’orgueilleuse païenne, recevait humblement le baptême et faisait profession de foi chrétienne ; et la foi à son tour, si longtemps convaincue de folie, s’abritait sous le manteau de la sagesse comme sous son bouclier naturel. »

Des hommes comme Daub, Marheineke, Hinrichs, Gœschel, Conradi, Rosenkranz, Erdmann, les uns théologiens, les autres philosophes, mais tous théologiens et philosophes, célébrèrent à l’envi le mariage de la foi et de la raison. C’était une illusion, mais une belle illusion, et pour en comprendre toute l’ivresse il faut se souvenir de quel abîme on sortait, vers quel avenir on croyait s’élancer. On adopta, dans l’exposition de la dogmatique, la terminologie nouvelle ; la trilogie hégélienne devint le type et le cadre du système de la vérité chrétienne. On parla du royaume du Père, ou de Dieu existant en lui-même ; du royaume du Fils, ou de Dieu s’objectivant, créant, se révélant, s’incarnant, opérant le salut du monde ; du royaume de l’Esprit, ou de Dieu dans l’homme régénéré et retournant au Père. Il est clair que ce qui s’opérait de la sorte, ce n’était pas à proprement parler une rénovation, mais une restauration théologique. Ce n’était pas une dogmatique renouvelée par un principe interne ; c’était l’ancien dogmatisme, tout simplement, celui de l’orthodoxie pure, qui revenait à la surface. Lui seul correspondait à la philosophie hégélienne, dénuée de critique et de psychologie, et dont la grandiose spéculation — si pleine et si solide lorsqu’on la considérait en elle-même — manquait de base historique et de réalité vivante. Avec la formule : « Tout le réel est rationnel », pas n’était besoin de reconstruire un nouvel édifice théologique. L’ancien suffisait amplement, pourvu qu’on voulût bien le comprendre et l’interpréter. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir surgir alors une droite hégélienne, qui n’est en fait que la réapparition intégrale de l’orthodoxie du xviie siècle.

*

Il serait injuste toutefois de méconnaître les bienfaits de l’hégélianisme théologique. Le seul fait que Dieu y redevenait l’essence de l’homme, et l’homme l’actualité de Dieu, entraînait la victoire sur le mécanisme dualiste dans lequel on avait vécu jusqu’alors. Ce n’était pas seulement la philosophie et la théologie qui se réconciliaient, c’était encore la nature humaine et la nature divine. La doctrine hégélienne de l’incarnation faisait définitivement et salutairement sortir la divinité de l’abstraction et de l’isolement où le déisme l’avait confinée. Dieu devenait, sinon le plus concret, au moins le plus vivant des êtres ; la réalité même de toutes choses, de l’homme et de la nature ; un Dieu intérieur, toujours et partout présent, actuel et sensible à toute âme d’homme. Et l’homme lui-même sortait de l’isolement stérile où l’avait confiné le subjectivisme rationaliste. Il se relevait également de la poussière où l’avait jeté l’ancienne dogmatique. Il n’était plus créature et créature souillée seulement (massa perditionis) ; il redevenait fils de Dieu, il était de race divine, il retrouvait en Dieu le mouvement et l’être. Issu de Dieu, il était fait pour Dieu, et Dieu pour lui. Toute l’histoire humaine n’était que l’histoire d’un long voyage vers la maison du Père, où l’enfant goûterait enfin la communion du Père.

La notion de la révélation subissait une transformation analogue. Elle cessait d’être purement extérieure, purement historique ; elle s’approfondissait, elle s’intériorisait, elle se spiritualisait. Les vérités dogmatiques aussi, comme les faits de l’histoire, conçues avant tout comme des états de conscience, regagnaient en intimité et en réalité spirituelle tout ce que le doctrinarisme rationaliste ou supranaturaliste leur avait fait perdre sous ce rapport. — Tout cela est incontestable. Et si le progrès n’était pas sans danger, il faut reconnaître pourtant que c’était un progrès, un progrès considérable, et que l’hégélianisme y a contribué pour une large part.

Mais à côté de ces avantages et de ce progrès — vers lequel tendait d’ailleurs tout le mouvement général de l’époque, — l’hégélianisme était affecté de vices si graves qu’il faut au moins les signaler en passant.

J’ai parlé déjà de son optimisme (« tout le réel est rationnel ») et du positivisme qui s’y rattachait étroitement. Et par positivisme, j’entends cette tendance de l’esprit à se contenter du réel, du fait, — du fait interprété sans doute par les catégories dialectiques, — mais du fait toujours légitime, toujours bon, toujours nécessaire, quel qu’il soit et quelque jugement que porte sur lui la conscience morale. A cet égard, Hegel est en quelque sorte l’initiateur du positivisme modernec. Si Kant est le théoricien du positivisme comme méthode scientifique, Hegel est l’inspirateur du positivisme comme attitude même de l’esprit. Kant et Hegel ont l’air de travailler ensemble ; en réalité ils sont aux antipodes. Kant réveille toutes les puissances personnelles et met l’accent sur le dualisme entre ce qui est et ce qui doit être ; Hegel confond au contraire ce qui doit être avec ce qui est. Il n’y a point de doctrine plus énervante pour la morale, plus débilitante de la volonté que la sienne. Hegel détruit tout ce que Kant restaurait, et l’on peut dire de son système qu’il a empoisonné l’atmosphère entière du xixe siècle. Le nombre des âmes qu’il a stérilisées et paralysées dans leurs énergies intimes est incalculabled.

c – Qu’on se rappelle les lignes significatives de Scherer : « Hegel nous a enseigné le respect et l’intelligence des faits. Par lui nous savons que ce qui est a le droit d’être…, etc. » Voir G. Frommel, Études littéraires et morales, p. 181-182. (Éd.)

d – Frommel en a étudié un exemple, celui d’Amiel. Voir Études littéraires et morales, p. 25-70. (Éd.)

Et, chose singulière, tout à côté de ce réalisme positiviste excessif, en contradiction apparente avec lui, s’étale le plus vide et le plus aride des formalismes. L’hégélianisme, tel surtout qu’il fut pratiqué par les disciples du maître, aboutit à une véritable idolâtrie de la notion dialectique abstraite et de son déploiement rythmique : thèse, antithèse, synthèse. Tout se ramène à l’évolution formelle de l’idée pure ; on voit tout à travers le schématisme logique : an sich sein, fur sich sein, an und für sich sein ; — Indifferenz, Differenz, Einheit der Differenz und Indifferenz ; — Objectivität, Subjectivität, Einheit der Objectivität und Subjectivität. Telle est la terminologie constante de l’école hégélienne, tels sont les points de vue purement abstraits sous lesquels défilent toutes choses : histoire, religion, poésie, littérature, et sous lesquels toutes ces choses se flétrissent, se dessèchent, s’évaporent, perdent leur réalité concrète et leur saveur. Ces catégories introduites partout, appliquées partout, il ne restait de l’univers qu’un moulin à formules, de la vie qu’un schématisme logique vidé de toute substance, privé de tout intérêt.

A cet égard, c’est véritablement une singulière fortune que celle de l’hégélianisme : tantôt il s’attache à la réalité pour la justifier intégralement, tantôt il s’en détache au point de n’en plus contenir une parcelle ; tantôt il est tout réalisme, tantôt tout abstraction. Il flotte perpétuellement entre le plus grossier des positivismes et le plus abstrait des formalismes. Il veut être une philosophie de l’histoire, la philosophie de l’histoire, et voici que par une inéluctable nécessité, l’histoire souille la philosophie en lui imposant comme légitimes toutes ses turpitudes, tandis que la philosophie étouffe l’histoire en lui imposant ses catégories aprioriques.

Mais voici qui est plus grave encore : la dialectique absolue de Hegel se trouve être, en fin d’analyse, exclusive de la personnalité humaine et de la personnalité divine. L’homme, l’homme individuel, l’humanité elle-même n’est que la manifestation passagère d’un devenir absolu ; et l’absolu (devenant) est l’idée pure, l’idée impersonnelle et nécessaire. Dans l’hégélianisme la personnalité n’est qu’un vain mot, un remous éphémère dans le courant du fleuve. Dieu, la raison absolue, n’est pas le principe créateur du monde ; il est le principe de l’évolution cosmique, il est entraîné par cette évolution même ; il devient par le monde et dans le monde ; il est toujours devenu, il deviendra toujours. Dieu est partout et nulle part ; Dieu est tout et tout est Dieu ; Dieu n’est rien et rien n’est Dieu. Il n’y a que du divin en éternel mouvement. Tant que l’optimisme subsiste, tant qu’on est capable de tout concevoir comme divin, l’hégélianisme est un panthéisme absolu ; dès que le pessimisme commence, dès que ce qui est est conçu comme mauvais, c’est-à-dire comme non-être, l’hégélianisme devient un nihilisme absolu. Or, entre l’appréciation optimiste et l’appréciation pessimiste, aucun principe ne décide. C’est une affaire de hasard et de circonstances, de tendances générales aussi. Ainsi s’explique, après l’apparition de Hegel, celles de Schopenhauer et de Hartmann. Hegel est entraîné par un mouvement qui monte : tout est bien, tout est divin ; Schopenhauer par un mouvement qui descend : tout est mal, rien n’est divin.

Il n’y a pas de critique plus décisive d’une philosophie qui prétend être la philosophie absolue, que le fait que ses conclusions dernières dépendent de telles causes et soient livrées à la merci du subjectivisme le plus arbitraire.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant