Saint Augustin discute d’abord la question du fatalisme, pour confondre ceux qui expliquaient la prospérité de l’empire romain par le fatum, comme il a fait précédemment pour ceux qui l’attribuaient à la protection des faux dieux. Amené de la sorte à traiter de la prescience divine, il prouve qu’elle n’ôte point le libre arbitre de notre volonté. Il parle ensuite des anciennes mœurs des Romains, et fait comprendre par quel mérite ou par quel arrêt de la divine justice ils ont obtenu, pour l’accroissement de leur empire, l’assistance du vrai Dieu qu’ils n’adoraient pas. Enfin il enseigne en quoi des empereurs chrétiens doivent faire consister la félicité.
Puisqu’il est constant que tous nos désirs possibles ont pour terme la félicité, laquelle n’est point une déesse, mais un don de Dieu, et qu’ainsi les hommes ne doivent point adorer d’autre Dieu que celui qui peut les rendre heureux (car si la félicité était une déesse, elle seule devrait être adorée), voyons maintenant pourquoi Dieu, qui a dans ses mains, avec tout le reste, cette sorte de biens que peuvent posséder les hommes mêmes qui ne sont pas bons, ni par conséquent heureux, a voulu donner à l’empire romain tant de grandeur et de durée : avantage que leurs innombrables divinités étaient incapables de leur assurer, ainsi que nous l’avons déjà fait voir amplement, et que nous le montrerons à l’occasion.
La cause de la grandeur de l’empire romain n’est ni fortuite, ni fatale, à prendre ces mots dans le sens de ceux qui appellent fortuit ce qui arrive sans cause ou ce dont les causes ne se rattachent à aucun ordre raisonnable, et fatal, ce qui arrive sans la volonté de Dieu ou des hommes, en vertu d’une nécessité inhérente à l’ordre des choses. Il est hors de doute, en effet, que c’est la providence de Dieu qui établit les royaumes de la terre ; et si quelqu’un vient soutenir qu’ils dépendent du destin, en appelant destin la volonté de Dieu ou sa puissance, qu’il garde son sentiment, mais qu’il corrige son langage. Car pourquoi ne pas dire tout d’abord ce qu’il dira ensuite quand on lui demandera ce qu’il entend par destin ? Le destin, en effet, dans le langage ordinaire, désigne l’influence de la position des astres sur les événements, comme il arrive, dit-on, à la naissance d’une personne ou au moment qu’elle est conçue. Or, les uns veulent que cette influence ne dépende pas de la volonté de Dieu, les autres qu’elle en dépende.
Mais, à dire vrai, le sentiment qui affranchit nos actions de la volonté de Dieu, et fait dépendre des astres nos biens et nos maux, doit être rejeté, non-seulement de quiconque professe la religion véritable, mais de ceux-là mêmes qui en ont une fausse, quelle qu’elle soit. Car où tend cette opinion, si ce n’est à supprimer tout culte et toute prière ? Mais ce n’est pas à ceux qui la soutiennent que nous nous adressons présentement ; nos adversaires sont les païens qui, pour la défense de leurs dieux, font la guerre à la religion chrétienne. Quant à ceux qui font dépendre de la volonté de Dieu la position des étoiles, s’ils croient qu’elles tiennent de lui, par une sorte de délégation de son autorité, le pouvoir de décider à leur gré de la destinée et du bonheur des hommes, ils font une grande injure au ciel de s’imaginer que dans cette cour brillante, dans ce sénat radieux, on ordonne des crimes tellement énormes qu’un État qui en ordonnerait de semblables, verrait le genre humain tout entier se liguer pour le détruire. D’ailleurs, si les astres déterminent nécessairement les actions des hommes, que reste-t-il à la décision de Celui qui est le maître des astres et des hommes ? Dira-t-on que les étoiles ne tiennent pas de Dieu le pouvoir de disposer à leur gré des choses humaines, mais qu’elles se bornent à exécuter ses ordres ? Nous demanderons comment il est possible d’imputer à la volonté de Dieu ce qui serait indigne de celle des étoiles. Il ne reste donc plus qu’à soutenir, comme ont fait quelques hommes[1] d’un rare savoir, que les étoiles ne font pas les événements, mais qu’elles les annoncent, qu’elles sont des signes et non des causes. Je réponds que les astrologues n’en parlent pas de la sorte. Ils ne disent pas, par exemple : Dans telle position Mars annonce un assassin ; ils disent Mars fait un assassin. Je veux toutefois qu’ils ne s’expliquent pas exactement, et qu’il faille les renvoyer aux philosophes pour apprendre d’eux à s’énoncer comme il faut, et à dire que les étoiles annoncent ce qu’ils disent qu’elles font ; d’où vient qu’ils n’ont jamais pu rendre compte de la diversité qui se rencontre dans la vie de deux enfants jumeaux, dans leurs actions, dans leur destinée, dans leurs professions, dans leurs talents, dans leurs emplois, en un mot dans toute la suite de leur existence et dans leur mort même ; diversité quelquefois si grande, que des étrangers leur sont plus semblables qu’ils ne le sont l’un à l’autre, quoiqu’ils n’aient été séparés dans leur naissance que par un très-petit espace de temps, et que leur mère les ait conçus dans le même moment ?
[1] Il y a peut-être ici une allusion à Origène. Voyez sur ce point Eusèbe, Præpar. evang., lib. VI, cap. II.
L’illustre médecin Hippocrate a écrit, au rapport de Cicéron, que deux frères étant tombés malades ensemble, la ressemblance des accidents de leur mal, qui s’aggravait et se calmait en même temps, lui fit juger qu’ils étaient jumeaux[1]. De son côté, le stoïcien Posidonius, grand partisan de l’astrologie expliquait le fait en disant que les deux frères étaient nés et avaient été conçus sous la même constellation. Ainsi, ce que le médecin faisait dépendre de la conformité des tempéraments, le philosophe astrologue l’attribuait à celle des influences célestes. Mais la conjecture du médecin est de beaucoup la plus acceptable et la plus plausible ; car on comprend fort bien que ces deux enfants, au moment de la conception, aient reçu de la disposition physique de leurs parents une impression analogue, et qu’ayant pris leurs premiers accroissements au ventre de la même mère, ils soient nés avec la même complexion. Ajoutez à cela que, nourris dans la même maison, des mêmes aliments, respirant le même air, buvant la même eau, faisant les mêmes exercices, toutes choses qui, selon les médecins, influent beaucoup sur la santé, soit en bien, soit en mal, ce genre de vie commun a dû rendre leur tempérament si semblable, que les mêmes causes les faisaient tomber malades en même temps. Mais vouloir expliquer cette conformité physique par la position qu’occupaient les astres au moment de leur conception ou de leur naissance, quand il a pu naître sous ces mêmes astres, semblablement disposés, un si grand nombre d’êtres si prodigieusement différents d’espèces, de dispositions et de destinées, c’est à mon avis le comble de l’impertinence. Je connais des jumeaux qui non-seulement diffèrent dans la conduite et les vicissitudes de leur carrière, mais dont les maladies ne se ressemblent nullement. Il me semble qu’Hippocrate rendrait aisément raison de cette diversité en l’attribuant à la différence des aliments et des exercices, lesquels dépendent de la volonté et non du tempérament ; mais quant à Posidonius ou à tout autre partisan de l’influence fatale des astres, je ne vois pas ce qu’il aurait à dire ici, à moins qu’il ne voulût abuser de la crédulité des personnes peu versées dans ces matières. On essaie de se tirer d’affaire en arguant du petit intervalle qui sépare toujours la naissance de deux jumeaux, d’où provient, dit-on, la différence de leurs horoscopes[2] ; mais ou bien cet intervalle n’est pas assez considérable pour motiver la diversité qui se rencontre dans la conduite des jumeaux, dans leurs actions, leurs mœurs et les accidents de leur vie, où il l’est trop pour s’accorder avec la bassesse ou la noblesse de condition commune aux deux enfants, puisqu’on veut que la condition de chacun dépende de l’heure où il est né. Or, si l’un naît immédiatement après l’autre, de manière à ce qu’ils aient le même horoscope, je demande pour eux une parfaite conformité en toutes choses, laquelle ne peut jamais se rencontrer dans les jumeaux les plus semblables ; et si le second met un si long temps à venir après le premier, que cela change l’horoscope, je demande ce qui ne peut non plus se rencontrer en deux jumeaux, la diversité de père et de mère.
[1] Ce fait curieux ne se rencontre dans aucun des écrits qui nous sont restés, soit de Cicéron, soit d’Hippocrate. Un savant commentateur de saint Augustin, E. Vivès, conjecture que le passage en question devait se trouver dans le petit écrit de Cicéron, De fato, qui n’est parvenu jusqu’à nous qu’incomplet et mutilé.
[2] Horoscope, remarque saint Augustin, veut dire observation de l’heure, horæ notatio (en grec ὡροσϰοπεῐον, d’ὥρα, heure, et αϰοπεῑν, observer).
On aurait donc vainement recours au fameux argument de la roue du potier, que Nigidius[1] imagina, dit-on, pour sortir de cette difficulté, et qui lui valut le surnom de Figulus[2]. Il imprima à une roue de potier le mouvement le plus rapide possible, et pendant qu’elle le tournait, il la marqua d’encre à deux reprises, mais si rapprochées, qu’on aurait pu croire qu’il ne l’avait touchée qu’une fois ; or, quand on eut arrêté la roue, on y trouva deux marques, séparées l’une de l’autre par un intervalle assez grand. C’est ainsi, disait-il, qu’avec la rotation de la sphère céleste, encore que deux jumeaux se suivent d’aussi près que les deux coups dont j’ai touché la roue, cela fait dans le ciel une grande distance, d’où résulte la diversité qui se rencontre dans les mœurs des deux enfants et dans les accidents de leur destinée. À mon avis, cet argument est plus fragile encore que les vases façonnés avec la roue du potier. Car si cet énorme intervalle qui se trouve dans le ciel entre la naissance de deux jumeaux, est cause qu’il vient un héritage à celui-ci et non à celui-là, sans que leur horoscope pût faire deviner cette différence, comment ose-t-on prédire à d’autres personnes dont on prend l’horoscope, et qui ne sont point jumelles, qu’il leur arrivera de semblables bonheurs dont la cause est impénétrable, et cela avec la prétention de faire tout dépendre du moment précis de la naissance. Diront-ils que dans l’horoscope de ceux qui ne sont point jumeaux, ils fondent leurs prédictions sur de plus grands intervalles de temps, au lieu que la courte distance qui se rencontre entre la naissance de deux jumeaux ne peut produire dans leur destinée que de petites différences, sur lesquelles on n’a pas coutume de consulter les astrologues, telles que s’asseoir, se promener, se mettre à table, manger ceci ou cela ? mais ce n’est pas là résoudre la difficulté, puisque la différence que nous signalons entre les jumeaux comprend leurs mœurs, leurs inclinations et les vicissitudes de leur destinée.
[1] Nigidius, célèbre astrologue, contemporain de Varron ; il est question de ses prédictions dans Suétone (Vie d’Auguste, chap. 94) et dans Lucain (lib. I, vers. 639 et seq.)
[2] Figulus veut dire potier.
Du temps de nos premiers pères naquirent deux jumeaux (pour ne parler que des plus célèbres), qui se suivirent de si près en venant au monde, que le premier tenait l’autre par le pied[1]. Cependant leur vie et leurs mœurs furent si différentes, leurs actions si contraires, l’affection de leurs parents si dissemblable, que le petit intervalle qui sépara leur naissance suffit pour les rendre ennemis. Qu’est-ce à dire ? S’agit-il de savoir pourquoi l’un se promenait quand l’autre était assis, pourquoi celui-ci dormait ou gardait le silence quand celui-là veillait ou parlait ? nullement ; car de si petites différences tiennent à ces courts intervalles de temps que ne sauraient mesurer ceux qui signalent la position des astres au moment de la naissance, pour consulter ensuite les astrologues. Mais point du tout : l’un des jumeaux de la Bible a été longtemps serviteur à gages, l’autre n’a pas été serviteur ; l’un était aimé de sa mère, l’autre ne l’était pas ; l’un perdit son droit d’aînesse, si important chez les Juifs, et l’autre l’acquit. Parlerai-je de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens ? Quelle diversité à cet égard entre les deux frères ? Si tout cela est une suite du petit intervalle qui sépare la naissance des deux jumeaux et ne peut être attribué aux constellations, je demande encore comment on ose, sur la foi des constellations, prédire à d’autres leur destinée ? Aime-t-on mieux dire que les destinées ne dépendent pas de ces intervalles imperceptibles, mais bien d’espaces de temps plus grands qui peuvent être observés ? À quoi sert alors ici la roue du potier, sinon à faire tourner des cœurs d’argile et à cacher le néant de la science astrologique ?
[1] Gen. XXV, 25.
Ces deux frères, dont la maladie augmentait ou diminuait en même temps, et qu’à ce signe le coup d’œil médical d’Hippocrate reconnut jumeaux, ne suffisent-ils pas à confondre ceux qui veulent imputer aux astres une conformité qui s’explique par celle du tempérament ? Car, d’où vient qu’ils étaient malades en même temps, au lieu de l’être l’un après l’autre, suivant l’ordre de leur naissance, qui n’avait pu être simultanée ? Ou si le moment différent de leur naissance n’a pu faire qu’ils fussent malades en des moments différents, de quel droit vient-on soutenir que cette première différence en a produit une foule d’autres dans leurs destinées ? Quoi ! ils ont pu voyager en des temps différents, se marier, avoir des enfants, toujours en des temps différents, et cela, dit-on, parce qu’ils étaient nés en des temps différents ; et ils n’ont pu être malades en des temps différents ! Si la différence dans l’heure de la naissance a influé sur l’horoscope et causé les mille diversités de leurs destinées, pourquoi l’identité dans le moment de la conception s’est-elle fait sentir par la conformité de leurs maladies ? Dira-t-on que les destins de la santé sont attachés au moment de la conception, et ceux du reste de la vie au moment de la naissance ? mais alors les astrologues ne devraient rien prédire touchant la santé d’après les constellations de la naissance, puisqu’on leur laisse forcément ignorer le moment de la conception. D’un autre côté, si on prétend prédire les maladies sans consulter l’horoscope de la conception, sous prétexte qu’elles sont indiquées par le moment de la naissance, comment aurait-on pu annoncer à un de nos jumeaux, d’après l’heure où il était né, à quelle époque il serait malade, puisque l’intervalle qui a séparé la naissance des deux frères ne les a pas empêchés de tomber malades en même temps. Je demande en outre à ceux qui soutiennent que le temps qui s’écoule entre la naissance de deux jumeaux est assez considérable pour changer les constellations et l’horoscope, et tous ces ascendants mystérieux qui ont tant d’influence sur les destinées, je demande, dis-je, comment cela est possible, puisque les deux jumeaux ont été nécessairement conçus au même instant. De plus, si les destinées de deux jumeaux peuvent être différentes quant au moment de la naissance, bien qu’ils aient été conçus au même instant, pourquoi les destinées de deux enfants nés en même temps ne seraient-elles pas différentes pour la vie et pour la mort ? En effet, si le même moment où ils ont été conçus n’a pas empêché que l’un ne vînt avant l’autre, je ne vois pas par quelle raison le même moment où ils sont nés s’opposerait à ce que celui-ci mourût avant celui-là ; et si une conception simultanée a eu pour eux des effets si différents dans le ventre de leurs mères, pourquoi une naissance simultanée ne serait-elle pas suivie dans le cours de la vie d’accidents non moins divers, de manière à confondre également toutes les rêveries d’un art chimérique ? Quoi ! deux enfants conçus au même moment, sous la même constellation, peuvent avoir, même à l’heure de la naissance, une destinée différente ; et deux enfants, nés dans le même instant et sous les mêmes signes, de deux différentes mères, ne pourront pas avoir deux destinées différentes qui fassent varier les accidents de leur vie et de leur mort, à moins qu’on ne s’avise de prétendre que les enfants, bien que déjà conçus, ne peuvent avoir une destinée qu’à leur naissance ? Mais pourquoi dire alors que, si l’on pouvait savoir le moment précis de la conception, les astrologues feraient des prophéties encore plus surprenantes, ce qui a donné lieu à cette anecdote, que plusieurs aiment à répéter, d’un certain sage qui sut choisir son heure pour avoir de sa femme un enfant merveilleux. Cette opinion était aussi celle de Posidonius, grand astrologue et philosophe, puisqu’il expliquait la maladie simultanée de nos jumeaux par la simultanéité de leur naissance et de leur conception. Remarquez qu’il ajoutait conception, afin qu’on ne lui objectât pas que les deux jumeaux n’étaient pas nés au même instant précis ; il lui suffisait qu’ils eussent été conçus en même temps pour attribuer leur commune maladie, non à la ressemblance de leur tempérament, mais à l’influence des astres. Mais si le moment de la conception a tant de force pour régler les destinées et les rendre semblables, la naissance ne devrait pas les diversifier ; ou, si l’on dit que les destinées des jumeaux sont différentes à cause qu’ils naissent en des temps différents, que ne dit-on qu’elles sont déjà changées par cela seul qu’ils naissent en des temps différents ? Se peut-il que la volonté des vivants ne change point les destins de la naissance, lorsque l’ordre même de la naissance change ceux de la conception ?
Il arrive même souvent dans la conception des jumeaux, laquelle a certainement lieu au même moment et sous la même constellation, que l’un est mâle et l’autre femelle. Je connais deux jumeaux de sexe différent qui sont encore vivants et dans la fleur de l’âge. Bien qu’ils se ressemblent extérieurement autant que le comporte la différence des sexes, ils mènent toutefois un genre de vie très-opposé, et cela, bien entendu, abstraction faite des occupations qui sont propres au sexe de chacun : l’un est comte, militaire, et voyage presque toujours à l’étranger ; l’autre ne quitte jamais son pays, pas même sa maison de campagne. Mais voici ce qui paraîtra incroyable si l’on croit à l’influence des astres ; et ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère le libre arbitre de l’homme et la grâce divine : le frère est marié, tandis que la sœur est vierge consacrée à Dieu ; l’un a beaucoup d’enfants, et l’autre n’en veut point avoir. On dira, je le sais, que la force de l’horoscope est grande. Pour moi, je pense en avoir assez prouvé la vanité ; et, après tout, les astrologues tombent d’accord qu’il n’a de pouvoir que pour la naissance. Donc il est inutile pour la conception, laquelle s’opère indubitablement par une seule action, puisque tel est l’ordre inviolable de la nature qu’une femme qui vient de concevoir cesse d’être propre à la conception ; d’où il résulte que deux jumeaux sont de toute nécessité conçus au même instant précis[1]. Dira-t-on qu’étant nés sous un horoscope différent, ils ont été changés au moment de leur naissance, l’un en mâle et l’autre en femelle ? Peut-être ne serait-il pas tout à fait absurde de soutenir que les influences des astres soient pour quelque chose dans la forme des corps : ainsi, l’approche ou l’éloignement du soleil produit la variété des saisons, et suivant que la lune est à son croissant ou à son décours, on voit certaines choses augmenter ou diminuer, comme les hérissons de mer, les huîtres et les marées ; mais vouloir soumettre aux mêmes influences les volontés des hommes, c’est nous donner lieu de chercher des raisons pour en affranchir jusqu’aux objets corporels. Qu’y a-t-il de plus réellement corporel que le sexe ? et cependant des jumeaux de sexe différent peuvent être conçus sous la même constellation. Aussi, n’est-ce pas avoir perdu le sens que de dire ou de croire que la position des astres, qui a été la même pour ces deux jumeaux au moment de leur conception, n’a pu leur donner un même sexe, et que celle qui a présidé au moment de leur naissance a pu les engager dans des états aussi peu semblables que le mariage et la virginité ?
[1] Saint Augustin parait ici trop absolu. Il a contre lui l’autorité des grands naturalistes de l’antiquité : Hippocrate (De superfet.), Aristote (Hist. anim., lib, VII, cap. 4) et Pline (Béat. nat., lib. vii, cap. 11).
Comment s’imaginer qu’en choisissant tel ou tel jour pour commencer telle ou telle entreprise, on puisse se faire de nouveaux destins ? Cet homme, disent-ils, n’était pas né pour avoir un fils excellent, mais plutôt pour en avoir un méprisable ; mais il a eu l’art, voulant devenir père, de choisir son heure. Il s’est donc fait un destin qu’il n’avait pas, et par là une fatalité a commencé pour lui, qui n’existait pas au moment de sa naissance. Étrange folie ! on choisit un jour pour se marier, et c’est, j’imagine, pour ne pas tomber, faute de choix, sur un mauvais jour, en d’autres termes, pour ne pas faire un mariage malheureux ; mais, s’il en est ainsi, à quoi servent les destins attachés à notre naissance ? Un homme peut-il, par le choix de tel ou tel jour, changer sa destinée, et ce que sa volonté détermine ne saurait-il être changé par une puissance étrangère ? D’ailleurs, s’il n’y a sous le ciel que les hommes qui soient soumis aux influences des astres, pourquoi choisir certains jours pour planter, pour semer, d’autres jours pour dompter les animaux, pour les accoupler, et pour toutes les opérations semblables ? Si l’on dit que ce choix a de l’importance, parce que tous les corps animés ou inanimés sont assujettis à l’action des astres, il suffira de faire observer combien d’êtres naissent ou commencent en même temps, dont la destinée est tellement différente que cela suffit pour faire rire un enfant, même aux dépens de l’astrologie. Où est en effet l’homme assez dépourvu de sens pour croire que chaque arbre, chaque plante, chaque bête, serpent, oiseau, vermisseau, ait pour naître son moment fatal ? Cependant, pour éprouver la science des astrologues, on a coutume de leur apporter l’horoscope des animaux et de donner la palme à ceux qui s’écrient en le regardant : Ce n’est pas un homme qui est né, c’est une bête. Ils vont jusqu’à désigner hardiment à quelle espèce elle appartient, si c’est une bête à laine ou une bête de trait, si elle est propre au labourage ou à la garde de la maison. On les consulte même sur la destinée des chiens, et l’on écoute leurs réponses avec de grands applaudissements. Les hommes seraient-ils donc assez sots pour s’imaginer que la naissance d’un homme arrête si bien le développement de tous les autres germes, qu’une mouche ne puisse naître sous la même constellation que lui ? car, si on admet la production d’une mouche, il faudra remonter par une gradation nécessaire à la naissance d’un chameau ou d’un éléphant. Ils ne veulent pas remarquer qu’au jour choisi par eux pour ensemencer un champ, il y a une infinité de grains qui tombent sur terre ensemble, germent ensemble, lèvent, croissent, mûrissent en même temps, et que cependant, de tous ces épis de même âge et presque de même germe, les uns sont brûlés par la nielle, les autres mangés par les oiseaux, les autres arrachés par les passants. Dira-t-on que ces épis, dont la destinée est si différente, sont sous l’influence de différentes constellations, ou, si on ne peut le dire, conviendra-t-on de la vanité du choix des jours et de l’impuissance des constellations sur les êtres inanimés, ce qui réduit leur empire à l’espèce humaine, c’est-à-dire aux seuls êtres de ce monde à qui Dieu ait donné une volonté libre ? Tout bien considéré, il y a quelque raison de croire que si les astrologues étonnent quelquefois par la vérité de leurs réponses, c’est qu’ils sont secrètement inspirés par les démons, dont le soin le plus assidu est de propager dans les esprits ces fausses et dangereuses opinions sur l’influence fatale des astres ; de sorte que ces prétendus devins n’ont été en rien guidés dans leurs prédictions par l’inspection de l’horoscope, et que toute leur science des astres se trouve réduite à rien.
Quant à ceux qui appellent destin, non la disposition des astres au moment de la conception ou de la naissance, mais la suite et l’enchaînement des causes qui produisent tout ce qui arrive dans l’univers, je ne m’arrêterai pas à les chicaner sur un mot, puisqu’au fond ils attribuent cet enchaînement de causes à la volonté et à la puissance souveraine d’un principe souverain qui est Dieu même, dont il est bon et vrai de croire qu’il sait d’avance et ordonne tout, étant le principe de toutes les puissances sans l’être de toutes les volontés. C’est donc cette volonté de Dieu, dont la puissance irrésistible éclate partout, qu’ils appellent destin, comme le prouvent ces vers dont Annæus Sénèque est l’auteur, si je ne me trompe :
« Conduis-moi, père suprême, dominateur du vaste univers, conduis-moi partout où tu voudras, je t’obéis sans différer ; me voilà. Fais que je te résiste, et il faudra encore que je t’accompagne en gémissant ; il faudra que je subisse, en devenant coupable, le sort que j’aurais pu accepter avec une résignation vertueuse. Les destins conduisent qui les suit et entraînent qui leur résiste[1] ».
Il est clair que le poète appelle destin au dernier vers, ce qu’il a nommé plus haut la volonté du père suprême, qu’il se déclare prêt à suivre librement, afin de n’en pas être entraîné : « Car les destins conduisent qui les suit, et entraînent qui leur résiste ». C’est ce qu’expriment aussi deux vers homériques traduits par Cicéron :
« Les volontés des hommes sont ce que les fait Jupiter, le père tout-puissant, qui fait briller sa lumière autour de l’univers[2] ».
Je ne voudrais pas donner une grande autorité à ce qui ne serait qu’une pensée de poète ; mais, comme Cicéron nous apprend que les stoïciens avaient coutume de citer ces vers d’Homère en témoignage de la puissance du destin, il ne s’agit pas tant ici de la pensée d’un poète que de celle d’une école de philosophes, qui nous font voir très-clairement ce qu’ils entendent par destin, puisqu’ils appellent Jupiter ce dieu suprême dont ils font dépendre l’enchaînement des causes.
[1] Ces vers se trouvent dans les lettres de Sénèque (Epist. 107), qui les avait empruntés, en les traduisant habilement, au poète et philosophe Cléanthe le stoïcien.
[2] Ces deux vers sont dans l’Odyssée, chant xviii, v. 136, 137. L’ouvrage où Cicéron les cite et les traduit n’est pas arrivé jusqu’à nous. Facciolati conjecture que ce pouvait être dans un des livres perdus des Académiques.
Cicéron s’attache à réfuter le système stoïcien, et il ne croit pas en venir à bout, s’il ne supprime d’abord la divination ; mais en la supprimant il va jusqu’à nier toute science des choses à venir. Il soutient de toutes ses forces que cette science ne se rencontre ni en Dieu, ni dans l’homme, et que toute prédiction est chose nulle. Par-là, il nie la prescience de Dieu et s’inscrit en faux contre toutes les prophéties, fussent-elles plus claires que le jour, sans autre appui que de vains raisonnements et certains oracles faciles à réfuter et qu’il ne réfute même pas. Tant qu’il n’a affaire qu’aux prophéties des astrologues, qui se détruisent elles-mêmes, son éloquence triomphe ; mais cela n’empêche pas que la thèse de l’influence fatale des astres ne soit au fond plus supportable que la sienne, qui supprime toute connaissance de l’avenir. Car, admettre un Dieu et lui refuser la prescience, c’est l’extravagance la plus manifeste. Cicéron l’a fort bien senti, mais il semble qu’il ait voulu justifier cette parole de l’Écriture : « L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu[1] ». Au reste, il ne parle pas en son nom ; et ne voulant pas se donner l’odieux d’une opinion fâcheuse, il charge Cotta, dans le livre De la nature des dieux, de discuter contre les stoïciens et de soutenir que la divinité n’existe pas. Quant à ses propres opinions, il les met dans la bouche de Balbus, défenseur des stoïciens[2]. Mais au livre De la divination, Cicéron n’hésite pas à se porter en personne l’adversaire de la prescience. Il est clair que son grand et unique objet, c’est d’écarter le destin et de sauver le libre arbitre, étant persuadé que si l’on admet la science des choses à venir, c’est une conséquence inévitable qu’on ne puisse nier le destin. Pour nous, laissons les philosophes s’égarer dans le dédale de ces combats et de ces disputes, et, convaincus qu’il existe un Dieu souverain et unique, croyons également qu’il possède une volonté, une puissance et une prescience souveraines. Ne craignons pas que les actes que nous produisons volontairement ne soient pas des actes volontaires ; car ces actes, Dieu les a prévus, et sa prescience est infaillible. C’est cette crainte qui a porté Cicéron à combattre la prescience, et c’est elle aussi qui a fait dire aux stoïciens que tout n’arrive pas nécessairement dans l’univers, bien que tout y soit soumis au destin.
Qu’est-ce donc que Cicéron appréhendait si fort dans la prescience, pour la combattre avec une si déplorable ardeur ? C’est, sans doute, que si tous les événements à venir sont prévus, ils ne peuvent manquer de s’accomplir dans le même ordre où ils ont été prévus ; or, s’ils s’accomplissent dans cet ordre, il y a donc un ordre des événements déterminé dans la prescience divine ; et si l’ordre des événements est déterminé, l’ordre des causes l’est aussi, puisqu’il n’y a point d’événement possible qui ne soit précédé par quelque cause efficiente. Or, si l’ordre des causes, par qui arrive tout ce qui arrive, est déterminé, tout ce qui arrive, dit Cicéron, est l’ouvrage du destin. « Ce point accordé, ajoute-t-il, toute l’économie de la vie humaine est renversée ; c’est en vain qu’on fait des lois, en vain qu’on a recours aux reproches, aux louanges, au blâme, aux exhortations ; il n’y a point de justice à récompenser les bons ni à punir les méchants[3] ». C’est donc pour prévenir des conséquences si monstrueuses, si absurdes, si funestes à l’humanité, qu’il rejette la prescience et réduit les esprits religieux à faire un choix entre ces deux alternatives qu’il déclare incompatibles : ou notre volonté a quelque pouvoir, ou il y a une prescience. Démontrez-vous une de ces deux choses ? par là même, suivant Cicéron, vous détruisez l’autre, et vous ne pouvez affirmer le libre arbitre sans nier la prescience. C’est pour cela que ce grand esprit, en vrai sage, qui connaît à fond les besoins de la vie humaine, se décide pour le libre arbitre ; mais, afin de l’établir, il nie toute science des choses futures ; et voilà comme en voulant faire l’homme libre il le fait sacrilège. Mais un cœur religieux repousse cette alternative ; il accepte l’un et l’autre principe, les confesse également vrais, et leur donne pour base commune la foi qui vient de la piété. Comment cela ? dira Cicéron ; car, la prescience étant admise, il en résulte une suite de conséquences étroitement enchaînées qui aboutissent à conclure que notre volonté ne peut rien ; et si on admet que notre volonté puisse quelque chose, il faut, en remontant la chaîne, aboutir à nier la prescience. Et, en effet, si la volonté est libre, le destin ne fait pas tout ; si le destin ne fait pas tout, l’ordre de toutes les causes n’est point déterminé ; si l’ordre de toutes les causes n’est point déterminé, l’ordre de tous les événements n’est point déterminé non plus dans la prescience divine, puisque tout événement suppose avant lui une cause efficiente ; si l’ordre des événements n’est point déterminé pour la prescience divine, il n’est pas vrai que toutes choses arrivent comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient ; et si toutes choses n’arrivent pas comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient, il n’y a pas, conclut Cicéron, de prescience en Dieu.
Contre ces témérités sacrilèges du raisonnement, nous affirmons deux choses : la première, c’est que Dieu connaît tous les événements avant qu’ils ne s’accomplissent ; la seconde, c’est que nous faisons par notre volonté tout ce que nous sentons et savons ne faire que parce que nous le voulons. Nous sommes si loin de dire avec les stoïciens : le destin fait tout, que nous croyons qu’il ne fait rien, puisque nous démontrons que le destin, en entendant par-là, suivant l’usage, la disposition des astres au moment de la naissance ou de la conception, est un mot creux qui désigne une chose vaine. Quant à l’ordre des causes, où la volonté de Dieu a la plus grande puissance, nous ne la nions pas, mais nous ne lui donnons pas le nom de destin, à moins qu’on ne fasse venir le fatum de fari, parler[4] ; car nous ne pouvons contester qu’il ne soit écrit dans les livres saints : « Dieu a parlé une fois, et j’ai entendu ces deux choses : la puissance est à Dieu, et la miséricorde est aussi à vous, ô mon Dieu, qui rendrez à chacun selon ses œuvres[5] ». Or, quand le psalmiste dit : Dieu a parlé une fois, il faut entendre une parole immobile, immuable, comme la connaissance que Dieu a de tout ce qui doit arriver et de tout ce qu’il doit faire. Nous pourrions donc entendre ainsi le fatum, si on ne le prenait d’ordinaire en un autre sens, que nous ne voulons pas laisser s’insinuer dans les cœurs. Mais la vraie question est de savoir si, du moment qu’il y a pour Dieu un ordre déterminé de toutes les causes, il faut refuser tout libre arbitre à la volonté. Nous le nions ; et en effet, nos volontés étant les causes de nos actions, font elles-mêmes partie de cet ordre des causes qui est certain pour Dieu et embrassé par sa prescience. Par conséquent, celui qui a vu d’avance toutes les causes des événements, n’a pu ignorer parmi ces causes les volontés humaines, puisqu’il y a vu d’avance les causes de nos actions.
L’aveu même de Cicéron, que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente, suffit ici pour le réfuter. Il ne lui sert de rien d’ajouter que toute cause n’est pas fatale, qu’il y en a de fortuites, de naturelles, de volontaires ; c’est assez qu’il reconnaisse que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente. Car, qu’il y ait des causes fortuites, d’où vient même le nom de fortune, nous ne le nions pas ; nous disons seulement que ce sont des causes cachées, et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou à celle de quelque esprit. De même pour les causes naturelles, que nous ne séparons pas de la volonté du créateur de la nature. Restent les causes volontaires, qui se rapportent soit à Dieu, soit aux anges, soit aux hommes, soit aux bêtes, si toutefois on peut appeler volontés ces mouvements d’animaux privés de raison, qui les portent à désirer ou à fuir ce qui convient ou ne convient pas à leur nature. Quand je parle des volontés des anges, je réunis par la pensée les bons anges ou anges de Dieu avec les mauvais anges ou anges du diable, et ainsi des hommes, bons ou méchants. Il suit de là qu’il n’y a point d’autres causes efficientes de tout ce qui arrive que les causes volontaires, c’est-à-dire procédant de cette nature qui est l’esprit de vie. Car l’air ou le vent s’appelle aussi en latin esprit ; mais comme c’est un corps, ce n’est point l’esprit de vie. Le véritable esprit de vie, qui vivifie toutes choses et qui est le créateur de tout corps et de tout esprit créé, c’est Dieu, l’esprit incréé. Dans sa volonté réside la toute-puissance, par laquelle il aide les bonnes volontés des esprits créés, juge les mauvaises, les ordonne toutes, accorde la puissance à celles-ci et la refuse à celles-là. Car, comme il est le créateur de toutes les natures, il est le dispensateur de toutes les puissances, mais non pas de toutes les volontés, les mauvaises volontés ne venant pas de lui, puisqu’elles sont contre la nature qui vient de lui. Pour ce qui est des corps, ils sont soumis aux volontés, les uns aux nôtres, c’est-à-dire aux volontés de tous les animaux mortels, et plutôt des hommes que des bêtes ; les autres à celles des anges ; mais tous sont soumis principalement à la volonté de Dieu, à qui même sont soumises toutes les volontés en tant qu’elles n’ont de puissance que par lui. Ainsi donc, la cause qui fait les choses et qui n’est point faite, c’est Dieu. Les autres causes font et sont faites : tels sont tous les esprits créés et surtout les raisonnables. Quant aux causes corporelles, qui sont plutôt faites qu’elles ne font, on ne doit pas les compter au nombre des causes efficientes, parce qu’elles ne peuvent que ce que font par elles les volontés des esprits. Comment donc l’ordre des causes, déterminé dans la prescience divine, pourrait-il faire que rien ne dépendît de notre volonté, alors que nos volontés tiennent une place si considérable dans l’ordre des causes ? Que Cicéron dispute tant qu’il voudra contre les stoïciens, qui disent que cet ordre des causes est fatal, ou plutôt qui identifient l’ordre des causes avec ce qu’ils appellent destin[6] ; pour nous, cette opinion nous fait horreur, surtout à cause du mot, que l’usage a détourné de son vrai sens. Mais quand Cicéron vient nier que l’ordre des causes soit déterminé et parfaitement connu de la prescience divine, nous détestons sa doctrine plus encore que ne faisaient les stoïciens ; car, ou il faut qu’il nie expressément Dieu, comme il a essayé de le faire, sous le nom d’un autre personnage, dans son traité De la nature des dieux ; ou si en confessant l’existence de Dieu il lui refuse la prescience, cela revient encore à dire avec l’insensé dont parle l’Écriture : Il n’y a point de Dieu. En effet, celui qui ne connaît point l’avenir n’est point Dieu. En résumé, nos volontés ont le degré de puissance que Dieu leur assigne par sa volonté et sa prescience ; d’où il résulte qu’elles peuvent très-certainement tout ce qu’elles peuvent, et qu’elles feront effectivement ce qu’elles feront, parce que leur puissance et leur action ont été prévues par celui dont la prescience est infaillible. C’est pourquoi, si je voulais me servir du mot destin, je dirais que le destin de la créature est la volonté du Créateur, qui tient la créature en son pouvoir, plutôt que de dire avec les stoïciens que le destin (qui dans leur langage est l’ordre des causes) est incompatible avec le libre arbitre.
[1] Ps. XIII, 1.
[2] Saint Augustin parait ici peu exact et beaucoup trop sévère pour Cicéron, qu’il a traité ailleurs d’une façon plus équitable. Le personnage du De natura deorum qui exprime le mieux les sentiments de Cicéron, ce n’est point Balbus, comme le dit saint Augustin, mais Cotta. De plus, l’académicien Cotta ne représente point l’athéisme, qui aurait plutôt dans l’épicurien Velléius son organe naturel ; Cotta représente les incertitudes de la nouvelle Académie, et ce probabilisme spéculatif où inclinait Cicéron.
[3] Ce passage, attribué à Cicéron par saint Augustin, ne se rencontre pas dans le De divinatione, mais on trouve au chap. 17 du De fato quelques lignes tout à fait analogues.
[4] Cette étymologie est celle des grammairiens de l’antiquité, de Varron en particulier : De ling. lat., lib. VI, § 52.
[5] Ps. LXI, 41.
[6] Voyez Cicéron, De fato, cap. 11 et 12 ; et De divinat. lib. I, cap. 55 ; lib. II, cap. 8.
Cessons donc d’appréhender cette nécessité tant redoutée des stoïciens, et qui leur a fait distinguer deux sortes de causes : les unes qu’ils soumettent à la nécessité, les autres qu’ils en affranchissent, et parmi lesquelles ils placent la volonté humaine, étant persuadés qu’elle cesse d’être libre du moment qu’on la soumet à la nécessité. Et en effet, si on appelle nécessité pour l’homme ce qui n’est pas en sa puissance, ce qui se fait en dépit de sa volonté, comme par exemple la nécessité de mourir, il est évident que nos volontés, qui font que notre conduite est bonne ou mauvaise, ne sont pas soumises à une telle nécessité. Car nous faisons beaucoup de choses que nous ne ferions certainement pas si nous ne voulions pas les faire. Telle est la propre essence du vouloir : si nous voulons, il est ; si nous ne voulons pas, il n’est pas, puisque enfin on ne voudrait pas, si on ne voulait pas. Mais il y a une autre manière d’entendre la nécessité, comme quand on dit qu’il est nécessaire que telle chose soit ou arrive de telle façon ; prise en ce sens, je ne vois dans la nécessité rien de redoutable, rien qui supprime le libre arbitre de la volonté. On ne soumet pas en effet à la nécessité la vie et la prescience divines, en disant qu’il est nécessaire que Dieu vive toujours et prévoie toutes choses, pas plus qu’on ne diminue la puissance divine en disant que Dieu ne peut ni mourir, ni être trompé. Ne pouvoir pas mourir est si peu une impuissance, que si Dieu pouvait mourir, il ne serait pas la puissance infinie. On a donc raison de l’appeler le Tout-Puissant, quoiqu’il ne puisse ni mourir, ni être trompé ; car sa toute-puissance consiste à faire ce qu’il veut et à ne pas souffrir ce qu’il ne veut pas ; double condition sans laquelle il ne serait plus le Tout-Puissant. D’où l’on voit enfin que ce qui fait que Dieu ne peut pas certaines choses, c’est sa toute-puissance même. Pareillement donc, dire qu’il est nécessaire que lorsque nous voulons, nous voulions par notre libre arbitre, c’est dire une chose incontestable ; mais il ne s’ensuit pas que notre libre arbitre soit soumis à une nécessité qui lui ôte sa liberté. Nos volontés restent nôtres, et c’est bien elles qui font ce que nous voulons faire, ou, en d’autres termes, ce qui ne se ferait pas si nous ne le voulions faire. Et quand j’ai quelque chose à souffrir du fait de mes semblables et contre ma volonté propre, il y a encore ici une manifestation de la volonté, non sans doute de ma volonté propre, mais de celle d’autrui, et avant tout de la volonté et de la puissance de Dieu. Car, dans le cas même où la volonté de mes semblables serait une volonté sans puissance, cela viendrait évidemment de ce qu’elle serait empêchée par une volonté supérieure ; elle supposerait donc une autre volonté, tout en restant elle-même une volonté distincte, impuissante à faire ce qu’elle veut. C’est pourquoi, tout ce que l’homme souffre contre sa volonté, il ne doit l’attribuer, ni à la volonté des hommes, ni à celle des anges ou de quelque autre esprit créé, mais à la volonté de Dieu, qui donne le pouvoir aux volontés.
On aurait donc tort de conclure que rien ne dépend de notre volonté, sous prétexte que Dieu a prévu ce qui devait en dépendre. Car ce serait dire que Dieu a prévu là où il n’y avait rien à prévoir. Si en effet celui qui a prévu ce qui devait dépendre un jour de notre volonté, a véritablement prévu quelque chose, il faut conclure que ce quelque chose, objet de sa prescience, dépend en effet de notre volonté. C’est pourquoi nous ne sommes nullement réduits à cette alternative, ou de nier le libre arbitre pour sauver la prescience de Dieu, ou de nier la prescience de Dieu, pensée sacrilège ! pour sauver le libre arbitre ; mais nous embrassons ces deux principes, et nous les confessons l’un et l’autre avec la même foi et la même sincérité : la prescience, pour bien croire ; le libre arbitre, pour bien vivre. Impossible d’ailleurs de bien vivre, si on ne croit pas de Dieu ce qu’il est bien d’en croire. Gardons-nous donc soigneusement, sous prétexte de vouloir être libres, de nier la prescience de Dieu, puisque c’est Dieu seul dont la grâce nous donne ou nous donnera la liberté. Ainsi, ce n’est pas en vain qu’il y a des lois, ni qu’on a recours aux réprimandes, aux exhortations, à la louange et au blâme ; car Dieu a prévu toutes ces choses, et elles ont tout l’effet qu’il a prévu qu’elles auraient ; et de même les prières servent pour obtenir de lui les biens qu’il a prévu qu’il accorderait à ceux qui prient ; et enfin il y a de la justice à récompenser les bons et à châtier les méchants. Un homme ne pèche pas parce que Dieu a prévu qu’il pécherait ; tout au contraire, il est hors de doute que quand il pèche, c’est lui-même qui pèche, celui dont la prescience est infaillible ayant prévu que son péché, loin d’être l’effet du destin ou de la fortune, n’aurait d’autre cause que sa propre volonté. Et sans doute, s’il ne veut pas pécher, il ne pèche pas ; mais alors Dieu a prévu qu’il ne voudrait pas pécher.
Considérez maintenant ce Dieu souverain et véritable qui, avec son Verbe et son Esprit saint, ne forme qu’un seul Dieu en trois personnes, ce Dieu unique et tout-puissant, auteur et créateur de toutes les âmes et de tous les corps, source de la félicité pour quiconque met son bonheur, non dans les choses vaines, mais dans les vrais biens, qui a fait de l’homme un animal raisonnable, composé de corps et d’âme, et après son péché, ne l’a laissé ni sans châtiment, ni sans miséricorde ; qui a donné aux bons et aux méchants l’être comme aux pierres, la vie végétative comme aux plantes, la vie sensitive comme aux animaux, la vie intellectuelle comme aux anges ; ce Dieu, principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre ; qui donne à tout le nombre, le poids et la mesure ; de qui dérive toute production naturelle, quels qu’en soient le genre et le prix : les semences des formes, les formes des semences, le mouvement des semences et des formes ; ce Dieu qui a créé la chair avec sa beauté, sa vigueur, sa fécondité, la disposition de ses organes et la concorde salutaire de ses éléments ; qui a donné à l’âme animale la mémoire, les sens et l’appétit, et à l’âme raisonnable la pensée, l’intelligence et la volonté ; ce Dieu qui n’a laissé aucune de ses œuvres, je ne dis pas le ciel et la terre, je ne dis pas les anges et les hommes, mais les organes du plus petit et du plus vil des animaux, la plume d’un oiseau, la moindre fleur des champs, une feuille d’arbre, sans y établir la convenance des parties, l’harmonie et la paix ; je demande s’il est croyable que ce Dieu ait souffert que les empires de la terre, leurs dominations et leurs servitudes, restassent étrangers aux lois de sa providence ?
Voyons maintenant en faveur de quelles vertus le vrai Dieu, qui tient en ses mains tous les royaumes de la terre, a daigné favoriser l’accroissement de l’empire romain. C’est pour en venir là que nous avons montré, dans le livre précédent, que les dieux que Rome honorait par des jeux ridicules n’ont en rien contribué à sa grandeur ; nous avons montré ensuite, au commencement du présent livre, que le destin est un mot vide de sens, de peur que certains esprits, désabusés de la croyance aux faux dieux, n’attribuassent la conservation et la grandeur de l’empire romain à je ne sais quel destin plutôt qu’à la volonté toute-puissante du Dieu souverain.
Les anciens Romains adoraient, il est vrai, les faux dieux, et offraient des victimes aux démons, à l’exemple de tous les autres peuples de l’univers, le peuple hébreu excepté ; mais leurs historiens leur rendent ce témoignage qu’ils étaient « avides de renommée et prodigues d’argent, contents d’une fortune honnête et insatiables de gloire[1] ». C’est la gloire qu’ils aimaient ; pour elle ils voulaient vivre, pour elle ils surent mourir. Cette passion étouffait dans leurs cœurs toutes les autres. Convaincus qu’il était honteux pour leur patrie d’être esclave, et glorieux pour elle de commander, ils la voulurent libre d’abord pour la faire ensuite souveraine. C’est pourquoi, ne pouvant souffrir l’autorité des rois, ils créèrent deux chefs annuels qu’ils appelèrent consuls. Qui dit roi ou seigneur, parle d’un maître qui règne et domine ; un consul, au contraire, est une sorte de conseiller[2]. Les Romains pensèrent donc que la royauté a un faste également éloigné de la simplicité d’un pouvoir qui exécute la loi, et de la douceur d’un magistrat qui conseille ; ils ne virent en elle qu’une orgueilleuse domination. Ils chassèrent donc les Tarquins, établirent des consuls, et dès lors, comme le rapporte à l’honneur des Romains l’historien déjà cité, « sous ce régime nouveau de liberté, la république, enflammée par un amour passionné de la gloire, s’accrut avec une rapidité incroyable ». C’est donc à cette ardeur de renommée et de gloire qu’il faut attribuer toutes les merveilles de l’ancienne Rome, qui sont, au jugement des hommes, ce qui peut se voir de plus glorieux et de plus digne d’admiration.
Salluste trouve aussi à louer quelques personnages de son siècle, notamment Marcus Caton et Caïus César, dont il dit que la république, depuis longtemps stérile, n’avait jamais produit deux hommes d’un mérite aussi éminent, quoique de mœurs bien différentes. Or, entre autres éloges qu’il adresse à César, il lui fait honneur d’avoir désiré un grand commandement, une armée et une guerre nouvelle où il pût montrer ce qu’il était. Ainsi, c’était le vœu des plus grands hommes que Bellone, armée de son fouet sanglant, excitât de malheureuses nations à prendre les armes, afin d’avoir une occasion de faire briller leurs talents. Et voilà les effets de cette ardeur avide pour les louanges et de ce grand amour de la gloire ! Concluons que les grandes choses faites par les Romains eurent trois mobiles : d’abord l’amour de la liberté, puis le désir de la domination et la passion des louanges. C’est de quoi rend témoignage le plus illustre de leurs poètes, quand il dit : « Porsenna entourait Rome d’une armée immense, voulant lui imposer le retour des Tarquins bannis ; mais les fils d’Énée se précipitaient vers la mort pour défendre la liberté[3] ».
Telle était alors leur unique ambition : mourir vaillamment ou vivre libres. Mais quand ils eurent la liberté, l’amour de la gloire s’empara tellement de leurs âmes, que la liberté n’était rien pour eux si elle n’était accompagnée de la domination. Aussi accueillaient-ils avec la plus grande faveur ces prophéties flatteuses que Virgile mit depuis dans la bouche de Jupiter : « Junon même, l’implacable Junon, qui fatigue aujourd’hui de sa haine jalouse la mer, la terre et le ciel, prendra des sentiments plus doux et protégera, de concert avec moi, la nation qui porte la toge, devenue la maîtresse des autres nations. Telle est ma volonté ; un jour viendra où la maison d’Assaracus imposera son joug à la Thessalie et à l’illustre Mycènes, et dominera sur les Grecs vaincus[4] ».
On remarquera que Virgile fait prédire à Jupiter des événements accomplis de son temps et dont lui-même était témoin ; mais j’ai cité ses vers pour montrer que les Romains, après la liberté, ont tellement estimé la domination, qu’ils en ont fait le sujet de leurs plus hautes louanges. C’est encore ainsi que le même poète préfère à tous les arts des nations étrangères l’art propre aux Romains, celui de régner et de gouverner, de vaincre et de soumettre les peuples : « D’autres, dit-il, animeront l’airain d’un ciseau plus délicat, je le crois sans peine ; ils sauront tirer du marbre des figures pleines de vie. Leur parole sera plus éloquente ; leur compas décrira les mouvements célestes et marquera le lever des étoiles. Toi, Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton empire. Tes arts, les voici : être l’arbitre de la paix, pardonner aux vaincus et dompter les superbes[5] ».
Les Romains, en effet, excellaient d’autant mieux dans ces arts qu’ils étaient moins adonnés aux voluptés qui énervent l’âme et le corps, et à ces richesses fatales aux bonnes mœurs qu’on ravit à des citoyens pauvres pour les prodiguer à d’infâmes histrions. Et comme cette corruption débordait de toutes parts au temps où Salluste écrivait et où chantait Virgile, on ne marchait plus vers la gloire par des voies honnêtes, mais par la fraude et l’artifice. Salluste nous le déclare expressément : « Ce fut d’abord l’ambition, dit-il, plutôt que la cupidité, qui remua les cœurs. Or, le premier de ces vices touche de plus près que l’autre à la vertu. En effet, l’homme de bien et le lâche désirent également la gloire, les honneurs, le pouvoir ; seulement l’homme de bien y marche par la bonne voie ; l’autre, à qui manquent les moyens honnêtes, prétend y arriver par la fraude et le mensonge[6] ». Quels sont ces moyens honnêtes de parvenir à la gloire, aux dignités, au pouvoir ? évidemment ils résident dans la vertu, seule voie où veuillent marcher les gens de bien. Voilà les sentiments qui étaient naturellement gravés dans le cœur des Romains, et je n’en veux pour preuve que ces temples qu’ils avaient élevés, l’un près de l’autre, à la Vertu et à l’Honneur, s’imaginant que ces dons de Dieu étaient des dieux. Rapprocher ces deux divinités de la sorte, c’était assez dire qu’à leurs yeux l’honneur était la véritable fin de la vertu ; c’est à l’honneur, en effet, que tendaient les hommes de bien, et toute la différence entre eux et les méchants, c’est que ceux-ci prétendaient arriver à leurs fins par des moyens déshonnêtes, par le mensonge et les tromperies.
Salluste a donné à Caton un plus bel éloge, quand il a dit de lui : « Moins il courait à la gloire, et plus elle venait à lui ». Qu’est-ce en effet que la gloire, dont les anciens Romains étaient si fortement épris, sinon la bonne opinion des hommes ? Or, au-dessus de la gloire il y a la vertu, qui ne se contente pas du bon témoignage des hommes, mais qui veut avant tout celui de la conscience. C’est pourquoi l’Apôtre a dit : « Notre gloire, à nous, c’est le témoignage de notre conscience[7] ». Et ailleurs : « Que chacun examine ses propres œuvres, et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans les autres[8] ». Ce n’est donc pas à la vertu à courir après la gloire, les honneurs, le pouvoir, tous ces biens, en un mot, que les Romains ambitionnaient et que les gens de bien recherchaient par des moyens honnêtes ; c’est à ces biens, au contraire, à venir vers la vertu ; car la vertu véritable est celle qui se propose le bien pour objet, et ne met rien au-dessus. Ainsi, Caton eut tort de demander des honneurs à la république ; c’était à la république à les lui conférer, à cause de sa vertu, sans qu’il les eût sollicités.
Et toutefois, de ces deux grands contemporains, Caton et César, Caton est incontestablement celui dont la vertu approche le plus de la vérité. Voyez, en effet, ce qu’était alors la république et ce qu’elle avait été autrefois, au jugement de Caton lui-même : « Gardez-vous de croire, dit-il, que ce soit par les armes que nos ancêtres ont élevé la république, alors si petite, à un si haut point de grandeur. S’il en était ainsi, elle serait aujourd’hui plus florissante encore, puisque, citoyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande abondance que nos pères. Mais il est d’autres moyens qui firent leur grandeur, et que nous n’avons plus : au dedans, l’activité ; au dehors, une administration juste ; dans les délibérations, une âme libre, affranchie des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice ; l’État est pauvre, et les particuliers sont opulents ; nous vantons la richesse, nous chérissons l’oisiveté ; entre les bons et les méchants, nulle différence, et toutes les récompenses de la vertu sont le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque chacun de vous ne pense qu’à soi ; esclave, chez soi, de la volupté, et au dehors, de l’argent et de la faveur ? Et voilà pourquoi on se jette sur la république comme sur une proie sans défense[9] ».
Quand on entend Caton ou Salluste parler de la sorte, on est tenté de croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, étaient semblables au portrait qu’ils en tracent avec tant d’admiration ; mais il n’en est rien ; autrement il faudrait récuser le témoignage du même Salluste dans un autre endroit de son ouvrage, que j’ai déjà eu occasion de citer : « Dès la naissance de Rome, dit-il, les injustices des grands amenèrent la séparation du peuple et du sénat, et une suite de dissensions intérieures ; on ne vit fleurir l’équité et la modération qu’à l’époque de l’expulsion des rois, et tant qu’on eut à redouter les Tarquins et la guerre contre l’Étrurie ; mais le danger passé, les patriciens traitèrent les gens du peuple comme des esclaves, accablant celui-ci de coups, chassant celui-là de son champ, gouvernant en maîtres et en rois… Les luttes et les animosités ne prirent fin qu’à la seconde guerre punique, parce qu’alors la terreur s’empara de nouveau des âmes, et, détournant ailleurs leurs pensées et leurs soucis, calma et soumit ces esprits inquiets[10] ». Mais à cette époque même, les grandes choses qui s’accomplissaient étaient l’ouvrage d’un petit nombre d’hommes, vertueux à leur manière, et dont la sagesse, au milieu de ces désordres par eux tolérés, mais adoucis, faisait fleurir la république. C’est ce qu’atteste le même historien, quand il dit que, voulant comprendre comment le peuple romain avait accompli de si grandes choses, soit en paix, soit en guerre, sur terre et sur mer, souvent avec une poignée d’hommes contre des armées redoutables et des rois très-puissants, il avait remarqué qu’il ne fallait attribuer ces magnifiques résultats qu’à la vertu d’un petit nombre de citoyens, laquelle avait donné la victoire à la pauvreté sur la richesse, et aux petites armées sur les grandes. « Mais depuis que Rome, ajoute Salluste, eut été corrompue par le luxe et l’oisiveté, ce fut le tour de la république de soutenir par sa grandeur les vices de ses généraux et de ses magistrats ». Ainsi donc, lorsque Caton célébrait les anciens Romains qui allaient à la gloire, aux honneurs, au pouvoir, par la bonne voie, c’est-à-dire par la vertu, c’est à un bien petit nombre d’hommes que s’adressaient ses éloges ; ils étaient bien rares ceux qui, par leur vie laborieuse et modeste, enrichissaient le trésor public tout en restant pauvres. Et c’est pourquoi la corruption des mœurs amena une situation toute contraire : l’État pauvre et les particuliers opulents.
[1] Salluste, De conj. Catil., cap. 7.
[2] Saint Augustin fait dériver consul de consulere, regnum de rex, et rex de regere.
[3] Virgile, Énéide, livre VIII, vers 646, 647.
[4] Virgile, Énéide, livre I, vers 279 à 285.
[5] Ibid., livre VI, vers 847 et suiv.
[6] Salluste, De conj. Catil., cap. 11.
[7] II Cor. I, 12.
[8] Galat. VI, 1.
[9] Discours de Caton au sénat dans Salluste, De conj. Catil., cap. 52.
[10] Voyez plus haut le chap. 18 du livre.
Après que les royaumes d’Orient eurent brillé sur la terre pendant une longue suite d’années, Dieu voulut que l’empire d’Occident, qui était le dernier dans l’ordre des temps, devînt le premier de tous par sa grandeur et son étendue ; et comme il avait dessein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange et l’honneur, qui mettaient leur gloire dans celle de la patrie, et étaient toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi de leur cupidité et de tous leurs autres vices par ce vice unique : l’amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l’amour de la gloire est un vice. Horace en est convenu, quand il a dit : « L’amour de la gloire enfle-t-il votre cœur ? il y a un remède pour ce mal : c’est de lire un bon livre avec candeur et par trois fois[1] ».
Ecoutez encore ce poète s’élevant dans un de ses chants lyriques contre la passion de dominer : « Dompte ton âme ambitieuse, et tu feras ainsi un plus grand empire que si, réunissant à la Libye la lointaine Gadès, tu soumettais à ton joug les deux Carthage[2] ».
Et cependant, quand on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner ; car si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir infâme. C’est pourquoi Cicéron, dans son ouvrage de la République où il traite de l’éducation du chef de l’État, dit qu’il faut le nourrir de gloire, et s’autorise, pour le prouver, des souvenirs de ses ancêtres, à qui l’amour de la gloire inspira tant d’actions illustres et merveilleuses. Il est donc avéré que les Romains, loin de résister à ce vice, croyaient devoir l’exciter et le développer dans l’intérêt de la république. Aussi bien Cicéron, jusque dans ses livres de philosophie, ne dissimule pas combien ce poison de la gloire lui est doux. Ses aveux sont plus clairs que le jour ; car, tout en célébrant ces hautes études où l’on se propose pour but le vrai bien, et non la vaine gloire, il ne laisse pas d’établir cette maxime générale : « L’honneur est l’aliment des arts ; c’est par amour de la gloire que nous embrassons avec ardeur les études, et toute science discréditée dans l’opinion languit et s’éteint[3] ».
[1] Horace, Epist., I, v. 36, 37.
[2] Carm., lib. II, carm. 2, v. 9-12.
[3] Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 2.
Il vaut donc mieux, n’en doutons point, résister à cette passion que s’y abandonner ; car on est d’autant plus semblable à Dieu qu’on est plus pur de cette impureté. Je conviens qu’en cette vie il n’est pas possible de la déraciner entièrement du cœur de l’homme, les plus vertueux ne cessant jamais d’en être tentés ; mais efforçons-nous au moins de la surmonter par l’amour de la justice, et si l’on voit languir et s’éteindre, parce qu’elles sont discréditées dans l’opinion, des choses bonnes et solides en elles-mêmes, que l’amour de la gloire humaine en rougisse et qu’il cède à l’amour de la vérité. Une preuve que ce vice est ennemi de la vraie foi, quand il vient à l’emporter dans notre cœur sur la crainte ou sur l’amour de Dieu, c’est que Notre-Seigneur dit dans l’Évangile : « Comment pouvez-vous avoir la foi, vous qui attendez la gloire les uns des autres, et ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ?[1] » L’évangéliste dit encore de certaines personnes qui croyaient en Jésus-Christ, mais qui appréhendaient de confesser publiquement leur foi : « Ils ont plus aimé la gloire des hommes que celle de Dieu[2] ». Telle ne fut pas la conduite des bienheureux Apôtres ; car ils prêchaient le christianisme en des lieux où non-seulement il était en discrédit et ne pouvait, par conséquent, selon le mot de Cicéron, rencontrer qu’une sympathie languissante, mais où il était un objet de haine ; ils se souvinrent donc de cette parole du bon Maître, du Médecin des âmes : « Si quelqu’un me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui est dans les cieux, et devant les anges de Dieu[3] ». En vain les malédictions et les opprobres s’élevèrent de toutes parts ; les persécutions les plus terribles, les supplices les plus cruels ne purent les détourner de prêcher la doctrine du salut à la face de l’orgueil humain frémissant. Et quand par leurs actions, leurs paroles et toute leur vie vraiment divine, par leur victoire sur des cœurs endurcis, où ils faisaient pénétrer la justice et la paix, ils eurent acquis dans l’Église du Christ une immense gloire, loin de s’y reposer comme dans la fin de leur vertu, ils la rapportèrent à Dieu, dont la grâce les avait rendus forts et victorieux. C’est à ce foyer qu’ils allumaient l’amour de leurs disciples, les tournant sans cesse vers le seul être capable de les rendre dignes de marcher un jour sur leur trace, et d’aimer le bien sans souci de la vaine gloire, suivant cet enseignement du Maître : « Prenez garde de faire le bien devant les hommes pour être regardés ; autrement vous ne recevrez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux[4] ». D’un autre côté, de peur que ses disciples n’entendissent mal sa pensée, et que leur vertu perdît de ses fruits en se dérobant aux regards, il leur explique à quelle fin ils doivent laisser voir leurs œuvres : « Que vos actions, dit-il, brillent devant les hommes, afin qu’en les voyant ils glorifient votre Père qui est dans les cieux[5] ». Comme s’il disait : Faites le bien, non pour que les hommes vous voient, non pour qu’ils s’attachent à vous, puisque par vous-mêmes vous n’êtes rien, mais pour qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux, et que, s’attachant à lui, ils deviennent ce que vous êtes. Voilà le précepte dont se sont inspirés tous ces martyrs qui ont surpassé les Scévola, les Curtius et les Décius, non moins par leur nombre que par leur vertu ; vertu vraiment solide, puisqu’elle était fondée sur la vraie piété, et qui consistait, non à se donner la mort, mais à savoir la souffrir. Quant à ces Romains, enfants d’une cité terrestre, comme ils ne se proposaient d’autre fin de leur dévouement pour elle que sa conservation et sa grandeur, non dans le ciel, mais sur la terre, non dans la vie éternelle, mais sur ce théâtre mobile du monde, où les morts sont remplacés par les mourants, qu’aimaient-ils, après tout, sinon la gloire qui devait les faire vivre, même après leur mort, dans le souvenir de leurs admirateurs ?
[1] Jean, V, 44.
[2] Ibid. XII, 43.
[3] Matt. X, 33.
[4] Ibid. VI, 1.
[5] Matt. V, 16.
Si donc Dieu, qui ne leur réservait pas une place dans sa cité céleste à côté de ses saints anges, parce qu’il ne les donne qu’à la piété véritable, à celle qui rend à Dieu seul, pour parler comme les Grecs, un culte de latrie[1], si Dieu, dis-je, ne leur eût pas donné la gloire passagère d’un empire florissant, les vertus qu’ils ont déployées afin de parvenir à cette gloire seraient restées sans récompense ; car c’est en parlant de ceux qui font un peu de bien pour être estimés des hommes, que le Seigneur a dit : « Je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense[2] ». Ainsi il est vrai que les Romains ont immolé leurs intérêts particuliers à l’intérêt commun, c’est-à-dire à la chose publique, qu’ils ont surmonté la cupidité, préférant accroître le trésor de l’État que leur propre trésor, qu’ils ont porté dans les conseils de la patrie une âme libre, soumise aux lois, affranchie du joug des vices et des passions ; et toutes ces vertus étaient pour eux le droit chemin pour aller à l’honneur, au pouvoir, à la gloire. Or, ils ont été honorés parmi presque toutes les nations ; ils ont imposé leur pouvoir à un très-grand nombre, et dans tout l’univers, les poètes et les historiens ont célébré leur gloire ; ils n’ont donc pas sujet de se plaindre de la justice du vrai Dieu : ils ont reçu leur récompense.
[1] La théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes : le culte de dulie (du grec δουλεία), qui est dû à Dieu en tant que Seigneur, et le culte de latrie (du grec λατρεία), qui est dû à Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire à Dieu seul.
[2] Matt. VI, 2.
Mais il n’en est pas de même de la récompense de ceux qui souffrent ici-bas pour la Cité de Dieu, objet de haine à ceux qui aiment le monde. Cette Cité est éternelle ; personne n’y prend naissance, parce que personne n’y meurt ; là règne la véritable et parfaite félicité, qui n’est point une déesse, mais un don de Dieu. C’est de là que nous avons reçu le gage de la foi, nous qui passons le temps de notre pèlerinage à soupirer pour la beauté de ce divin séjour. Là, le soleil ne se lève point sur les bons et sur les méchants, mais le Soleil de justice n’y éclaire que les bons. Là, on ne sera point en peine d’enrichir le trésor public aux dépens de sa fortune privée, parce qu’il n’y a qu’un trésor de vérité commun à tous. Aussi ce n’a pas été seulement pour récompenser les Romains de leurs vertus que leur empire a été porté à un si haut point de grandeur et de gloire, mais aussi pour servir d’exemple aux citoyens de cette Cité éternelle et leur faire comprendre combien ils doivent aimer la céleste patrie en vue de la vie éternelle, puisqu’une patrie terrestre a été, pour une gloire tout humaine, tant aimée de ses enfants.
Pour ce qui est de cette vie mortelle qui dure si peu, qu’importe à l’homme qui doit mourir d’avoir tel ou tel souverain, pourvu qu’on n’exige de lui rien de contraire à la justice et à l’honneur ? Les Romains ont-ils porté dommage aux peuples conquis autrement que par les guerres cruelles et si sanglantes qui ont précédé la conquête ? Certes, si leur domination eût été acceptée sans combat, le succès eût été meilleur, mais il eût manqué aux Romains la gloire du triomphe. Aussi bien ne vivaient-ils pas eux-mêmes sous les lois qu’ils imposaient aux autres ? Si donc cette conformité de régime s’était établie d’un commun accord, sans l’entremise de Mars et de Bellone, personne n’étant le vainqueur où il n’y a pas de combat, n’est-il pas clair que la condition des Romains et celle des autres peuples eût été absolument la même, surtout si Rome eût fait d’abord ce que l’humanité lui conseilla plus tard, je veux dire si elle eût donné le droit de cité à tous les peuples de l’empire, et étendu ainsi à tous un avantage qui n’était accordé auparavant qu’à un petit nombre, n’y mettant d’ailleurs d’autre condition que de contribuer à la subsistance de ceux qui n’auraient pas de terres ; et, au surplus, mieux valait infiniment payer ce tribut alimentaire entre les mains de magistrats intègres, que de subir les extorsions dont on accable les vaincus.
J’ai beau faire, je ne puis voir en quoi les bonnes mœurs, la sûreté des citoyens et leurs dignités même étaient intéressées à ce que tel peuple fût vainqueur et tel autre vaincu : il n’y avait là pour les Romains d’autre avantage que le vain éclat d’une gloire tout humaine, et voilà pourquoi cette gloire a été donnée comme récompense à ceux qui en étaient passionnément épris, et qui, pour l’obtenir, ont livré tant de furieux combats. Car enfin leurs terres ne paient-elles pas aussi tribut ? leur est-il permis d’acquérir des connaissances que les autres ne puissent acquérir comme eux ? n’y a-t-il pas plusieurs sénateurs dans les provinces qui ne connaissent pas Rome seulement de vue ? Otez le faste extérieur, que sont les hommes, sinon des hommes ? Quand même la perversité permettrait que les plus gens de bien fussent les plus considérés, devrait-on faire un si grand état de l’honneur humain, qui n’est en définitive qu’une légère fumée ? Mais profitons même en ceci des bienfaits du Seigneur notre Dieu : considérons combien de plaisirs ont méprisés, combien de souffrances ont supportées, combien de passions ont étouffées, en vue de la gloire humaine, ceux qui ont mérité de la recevoir comme récompense de telles vertus, et que ce spectacle serve à nous humilier. Puisque cette Cité, où il nous est promis que nous régnerons un jour, est autant au-dessus de la cité d’ici-bas que le ciel est au-dessus de la terre, la joie de la vie éternelle au-dessus des joies passagères, la solide gloire au-dessus des vaines louanges, la société des anges au-dessus de celle des mortels, la lumière enfin du Créateur des astres au-dessus de l’éclat de la lune et du soleil, comment les citoyens futurs d’une si noble patrie, pour avoir fait un peu de bien ou supporté un peu de mal à son service, croiraient-ils avoir beaucoup travaillé à se rendre dignes d’y habiter un jour, quand nous voyons que les Romains ont tant fait et tant souffert pour une patrie terrestre dont ils étaient déjà membres et possesseurs ? Et pour achever cette comparaison des deux cités, cet asile où Romulus réunit par la promesse de l’impunité tant de criminels, devenus les fondateurs de Rome, n’est-il point la figure de la rémission des péchés, qui réunit en un corps tous les citoyens de la céleste patrie[1] ?
[1] Voyez plus haut, livre I, ch. 34.
Qu’y a-t-il donc de si grand à mépriser tous les charmes les plus séduisants de la vie présente pour cette patrie éternelle et céleste, quand pour une patrie terrestre et temporelle Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses enfants, sacrifice que la divine patrie n’exige pas ? Il est sans doute bien plus difficile d’immoler ses enfants que de faire ce qu’elle exige, je veux dire de donner aux pauvres ou d’abandonner pour la foi ou pour la justice des biens qu’on n’amasse et qu’on ne conserve que pour ses enfants. Car ce ne sont pas les richesses de la terre qui nous rendent heureux, nous et nos enfants, puisque nous pouvons les perdre durant notre vie ou les laisser après notre mort en des mains inconnues ou détestées ; mais Dieu, qui est la vraie richesse des âmes, est aussi le seul qui puisse leur donner le bonheur. Brutus a-t-il été heureux ? Non, et j’en atteste le poète même qui célèbre son sacrifice : « Ce père, dit-il, enverra au supplice des fils séditieux au nom de la liberté sainte. Malheureux, quelque jugement que porte sur lui la postérité ! ». Et il ajoute pour le consoler : « Mais l’amour de la patrie est plus fort, et la tendresse paternelle cède à un immense désir de la gloire[1] ».
C’est cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui ont inspiré aux Romains tout ce qu’ils ont fait de merveilleux. Si donc, pour la liberté de quelques hommes qui mourront demain, et pour une gloire terrestre, un père a pu sacrifier ses propres enfants, est-ce beaucoup faire pour gagner la liberté véritable, qui nous affranchit du péché, de la mort et du démon, et pour contenter, non pas notre vanité, mais notre charité, par la délivrance de nos semblables, captifs, non de Tarquin, mais des démons et de leur roi, est-ce beaucoup faire, encore une fois, je ne dis pas de faire mourir nos enfants, mais de mettre au nombre de nos enfants les pauvres de Jésus-Christ ?
On rapporte que Torquatus, général romain, punit de mort son fils victorieux, que l’ardeur de la jeunesse avait emporté à combattre, malgré l’ordre du chef, un ennemi qui le provoquait. Torquatus jugea sans doute que l’exemple de son autorité méprisée pouvait causer plus de mal que ne ferait de bien la victoire obtenue sur l’ennemi[2] ; mais si un père a pu s’imposer une si dure loi, de quoi ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de la céleste patrie, méprisent les biens de la terre, moins chers à leur cœur que des enfants ? Si Camille[3], après avoir délivré sa patrie des redoutables attaques des Véiens, ne laissa pas, quoiqu’elle l’eût sacrifié à ses envieux, de la sauver encore en repoussant les Gaulois, faute de trouver une autre patrie où il pût vivre avec gloire, pourquoi celui-là se vanterait-il, qui, ayant reçu dans l’Église la plus cruelle injure de la part de charnels ennemis, loin de se jeter parmi les hérétiques ou de former une hérésie nouvelle, aurait défendu de tout son pouvoir la pureté de la doctrine de l’Église contre les efforts de l’hérésie, pourquoi se vanterait-il, puisqu’il n’y a pas d’autre Église où l’on puisse, je ne dis pas jouir de la gloire des hommes, mais acquérir la vie éternelle ? Si Mucius Scévola[4], trompé dans son dessein de tuer Porsenna qui assiégeait étroitement Rome, étendit la main sur un brasier ardent en présence de ce prince, l’assurant qu’il y avait encore plusieurs jeunes Romains aussi hardis que lui qui avaient juré sa mort, en sorte que Porsenna, frappé de son courage et effrayé d’une conjuration si terrible, conclut sans retard la paix avec les Romains, qui croira avoir mérité le royaume des cieux, quand, pour l’obtenir, il aura abandonné sa main, je dis plus, tout son corps aux flammes des persécuteurs ? Si Curtius[5] se précipita tout armé avec son cheval dans un abîme, pour obéir à l’oracle qui avait commandé aux Romains d’y jeter ce qu’ils avaient de meilleur (les Romains, qui excellaient surtout par leurs guerriers et par leurs armes, ne croyaient rien avoir de meilleur qu’un guerrier armé), qui s’imaginera avoir fait quelque chose de grand en vue de la Cité céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir, une semblable mort, quand surtout il a reçu de son Seigneur, du Roi de sa véritable patrie, cet oracle bien plus certain : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme[6] ». Si les Décius[7], se consacrant à la mort par de certaines paroles, ont versé leur sang pour apaiser les dieux irrités et sauver l’armée romaine, que les saints martyrs ne croient pas que pour avoir, eux aussi, répandu leur sang, ils aient rien fait qui soit digne du séjour de la véritable et éternelle félicité, alors même que soutenus par la charité de la foi et par la foi de la charité, ils auraient aimé non-seulement leurs frères pour qui coulait leur sang, mais leurs ennemis mêmes qui le faisaient couler. Si Marcus Pulvillus[8], dédiant un temple à Jupiter, à Junon et à Minerve, se montra insensible à la fausse nouvelle de la mort de son fils, que ses ennemis lui portèrent pour qu’il quittât la cérémonie et en laissât à son collègue tout l’honneur ; si même il commanda que le corps de son fils fût jeté sans sépulture, faisant céder la douleur paternelle à l’amour de la gloire, osera-t-on prétendre avoir fait quelque chose de considérable pour la prédication de l’Évangile, qui délivre les hommes de mille erreurs pour les ramener vers la patrie véritable, par cela seul qu’on se sera conformé à cette parole du Seigneur, disant à un de ses disciples préoccupé d’ensevelir son père : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts[9] ». Si Régulus[10], pour ne pas manquer de parole à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, après avoir été esclave des Africains ; s’il expia par les plus horribles supplices le conseil qu’il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage, quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour garder sa foi envers cette patrie dont l’heureuse possession est le prix de cette foi même ? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu’il lui doit en retour des biens qu’il en a reçus, s’il souffre, pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder la sienne envers des ennemis impitoyables ? Comment osera-t-il s’enorgueillir d’avoir embrassé la pauvreté afin de marcher d’un pas plus libre dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu fait toute la richesse, quand il peut savoir que L. Valérius[11], mort consul, était si pauvre que le peuple dut contribuer aux frais de ses funérailles ; que Quintus Cincinnatus[12], dont la fortune se bornait à quatre arpents de terre qu’il cultivait lui-même, fut tiré de la charrue pour être fait dictateur, et qu’après avoir vaincu les ennemis et s’être couvert d’une gloire immortelle, il resta pauvre comme auparavant ? Ou qui croira avoir fait preuve d’une grande vertu en ne se laissant pas entraîner par l’attrait des biens de ce monde loin de la patrie bienheureuse, lorsqu’il voit Fabricius rejeter toutes les offres de Pyrrhus, roi d’Épire, même le quart de son royaume, pour ne pas quitter Rome et y rester pauvre et simple citoyen ? En effet, au temps où la république était opulente, où florissait vraiment la chose publique, la chose du peuple, la chose de tous, les particuliers étaient si pauvres, qu’un personnage, qui avait été deux fois consul, fut chassé du sénat par le censeur, parce qu’il avait dans sa maison dix marcs de vaisselle d’argent[13]. Or, si telle était la pauvreté de ces hommes dont les victoires enrichissaient le trésor public, les chrétiens qui mettent leurs biens en commun pour une fin tout autrement excellente, c’est-à-dire pour se conformer à ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres : « Qu’il soit distribué à chacun selon ses besoins, et que nul ne possède rien en propre, mais que tout soit commun entre tous les fidèles[14] » ; les chrétiens, dis-je, doivent comprendre qu’ils n’ont aucun sujet de se glorifier de ce qu’ils font pour être admis dans la compagnie des anges, quand ces idolâtres en ont fait presque autant pour conserver la gloire du nom romain.
Il est assez clair que tous ces traits de grandeur et beaucoup d’autres, qui se rencontrent dans les annales de Rome, ne seraient point parvenus à un tel renom, si l’empire romain n’avait pris de prodigieux accroissements ; d’où l’on voit que cette domination si étendue, si persistante, illustrée par les vertus de si grands hommes, a eu deux principaux effets : elle a été pour les Romains amoureux de la gloire, la récompense où ils aspiraient, et puis elle nous offre, dans le spectacle de leurs grandes actions, un exemple qui nous avertit de notre devoir, afin que si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu les vertus véritables dont les Romains n’embrassaient que l’image en travaillant à la gloire d’une cité de la terre, nous en ayons de la confusion, et que, si nous les pratiquons, nous n’en ayons pas de vanité. Car nous apprenons de l’Apôtre « que les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous[15] ». Quant à la gloire humaine et temporelle, la vertu des Romains y était proportionnée. Aussi, quand le Nouveau Testament, déchirant le voile de l’Ancien, est venu nous apprendre que le Dieu unique et véritable veut être adoré, non point en vue des biens terrestres et temporels que la Providence accorde également aux bons et aux méchants, mais en vue de la vie éternelle et des biens impérissables de la Cité d’en haut, nous avons vu les Juifs justement livrés à l’empire romain pour servir de trophée à sa gloire : c’est que Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché et conquis par leurs vertus, quoique purement humaines, la gloire des hommes, soumissent à leur joug une nation criminelle qui avait rejeté et mis à mort le Dispensateur de la véritable gloire, le Roi de l’éternelle Cité.
[1] Virgile, Énéide, livre VI, vers 820,823.
[2] Voyez plus haut, livre I, ch. 23.
[3] Voyez plus haut, livre II, ch. 17, et livre IV, ch. 7.
[4] Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12, 13.
[5] Voyez Tite-Live, lib. VII, cap. 6.
[6] Matt. X, 28.
[7] Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28.
[8] Comp. Plutarque, Vie de Publicola, ch. 14, et Tite-Live, liv. II, chap. 8.
[9] Matt. VIII, 22.
[10] Voyez plus haut, livre I, ch. 15 et 34.
[11] Il y a ici quelque inexactitude : Valérius Publicola n’avait pas pour surnom Lucius, mais Publias ; il ne mourut pas consul, mais un an après son consulat, comme l’attestent Tite-Live (lib. II, cap. 16) et les autres historiens romains.
[12] Voyez Tite-Live, lib. III, cap. 26, et Valère Maxime, lib. IV, cap. 4, § 7.
[13] Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c’est Fabricius qui le fit exclure du sénat. Voyez Valère Maxime, lib. II, cap. 9, § 4, et Aulu-Gelle, Noc. att., lib. IV, cap. 4.
[14] Act., II, 44, 45, et IV, 32.
[15] Rom. VIII, 18.
Il y a certainement de la différence entre l’amour de la gloire et l’amour de la domination ; car bien que l’amour immodéré de la gloire conduise à la passion de dominer, ceux qui aiment ce qu’il y a de plus solide dans les louanges des hommes n’ont garde de déplaire aux bons esprits. Parmi les vertus, en effet, il en est plusieurs dont beaucoup d’hommes sont bons juges, quoiqu’elles soient pratiquées par un petit nombre, et c’est par là que marchent à la gloire et à la domination ceux dont Salluste dit qu’ils suivent la bonne voie[1]. Au contraire, quiconque désire la domination sans avoir cet amour de la gloire qui fait qu’on craint de déplaire aux bons esprits, aucun moyen ne lui répugne, pas même les crimes les plus scandaleux, pour contenter sa passion. Tout au moins celui qui aime la gloire, s’il ne prend pas la bonne voie, se sert de ruses et d’artifices pour paraître ce qu’il n’est pas. Aussi est-ce à un homme vertueux une grande vertu de mépriser la gloire, puisque Dieu seul en est le témoin et que les hommes n’en savent rien. Et, en effet, quoi qu’on fasse devant les hommes pour leur persuader qu’on méprise la gloire, on ne peut guère les empêcher de soupçonner que ce mépris ne cache le désir d’une gloire plus grande. Mais celui qui méprise en réalité les louanges des hommes, méprise aussi leurs soupçons téméraires, sans aller toutefois, s’il est vraiment homme de bien, jusqu’à mépriser leur salut ; car la vertu véritable, qui vient du Saint-Esprit, porte le véritable juste à aimer même ses ennemis, à les aimer jusqu’au point de les voir avec joie devenir, en se corrigeant, ses compagnons de félicité, non dans la patrie d’ici-bas, mais dans celle d’en haut. Et quant à ceux qui le louent, bien qu’il soit insensible à leurs louanges, il ne l’est pas à leur affection ; aussi, ne voulant pas être au-dessous de leur estime, de crainte d’être au-dessous de leur affection, il s’efforce de tourner leurs louanges vers l’Être souverain de qui nous tenons tout ce qui mérite en nous d’être loué. Quant à celui qui, sans être sensible à la gloire, désire ardemment la domination, il est plus cruel et plus brutal que les bêtes. Il s’est rencontré chez les Romains quelques hommes de cette espèce, indifférents à l’estime et toutefois très-avides de dominer. Parmi ceux dont l’histoire fait mention, l’empereur Néron mérite incontestablement le premier rang. Il était si amolli par la débauche qu’on n’aurait redouté de lui rien de viril, et si cruel qu’on n’aurait rien soupçonné en lui d’efféminé, si on ne l’eût connu. Et pourtant la puissance souveraine n’est donnée à de tels hommes que par la providence de Dieu, quand il juge que les peuples méritent de tels maîtres. Sa parole est claire sur ce point ; c’est la sagesse même qui parle ainsi : « C’est moi qui fais régner les rois et dominer les tyrans[2] ». Et afin qu’on n’entende pas ici tyran dans le sens de roi puissant, selon l’ancienne acception du mot[3], adoptée par Virgile dans ce vers : « Ce sera pour moi un gage de paix d’avoir touché la droite du tyran des Troyens[4] », il est dit clairement de Dieu en un autre endroit : « C’est lui qui fait régner les princes fourbes, à cause des péchés du peuple[5] ». Ainsi, bien que j’aie assez établi, selon mes forces, pourquoi le seul Dieu véritable et juste a aidé les Romains à fonder un si grand empire, en récompense de ce que le monde appelle leurs vertus, il se peut toutefois qu’il y ait une raison plus cachée de leur prospérité ; car Dieu sait ce que méritent les peuples et nous l’ignorons. Mais il n’importe, pourvu qu’il demeure constant pour tout homme pieux qu’il n’y a pas de véritable vertu sans une véritable piété, c’est-à-dire sans le vrai culte du vrai Dieu, et que c’est une vertu fausse que celle qui a pour fin la gloire humaine ; bien toutefois que ceux qui ne sont pas citoyens de la Cité éternelle, nommée dans l’Écriture la Cité de Dieu[6], soient plus utiles à la cité du monde par cette vertu, quoique fausse, que s’ils n’avaient aucune vertu. Que s’il vient à se trouver des hommes vraiment pieux qui joignent à la vertu la science de gouverner les peuples, rien ne peut arriver de plus heureux aux hommes que de recevoir de Dieu de tels souverains. Aussi bien ces princes d’élite, si grands que soient leurs mérites, ne les attribuent qu’à la grâce de Dieu, qui les a accordés à leur foi et à leurs prières, et ils savent reconnaître combien ils sont éloignés de la perfection des saints anges, à qui ils désirent ardemment d’être associés. Quant à cette vertu, séparée de la vraie piété, et qui a pour fin la gloire des hommes, quelques louanges qu’on lui donne, elle ne mérite seulement pas d’être comparée aux faibles commencements des fidèles qui mettent leur espérance dans la grâce et la miséricorde du vrai Dieu.
[1] Voyez plus haut, ch. 12.
[2] Prov. VIII, 15.
[3] Voyez Servius ad Æneid., lib. IV, v. 320.
[4] Virgile, Énéide, lib. VII, vers. 266.
[5] Job. XXXIV, 30.
[6] Ps. XLV, 5, et XLVII, 3, 9, etc.
Des philosophes qui font consister le souverain bien dans la vertu ont coutume, pour faire honte à ceux qui, tout en estimant la vertu, la subordonnent néanmoins à la volupté comme à sa fin, de représenter celle-ci comme une reine délicate assise sur un trône et servie par les vertus qui observent tous ses mouvements et exécutent ses ordres. Elle commande à la Prudence de veiller au repos et à la sûreté de son empire ; à la Justice de répandre des bienfaits pour lui faire des amis utiles, et de ne nuire à personne pour éviter des révoltes ennemies de sa sécurité. Si elle vient à éprouver dans son corps quelque douleur, pas toutefois assez violente pour l’obliger à se délivrer de la vie, elle ordonne à la Force de tenir sa souveraine recueillie au fond de son âme, afin que le souvenir des plaisirs passés adoucisse l’amertume de la douleur présente ; enfin elle recommande à la Tempérance de ne pas abuser de la table, de peur que la santé, qui est un des éléments les plus essentiels du bonheur, n’en soit gravement altérée. Voilà donc les Vertus[1] avec toute leur gloire et toute leur dignité, servant la Volupté comme une femmelette impérieuse et impudente. Rien de plus scandaleux que ce tableau, disent nos philosophes, rien de plus laid, rien enfin dont la vue soit moins supportable aux gens de bien, et ils disent vrai[2] ; mais, à mon tour, j’estime impossible de faire un tableau décent où les vertus soient au service de la gloire humaine. Je veux que cette gloire ne soit pas une femme délicate et énervée ; elle est tout au moins bouffie de vanité, et lui asservir la solidité et la simplicité des vertus, vouloir que la Prudence n’ait rien à prévoir, la Justice rien à ordonner, la Force rien à soutenir, la Tempérance rien à modérer qui ne se rapporte à la gloire et n’ait la louange des hommes pour objet, ce serait une indignité manifeste. Et qu’ils ne se croient pas exempts de cette ignominie, ceux qui, en méprisant la gloire et le jugement des hommes, se plaisent à eux-mêmes et s’applaudissent de leur sagesse ; car leur vertu, si elle mérite ce nom, est encore asservie en quelque façon à la louange humaine, puisque se plaire à soi-même, c’est plaire à un homme. Mais quiconque croit et espère en Dieu d’un cœur vraiment pieux et plein d’amour, s’applique beaucoup plus à considérer en soi-même ce qui lui déplaît que ce qui peut lui plaire, moins encore à lui qu’à la vérité ; et ce qui peut lui plaire, il l’attribue à la miséricorde de celui dont il redoute le déplaisir, lui rendant grâces pour les plaies guéries, et lui offrant des prières pour les plaies à guérir.
[1] On reconnaît dans ces quatre vertus : la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance, la fameuse classification platonicienne, adoptée plus tard par l’Église.
[2] Il s’agit ici des stoïciens. Voyez Cicéron, De fin., lib. II, cap. 21.
N’attribuons donc la puissance de disposer des royaumes qu’au vrai Dieu, qui ne donne qu’aux bons le royaume du ciel, mais qui donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, selon qu’il lui plaît, lui à qui rien d’injuste ne peut plaire. Nous avons indiqué quelques-unes des raisons qui dirigent sa conduite, dans la mesure où il a daigné nous les découvrir ; mais nous reconnaissons qu’il est au-dessus de nos forces de pénétrer dans les secrets de la conscience des hommes, et de peser les mérites qui règlent la distribution des grandeurs temporelles. Ainsi ce seul vrai Dieu, dont les conseils et l’assistance ne manquent jamais à l’espèce humaine, a donné l’empire aux Romains, adorateurs de plusieurs dieux, quand il l’a voulu et aussi grand qu’il l’a voulu, comme il l’avait donné aux Assyriens et même aux Perses, qui, selon le témoignage de leurs propres livres, n’adoraient que deux dieux, l’un bon et l’autre mauvais, pour ne point parler ici des Hébreux qui, tant que leur empire a duré, n’ont reconnu qu’un seul Dieu. Celui donc qui a accordé aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, sans qu’ils adorassent la déesse Ségétia, ni tant d’autres divinités que les Romains imaginaient pour chaque objet particulier, et même pour les usages différents du même objet, celui-là leur a donné l’empire sans l’assistance de ces dieux à qui Rome s’est cru redevable de sa grandeur. C’est encore lui qui a élevé au pouvoir suprême Marius et César, Auguste et Néron, Titus, les délices du genre humain, et Domitien, le plus cruel des tyrans. C’est lui enfin qui a porté au trône impérial et le chrétien Constantin, et ce Julien l’Apostat dont le bon naturel fut corrompu par l’ambition et par une curiosité détestable et sacrilège. Adonné à de vains oracles, il osa, dans sa confiance imprudente, faire brûler les vaisseaux qui portaient les vivres nécessaires à son armée ; puis s’engageant avec une ardeur téméraire dans la plus audacieuse entreprise, il fut tué misérablement, laissant ses soldats à la merci de la faim et de l’ennemi : retraite désastreuse où pas un soldat n’eût échappé si, malgré le présage du dieu Terme, dont j’ai parlé dans le livre précédent, on n’eût déplacé les limites de l’empire romain ; car ce Dieu, qui n’avait pas voulu céder à Jupiter, fut obligé de céder à la nécessité[1]. Concluons que c’est le Dieu unique et véritable qui gouverne et régit tous ces événements au gré de sa volonté ; et s’il tient ses motifs cachés, qui oserait les supposer injustes ?
[1] Voyez le ch. 29 du livre précédent.
De même qu’il dépend de Dieu d’affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de sa justice et de sa miséricorde, c’est lui aussi qui règle les temps des guerres, qui les abrège ou les prolonge à son gré. La guerre des pirates et la troisième guerre punique furent terminées, celle-là par Pompée[1], et celle-ci par Scipion[2], avec une incroyable célérité. Il en fut de même de la guerre des gladiateurs fugitifs, où plusieurs généraux et deux consuls essuyèrent des défaites, où l’Italie tout entière fut horriblement ravagée, mais qui ne laissa pas de s’achever en trois ans. Ce ne fut pas encore une très-longue guerre que celle des Picentins, Marses, Péligniens et autres peuples italiens qui, après avoir longtemps vécu sous la domination romaine avec toutes les marques de la fidélité et du dévouement, relevèrent la tête et entreprirent de recouvrer leur indépendance, quoique Rome eût déjà étendu son empire sur un grand nombre de nations étrangères et renversé Carthage. Les Romains furent souvent battus dans cette guerre, et deux consuls y périrent avec plusieurs sénateurs ; toutefois le mal fut bientôt guéri, et tout fut terminé au bout de cinq ans. Au contraire, la seconde guerre punique fut continuée pendant dix-huit années avec des revers terribles pour les Romains, qui perdirent en deux batailles plus de soixante-dix mille soldats[3], ce qui faillit ruiner la république. La première guerre contre Carthage avait duré vingt-trois ans, et il fallut quarante ans pour en finir avec Mithridate. Et afin qu’on ne s’imagine pas que les Romains terminaient leurs guerres plus vite en ces temps de jeunesse où leur vertu a été tant célébrée, il me suffira de rappeler que la guerre des Samnites se prolongea près de cinquante ans, et que les Romains y furent si maltraités qu’ils passèrent même sous le joug. Or, comme ils n’aimaient pas la gloire pour la justice, mais la justice pour la gloire, ils rompirent bientôt le traité qu’ils avaient conclu. Je rapporte tous ces faits parce que, soit ignorance, soit dissimulation, plusieurs vont attaquant notre religion avec une extrême insolence ; et quand ils voient de nos jours quelque guerre se prolonger, ils s’écrient que si l’on servait les dieux comme autrefois, cette vertu romaine, autrefois si prompte, avec l’assistance de Mars et de Bellone, à terminer les guerres, les terminerait de même aujourd’hui. Qu’ils songent donc à ces longues guerres des anciens Romains, qui eurent pour eux des suites si désastreuses et des chances si variées, et qu’ils considèrent que le monde est sujet à ces agitations comme la mer aux tempêtes, afin que, tombant d’accord de la vérité, ils cessent de tromper les ignorants et de se perdre eux-mêmes par les discours que leur langue insensée profère contre Dieu.
[1] Pompée termina la guerre des pirates en quarante jours, à partir de son embarquement à Brindes. Voyez Cicéron, Pro lege Man., cap. 11 et seq.
[2] La troisième guerre punique dura quatre ans environ. Voyez Tite-Live, Epitom., 49 et 51.
[3] Ces deux batailles sont Trasimène et Cannes. Tite-Live (lib. XXII, cap. 7,19) estime à quinze mille hommes les pertes de Trasimène, et à quarante-huit mille hommes celles de Cannes.
Cette marque éclatante que Dieu a donnée récemment de sa miséricorde à l’empire romain, ils n’ont garde de la rappeler avec la reconnaissance qui lui est due ; loin de là, ils font de leur mieux pour en éteindre à jamais le souvenir. Aussi bien, si de notre côté nous gardions le silence, nous serions complices de leur ingratitude. Rappelons donc que Radagaise, roi des Goths, s’étant avancé vers Rome avec une armée redoutable, avait déjà pris position dans les faubourgs, quand il fut attaqué par les Romains avec tant de bonheur qu’ils tuèrent plus de cent mille hommes sans perdre un des leurs et sans même avoir un blessé, s’emparèrent de sa personne et lui firent subir, ainsi qu’à ses fils, le supplice qu’il méritait[1]. Si ce prince, renommé par son impiété, fût entré dans Rome avec cette multitude de soldats non moins impies que lui, qui eût-il épargné ? quel tombeau des martyrs eût-il respecté ? à qui eût-il fait grâce par la crainte de Dieu ? qui n’eût-il point tué ou déshonoré ? Et comme nos adversaires se seraient élevés contre nous en faveur de leurs dieux ! N’auraient-ils pas crié que si Radagaise était vainqueur, c’est qu’il avait pris soin de se rendre les dieux favorables au moyen de ces sacrifices de chaque jour que la religion chrétienne interdit aux Romains ? En effet, comme il s’avançait vers les lieux où il a été terrassé par la puissance divine, le bruit de son approche s’était partout répandu, et, si j’en crois ce qu’on disait à Carthage, les païens pensaient, disaient et allaient répétant en tout lieu que, le roi des Goths ayant pour lui les dieux auxquels il immolait chaque jour des victimes, il était impossible qu’il fût vaincu par ceux qui ne voulaient offrir aux dieux de Rome, ni permettre qu’on leur offrît aucun sacrifice. Et maintenant ces malheureux ne rendent point grâces à la bonté infinie de Dieu qui, ayant résolu de punir les crimes des hommes par l’irruption d’un barbare, a tellement tempéré sa colère qu’il a voulu que Radagaise fût vaincu d’une manière miraculeuse. Il y avait lieu de craindre en effet qu’une victoire des Goths ne fût attribuée aux démons que servait Radagaise, et la conscience des faibles pouvait en être troublée ; plus tard, Dieu a permis que Rome fût prise par Alaric, et encore est-il arrivé que les barbares, contre la vieille coutume de la guerre, ont épargné, par respect pour le christianisme, tous les Romains réfugiés dans les lieux saints, et se sont montrés ennemis si acharnés des démons et de tout ce culte où Radagaise mettait sa confiance, qu’ils semblaient avoir déclaré aux idoles une guerre plus terrible qu’aux hommes. Ainsi ce Maître et cet Arbitre souverain de l’univers a usé de miséricorde en châtiant les Romains, et fait voir par cette miraculeuse défaite des idolâtres que leurs sacrifices ne sont pas nécessaires au salut des empires, afin que les hommes sages et modérés ne quittent point la véritable religion par crainte des maux qui affligent maintenant le monde, mais s’y tiennent fermement attachés dans l’attente de la vie éternelle.
[1] Cette défaite de Radagaise eut lieu sous Honorius, l’an de Jésus-Christ 106. Voyez Orose, lib. VII, cap. 37.
Si nous appelons heureux quelques empereurs chrétiens, ce n’est pas pour avoir régné longtemps, pour être morts paisiblement en laissant leur couronne à leurs enfants, ni pour avoir vaincu leurs ennemis du dehors ou réprimé ceux du dedans. Ces biens ou ces consolations d’une misérable vie ont été aussi le partage de plusieurs princes qui adoraient les démons, et qui n’appartenaient pas au royaume de Dieu, et il en a été ainsi par un conseil particulier de la Providence, afin que ceux qui croiraient en elle ne désirassent pas ces biens temporels comme l’objet suprême de la félicité. Nous appelons les princes heureux quand ils font régner la justice, quand, au milieu des louanges qu’on leur prodigue ou des respects qu’on leur rend, ils ne s’enorgueillissent pas, mais se souviennent qu’ils sont hommes ; quand ils soumettent leur puissance à la puissance souveraine de Dieu ou la font servir à la propagation du vrai culte, craignant Dieu, l’aimant, l’adorant et préférant à leur royaume celui où ils ne craignent pas d’avoir des égaux ; quand ils sont lents à punir et prompts à pardonner, ne punissant que dans l’intérêt de l’État et non dans celui de leur vengeance, ne pardonnant qu’avec l’espoir que les coupables se corrigeront, et non pour assurer l’impunité aux crimes, tempérant leur sévérité par des actes de clémence et par des bienfaits, quand des actes de rigueur sont nécessaires ; d’autant plus retenus dans leurs plaisirs qu’ils sont plus libres de s’y abandonner à leur gré ; aimant mieux commander à leurs passions qu’à tous les peuples de la terre ; faisant tout cela, non pour la vaine gloire, mais pour la félicité éternelle, et offrant enfin au vrai Dieu pour leurs péchés le sacrifice de l’humilité, de la miséricorde et de la prière. Voilà les princes chrétiens que nous appelons heureux, heureux par l’espérance dès ce monde, heureux en réalité quand ce que nous espérons sera accompli.
Le bon Dieu, voulant empêcher ceux qui l’adorent en vue de la vie éternelle de se persuader qu’il est impossible d’obtenir les royaumes et les grandeurs de la terre sans la faveur toute-puissante des démons, a voulu favoriser avec éclat l’empereur Constantin, qui, loin d’avoir recours aux fausses divinités, n’adorait que la véritable, et le combler de plus de biens qu’un autre n’en eût seulement osé souhaiter. Il a même permis que ce prince fondât une ville, compagne de l’empire, fille de Rome, mais où il n’y a pas un seul temple de faux dieux ni une seule idole. Son règne a été long[1] ; il a soutenu, seul, le poids immense de tout l’empire, victorieux dans toutes ses guerres et fortuné dans sa lutte contre les tyrans[2]. Il est mort dans son lit, chargé d’années, et a laissé l’empire à ses enfants[3]. Et maintenant, afin que les empereurs n’adoptassent pas le christianisme par la seule ambition de posséder la félicité de Constantin, au lieu de l’embrasser comme on le doit pour obtenir la vie éternelle, Dieu a voulu que le règne de Jovien fût plus court encore que celui de Julien[4], et il a même permis que Gratien tombât sous le fer d’un usurpateur[5] : plus heureux néanmoins dans sa disgrâce que le grand Pompée, qui adorait les dieux de Rome, puisque Pompée ne put être vengé par Caton, qu’il avait laissé pour ainsi dire comme son héritier dans la guerre civile. Gratien, au contraire, par une de ces consolations de la Providence dont les âmes pieuses n’ont pas besoin, Gratien fut vengé par Théodose, qu’il avait associé à l’empire, de préférence à son propre frère[6], se montrant ainsi plus jaloux de former une association fidèle que de garder une autorité plus étendue.
[1] Constantin a régné trente et un ans. Voyez Orose, lib. VII, cap. 26.
[2] Les tyrans Maxime et Licinius.
[3] Constance, Constantin et Constant. Voyez la Vie de Constantin le Grand par Eusèbe.
[4] Jovien a régné sept mois, Julien dix-huit mois environ. Voyez Eutrope, lib. X, cap. 9.
[5] Gratien fut tué par Andragathius, préfet du tyran Maxime. Voyez Orose, Hist., lib. VII, cap. 34.
[6] Valentinien.
Aussi Théodose ne se borna pas à être fidèle à Gratien vivant, mais après sa mort il prit sous sa protection son frère Valentinien, que Maxime, meurtrier de Gratien, avait chassé du trône ; et avec la magnanimité d’un empereur vraiment chrétien, il entoura ce jeune prince d’une affection paternelle, alors qu’il lui eût été très-facile de s’en défaire, s’il eût eu plus d’ambition que de justice. Loin de là, il l’accueillit comme empereur et lui prodigua les consolations. Cependant, Maxime étant devenu redoutable par le succès de ses premières entreprises, Théodose, au milieu des inquiétudes que lui causait son ennemi, ne se laissa pas entraîner vers des curiosités sacrilèges ; il s’adressa à Jean, solitaire d’Égypte, que la renommée lui signalait comme rempli de l’esprit de prophétie, et reçut de lui l’assurance de sa prochaine victoire. Il ne tarda pas, en effet, à vaincre le tyran Maxime, et aussitôt il rétablit le jeune Valentinien sur le trône. Ce prince étant mort peu après, par trahison ou autrement, et Eugène ayant été proclamé, sans aucun droit, son successeur, Théodose marcha contre lui, plein de foi en une prophétie nouvelle aussi favorable que la première, et défit l’armée puissante du tyran, moins par l’effort de ses légions que par la puissance de ses prières. Des soldats présents à la bataille m’ont rapporté qu’ils se sentaient enlever des mains les traits qu’ils dirigeaient contre l’ennemi ; il s’éleva, en effet, un vent si impétueux du côté de Théodose, que non-seulement tout ce qui était lancé par ses troupes était jeté avec violence contre les rangs opposés, mais que les flèches de l’ennemi retombaient sur lui-même. C’est à quoi fait allusion le poète Claudien, tout ennemi qu’il est de la religion chrétienne, dans ces vers où il loue Théodose :
« Ô prince trop aimé de Dieu ! Éole arme en ta faveur ses légions impétueuses ; la nature combat pour toi, et les vents conjurés accourent à l’appel de tes clairons[1] ».
Au retour de cette expédition, où l’événement avait répondu à sa confiance et à ses prophétiques prévisions, Théodose fit abattre certaines statues de Jupiter, qu’on avait élevées dans les Alpes, en y attachant contre lui je ne sais quels sortilèges, et comme ses coureurs, avec cette familiarité que permet la joie de la victoire, lui disaient en riant que les foudres d’or dont ces statues étaient armées ne leur faisaient pas peur, et qu’ils seraient bien aise d’en être foudroyés, il leur en fit présent de bonne grâce. Ses ennemis morts sur le champ de bataille, moins par ses ordres que par l’emportement du combat, laissaient des fils qui se réfugièrent dans une église, quoiqu’ils ne fussent pas chrétiens ; il saisit cette occasion de leur faire embrasser le christianisme, montra pour eux une charité vraiment chrétienne, et loin de confisquer leurs biens, les leur conserva en y ajoutant des honneurs. Il ne permit à personne, après la victoire, d’exercer des vengeances particulières. Sa conduite dans la guerre civile ne ressembla nullement à celle de Cinna, de Marius, de Sylla et de tant d’autres, qui sans cesse recommençaient ce qui était fini ; lui, au contraire, déplora la lutte quand elle prit naissance, et ne voulut en abuser contre personne quand elle prit fin. Au milieu de tant de soucis, il fit dès le commencement de son règne des lois très-justes et très-saintes en faveur de l’Église, que l’empereur Valens, partisan des Ariens, avait violemment persécutée ; c’était à ses yeux un plus grand honneur d’être un des membres de cette Église que d’être le maître de l’univers. Il fit abattre partout les idoles, persuadé que les biens mêmes de la terre dépendent de Dieu et non des démons. Mais qu’y a-t-il de plus admirable que son humilité, quand, après avoir promis, à la prière des évêques, de pardonner à la ville de Thessalonique, et s’être laissé entraîner à sévir contre elle par les instances bruyantes de quelques-uns de ses courtisans, rencontrant tout à coup devant lui la courageuse censure de l’Église, il fit une telle pénitence de sa faute que le peuple, intercédant pour lui avec larmes, fut plus affligé de voir la majesté de l’empereur humiliée qu’il n’avait été effrayé de sa colère. Ce sont ces bonnes œuvres et d’autres semblables, trop longues à énumérer, que Théodose a emportées avec lui quand, abandonnant ces grandeurs humaines qui ne sont que vapeur et fumée, il est allé chercher la récompense que Dieu n’a promise qu’aux hommes vraiment pieux. Quant aux biens de cette vie, honneurs ou richesses, Dieu les donne également aux bons et aux méchants, comme il leur donne le monde, la lumière, l’air, l’eau, la terre et ses fruits, l’âme, le corps, les sens, la raison et la vie ; et dans ces biens il faut comprendre aussi les empires, si grands qu’ils soient, que Dieu dispense selon les temps dans les conseils de sa providence.
Il s’agit maintenant de répondre à ceux qui, étant convaincus par les preuves les plus claires que la multitude des faux dieux ne sert de rien pour obtenir les biens temporels, seuls objets que désirent les hommes de peu de sens, se réduisent à prétendre qu’il faut les adorer, non en vue des avantages de la vie présente, mais dans l’intérêt de la vie future. Quant aux païens obstinés qui persistent à les servir pour les biens de ce monde, et se plaignent de ce qu’on ne leur permet pas de s’abandonner à ces vaines et ridicules superstitions, je crois leur avoir assez répondu dans ces cinq livres. Au moment où je publiais les trois premiers, et quand ils étaient déjà entre les mains de tout le monde, j’appris qu’on y préparait une réponse, et depuis j’ai été informé qu’elle était prête, mais qu’on attendait l’occasion de pouvoir la faire paraître sans danger. Sur quoi je dirai à mes contradicteurs de ne pas souhaiter une chose qui ne saurait leur être avantageuse. On se flatte aisément d’avoir répondu, quand on n’a pas su se taire. Et quelle source de paroles plus fertile que la vanité ! mais de ce qu’elle peut toujours crier plus fort que la vérité, il ne s’ensuit pas qu’elle soit la plus forte. Qu’ils y pensent donc sérieusement ; et si, jugeant la chose sans esprit de parti, ils reconnaissent par hasard qu’il est plus aisé d’attaquer nos principes par un bavardage impertinent et des plaisanteries dignes de la comédie ou de la satire, que par de solides raisons, qu’ils s’abstiennent de publier des sottises et préfèrent les remontrances des personnes éclairées aux éloges des esprits frivoles ; que s’ils attendent l’occasion favorable, non pour dire vrai avec toute liberté, mais pour médire avec toute licence, à Dieu ne plaise qu’ils soient heureux à la manière de cet homme dont Cicéron dit si bien : « Malheureux, à qui il est permis de mal faire[2] ». Si donc il y a quelqu’un de nos adversaires qui s’estime heureux d’avoir la liberté de médire, nous pouvons l’assurer qu’il sera plus heureux d’en être privé, d’autant mieux que rien ne l’empêche, dès à présent, de venir discuter avec nous tant qu’il voudra, non pour satisfaire une vanité stérile, mais pour s’éclairer ; et il ne dépendra pas de nous qu’il ne reçoive, dans cette controverse amicale, une réponse digne, grave et sincère.
[1] Paneg. de tert. Honor. cons., v. 96-98.
[2] Saint Augustin fait probablement allusion à un passage des Tusculanes, (lib. V, cap. 19).