« Institution divine » et « libre association ». — Le premier, seul contesté au sein du Protestantisme. — Ces deux données ne peuvent se fondre l’une dans l’autre.
Il existe dans l’Église la même dualité que dans la révélation biblique et dans l’ordre du salut ; il y a le côté divin et le côté humain, au sens propre de ces termes, ou, pour employer les expressions dont je me servirai fréquemment, il y a l’« institution providentielle » et la « libre association ».
Cela est universellement accordé, dira-t-on, et toutes les opinions le reconnaissent. — Oui, en apparence ; non, en réalité. Ne nous payons pas de mots, aujourd’hui surtout qu’ils peuvent recouvrir les doctrines les plus diverses, et servir à nier ce qu’ils semblent affirmer. Tous les systèmes qui restent, à quelque degré, chrétiens, sont bien forcés d’admettre, dans un sens ou dans l’autre, l’institution divine de l’Église, comme l’inspiration divine de l’Écriture. L’œuvre de Dieu, la direction providentielle est trop profondément empreinte dans le Christianisme, pour ne pas l’y confesser de quelque manière, quand on n’en jette pas au vent les documents primitifs et qu’on n’en fait pas une pure légende ou une mythologie. Mais, dans la question ecclésiastique comme dans la question bibliologique, on peut réduire l’œuvre de Dieu à cette action générale qu’il exerce sur le monde physique et sur le monde moral, action indéfinie que le mysticisme panthéistique accorde aisément ; tandis qu’il s’agit d’une action spéciale et exceptionnelle. L’inspiration de l’Écriture, au sens usuel et réel, emporte une intervention surnaturelle de l’Esprit saint, qui révélait et sauvegardait la vérité salutaire chez ses promulgateurs, environnant leur parole d’une autorité devant laquelle s’incline la foi. L’inspiration divine de l’Écriture n’est réellement admise que lorsqu’elle l’est à ce titre. De même, l’institution divine de l’Église n’est véritablement reconnue que lorsqu’elle l’est avec les attributs et les droits que fonde son origine.
L’Église est le Royaume des Cieux sous des formes et des conditions terrestres, comme l’Écriture est la Parole de Dieu sous des formes et des conditions humaines. De là, dans l’une comme dans l’autre, les deux caractères ou les deux aspects que nous indiquions.
D’un côté, l’Église est une résultante de la foi et de la vie chrétienne ; d’un autre côté, elle est une institution providentielle, destinée à conserver, à développer, à propager la vérité chrétienne, et, par la vérité, la vie chrétienne.
Elle tient tellement à la vérité révélée qu’elle n’existe que par elle ; qu’avec elle, elle s’élève ou tombe, se maintient ou périt. Il est clair, en effet, qu’elle se frappe au cœur dès qu’elle altère l’Évangile, et qu’elle cesserait d’être si elle cessait de croire. Cependant la vérité sainte peut s’y trouver, selon les temps, plus ou moins pure et active, plus ou moins faussée et inerte, comme cela arrive chez les fidèles. En principe, l’Église chrétienne ne fait qu’un avec la doctrine chrétienne ; en fait, elle s’en détache et s’en distingue à tel point qu’on peut les envisager indépendamment l’une de l’autre, afin de les juger l’une par l’autre. Cela est vrai de la vie comme de la doctrine, cela est vrai, par conséquent, au point de vue mystique ou moral, comme au point de vue dogmatique ou historique. L’Église est en même temps la fille et la mère de la foi. Au premier égard, elle est une libre association que forme la communauté des sentiments et des principes, où rien n’oblige à entrer, d’où rien n’empêche de sortir, qui ne possède d’autres droits que ceux qu’elle tire du consentement ou de la délégation de ses membres, dont l’autorité et l’existence tiennent uniquement à ce qu’on pourrait nommer le contrat social. Au second égard, elle est une création divine comme le Christianisme lui-même, établie d’En Haut à côté de lui, pour en assurer le maintien et le développement, ayant des attributions propres en rapport avec son origine et sa mission, et imposant des obligations en rapport avec ses attributions.
Ne nous étonnons pas de ces antinomies devant lesquelles tant de gens s’arrêtent et reculent. Une fois admis le mystère central du Christianisme, l’incarnation du Fils de Dieu, on doit s’attendre à tout dans une telle dispensation, et se borner à constater ce qu’elle est. Avant tout, les faits qui la constituent, et ces faits tels quels. Extramondaine et intramondaine tout ensemble, si par certains côtés l’Église tombe sous les lois générales de l’histoire, par d’autres côtés elle y échappe. Partout, dans le domaine ecclésiastique comme ailleurs, l’intervention divine et la libre activité humaine ; partout, cette dualité interne qu’il ne faut pas craindre de voir et de laisser voir.
Le Christianisme unit, par des liens nombreux et puissants, les âmes qu’il a éclairées de sa lumière et animées de sa vie : il crée entre elles une communauté de principes, de sentiments, de vues, d’espérances, qui les sépare du monde et les allie étroitement les unes aux autres, par leur mutuelle communion avec Dieu en Jésus-Christ. Cette sainte confraternité est un effet spontané de leur foi, ainsi que du besoin qu’elles éprouvent de célébrer ensemble les éternelles miséricordes du Dieu-Sauveur, de s’édifier réciproquement par la prière et l’exhortation, de joindre leurs efforts pour la propagation de la vérité et de la grâce salutaire. L’esprit d’union et d’association est l’esprit de l’Évangile. « Quoique nous soyons plusieurs, dit saint Paul, nous ne sommes qu’un seul corps, et chacun en particulier les membres les uns des autres. » (Romains 12.5). Le Seigneur avait déjà dit : « Qu’ils soient un, comme nous sommes un. ». Ainsi la formation du Royaume de Dieu au dedans de l’homme par la doctrine du salut, amène, comme d’elle-même, la réalisation du Royaume de Dieu dans le monde par le rapprochement des croyants, et donne naissance à l’Église, Société spirituelle, dont la foi, l’espérance et la charité sont le fondement, mais dont la racine est dans le Ciel, d’où elle vient, et avec lequel elle remet la terre en communion (Éphésiens 1.10 ; 3.10). Tabernacle de Dieu au milieu des hommes, là se conserve le dépôt des révélations et des promesses ; là se trouvent les moyens extérieurs de grâce : Écriture, prédication, culte, sacrements ; là les âmes se forment pour le Royaume éternel de Christ, sous l’action infiniment diverse de sa Parole et de son Esprit.
L’Église présente donc bien les deux faces ou les deux formes indiquées, faces très distinctes, quoiqu’elles rentrent incessamment l’une dans l’autre. Elle ouvre au monde les sources de la vie spirituelle, et pourtant elle naît elle-même dans le monde en ceux qui naissent à cette vie. Au premier égard elle est cause, au second elle est effet.
La tendance aujourd’hui dominante est de considérer l’Église comme un produit naturel de la foi et de la vie chrétienne, comme un simple postulat des principes et des sentiments évangéliques, plutôt que comme un établissement d’un ordre supérieur qui, quoique lié au Christianisme, a néanmoins son existence propre, et par cela même son indépendance relative, sa loi et sa destination spéciales. C’est, en ecclésiologie, une sorte d’idéalisme individualiste qui s’attache à relever le rôle du « moi » chrétien, comme il exalte en dogmatique celui de la conscience chrétienne et qui, dans les deux cas, outrepasse le droit et déplace le fondement. C’est un fruit de ce subjectivisme extrême qui caractérise le mouvement intellectuel de nos jours. Cette vue n’est pas fausse en soi, mais elle est incomplète. Elle a de la vérité sans être la vérité ; et, comme toutes les opinions ou les directions à la fois partielles et excessives, elle devient erronée en devenant absolue.
Durant de longs siècles, la notion de l’Église divinement instituée et, à ce titre, possédant des droits et imposant des devoirs d’un ordre spécial, a dominé le monde chrétien. La Réformation la maintint, en rejetant les exagérations et les superstitions qui s’y étaient attachées. Aujourd’hui, ce n’est plus aux superfétations, c’est à la notion elle-même qu’on s’attaque ; on n’y voit qu’une grossière déviation du pur esprit de l’Évangile.
Des deux caractères que nous signalons dans l’Église, celui d’institution et celui d’association, nous avons à établir ou à maintenir le dernier dans la controverse catholique, et le premier dans la controverse protestante. Et c’est la question qui se débat au sein du Protestantisme qui nous intéresse plus directement.
Comme en nous efforçant de mettre en évidence l’élément objectif et divin de l’Église, nous pouvons sembler jeter dans l’ombre ou réduire à néant son élément subjectif ou humain, son caractère de libre spontanéité, il importe de prévenir, le plus possible, cette fausse impression. Nous admettons pleinement ce que la Réformation nomme « l’Église invisible » et qu’on nomme de préférence aujourd’hui « l’Église mystique », cette Église que l’Esprit de Christ forme incessamment sur la terre et réunit éternellement dans le Ciel, organisme moral, corps spirituel, communion des saints, dont la vie de la foi est le principe et le lien, Jérusalem d’En Haut, composée des rachetés de toute langue et de toute tribu. C’est la vraie Église, c’est la seule Église, à prendre le plan divin dans l’ensemble de son développement, car seule elle passe dans le Royaume éternel de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. On ne saurait trop élever, trop magnifier cette face des choses. Nous irons aussi loin qu’on voudra en ce sens, pourvu qu’on ne porte point atteinte à une autre face également fondée sur le Conseil de Dieu, et non moins réelle par conséquent, savoir l’Église visible, extérieure, concrète, qui a sa constitution propre en rapport avec sa destination, et envers laquelle le lien de l’union et de la soumission doit être religieusement respecté.
Il y a là deux données essentielles qu’il faut maintenir chacune à son rang. C’est bien ce que veut la sagesse ; mais ce n’est pas ce que fait ordinairement la science qui, dans ses préoccupations de l’unité systématique, tend sans cesse à fondre l’un dans l’autre les termes antagonistes, sous prétexte de les coordonner : et bien souvent les écarts de la pratique viennent en aide à ceux de la théorie. Voulez-vous une analogie qui rende cette observation en quelque sorte palpable ? Passez de l’Église aux Sacrements, et voyez ce qu’ils sont devenus dans le conflit de la double direction formaliste et mystique que l’histoire nous montre à toutes les époques. Ici, le fait interne est sacrifié au fait externe ; là c’est l’opposé. Ici, un spiritualisme outré va jusqu’à laisser tomber complètement la Cène et le baptême, pour ne retenir que la communion et le baptême du Saint-Esprit (Quakers, par exemple). Là on attribue au rite une vertu et une efficacité inhérentes, on divinise l’opus operatum, on suspend à l’observance religieuse toutes les grâces évangéliques (haut anglicanisme, haut luthéranisme, sans parler du catholicisme).
Au fond, la question des Sacrements est la même que celle de l’Église ; le sacramentalisme et l’ecclésiasticisme, c’est tout un. Ils sont à la fois cause et effet l’un de l’autre. Et les erreurs inverses qui frappent immédiatement dans la question des sacrements, en font entrevoir d’analogues dans la question de l’Église. Des deux parts on peut volatiliser sous ombre de spiritualiser, ou matérialiser par respect pour la forme et pour la lettre.
La circonspection est d’autant plus nécessaire en présence du mouvement critique de nos jours, qui ébranle et renverse plus qu’il n’édifie. J’aime à penser que ce grand travail est destiné à mettre la constitution ecclésiastique en rapport avec le nouvel état social où nous entrons ; mais ce qu’il prépare, il ne l’a pas encore donné, et, selon la loi des réactions, il penche visiblement vers un extrême. Je me tiendrai donc aux faits.