L’utilité de l’apologétique nous est contestée à un second point de vue, que j’appellerai ultra-spiritualiste ou transcendantal. C’est le point de vue opposé au précédent. On part d’une observation très juste en soi et cent fois confirmée par l’expérience, à savoir : que le christianisme est « une démonstration d’esprit et de puissance ». Et l’on conclut que cette démonstration lui suffit parce qu’elle est irrésistible et divine ; que le christianisme ne vient ni de la nature, ni de l’histoire humaine, mais de Dieu directement ; et que les arguments et les raisons, loin d’ajouter à son évidence, l’infirment et la voilent au contraire.
C’était le point de vue de Beck, de Tubingue : « La réalité de l’affirmation que le christianisme prononce sur lui-même d’être la révélation parfaite de Dieu ne doit pas se démontrer par une déduction d’idées ou de faits ressortissant à la vie du monde, mais par le fait que le christianisme est par lui-même et au sens absolu de ce mot, une manifestation d’esprit et de puissancef. » C’est aussi le point de vue de Frank, d’Erlangeng : « Les essais par lesquels on entreprend de prouver les réalités spirituelles devant le forum de la conscience générale sont faux et condamnables, parce que l’opposition qui existe entre l’expérience et la certitude du chrétien et celles de l’homme naturel, n’est jamais et ne peut jamais être abolie par des moyens naturels. » Il serait absurde de prétendre faire apercevoir à l’homme naturel en lui-même quelque chose qui n’existe qu’en moi chrétien, et qui n’y existe que parce que je suis chrétien et depuis que je le suis. S’il était possible, par le seul moyen du raisonnement, de faire naître la foi aux vérités du christianisme, l’apologiste atteindrait un tout autre but que celui qu’il poursuit. Cette croyance ne serait pas la foi chrétienne ; elle serait, en effet, l’œuvre de facteurs bien différents de ceux indiqués par l’Évangile.
f – Beck, Einleitung in das System der christl. Lehre (1838), sect. 63.
g – Frank, System der christl. Gewissheit (2e édit.1884) I, p. 382.
Nous répondons à Beck que, de si haut qu’il vienne, si divin et transcendantal qu’il soit, néanmoins le christianisme a son point d’appui sur la terre ; que ce point d’appui doit être un point de conformité ou de résistance, et que cette conformité ou que cette résistance peut être et doit être signalée, connue, comprise si elle est réelle.
Nous répondons à Frank que sans doute l’expérience chrétienne implique la possibilité et même la nécessité de croire aux différentes vérités du christianisme, comme l’expérience non-chrétienne exclut cette possibilité et cette nécessité ; mais que le sujet doit avoir, par devers lui, des raisons de faire ou de ne pas faire cette expérience, et que l’exposé de ces raisons constitue proprement l’apologétique.
Nous sommes, pour notre part, très sensible au danger qu’une fausse apologétique peut faire courir au christianisme (l’histoire des dogmes nous en a convaincu) — celui précisément de transformer sa valeur expérimentale et sa démonstration spirituelle, en démonstration intellectuelle et scolastique ; — mais nous ne voyons pas pourquoi une apologie intelligente et raisonnée (pourvu qu’elle respecte le caractère essentiellement pratique du christianisme) ferait obstacle à sa puissance spirituelle, à son évidence immédiate et directe sur le cœur. Ce sont deux domaines distincts. Ils n’empiètent pas nécessairement l’un sur l’autre ; ils peuvent s’entr’aider beaucoup l’un l’autre.
Au fond il y a une analogie, malgré leur contradiction, entre les deux points de vue que nous venons de combattre : tous deux considèrent le christianisme plutôt comme un pouvoir que comme un droit, comme une force plutôt que comme une vérité. Pour le premier, le pouvoir et la force sont naturels, historiques ; pour le second, le pouvoir et la force sont spirituels, divins. Mais, ici comme là, le pouvoir et la force sont conçus comme irrésistibles et nécessaires.