Si, depuis la fin du xviiie siècle, la science théologique a fait de grands pas en avant, nous pouvons dire aussi qu’elle en a peu fait dans le sens de la conciliation en matière critique. En agrandissant l’arène, et en multipliant le nombre des armes, elle n’a fait par là que donner entrée à un plus grand nombre de combattants, partant, à un plus grand nombre d’opinions. Une noble poussière recouvre bientôt chacun de ces ardents lutteurs, et lorsque vient le moment de décerner la couronne, tout le monde se dit vainqueur, personne ne s’avoue vaincu. Mais, à vrai dire, pourrait-il en être autrement dans le domaine spirituel ? Pourrait-il en être autrement, a fortiori, dans le champ de la critique, et surtout lorsque chacun peut fournir les armes qu’il lui plaît, comme, par exemple, dans le sujet qui nous occupe ? Ici les divergences d’opinions sont faciles, car il s’agit de se prononcer sur l’époque d’un homme dont on ne connaît que le nom. Et l’on ne s’aperçoit que trop de cette facilité dans les résultats que nous allons reproduire.
A propos du livre d’Habakuk, en effet, l’on peut dire que toutes les opinions possibles ont été émises. Tantôt l’on a considéré ce livre comme composé de fragments différents, ayant chacun une époque différente de composition ; tantôt, reconnaissant l’unité de composition, on s’est alors divisé sur l’époque du livre, le plaçant soit le plus près possible de la captivité, soit le plus près possible d’Ésaïe.
Et d’abord, parmi les critiques qui nient l’unité, nous citerons Friedrich qui a divisé le livre du prophète en quatre parties. La première, qui comprend Habakuk 3.1-15, est, selon lui, la plus ancienne et rapporte une victoire de Jojakim sur les Madianites. — La seconde partie, formée de Habakuk 1.5-17 et de Habakuk 3.16-19, a été écrite après la ruine de Jérusalem. — La troisième, Habakuk 1.2-4, sous Sédécias, et la quatrième, le chap. 2, pendant l’exil, peu avant la mort du prophète.
Après cette division en quatre parties, vient la division en trois parties, correspondant à la division en chapitres que nous avons dans nos éditions, et soutenue par Ranitz. D’après lui, le chap. 1 aurait été composé sous Jojakim, le chap. 2 quelque temps après le premier, alors que les Chaldéens envahissaient le pays, et le chap. 3 sous Sédécias. — Rosenmüller, qui défend aussi cette même division, fixe aussi les mêmes époques pour chaque chapitre, différant de Ranitz en ce qu’il désigne le règne de Jojakin comme date de la composition du chap. 2.
Enfin le livre a été divisé en deux parties et cette opinion trouve des défenseurs dans Maurer, Hitzig, et plus récemment dans Gumpach. Seulement ces trois commentateurs n’assignent que le règne d’un seul prince comme époque de ces deux fragments, Maurer et Hitzig, le règne de Jojakim, le premier fixant l’an 605 pour le chap. 1 et l’an 604 pour les chap. 2 et 3 ; le second le commencement de 604 pour les chap. 1-2 et un temps un peu postérieur pour le chap. 3. Gumpach place les deux fragments sous le règne de Josias : le premier, un an avant l’invasion des Scythes en Palestine (623), le second au milieu de l’occupation de la Palestine par ce même peuple.
Mais la plupart des critiques ont repoussé de toutes leurs forces toute idée de morcellement et ont pris en main la défense de l’unité. Nous sommes heureux de le constater, car couper l’œuvre de notre prophète en différents morceaux, c’est couper tout élan poétique, toute inspiration ; c’est ôter à ce livre ce qui en fait, selon nous, la principale valeur.
Comme précédemment, nous distinguerons encore ici trois opinions principales, dont deux extrêmes et une intermédiaire.
1° Les uns, pour rapprocher le plus possible l’époque de la composition de l’époque de la captivité, font, sans hésiter, prophétiser Habakuk alors que la ville sainte se voyait envahie définitivement par le grand ennemi d’Orient, et livrée aux dévastations les plus horribles ; ce qui se passait sous le règne de Sédécias. — Parmi ces critiques nous citerons Bertholdt, Justi, Wolff, etc.
2° Une telle date ne pouvait pas manquer de susciter une opinion tout opposée. C’est ce qui arriva en effet ; on crut le sort de la prophétie en danger ; on cria à la prophetia post eventum, et Eichhorn, Hævernick, etc., s’appuyant surtout sur la pureté de la langue, conclurent qu’Habakuk avait écrit son livre sous Manassé. Delitzsch cependant, plus modéré, quoique éprouvant les mêmes craintes que les éminents commentateurs précédents, s’arrêta à la treizième année du règne de Josias (628 ans avant J.-C.).
3° Enfin il était naturellement impossible que la critique en restât là avec deux opinions si extrêmes en présence. Une troisième opinion se fit jour, en effet, mais pour prendre un juste milieu et éviter sagement les écueils dans lesquels tombent nécessairement des esprits prévenus, qui se laissent diriger et plus ou moins entraîner par un dogmatisme absolu ou par un rationalisme inconsidéré. Cette opinion place la prophétie d’Habakuk sous le règne de Jojakim, c’est-à-dire à l’époque où les Chaldéens, arrivés de l’Orient, viennent de s’illustrer par une victoire sur les Égyptiens, à Karkémisch, et où, enivrés par le succès de leurs hauts faits d’armes, ils s’avancent en vainqueurs orgueilleux, dévastant la Syrie jusqu’aux portes mêmes du royaume de Juda. Parmi ceux qui soutiennent cette thèse, nous citerons les grands noms de Theinen, De Wette, Éwald, Umbreit, Baümlein, Maurer, Hitzig, Bleek, etc. — M. le professeur Oehler, de Tubingen, dont nous regrettons infiniment de ne pas voir publier les œuvres, à cause du talent qui le distingue, hésite encore entre les règnes de Josias et de Jojakim, quoique cependant il penche davantage du côté dé ce dernier.
C’est cette opinion moyenne qui, sans contredit, compte de nos jours le plus grand nombre de partisans, que nous croyons le plus conforme à la vérité. Avant de l’établir par quelques arguments et de la défendre, nous tenons cependant à examiner les arguments principaux, donnés à l’appui de leur thèse, par ceux d’abord qui veulent subdiviser le livre d’Habakuk en fragments de dates différentes, puis par ceux qui, admettant l’unité de composition, lui assignent comme date soit le règne de Sédécias, soit les règnes de Manassé ou de Josias. Ces arguments exposés, nous essaierons d’y répondre le mieux et le plus simplement possible.