Théologie Systématique – I. Introduction à la Dogmatique

2.
De la théologie

2.1 Religion et théologie

1. Observations générales — 2. Distinction entre la théologie et la religion — 3. Utilité de la théologie

2.1.1 Observations générales

Le mot théologie signifie science de Dieu et des choses divines ou religieuses, plutôt que discours sur Dieu (λογος περι του Θεου), comme on l’a interprété quelquefois ; c’est le sens qu’il avait dans l’antiquité, et auquel conduit d’ailleurs l’analogie des autres mots de semblable composition, tels qu’astrologie, anthropologie, géologie, etc.

Ce mot ne se trouve point dans la Bible. Le titre de théologien est bien donné à saint Jean en tète de l’Apocalypse ; mais personne n’ignore que les suscriptions des livres du Nouveau Testament, ainsi que les souscriptions des Epîtres, ne sont point l’ouvrage des écrivains sacrés, et qu’elles ont été ajoutées plus tard par des mains étrangères. Il en est du mot de théologie comme de ceux de sacrement, de Providence, de Trinité, etc., qui font aussi partie de la langue de la science et de la religion, sans avoir une origine biblique. Il passa de la Philosophie dans le Christianisme…

Le mot de théologie, comme celui de religion, a été employé subjectivement et objectivement, ou, selon le vieux langage de l’école, formellement et matériellement, formaliter et materialiter. Ainsi chez les Pères, (θεολογειν ne signifie pas traiter de l’existence de Dieu, de ses perfections, de sa providence, de ses œuvres, mais le glorifier, faire profession de foi en lui, et en particulier confesser la divinité de Jésus-Christ. Eusèbe, parlant d’hymnes écrites dès le commencement par des frères fidèles, dit qu’on y loue le Verbe (le Dieu, le Christ, l’appelant Dieu ou célébrant sa divinité : τον λογον του θεου, τον Χριστον υμνουσι, θεολογουντες (Hist. ecclés., liv. 5, ch. 28.) Depuis Abeilard, le mot de théologie avait désigné l’exposition raisonnée de la doctrine religieuse ; nous le prenons en ce sens dans cet article, quoiqu’il ait reçu depuis quelque temps une acception, plus étendue. Au moyen âge et longtemps encore après la Réformation on demandait s’il faut appeler la théologie une manière d’être de l’esprit et du cœur, ou une science ; et l’on disait généralement qu’elle est la contemplation de Dieu et des choses divines, l’habitude, l’état, la disposition de l’âme régénérée : habitus mentis regenitæ et illuminatæ (Mosheim, Elementa theologiæ christianæ). Dans cette définition, la théologie se confond entièrement avec la religion dont elle est la connaissance expérimentale, l’intuition immédiate ou réfléchie. Il s’ensuivrait qu’il n’y a de vrais théologiens que les vrais chrétiens ; que ce titre appartient à tous ceux en qui se trouvent la foi et la vie évangélique, quelque étrangers qu’ils soient d’ailleurs aux sciences religieuses ; tandis qu’on ne pourrait le donner légitimement aux hommes qui se sont consacrés à l’étude, à l’exposition et à la défense du Christianisme, si la nouvelle création ne s’est pas opérée en eux. Cette conséquence, tout étrange qu’elle nous paraît aujourd’hui, était admise par un grand nombre de personnes ; et il le fallait bien, puisqu’elle sortait logiquement et nécessairement de la définition reçue. D’autres cependant aimèrent mieux distinguer deux sortes de théologie, celle des régénérés et celle des irrégénérés.

(Du reste, les écoles actuelles qui, considérant le Christianisme comme une vie, font dépendre le progrès de la vérité des progrès de la sainteté et fondent la dogmatique et l’apologétique elle-même sur le sentiment du divin, pourraient bien ramener l’ancien point de vue ; elles le devraient, ce semble, si elles suivaient jusqu’au bout leur principe, puisqu’elles dérivent l’illumination de l’esprit de la régénération du cœur. Etranges péripéties où tout change comme de soi-même, principes et points de vue, méthodes et systèmes ; passages alternatifs aux pôles extrêmes de la pensée, où tout tombe et se relève incessamment !)

En général, depuis le xviie siècle on a fait prédominer le point de vue objectif dans l’idée de la théologie ; c’est ce qu’emportent la plupart des définitions qu’on en a données. On a dit qu’elle est la science des vérités divines (Wyttembach) : — l’ensemble des doctrines religieuses ou des doctrines chrétiennes, réduit en système (Mosheim) : — la science qui traite de Dieu, de son gouvernement, de ses rapports avec nous, de nos devoirs envers lui, de la médiation de Jésus-Christ, de la vie future, de la préparation nécessaire pour en obtenir et en goûter un jour les saintes félicités (Ranken) : — la doctrine de Dieu et de ses rapports avec le monde et avec l’homme en particulier (Ammon) : — une doctrine puisée dans la parole de Dieu et par laquelle les hommes sont élevés dans la foi et dans la piété pour la vie éternelle (Gérard) : — une exposition approfondie de la religion comprenant tout l’appareil d’érudition qu’exige une exposition de ce genre (Morus, Reinhard), etc., etc. De toutes les définitions proposées, aucune n’est parvenue à réunir l’assentiment général ; en sorte que sous ce rapport, ainsi que sous bien d’autres, il en a été de la théologie comme de la philosophie, ce qui doit peu surprendre, puisque la théologie peut être considérée comme la philosophie de la religion ou du Christianisme. Aussi beaucoup de théologiens, de même que beaucoup de philosophes, ont-ils trouvé plus convenable ou plus commode de se passer de définition, par l’impossibilité d’en donner une parfaitement exacte. Peut-être est-ce le meilleur parti ; il n’en résulte ni lacune grave, ni embarras, ni périls réels pour la science. La philosophie et la théologie n’ont pas besoin de dire ce qu’elles sont, tout le monde le sait suffisamment ; elles peuvent attendre la définition du vrai et du divin, comme l’éloquence, la morale, la jurisprudence, attendent celle du beau, du bon, du juste. Les idées premières et générales, les mieux connues au fond et les plus simples en apparence, sont celles que l’intelligence semble ne pouvoir saisir pleinement et qui lui échappent de mille manières quand elle veut les presser pour les renfermer dans des formules précises. Au reste, les définitions citées plus haut nous montrent le changement qui s’est opéré dans la notion de la théologie, et c’est tout ce qu’il nous était nécessaire de constater. Le point de vue sous lequel on la considère et la présente aujourd’hui, est tout autre que celui du xvie siècle. Elle se sépare de la religion d’une manière bien tranchée. Objectivement, elle est l’exposition approfondie et systématique des vérités saintes : subjectivement, elle est un état intellectuel, une connaissance raisonnée, plutôt qu’une disposition intérieure et un état moral.

2.1.2 Distinction entre la théologie et la religion

Il n’en demeure pas moins vrai qu’elle a été prise pour la religion, comme la religion a été prise pour elle. Les deux termes ont souvent exprimé les mêmes faits ; ils ont également servi à désigner la science religieuse et la vie religieuse, la doctrine de la foi et son impression dans l’esprit et dans le cœur. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient encore fréquemment confondus. En général cependant on les distingue, comme nous venons de le voir ; l’un s’emploie presque exclusivement dans le sens pratique, l’autre dans le sens théorique : ils correspondent aux mots foi et gnose chez les anciens. Dans l’opinion actuelle, la théologie est la religion à l’état de science ; elle est à la religion proprement dite, ce que la science est à la vie : elles coexistent l’une et l’autre dans l’Eglise, comme la science et la vie dans l’homme.

Nous voyons dès-lors s’établir entre la religion et la théologie une différence essentielle, profonde, radicale. Il peut y avoir en effet beaucoup de religion, avec très peu de science religieuse ou de théologie, et beaucoup de science ou de théologie avec très peu de religion ; comme il peut y avoir un zèle ardent pour le symbole chrétien, sans foi ni vie chrétienne véritable. Cela s’est vu dans tous les temps et se voit malheureusement tous les jours, il serait plus qu’inutile de vouloir le prouver. Malgré le lien étroit qui unit les facultés intellectuelles aux facultés morales, les unes peuvent rester comme engourdies, tandis que les autres prennent le plus grand développement. Que de docteurs ont envié la foi humble et ferme, la piété simple, fervente, active, de tant d’hommes sans culture, petits selon le monde, mais grands devant Dieu, et auraient voulu pouvoir l’acheter au prix de toute leur érudition et de toute leur gloire ! Ainsi une foule de gens absolument ignorants de la structure du corps, de ses lois, de ses fonctions, du jeu de cet admirable mécanisme au moyen duquel s’entretient en nous le miracle de la vie, jouissent d’une santé forte et brillante, pendant qu’à leurs côtés d’habiles physiologistes, des médecins distingués sont languissants et malades. La science n’est pas plus la vie au point de vue spirituel, qu’au point de vue physique. La religion et la théologie se distinguent donc profondément.

Cette distinction est rejetée par doux tendances contraires, dont l’une fait dépendre la vie de la connaissance ou de la profession de la vérité (gnosticisme, dogmatisme), tandis que l’autre subordonne la vérité à la vie (mysticisme).

Il y a là des malentendus qu’une courte explication peut dissiper ou prévenir.

Nous ne nions point qu’une certaine connaissance des choses divines soit, un élément essentiel de la religion. Mais cette connaissance, alors même qu’elle s’empare puissamment de l’âme, est souvent indistincte, enveloppée, obscure ; elle est un sentiment plutôt qu’une notion ; c’est de la foi, non de la science : et elle ne saurait s’appeler du nom de théologie, si l’on veut conserver à ce mot son acception usuelle.

Nous ne nions pas non plus que la science religieuse contribue au développement de la vie religieuse ; mais elle ne le fait pas toujours ; elle peut même produire un effet contraire.

A l’autre direction qui place dans le renouvellement spirituel la source de la connaissance religieuse, nous accordons que le progrès de la sanctification assure et développe en effet, à bien des égards, le progrès de la foi. Mais il y a exagération manifeste, et par conséquent erreur, à faire de la doctrine un simple produit de la vie, puisque la vie suppose à un degré ou à l’autre la doctrine. Dans l’étendue qu’on lui donne, cette thèse n’est pas plus fondée que la thèse inverse qui base tout sur la rectitude de la croyance ; elle l’est moins peut-être. Ce qui peut faire illusion, c’est que le sentiment ou l’expérimentation de la vérité religieuse l’environne d’une évidence spéciale, d’une lumière bien supérieure à celle de la démonstration logique. Cette vérité est tout autre quand elle se dévoile immédiatement à l’âme par l’impression qu’elle y produit, que quand elle n’y arrive que par la longue filière de l’argumentation. Qui n’a éprouvé que les différents objets de la foi : Providence, immortalité, rédemption, justification, etc., prennent à certains moments, en raison de l’état intérieur auquel ils correspondent, une certitude, une clarté, une réalité toutes particulières ; tandis que dans d’autres circonstances et, d’autres dispositions, ils semblent se réduire à de simples idées spéculatives, dépourvues de racines comme de force, espèces d’ombres sans corps, auxquelles ne s’attache qu’un pur intérêt dialectique ou systématique. Sans nul doute, la vérité religieuse est tout autre pour l’œil de l’intelligence, selon que le cœur lui rend témoignage ou qu’il lui fait, défaut. Mais cela n’établit en réalité ni qu’elle donne d’elle même la vie, ni que ce soit la vie qui la donne. Le vrai, c’est que les mauvaises dispositions éloignent d’elle et que les bonnes préparent ou portent à la recevoir (Jean 3.19 ; 7.21). Encore une fois, l’expérience prouve qu’il peut y avoir beaucoup de science religieuse avec très peu de piété, et beaucoup de piété avec très peu de science.

En face de ce fait de conscience et d’observation commune, comment se refuser à reconnaître l’existence indépendante de la religion et de la théologie ? Elles ont sans doute le même objet ; l’une et l’autre s’occupent de Dieu, de l’homme et des rapports qui unissent l’homme à Dieu : mais la première s’adressant surtout aux facultés morales, la seconde surtout aux facultés intellectuelles, il sort de là une différence fondamentale qui en produit une foule de secondaires. La religion et la théologie diffèrent par leurs sources, par leur but, leur méthode, le temps ou l’ordre de leur apparition, et jusqu’à un certain point par les matières dont elles s’occupent.

1° Elles diffèrent, disons-nous, par leurs sources ou leurs moyens. La religion puise simplement la vérité sainte dans la conscience et dans la Bible. La théologie doit y joindre les données philologiques, historiques et philosophiques ; elle considère le Christianisme dans ses rapports avec les sciences, elle s’attache à repousser les attaques, à résoudre les objections de ces sciences diverses, elle s’empare des lumières et des preuves qu’elles fournissent en se développant, elle s’en fait une arme et une défense. De plus, elle compare avec l’Ecriture les symboles et les systèmes pour maintenir ou rétablir la vérité divine qu’altèrent incessamment les interprétations humaines qui, tantôt la surchargent (catholicisme), tantôt la mutilent ou la volatilisent (rationalisme). Mais dans cette œuvre, soit vis-à-vis du monde, soit vis-à-vis des différentes églises, elle s’attache surtout à l’exacte exposition du dogme qu’elle se propose de légitimer et de déterminer, toujours forcée par là de remonter aux fondements et aux principes, obligée même fort souvent de les assurer contre les tendances qui les minent. La religion, au contraire, s’arrête aux grandes données de la conscience et de la révélation, les saisissant par la foi, les tenant pour certaines en elles-mêmes, et préférant les faire agir sur l’âme et sur la vie que de les scruter curieusement ; elle s’enquiert fort pou des questions que les sciences élèvent à leur sujet, et qui préoccupent avant tout la théologie.

Une traduction de la Bible suffit à la religion, parce que les vérités fondamentales, les grands principes dogmatiques et moraux qui intéressent réellement la vie spirituelle, sortant de toutes parts du Livre divin et s’y trouvant au fond comme à la surface, ne sont jamais essentiellement compromis par les versions les plus imparfaites. La religion, sans s’inquiéter des discussions critiques, se contente de puiser dans l’Ecriture de quoi nourrir les croyances et les dispositions saintes, la foi, l’espérance, la charité ; elle s’appuie surtout sur cette impression générale qui résulte d’une lecture assidue, d’une méditation attentive et pieuse, et qui frappe la conscience et le cœur autant que l’esprit. La théologie, au contraire, a, sans cesse, besoin de recourir à l’original, parce qu’il n’y a presque aucun texte, aucun terme de quelque importance dogmatique, qui n’ait donné lieu à des interprétations diverses. De là, pour le théologien, l’obligation de faire l’examen critique des passages qu’il emploie, d’en établir l’authenticité et l’intégrité, d’en constater le véritable sens ; de là pour lui la nécessité de remonter continuellement des versions à leur source.

2° La théologie et la religion diffèrent par leur but. En théologie, le but est la science même, la découverte, l’exposition, la défense de la vérité. En religion, la science n’est que moyen ; le but est le salut, ou la justification et la régénération des âmes.

La connaissance de la saine doctrine, quelque importante qu’elle soit, n’y est pourtant qu’en seconde ligne ; elle y est, non comme notion de l’entendement, comme dogme, comme vérité abstraite et logique, mais comme vérité concrète, vivante, sanctifiante, comme semence des vertus et des œuvres chrétiennes, comme principe et aliment de la foi et de la piété : la simple possession ou la simple profession de cette doctrine salutaire n’est rien, c’est son impression sur l’âme, c’est son action morale qui est tout.

Pour mieux saisir la différence capitale que nous signalons ici, prenez les dogmes fondamentaux du Christianisme, la chute, la rédemption, la justification, la régénération, la grâce, la divinité de Jésus-Christ, etc. ; après les avoir étudiés sous leur forme religieuse ou biblique, considérez-les dans leur forme théologique ou rationnelle, avec l’immense cortège de questions métaphysiques, critiques, exégétiques qu’ils ont soulevées dans le cours des âges et qu’ils traînent maintenant avec eux ; voyez-les dans les épîtres du Nouveau Testament, ou dans les écrits des Pères apostoliques, ou dans les livres des quelques communions qui se sont contentées de la foi sans se piquer de science, ceux des anciens Vaudois par exemple ; contemplez-les dans la croyance et la vie générale de l’Eglise, et puis examinez ce qu’en a fait la lutte des sectes et des écoles ou, en d’autres termes, ce qu’elles sont devenues en théologie. Quel contraste ! Ces grands dogmes semblent s’être dépouillés de leurs tendances et de leur vertu primitive ; on dirait presque qu’ils ont changé de nature, tant ils diffèrent de ce qu’ils étaient. Au lieu de se montrer comme cette semence céleste d’où naissent les dispositions, les vertus, les œuvres évangéliques, comme cette vérité éternelle qui affranchit et régénère, qui arrache les âmes des voies de la perdition pour les amener captives sous l’obéissance de Christ ; ils n’apparaissent, le plus souvent, que comme un aliment offert à la curiosité de l’esprit humain, comme un thème fourni à des spéculations oiseuses ou à des discussions ardentes, et hélas ! comme un brandon de discorde autour duquel s’agitent les disciples du Prince de la paix, divisés en mille partis hostiles. Lors même que vous ne tiendriez point compte de ces aberrations extrêmes, que l’Eglise ne peut cependant ni ne doit peut-être effacer de son souvenir, un fait resterait toujours, c’est que la doctrine chrétienne sort en général des traités de pure dogmatique tout autre qu’elle n’est dans l’Ecriture ; en traversant le laboratoire de la science elle perd ordinairement certains de ses éléments les plus essentiels, elle n’a plus le même caractère et le même but, ni, si j’ose ainsi dire, la même couleur et la même saveur, elle ne produit plus la même impression, ses tendances premières se sont presque évanouies. C’était d’abord une révélation vivante, un ensemble de faits divins, une série de dispensations providentielles posées simplement devant l’homme et l’appelant à la repentance et à la foi (Actes 20.21) ; c’était une manifestation sensible du monde spirituel, une grande et sainte réalité qui, en éclairant l’esprit, saisissait le cœur, remuait la conscience, et réveillait dans l’âme, tantôt la crainte, tantôt l’espérance, tantôt le repentir, tantôt l’amour et le dévouement, tantôt l’un, tantôt l’autre des sentiments dont se compose la piété évangélique : ce n’est plus ensuite qu’un ensemble d’idées livrées aux spéculations et aux discussions humaines ; à la vérité, disposées dans un ordre plus régulier, accompagnées de leurs preuves, liées aux opinions générales, l’intelligence s’en occupe plus volontiers, elle les embrasse plus aisément ; mais aussi elles paraissent ne s’adresser qu’à elle seule ; elle y reconnaît son empreinte, son œuvre, elle en fait sa propriété exclusive ; elle s’en empare au détriment des autres facultés auxquelles elles appartenaient primitivement autant et plus qu’à elle. Dès lors l’important est de les dégager des fausses notions qu’on y mêle, afin de les posséder sans alliage, et puis de les professer et de les propager : leur influence morale, qui se montrait auparavant en première ligne, n’occupe que le second plan ; si elle est toujours reconnue, elle est du moins peu sentie. Ces idées sont pures, je le veux, mais ternes, froides, inefficaces comme toutes les conceptions abstraites ; c’est la lumière d’En-haut, mais séparée par les procédés humains de sa chaleur vivifiante, le feu sacré en a disparu ; c’est la vérité, mais dépouillée de ce qui en fait la valeur et la force, de ce qui en a motivé la révélation de ce qui a ému le Ciel à nous la donner : d’essentiellement pratique qu’elle était, elle est devenue logique ou métaphysique. La croyance qu’elle engendre est de la conviction plutôt que de la foi.

Comparez la doctrine de la grâce telle qu’elle est donnée d’un côté par les Ecritures, et de l’autre par les écoles. Là elle tend constamment à développer la confiance en Dieu, l’activité morale, l’esprit de vigilance et de prière ; les questions scientifiques ou curieuses ne sont ni discutées, ni posées, ni indiquées : ici c’est de ces questions qu’on s’occupe principalement, on marche au milieu de théories hasardées, de distinctions subtiles, d’hypothèses gratuites ; on dépasse sans cesse les limites où s’arrête la lumière de l’expérience et de la Révélation ; dans la lutte des opinions extrêmes on est toujours en danger d’anéantir l’une par l’autre l’opération divine ou la liberté et la responsabilité humaines ; et, ce que nous voulons surtout faire remarquer en ce moment, dans ces discussions et dans ces recherches, tout est pour l’esprit, rien pour le cœur ; la vérité sainte se revêt d’une forme purement spéculative où se montrent à peine ses rapports avec la vie de l’âme ; ces études sur le don de Dieu en font presque oublier l’usage ; le moyen de régénération se convertit en un simple objet de science.

Considérez encore sous ce point de vue le fait fondamental de la justification par la foi. Il est partout présenté dans le Nouveau Testament comme mobile de l’humilité, de la confiance, de la gratitude, du dévouement chrétien, comme le grand témoignage de l’amour de Dieu envers nous et comme le grand principe de notre amour envers lui, c’est-à-dire comme le fondement réel de la piété. Il n’apparaît qu’en vue de son influence morale. Même dans l’épître aux Romains où il est traité d’une manière plus étendue et plus didactique, saint Paul ne s’en sert que pour abattre les préjugés et les prétentions des Juifs et pour les contraindre à se prosterner avec les Gentils au pied de la croix, unique ressource de salut pour les deux peuples. Dans les discussions de la science au contraire et dans les controverses de l’Eglise, le côté pratique du dogme disparaît ou se voile ; la simple possession de la vérité semble devenir le tout de l’homme, on se croit et l’on se dit chrétien dès qu’on l’admet et qu’on la professe pure ; on se repose avec sécurité sur la connaissance de la doctrine de vie, sans s’inquiéter souvent si elle donne la vie ou si elle laisse dans la mort ; et l’on en vient quelquefois à placer le fond de ses espérances sur un syllogisme.

Soumettez à une semblable épreuve le dogme de la divinité du Sauveur. Suivez-en les développements à travers les siècles. Mettez même de côté les spéculations et les erreurs infinies auxquelles il a donné lieu, les discussions interminables sur les rapports du logos avec l’homme Jésus et avec Dieu le Père, sur l’union hypostatique, la relation réciproque des deux natures, la communication des idiomes, etc. Laissez, si vous voulez, ces innombrables et vaines questions, les erreurs qui en sont sorties, les divisions qu’elles ont occasionnées, les périls qu’elles ont fait courir à la vérité divine en la surchargeant d’additions humaines dont elle devenait responsable. Prenez le dogme tel qu’il a été adopté par les églises et exposé dans les écoles ; ce qui vous frappe aussitôt, c’est qu’il ne touche plus ou ne touche que de fort loin à la vie chrétienne ; sa face morale, c’est-à-dire sa face biblique et réellement importante, est à peine sensible, il semble que la seule chose nécessaire soit d’en admettre exactement la définition et la formule arrêtée ; tout s’y adresse à l’intelligence, il n’y a rien pour l’âme. Lisez, par exemple, le symbole dit d’Athanase, ou symbole Quicumque, qui a été admis par toutes les grandes communions chrétiennes comme une des règles de la foi. « Si quelqu’un veut être sauvé, il faut avant toutes choses qu’il retienne la foi catholique : si quelqu’un ne la retient pas entière et inviolable, il périra sans aucun doute éternellement. Or, c’est ici la foi catholique, que nous vénérions et adorions un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité, en ne confondant point les personnes et en ne séparant point l’essence. Car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont une seule essence divine, une égale gloire, une majesté éternelle. Tel qu’est le Père, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit. Le Père est incréé, le Fils est incréé, le Saint-Esprit est incréé ; le Père est infini, le Fils est infini, le Saint Esprit est infini ; le Père est éternel, le Fils est éternel, le Saint-Esprit est éternel ; et toutefois il n’y a pas trois éternels, mais un seul éternel ; comme il n’y a pas trois incréés et trois infinis, mais un seul incréé et un seul infini… Le Père n’a été ni fait, ni créé, ni engendré de personne. Le Fils est du Père seul ; il n’a été ni fait ni créé, mais engendré du Père ; le Saint-Esprit n’a été ni fait, ni créé, ni engendré par le Père et par le Fils, mais il procède du Père et du Fils… Il n’y a dans la Trinité, ni premier, ni dernier, ni plus grand, ni moindre ; mais toutes ces trois Personnes sont coéternelles et égales, etc., etc. »

Sans parler des points où ce symbole va certainement au delà de l’Ecriture sur ces sujets mystérieux qui ne peuvent être connus que par la Révélation, quelle est l’impression générale qu’il laisse ? Le rapport du dogme avec les sentiments et les principes de la vie spirituelle n’est pas même indiqué ; l’esprit et la lettre de ce document ecclésiastique, sa première clause, poussent naturellement à croire qu’il suffit pour le salut d’admettre dans sa pureté et dans sa plénitude la doctrine qui s’y trouve exposée : « Quiconque veut être sauvé, etc. » C’est du reste une tendance qui s’est plus ou moins produite dans toutes les sectes du Christianisme et dans toutes les religions du monde ; toujours et partout le cœur naturel s’est efforcé de remplacer le sacrifice de lui-même par le formalisme de l’orthodoxie ou par le formalisme du culte.

On ne saurait trop remarquer combien l’habitude d’isoler la partie dogmatique de la religion de sa partie morale, est propre à nourrir cette erreur si fatale et si commune. Mais, dans le Nouveau Testament, la foi et la sanctification se fondent l’une dans l’autre ; la divinité de Jésus-Christ en particulier qui y règne partout, n’est jamais directement annoncée pour éclaircir le mystère de l’existence et de la nature divines, pour donner une notion précise ou complète de la personne du Sauveur, pour satisfaire sur ce point aux questions de l’intelligence ; les traits innombrables qui s’y rapportent ont toujours un caractère et un but pratiques ; ils tendent à inspirer plus de confiance en la parole du Rédempteur de nos âmes, en sa promesse, en son œuvre et en sa grâce (Jean 1.18 ; 3.12-13, 3 ; Hébreux 1.2 ; ou plus de crainte de lui être infidèle (Hébreux ch. 1 à 3) ; à nourrir la communion avec lui, source de la vie spirituelle (Colossiens 1.13-23 ; 2.10) ; à pénétrer de respect, d’amour, de dévouement, d’humilité (Philippiens 2.8) ; à relever la grandeur du don de Dieu et le prix du salut (Jean 3.16).

Quelle différence dans la forme de la doctrine et dans l’impression qu’elle produit ! Tandis que la science tente de réduire le mystère en dogme, et que, ne sachant pas se contenter des choses révélées qui sont pour nous et pour nos enfants, elle veut sonder les choses cachées que l’Eternel se réserve, l’âme fidèle confesse la divinité de Jésus-Christ en s’écriant avec Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu ! (Jean 20.28) ; elle l’adore en se remettant entre ses mains avec saint Etienne (Actes 7.59) ; elle lui rend grâce et lui donne gloire avec l’Eglise dans le ciel, comme à l’auteur du salut (Apocalypse 5.8-9) ; elle l’invoque avec l’Eglise sur la terre, comme la source de la félicité et de la vie (Apocalypse 22.20). Dans le premier cas, cette doctrine est de la théologie ; dans le second cas, elle est de la religion. Toutes les autres doctrines chrétiennes donneraient lieu à de semblables remarques.

Nous sommes certainement fort éloignés, et il nous siérait peu, de condamner les recherches théologiques ; elles ont été, elles sont toujours nécessaires ; il était dans leur nature d’imprimer au dogme chrétien la forme qu’il en a reçue ; malgré les tristes égarements dans lesquels elles se sont fréquemment jetées, elles ont eu des résultats extrêmement utiles et rendu à la religion et à l’Eglise d’inappréciables services. Mais il n’en est pas moins vrai que la doctrine évangélique en sort généralement sous forme morte, si l’on peut ainsi parler, fait très grave auquel on ne donne pas toute l’attention qu’il mérite. Il en est à certains égards de la théologie comme de l’anatomie, la vie leur échappe à l’une et à l’autre.

La nouvelle école se figure être à l’abri de l’écueil que nous signalons et que la science religieuse n’a pas su ou pu éviter jusqu’ici. Elle pense échapper, par son principe même, à ce qu’elle flétrit du nom d’Intellectualisme théologique ou ecclésiastique. Là est une des rénovations et des gloires qu’elle s’attribue. A première vue, elle semble avoir raison, puisqu’elle en appelle essentiellement au sentiment, à la conscience morale, à l’expérimentation interne, et qu’elle pose en fait que le Christianisme est une vie, non une doctrine. Toutefois, en allant au fond des choses, on trouve dans cette haute prétention plus d’apparence que de réalité. C’est toujours l’intelligence, le raisonnement, la réflexion logique qui sert de guide pour la constatation des dogmes ou des faits et pour la construction des systèmes. Entre l’ancienne et la nouvelle direction théologique, les prémisses seules diffèrent. Cette différence est considérable, je l’accorde, mais elle influe plus sur la direction et sur le résultat que sur le procédé. Elle place davantage au cœur du Christianisme, et c’est beaucoup : mais elle ne porte pas davantage le Christianisme dans le cœur. En dernière analyse, la dogmatique, en changeant de forme ou de méthode, n’a pas changé de nature ; son caractère et son but demeurent foncièrement les mêmes ; pour être, devenue plus mystique que métaphysique, plus subjective qu’objective, elle n’en est pas moins intellectualiste. La science de la vie chrétienne l’est ou peut l’être tout autant que la science de la doctrine chrétienne ; dans l’une comme dans l’autre, le théologien peut rester et reste trop souvent étranger à l’esprit vivant de l’Evangile.

Il est inutile de faire remarquer que ces réflexions s’appliquent aux études théologiques prises dans leur ensemble, à la morale elle-même tout aussi bien qu’à la dogmatique. Ce sont choses fort différentes que l’exposition et l’observation du devoir ; là aussi la spéculation peut prendre la première place et l’intelligence être seule active. On y traite d’ailleurs une foule de questions sans rapport direct avec la vie religieuse. Ainsi les discussions actuelles sur le principe de l’obligation, sur les mobiles légitimes de la volonté, sur la sanctification parfaite, etc., quelque importantes qu’elles soient pour la science, le sont fort peu pour la piété ; renfermées dans le champ de la théorie, touchant à peine à la pratique, elles n’intéressent qu’indirectement et médiocrement la religion proprement dite.

3° La religion et la théologie diffèrent encore par leur méthode. Cette différence naît des précédentes. La religion présente la vérité d’après une méthode et sous une forme populaire, animée, simple, impressive, parce qu’elle a pour objet prédominant, non le savoir ou la pure satisfaction de l’intelligence, mais la conversion du cœur, le développement progressif de la foi, de la piété, de la charité. La théologie la présente sous une forme didactique et systématique, son objet direct étant la conviction de l’esprit plutôt que la transformation de l’âme, la science plutôt que l’a vie. De plus la religion s’adresse à la masse des hommes, au lieu que la théologie n’a en vue que la classe éclairée, c’est-à-dire seulement quelques personnes.

4° Elles diffèrent par le temps ou l’ordre de leur apparition. La religion a précédé la théologie comme l’intuition a précédé la réflexion ou la philosophie ; la πιστις est nécessairement plus ancienne que la γνωσις dont elle a été la base ou la source première, il y eut peu de théologie dans les deux premiers siècles de l’Eglise ; l’enseignement du Christianisme y resta, en général, ce qu’il est dans le Nouveau Testament ; on ne voulait savoir autre chose que croire, aimer, pratiquer ; la vie était la lumière du monde. En un sens cependant la théologie, ainsi que la philosophie, est de toutes les époques. Dans tous les temps et à tous les degrés de culture intellectuelle, les hommes ont essayé de se rendre compte de leurs croyances, de les légitimer, soit à leurs propres yeux, soit aux yeux d’autrui, de les compléter et de les coordonner. C’est un besoin qui a toujours réclamé et obtenu quelque satisfaction. Sous ce rapport, chacun peut observer autour de soi une sorte de théologie et de philosophie populaire !

5° Nous avons dit enfin que la théologie et la religion diffèrent jusqu’à un certain point par les matières dont elles s’occupent, quoique leur objet général soit le même. La religion se contente des connaissances nécessaires à la foi et à la sanctification, et dont tout le monde a plus ou moins besoin ; elle est plus soucieuse de pratiquer la vérité que de la sonder pour satisfaire à des exigences purement intellectuelles ; elle accorde peu d’attention et peu de place aux recherches qui restent sans profit réel pour la conscience et pour le cœur : la théologie traite une foule de questions qu’a soulevées la curiosité ou l’incrédulité de l’esprit et qui, pour la plupart, n’intéressent guère que la science et n’ont d’importance qu’au point de vue apologétique ou polémique. La piété perd plus qu’elle ne gagne à s’en occuper.

2.1.3 Utilité de la théologie

Il importe de bien saisir la nature de la théologie, son office et son but réel, le genre de services qu’elle est appelée à rendre, afin de n’en attendre que ce qu’elle peut donner, et de se préserver des jugements extrêmes qui l’exaltent ou la déprécient outre mesure.

La théologie est bien certainement la première des sciences : — par son objet, elle traite des sujets les plus élevés et des questions les plus hautes dont puisse s’occuper l’esprit humain. Combien paraissent insignifiantes comparativement les questions littéraires, scientifiques, politiques, sociales qui agitent le monde, quand on se souvient que nous sommes des êtres immortels, — par son étendue, elle embrasse l’univers matériel et spirituel, le temps et l’éternité, — par son importance, elle expose la vérité qui est la vie, — par les jouissances pures et élevées dont elle est la source.

Où sont les études qui unissent tant de grandeur et tant d’intérêt, surtout quand on peut les suivre à la lumière des révélations chrétiennes ? Dieu, la création, la Providence, le monde des esprits, l’état primitif de l’homme et son état actuel, l’économie de la grâce, l’apparition du Fils de Dieu sur notre terre, sa mort expiatoire, sa rentrée dans les demeures célestes, l’établissement et les progrès de son règne, sa seconde venue, la résurrection, le jugement, les rétributions éternelles ; la chaîne des dispensations divines, des voies providentielles et des destinées humaines déroulée à nos regards depuis le jour où tout commence jusqu’au jour où tout se consomme ; qu’y a-t-il de plus essentiel à connaître, de plus grand, de plus intéressant à contempler ?

Les études physiques et métaphysiques aboutissent à la théologie ; elles ont, sinon pour objet unique, du moins pour objet suprême, la solution des questions religieuses, questions posées par la conscience et où la science a tout à la fois son origine et son terme.

La théologie a été alternativement élevée et abaissée à l’excès.

Le temps n’est pas éloigné où on lui refusait tout intérêt et toute valeur, où l’on allait jusqu’à la rayer du rang des sciences véritables. Le sensualisme, dont le règne a été si général et si puissant à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci (qui semble ressaisir çà et là le sceptre de l’opinion et qui a toujours maintenu son empire sur les mœurs) le sensualisme ne conçoit pas les études théologiques, par la raison qu’il n’y a de réel ou d’important pour lui que ce qui se voit et se touche. Voici deux, citations qui rendent la pensée de cette époque : « Il est plus que douteux que la théologie soit une science, dit Helvétiusa ; car toute science suppose une suite d’observations : et quelles observations peut-on, faire sur des êtres invisibles, incompréhensibles, qui échappent à tous les sens ? » « De ce que l’homme n’a d’idées que par les sens, dit Volneyb, il suit qu’il ne peut avoir aucune notion ni de l’âme, ni de Dieu, ni d’aucun des êtres que l’on dit ne pas tomber sous les sens, puisque par toute autre voie l’accès à notre entendement est impossible. » Tels étaient alors les axiomes et les arguments accrédités. Comment apprécier, comment comprendre les questions religieuses ? Voyez ce qu’était aux yeux des Encyclopédistes l’écho expirant des débats du Jansénisme et du Molinisme ; c’était tout au plus un reste de l’ancien régime qui s’en allait. Un médecin distingué, à qui j’eus occasion de dire en le consultant que j’étais professeur de théologie, s’écria avec une sorte d’étonnement : c’est bien creux, comme s’il avait voulu me faire entendre qu’il comprenait que ma tête fût malade. Il ignorait probablement le mot de Leibnitz : Je ne fais cas de la science que parce qu’elle me donne le droit de réclamer le silence quand je parle de religion. »

a – « De l’homme ».

b – « Ruines ».

On objectait à la théologie de s’occuper presque exclusivement de questions métaphysiques et mystiques, et on la croyait jugée par cela seul. — (Tout était perdu alors, dès qu’on pouvait en dire : c’est de l’ontologie, de l’idéologie, du mysticisme).

On lui reprochait d’être un arsenal de controverses violentes, et d’avoir plusieurs fois bouleversé et ensanglanté la terre, comme s’il n’était pas visible que les discussions théologiques, là où les passions politiques et ecclésiastiques ne viennent pas les envenimer, sont aussi paisibles que les discussions philosophiques et littéraires.

On l’accusait d’être sans utilité positive pour le bien-être individuel et social. — Accusation aussi fausse qu’étrange, ainsi qu’on s’accorde à le reconnaître maintenant, de redoutables expériences ayant montré à plusieurs reprises que tout se trouve compromis dans la société quand ses bases religieuses et morales s’ébranlent.

La direction des idées, le point de vue du siècle et de la science ont changé si rapidement et si complètement, qu’en quelques années nous avons passé d’un extrême à un autre extrême. A un empirisme qui avait fini par ne croire qu’à ce qui se voit de l’œil et se touche de la main, a succédé un idéalisme qui n’attache d’importance qu’aux notions ou aux constructions ontologiques et auquel les réalités échappent souvent. Donnez-nous des faits et des faits, visibles, palpables, nous disait-on autrefois (et cet autrefois, c’était hier) ; on nous dit maintenant : donnez-nous une conception logique des choses. La haute métaphysique dédaignée, bafouée, proscrite pendant de si longues années, a ressaisi l’empire. Elle a posé de nouveau et avec la même confiance ou la même présomption qu’aux premiers jours, le grand problème des existences et des origines ; elle s’est assigné pour but l’explication universelle, ou, selon les termes de son programme, l’explication de Dieu, de l’homme et du monde. Elle s’est intitulée la science de la science, et à son tour, elle a fait fi des études expérimentales et des données du sens commun, elle a pris en pitié ces petites méthodes qui constatent péniblement et lentement des faits isolés pour en déduire ensuite, si elles peuvent, quelques lois générales, quelques principes ontologiques. Il est bien clair que cette tendance a dû réhabiliter la théologie dans l’opinion ; car les questions qu’elle ramène sont, à beaucoup d’égards, celles que traite la théologie. Aussi, philosophes et littérateurs se font-ils théologiens à qui mieux mieux. Les discussions religieuses envahissent jusqu’aux journaux politiques, tant elles ont pour elles la vogue du moment. Il ne s’agit plus de maintenir les droits de la théologie, il s’agirait plutôt de modérer ses prétentions. Et je ne m’étonnerais pas qu’on vît dans ce que nous disons en sa faveur moins une apologie qu’une critique. La réduire à la défense et à fa confirmation de l’Evangile, la tenir liée à la Révélation dont elle reste l’interprète et par là même la servante, c’est, aux yeux de bien des gens, lui faire un rôle étroit et mesquin ; c’est méconnaître son but, paralyser son essor et l’enfermer dans des régions inférieures où elle devait seulement prendre pied. Sans doute, dit-on, la théologie chrétienne est tenue d’exposer les faits et les enseignements scripturaires, mais ce n’est là que la moitié de son œuvre, ce n’en est que la base et cette base historique ne peut plus suffire à notre époque, qui veut que la vérité religieuse trouve ses racines dans les profondeurs de l’âme humaine, et se légitime par sa propre évidence comme toute autre vérité. Sur la théologie biblique doit s’élever la théologie scientifique, révélation de la Révélation qui, démontrant l’identité interne de l’idée biblique et de l’idée philosophique, consomme l’alliance définitive de la raison et de la foi. Là même où l’on fait à la théologie une part plus modeste, on place toujours en première ligne la conception ou la systématisation rationnelle du dogme chrétien pénétré par la réflexion logique ou mystique ; le but suprême qu’on se propose, le but que chacun se flatte d’atteindre ou se glorifie d’avoir atteint, c’est de transformer la foi en science, c’est de substituer au fondement traditionnel l’intuition ou l’expérimentation, c’est de vérifier l’Evangile du dehors par l’Evangile du dedans ; et l’on attend de là une ère de régénération plus générale et plus profonde que celle du xvie siècle.

Nous ne pouvons pas plus sympathiser avec ces vues nouvelles qui exaltent si fort la théologie, qu’avec les vues anciennes qui la mettaient si bas. S’il y avait erreur d’un côté, il y a illusion de l’autre ; et l’illusion est aussi de l’erreur. Ce n’est pas que nous condamnions ces spéculations, ces aspirations, ces essais de construction métaphysique dont la dogmatique s’est éprise de nouveau à la suite de la philosophie ; seulement nous croyons, et nous avons nos raisons pour le croire, qu’il faut beaucoup rabattre des espérances auxquelles on se laisse aller. Ce qu’on tente ou qu’on rêve aujourd’hui, on l’a tenté ou rêvé mille fois ; et ce qui est resté des grandioses constructions du passé nous permet d’entrevoir ce qui restera de celles du présent.

Nous sommes peut-être à la veille d’un nouveau revirement de l’opinion. Après avoir rendu aux études théologiques le rang dont les avait dépouillées l’empirisme, l’idéalisme transcendental a fini par les accuser également d’inanité. Son dernier mot a été : Point d’au delà, c’est-à-dire point d’autre Dieu que l’homme, ni d’autre ciel que la terre. Des idées du même genre ont toujours couvé au fond des sciences physiques et physiologiques, d’où elles pourraient bien tôt ou tard faire explosion. Le respect apparent de ces sciences pour les questions théologiques ressemble fort souvent à un dédain caché, inclinant vers le naturalisme, s’enfermant dans le champ de l’observation et du calcul où elles marchent de conquête en conquête, elles s’attribuent la mission de délivrer le monde de ce qu’elles nomment les entités métaphysiques du Moyen-Age, comme le Christianisme le délivra des êtres mythologiques ; elles se figurent voir disparaître devant leurs découvertes le ciel chrétien, comme l’Olympe païen s’évanouit devant l’Evangile. Ces vues, la plupart du temps indéterminées et presque inconscientes, mais fort répandues, se sont nettement formulées dans l’Ecole positiviste (Comte, Littré, etc.) qui, s’enfermant dans l’étude des phénomènes et de leurs lois, accuse de recherche chimérique celle des causes, c’est-à-dire la métaphysique tout entière.

Le symptôme le plus grave sous ce rapport est l’attaque, de jour en jour plus prononcée, contre le surnaturel en général et contre celui du Nouveau Testament en particulier ; attaque qui se poursuit sous mille formes et à laquelle s’associent, à des degrés divers, bien des écoles idéologiques, quoiqu’elle frappe au cœur la théologie et le christianisme réel, car avec le miracle s’en va la Révélation, la révélation historique de Dieu en Christ non moins que la révélation biblique, et avec la Révélation le sol qui porte la théologie chrétienne et qui la sépare de la pure philosophie religieuse. Il ne reste alors qu’une seule source de connaissance et de certitude, la conscience ou la raison, le sentiment ou le jugement individuel, où l’on puise également des deux parts ; et l’identité de principe, amenant forcément l’identité de méthode, amène finalement l’identité de doctrine. Il n’y a pas accord, comme on le dit dans cette direction, entre la théologie et la philosophie, il y a absorption de la première par la seconde. Ecueil terrible où tout pousse aujourd’hui. La théologie finit par s’annuler en croyant se grandir.

Elle a été fréquemment exposée à des incriminations d’un autre genre, que ravivent ses écarts actuels. On a dit : si c’est la religion, et non la théologie, qui est le principe de la vie spirituelle et éternelle ; si c’est la religion et non la théologie qu’il faut au chrétien, ou même au pasteur dans l’exercice de son ministère, la théologie est donc tout au moins inutile, et l’on devrait la bannir de l’Eglise, d’abord à cause de son inutilité, ensuite parce qu’elle dépouille le Christianisme du caractère de simplicité pratique dont Dieu a voulu le revêtir, enfin et surtout parce qu’elle engendre très souvent des discussions fâcheuses, de tristes et fatales divisions. Il s’est toujours trouvé des hommes qui ont professé cette opinion, et voulu l’ériger en loi. Ils ont dit encore que la recherche de la science peut détourner de celle de la piété, qu’elle nourrit l’esprit d’indépendance, l’orgueil de la raison et du cœur ; que, comme elle est peu utile à l’avancement spirituel, elle l’est peu aussi au véritable bien de l’Eglise ; et que l’exemple des prophètes, des apôtres, de Jésus-Christ lui-même, doit être la règle des disciples pour la forme comme pour le fond de l’enseignement évangélique.

Ces attaques sont fort anciennes ; elles ont été plus ou moins répétées dans tous les siècles, et les fréquents empiétements de la théologie, ses discussions passionnées, ses étranges aberrations, n’ont pas peu contribué à les provoquer et à les accréditer. La théologie a eu pour adversaires, 1° les mystiques, 2° les hommes pratiques, 3° au moment des grandes controverses, les amis de l’union et de la paix. Mais les uns se sont pris à la théologie elle-même ; au lieu que les autres n’en ont voulu réellement qu’à l’abus qu’on en avait fait, en particulier à ce dogmatisme extrême qui engendre tantôt le scepticisme, en prétendant tout déterminer et tout sonder ; tantôt le formalisme, en revêtant d’une sainteté mystérieuse toutes les décisions doctrinales de l’Eglise ou de la science ; tantôt le séparatisme, en faisant une obligation de rompre l’association religieuse dès qu’il n’y a pas un plein accord d’opinion ; tantôt le latitudinarisme, en substituant un idéalisme mystique, un vague moralisme à la ferme profession de la vérité. Nous ne parlons pas des attaques ou des sarcasmes dont la théologie a été l’objet de la part des indifférents, des incrédules et des philosophes du xviiie siècle en particulier. Le matérialisme ne peut que traiter avec dédain les questions religieuses : il ne saurait ni s’y intéresser, ni les comprendre, car elles se rapportent à un ordre de choses qui n’existe pas pour lui.

Le mysticisme systématique, faisant de l’âme ou de la raison une émanation de Dieu, et supposant qu’elle renferme en elle-même les germes, les principes, les éléments de toute vérité, veut qu’on se tourne simplement vers la lumière interne ; il substitue à l’étude la contemplation ou l’intuition ; selon lui, les investigations et les discussions de la science, attirant l’esprit au dehors, le portant sur les faits et sur les systèmes, l’empêchent de prêter l’oreille à la parole intérieure, seule source de la vraie connaissance : c’est par le silence, le recueillement, une discipline morale, qui force à se replier sur soi-même en arrachant à l’impression des choses sensibles et aux illusions du monde phénoménal, qu’on se prépare à entendre la voix d’En-haut, le verbe intérieur et divin ; c’est par là qu’entrant en relation directe avec l’univers spirituel, on puise à la source supérieure de la lumière, on contemple la vérité elle-même sans nuage et sans voile, tandis que la science ordinaire ne l’entrevoit qu’à travers un milieu qui la dénature, et n’en possède jamais qu’une ombre trompeuse, qu’une image imparfaite. Les tendances et les vues mystiques pénétrèrent de bonne heure dans l’Eglise ; elles y ont toujours existé sous une forme ou sous l’autre, elles peuvent mener aux aberrations les plus étranges, et elles sont en complète opposition avec les sérieuses études et les saines méthodes théologiques, où elles trouvent d’ailleurs une lumière importune, un obstacle insurmontable et une condamnation sévère.

Le mysticisme modéré, qui n’est qu’une exagération du sentiment religieux, et ne partage point l’erreur fondamentale du mysticisme systématique, s’est aussi montré fort souvent antipathique à la théologie. Il fut, au Moyen Age, le plus redoutable adversaire de la scolastique ; et depuis la Réformation il a toujours fait un contre-poids salutaire au dogmatisme. On ne saurait nier qu’il n’ait beaucoup contribué au bien de l’Eglise par sa lutte incessante contre les tendances spéculatives et formalistes. Mais, poussé par son principe, il a été jusqu’à condamner d’un manière générale les recherches de la science. Le livre, d’ailleurs si admirable, de l’Imitation de J.-C, renferme une foule de traits hostiles contre les études de l’époquec.

cVoyez, en particulier, liv. I, ch. 3.

Il y a des hommes tout à fait étrangers au mysticisme, mais essentiellement tournés vers la pratique, pour qui le Christianisme est tellement évident ou nécessaire, dont la vie intime est si imprégnée de foi, que les objections de l’incrédulité les touchent à peine et qu’il leur semble superflu de les relever et de les réfuter. Ils les traversent sans en être atteints. La Bible reçue, méditée, goûtée par le cœur, leur suffit pleinement et la Bible de son côté leur semble se suffire à elle-même. La vérité telle qu’elle est en Christ est si claire, si essentielle pour eux, si en rapport avec les besoins de leur âme, que les oppositions, les préventions, les erreurs, leur paraissent devoir tomber en quelque sorte d’elles-mêmes, et qu’ils jugent peu important d’y appliquer l’appareil de 1 érudition et le travail de la science. Ces esprits-là estiment médiocrement la théologie, du moins sous ses formes spéculatives ; ils la tolèrent plutôt qu’ils ne l’approuvent, et ils en deviennent aisément les adversaires pour pou qu’elle s’égare ou qu’elle contrarie leurs vues.

Il en est à peu près de même des hommes qui veulent à la fois la vérité et la paix. En principe, ils ne sont pas les ennemis des recherches théologiques ; ils les encouragent, au contraire, et s’y associent volontiers, quand elles sont graves et calmes. Ils ne les condamnent que lorsque, s’acharnant sur des spéculations vaines ou téméraires, elles soulèvent des discussions orageuses qui troublent l’Eglise et compromettent la saine doctrine elle-même ; car la vérité ne court peut-être jamais de plus grand péril que lorsqu’elle se trouve mêlée à des opinions humaines et qu’elle est défendue avec des armes charnelles. Mais les personnes de ce caractère sont souvent jetées dans une opposition systématique.

Le vrai moyen de faire tomber ces objections est de reconnaître d’abord ce qu’elles ont de vrai, et de montrer ensuite que la plupart d’entre elles ne portent pas, parce que l’objet réel de la théologie y est méconnu. La religion suffit, en effet, à la vie des âmes et de l’Eglise ; et la théologie serait peu utile si la vérité sainte était universellement admise dans sa simplicité et sa pureté primitives : la science est bien peu de chose auprès de la foi. Mais la vérité ayant été attaquée, altérée, pervertie de mille manières, on a dû travailler à la rétablir et à la défendre, en plaçant à son service les mêmes ressources avec lesquelles elle était combattue. La théologie a souvent agile, nous en convenons, des questions purement curieuses ; si elle n’avait fait que cela il eût mieux valu qu’elle ne fût jamais née ; mais elle a aussi légitimé aux yeux de la raison les preuves et les doctrines chrétiennes ; et à cet égard elle a rendu d’immenses services. L’opinion qui la repousse est fondée sur des vues incomplètes et conséquemment erronées ; elle serait pleine de périls si elle pouvait jamais prévaloir. Sans doute c’est de religion, c’est-à-dire de foi, d’humilité, de charité, de sainteté, que l’homme a besoin pour le salut : sous ce rapport, la théologie sans la religion n’est rien et ne sert de rien. Mais à d’autres égards, on n’en saurait contester la haute utilité ou même la nécessité absolue, soit hors de l’Eglise pour défendre le Christianisme contre les attaques de l’incrédulité, soit au sein de l’Eglise pour protéger la vérité biblique contre les fausses interprétations de l’hérésie, les erreurs du formalisme et les écarts du sentiment religieux lui-même. C’est sur la science, ne l’oublions pas, que se sont constamment appuyées l’hérésie et l’incrédulité ; ce n’est donc que par la science qu’on peut les combattre efficacement.

Sans le secours des études théologiques, le Christianisme, à n’en juger que par les probabilités humaines, aurait péri peut-être, ou se serait profondément altéré sous l’action des tendances mystiques, superstitieuses, rationalistes, qui, à toutes les époques, ont cherché à l’envahir. Dès les premiers temps, nous voyons paraître les judaïsans, qui, s’ils l’eussent emporté, auraient fait du Christianisme une simple secte judaïque et une lettre morte ; les gnostiques, qui l’auraient transformé en un pur système philosophique, absorbant dans de vaines spéculations la doctrine de grâce et de vie ; les mystiques qui l’auraient jeté dans les voies de la contemplation oisive, remplaçant par de tristes illusions la sainte activité que prêchent la parole et l’exemple du Sauveur. A tous ces égarements, les anciens docteurs opposèrent la vraie science et la vraie piété.

Les mêmes tendances se sont plus ou moins reproduites à toutes les époques, et il a toujours fallu les combattre par les mêmes moyens. Au xvie siècle, ce fut la science unie à la foi, qui, sous la direction d’En-haut, opéra la Réformation. La foi existait alors, Mais faussée, corrompue, inerte ; la science religieuse l’épura et la vivifia. La foi manque de nos jours, et la vraie science doit contribuer, pour une large part, à la ranimer et à la répandre, par la raison même qu’une fausse science a si fort contribué à la détruire.

Pour sentir la nécessité d’études théologiques solides et fortes chez les défenseurs de la vérité chrétienne, il suffit de remarquer qu’il n’y a pas un argument, pas un dogme, pas un texte, qui n’ait été contesté, et souvent avec une grande érudition. Où en serions-nous, si une érudition égale ou supérieure n’eût rétabli le vrai sur chaque point ? Tout ce qui veut, se rendre compte de sa foi, en sonder les bases, la légitimer par l’examen, c’est-à-dire tout ce qui pense, aurait peu à peu déserté le Christianisme ; et, la classe éclairée dirigeant l’opinion, l’incrédulité, le scepticisme, auraient de plus en plus pénétré et infecté la masse entière : le siècle dernier nous en fournit un triste exemple. Sans doute la foi peut aussi remonter des classes inférieures aux classes supérieures, elle l’a souvent fait, elle le fait encore, mais ce n’est pas la loi sociale et la marche ordinaire. Dieu qui veut la fin, veut aussi les moyens : les travaux de la science sur le Christianisme entrent donc dans ses voies providentielles, par cela même qu’ils sont indispensables.

Si l’on veut que la théologie soit un mal, on doit accorder du moins qu’elle est un mal nécessaire. Elle affermit les fondements de la foi à mesure qu’on s’efforce de les ébranler ou de les renverser. De plus, rétablissant les doctrines scripturaires dans leur intégrité, quand on essaie de les tronquer ou de les pervertir par de faux systèmes, elle ramène sans cesse la religion à des notions exactes sur les diverses parties de l’enseignement évangélique, la préserve de beaucoup d’aberrations, et la maintient dans les voies de la vérité et de la vie. Car il y a danger au-dedans comme au-dehors. Le sentiment chrétien, s’il n’est pas surveillé, contenu, dirigé par la sagesse et la science, peut tomber dans de graves erreurs et de déplorables illusions ; la bonne intention ne suffit pas, il faut de plus la vraie lumière. Un zèle sans connaissance crée des périls infinis. Des vues incomplètes des révélations bibliques, l’exagération de certains principes, au détriment de principes collatéraux destinés à les limiter et à les régler, engendrent à la fin des doctrines étranges dont la foi se scandalise et où l’incrédulité puise des armes terribles ; l’histoire ecclésiastique nous montre combien le dogme et la morale en ont été fréquemment et profondément altérés. Les excès de la mysticité, de la superstition et du fanatisme, sont là pour nous apprendre à quel degré sont indispensables des études calmes et fortes qui restituent ou protègent la vérité, arrêtent ou dissipent l’erreur, et rappellent les esprits dans la route de l’Evangile à chaque fois qu’ils en sortent.

Les études théologiques ont un autre avantage considérable, quoique peu remarqué ou mal apprécié, celui de présenter la vérité chrétienne sous des aspects nombreux et divers. En général, les personnes qui réprouvent ou négligent ces études s’arrêtent à une face de la vérité évangélique, cette vérité si haute, si étendue, si multiple, pour ainsi dire, dans son unité ; et c’est évidemment un mal. Il est bon de contempler l’Evangile sous ses différents points de vue, de méditer les diverses manières dont il a été compris et senti ; cela en étend l’intelligence et en accroît l’impression. Cette étude est surtout utile au pasteur. Non seulement ses idées grandissent et s’épurent, Mais il apprend à approprier la doctrine salutaire aux différentes classes de personnes avec lesquelles son ministère le met en rapport, et qui sont placées à des degrés si variés de culture intellectuelle et morale. Le Christianisme descend à la portée de tous, mais chacun n’en reçoit qu’autant qu’il en peut porter, et le point de vue ne saurait être le même au fond de la vallée qu’au sommet de la montagne. Dans cette multitude d’états religieux avec lesquels il se trouve nécessairement en contact, le pasteur comprendra d’autant mieux et sera d’autant mieux compris, qu’il réunira et reflétera plus de faces de la doctrine sainte, et qu’il pourra se conformer davantage à la grande loi de la prédication, la variété dans l’unité ; ses directions seront plus utiles, ses instructions plus fructueuses, son influence plus étendue. Les vues partielles tendant à renfermer le Christianisme sous des formes étroites, nuisent extrêmement à l’efficacité générale du Saint Ministère, lors même qu’elles sont jointes à un zèle actif ; la prédication se resserre alors dans un cercle très borné, une foule d’âmes restent hors de ses atteintes, le pasteur n’est suivi que par quelques personnes, et la masse de l’Eglise s’éloigne plus ou moins de lui. C’est un défaut grave et peut-être assez commun ; l’expérience le guérit quelquefois, mais bien tard ; l’étude peut le prévenir.

Observons encore que les convictions religieuses, légitimées aux yeux de la raison, en deviennent plus profondes, plus fortes, plus confiantes, et que la science théologique, quand elle marche avec le progrès intellectuel, donne à la foi plus de fermeté et d’assurance, en même temps que plus de précision et de pureté.

En résumé, aussi longtemps que l’incrédulité et l’erreur pourront infecter l’Eglise, la théologie lui sera absolument indispensable. La haute place qu’elle occupe tient à la haute fonction qu’elle remplit.

Mais il importe de bien remarquer la différence qui la sépare de la religion proprement dite ; car, si on les confond, comme il arrive trop souvent, on s’expose à s’attacher à l’une au point de négliger plus ou moins l’autre ; méprise fatale, là surtout où il serait essentiel de les cultiver toutes les deux simultanément, comme par exemple dans la préparation au Saint Ministère. Si Ton se livre aux études théologiques avec la fausse persuasion qu’elles donnent ou suppléent tout le reste, ce qui peut aisément avoir lieu par la prédominance qu’elles occupent dans la vie académique, alors, aspirant uniquement à la science, on ne cultive que les facultés intellectuelles, et la partie la plus indispensable du noviciat évangélique est délaissée. Si c’est à la religion qu’on s’attache, en méconnaissant l’importance de tout ce qui ne se rapporte pas immédiatement à la pratique, alors on recherche presque exclusivement la piété, et l’on ne cultive guère que les facultés morales. Dans l’un et l’autre extrême, il y a erreur, lacune, péril : la sanctification est sacrifiée à l’instruction, ou l’instruction à la sanctification. Or, c’est un défaut capital. Le Ministre de l’Evangile a besoin de la religion comme pasteur ; comme défenseur du Christianisme en présence de l’incrédulité, des Eglises corrompues et des fausses doctrines, il lui faut la théologie ; s’il manque de religion, sa parole condamnée par ses exemples au lieu d’en être soutenue, privée de ferveur, d’onction, de vie intérieure, ne trouvera pas le chemin des cœurs et laissera les âmes dans la mort ; s’il manque de théologie, sa prédication sera dépourvue de solidité et d’abondance, ses relations sociales seront sans fruit dans un temps où les objections contre l’Evangile circulent dans toutes les classes ; il se trouvera de mille manières et en mille circonstances au-dessous de son ministère. Le pasteur doit être tout ensemble un homme de foi et de science ; l’intérêt de son œuvre l’exige impérieusement : mais si la science et la foi ne se remplacent pas l’une l’autre, elles ne s’acquièrent pas non plus l’une par l’autre ; chacune d’elles réclame une culture spéciale.

Du reste, l’illusion la plus funeste sans comparaison et la plus commune peut-être, est celle qui fait confondre la religion avec la science religieuse. Elle n’est pas particulière aux théologiens de profession ; elle existe dans toutes les classes de la société, elle a dominé à plusieurs reprises l’Eglise et le monde ; elle se manifeste sous les couleurs les plus tristes chez certains hommes du monde, et même du peuple, dogmatistes rigides et étroits qui prononcent de la meilleure foi possible qu’il n’y a pas de Christianisme hors de l’idée qu’ils s’en forment et de l’idée où ils le renferment, condamnent impitoyablement tout ce qui s’en écarte, sont sans cesse à épiloguer ou à ergoter, paraissant d’autant plus satisfaits d’eux-mêmes qu’ils ont soutenu plus de discussions et lancé plus d’anathèmes : tendance déplorable au delà de toute expression, car elle expose la vérité sainte au mépris du monde, pervertit le sentiment chrétien, en le détournant de la pratique, dépouille la foi de l’humilité, son ornement et sa sauvegarde, et remplace des dispositions souvent estimables par cet esprit de contention que l’Evangile réprouve si sévèrement (Jacques 3.13-18). Elle a exercé un empire presque universel à ces époques où, plaçant au-dessus de tout la fidélité aux moindres articles du symbole établi, on suspendait à une simple profession de foi toutes les menaces et les promesses de l’Ecriture. C’était de la théologie sans religion. A un autre extrême, sur les confins du scepticisme, est le pâle et froid rationalisme qui vaporise la vérité divine, et qui nous montre la science sans foi. A côté de lui, le dogmatisme lui-même paraît plein de vie, de ferveur et de force, tout mort qu’il est quant on le compare au Christianisme évangélique.

Ce qui explique cette confusion si fréquente de la théologie avec la religion, de la connaissance avec la pratique, c’est que l’erreur repose ici sur un principe incontestable, savoir que la vérité est la semence de la sanctification. Mais la vérité peut demeurer dans la tête et ne pas atteindre le cœur où sont les sources de la vie. Malgré le lien étroit qui unit les facultés intellectuelles et les facultés morales, malgré l’influence étendue qu’elles exercent les unes sur les autres, elles sont pourtant distinctes, ainsi que nous avons déjà eu occasion de le dire ; leur développement doit être harmonique, mais il peut ne pas l’être. Il faut donc cultiver à la fois la science religieuse et la vie religieuse, en se souvenant que ce sont là deux buts différents à bien des égards, et qu’ils exigent l’emploi de deux ordres différents de moyens. Ainsi distinguées dans leur connexion, la religion et la théologie prendront chacune leur place, leur importance respective et se prêteront un mutuel appui. L’une s’attachera à affermir les bases du Christianisme, à renverser les faux systèmes, à démasquer l’erreur, à recueillir la vérité toujours plus pure et plus complète ; l’autre portera cette vérité sainte au fond de l’âme et l’y transformera en principe de vie par la méditation, la prière et la vigilance. La théologie — j’entends la théologie digne de ce nom, celle qui garde les anciens fondements et les grands principes évangéliques, non cette science aventureuse qui court par monts et par vaux à la poursuite des nouveautés — la théologie servira de régulateur à la religion, la préservera des écarts où elle pourrait être entraînée par des lumières imparfaites ou par sa ferveur elle-même, et lui rendra l’aliment spirituel plus salubre en le lui présentant plus pur et plus sain. De son côté la religion rendra abondamment à la théologie ce qu’elle en aura reçu, car l’intelligence des doctrines chrétiennes se lie intimement au progrès dans la foi et dans la sanctification ; l’Evangile l’annonce et l’expérience le constate. Que de fidèles ont déclaré que leur vue du Christianisme a changé avec leur état intérieur ! Que de témoignages qui nous prouvent que l’esprit semble s’ouvrir avec le cœur ! On marcherait dans une voie bien plus sûre, si l’on savait sans cesse convertir la théorie en pratique et appeler la pratique au secours de la théorie. La science enfle, dit saint Paul, mais la charité édifie. Si quelqu’un pense avoir une vraie science, tandis qu’il manque de charité, s’il s’appuie sur ses connaissances religieuses sans posséder une vie religieuse correspondante, il ne connaît rien encore comme il faut connaître ; mais si quelqu’un aime Dieu, Dieu se fait connaître à lui (1 Corinthiens 8.1-3).

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant