En poursuivant notre étude historique et critique du moyen âge, nous retrouvons dans sa vie religieuse et morale les contrastes que nous avons déjà signalés dans ses institutions et dans sa doctrine. Bornons-nous à en relever les traits principaux : la mondanité croissante de l’Église et du monachisme, la soumission aveugle à l’Église, jointe à un relâchement des mœurs qui envahit jusqu’au sanctuaire, une discipline rigoureuse de la pénitence associée à une absolution périlleuse dans son indulgence, la prétention orgueilleuse de posséder dans leur richesse infinie les grâces du royaume des cieux unie à une impuissance radicale de satisfaire les besoins religieux des âmes les plus simples. L’Église se plaît à tenir de plus en plus les intelligences dans une douloureuse incertitude au sujet de leur salut. Aussi, après quelques siècles d’une puissance dont elle avait abusé outre mesure, l’Église catholique, enchaînée dans les formes insuffisantes et étroites du moyen âge, ne pouvait plus espérer répondre aux aspirations nouvelles des esprits. On vit aussi se manifester dans la vie pratique, par un contre-coup inévitable, les conséquences déplorables de ces contradictions intérieures du principe catholique. On vit les âmes (et contentons-nous de rappeler ici les flagellants et les croisés) passer brusquement, et par un mouvement d’oscillation perpétuelle, des macérations les plus cruelles, aux plus honteux excès, perdre toute activité intellectuelle et consciente pour tomber dans l’abîme désolant de la mort spirituelle, tout en continuant machinalement et par habitude des pratiques religieuses, qui n’avaient plus ni signification ni efficace pour des cœurs minés par le doute et par l’incrédulité. La masse obéissait passivement à la loi de la pesanteur et de l’habitude ; les facultés, les écoles, la cour papale elle-même étaient retombées dans le doute et la vie voluptueuse de l’indifférence théorique et pratique. D’un, côté, la foule ignorante et grossière transformait en un mécanique Pater noster la sublime prière, que le Christ avait enseignée à ses disciples pour les empêcher de tomber dans les vaines redites des païens, égrenait son rosaire, courait après les petits débitants d’indulgences, et cherchait à apaiser les troubles de son cœur et les angoisses de sa conscience, par des pèlerinages, des dotations pieuses, souvent même des supplices volontaires. Par contre, il n’était pas rare d’entendre dire, dans Rome, à des cardinaux, que la légende grossière du christianisme leur avait rapporté beaucoup d’argent. L’un d’eux, apprenant que Mélanchthon croyait sérieusement à la vie éternelle et au jugement dernier, déclarait qu’il aurait pour lui plus d’estime s’il ne croyait pas à d’aussi absurdes fables. Bellarmin lui-même est contraint d’avouer que, quelques années avant l’apparition dans la chrétienté des hérésies de Calvin et de Luther, les tribunaux ecclésiastiques étaient tombés dans le relâchement et dans la simonie, et que les mœurs avaient perdu leur austérité, les choses saintes leur prestige, les écoles leur science, les cardinaux leur foi. Le peuple lui-même apprenait à tourner en dérision le clergé et la religion.
Nous pouvons maintenant grouper et résumer tous ces éléments de la préparation négative de la Réformation au sein du catholicisme. La vie religieuse du moyen âge ne connaissait pas l’expiation, et ne pouvait s’en approprier les bienfaits. Les clefs de saint Pierre épuisaient plus facilement les trésors des peuples, que les richesses de la paix céleste. Le saint-père, qui avait perdu la véritable clef de la vie éternelle, interdisait aux esprits curieux le droit de la rechercher en dehors de lui, et persécutait à outrance les âmes audacieuses et soutenues par un pressentiment divin, qui s’efforçaient de secouer son joug. La pénitence ecclésiastique, avec tout son arsenal de pratiques minutieuses et d’indulgences, parvenait bien à dompter et à assoupir les âmes frivoles et d’une piété superficielle, mais aussi à quel prix ! en abandonnant les natures délicates aux déchirements de leur conscience, en refusant de leur donner la ferme et joyeuse assurance que leurs péchés étaient pardonnés. Le confessionnal se transformait pour elles en un chevalet de torture, parce qu’elles ne pouvaient affirmer qu’elles avaient confessé tous leurs péchés, parce qu’elles savaient que l’oubli, même involontaire, d’une fente ou d’une faiblesse ôtait à l’absolution toute sa portée. Les âmes pouvaient, il est vrai, être arrachées au purgatoire et obtenir l’entrée du royaume des cieux, en vertu de l’efficace et du nombre des prières d’intercession, et des messes dites à leur intention. Mais tous ces moyens de grâce coûtaient beaucoup d’argent, et, insensiblement, les esprits clairvoyants et instruits cessèrent d’attacher le moindre prix aux bénédictions vénales des prêtres, parce qu’ils comprenaient que les distinctions terrestres entre les riches et les pauvres ne pouvaient avoir aucune valeur dans la vie éternelle. Malheureusement, ces protestations contre l’esprit mercenaire du clergé n’enfantèrent, le plus souvent, qu’une frivolité dangereuse pour les mœurs, ou un scepticisme rongeur pour les âmes.