La Cité de Dieu

LIVRE QUATRIÈME[1]
À QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS

[1] Nous savons par une lettre de saint Augustin (CLXIX, ad Evod., n. 1 et 13), que le livre IV et le livre V de la Cité de Dieu ont été écrits l’an 415.

Argument. – Il est prouvé dans ce livre que la grandeur et la durée de l’empire romain ne sont point l’ouvrage de Jupiter, ni des autres dieux du paganisme, dont la puissance est restreinte à des objets particuliers et à des fonctions secondaires, mais qu’il en faut faire honneur au seul vrai Dieu, principe de toute félicité, qui forme et maintient les royaumes de la terre par les décrets souverains de sa sagesse.

CHAPITRE PREMIER

RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS.

En commençant cet ouvrage de la Cité de Dieu, il m’a paru à propos de répondre d’abord à ses ennemis, lesquels, épris des biens de la terre et passionnés pour des objets qui passent, attribuent à la religion chrétienne, la seule salutaire et véritable, tout ce qui traverse la jouissance de leurs plaisirs, bien que les maux dont la main de Dieu les frappe soient bien plutôt un avertissement de sa miséricorde qu’un châtiment de sa justice. Et comme il y a parmi eux une foule ignorante qui se laisse animer contre nous par l’autorité des savants et se persuade que les malheurs de notre temps sont sans exemple dans les siècles passés (illusion grossière dont les habiles ne sont pas dupes, mais qu’ils entretiennent soigneusement pour alimenter les murmures du vulgaire), j’ai dû, en conséquence, faire voir par les historiens mêmes des gentils que les choses se sont passées tout autrement. Il a fallu aussi montrer que ces faux dieux qu’ils adoraient autrefois publiquement et qu’ils adorent encore aujourd’hui en secret, ne sont que des esprits immondes, des démons artificieux et pervers au point de se complaire dans des crimes qui, véritables ou supposés, n’en sont toujours pas moins leurs crimes, puisqu’ils en ont exigé la représentation dans leurs fêtes, afin que les hommes naturellement faibles ne pussent se défendre d’imiter ces scandales, les voyant autorisés par l’exemple des dieux. Nos preuves à cet égard ne reposent pas sur de simples conjectures, mais en partie sur ce qui s’est passé de notre temps, ayant vu nous-mêmes célébrer ces jeux, et en partie sur les livres de nos adversaires, qui ont transmis les crimes des dieux à la postérité, non pour leur faire injure, mais dans l’intention de les honorer. Ainsi Varron, ce personnage si docte et dont l’autorité est si grande parmi les païens, traitant des choses humaines et des choses divines qu’il sépare en deux classes distinctes et distribue selon l’ordre de leur importance, Varron met les jeux scéniques au rang des choses divines, tandis qu’on ne devrait seulement pas les placer au rang des choses humaines dans une société qui ne serait composée que d’honnêtes gens. Et ce n’est pas de son autorité privée que Varron fait cette classification ; mais, étant Romain, il s’est conformé aux préjugés de son éducation et à l’usage. Maintenant, comme à la fin du livre premier, j’ai annoncé en quelques mots les questions que j’avais à résoudre, il suffit de se souvenir de ce que j’ai dit dans le second livre et dans le troisième pour savoir ce qu’il me reste à traiter.

CHAPITRE II

RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME LIVRE.

J’avais donc promis de réfuter ceux qui imputent à notre religion les calamités de l’empire romain, en rappelant tous les malheurs qui ont affligé Rome et les provinces soumises à sa domination avant l’interdiction des sacrifices du paganisme, malheurs qu’ils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût, dès ce temps-là, éclairé le monde et aboli leur culte sacrilège. C’est ce que je crois avoir suffisamment développé au second livre et au troisième. Dans l’un j’ai considéré les maux de l’âme, les seuls maux véritables, ou du moins les plus grands de tous, et dans l’autre j’ai parlé de ces maux extérieurs et corporels, communs aux bons et aux méchants, qui sont les seuls que ces derniers appréhendent, tandis qu’ils acceptent, je ne dis pas avec indifférence, mais avec plaisir, les autres maux qui les rendent méchants. Et cependant combien peu ai-je parlé de Rome et de son empire, à ne prendre que ce qui s’est passé jusqu’au temps d’Auguste ! Que serait-ce si j’avais voulu rapporter et accumuler non-seulement les dévastations, les carnages de la guerre et tous les maux que se font les hommes, mais encore ceux qui proviennent de la discorde des éléments, comme tous ces bouleversements naturels qu’Apulée indique en passant dans son livre Du monde, pour montrer que toutes les choses terrestres sont sujettes à une infinité de changements et de révolutions. Il dit[1] en propres termes que les villes ont été englouties par d’effroyables tremblements de terre, que des déluges ont noyé des régions entières, que des continents ont été changés en îles par l’envahissement des eaux, et les mers en continent par leur retraite, que des tourbillons de vent ont renversé des villes, que le feu du ciel a consumé en Orient certaines contrées et que d’autres pays en Occident ont été ravagés par des inondations. Ainsi on a vu quelquefois le volcan de l’Etna rompre ses barrières et vomir dans la plaine des torrents de feu. Si j’avais voulu recueillir tous ces désastres et tant d’autres dont l’histoire fait foi, quand serais-je arrivé au temps où le nom du Christ est venu arrêter les pernicieuses superstitions de l’idolâtrie ? J’avais encore promis de montrer pourquoi le vrai Dieu, arbitre souverain de tous les empires, a daigné favoriser celui des Romains, et de prouver du même coup que les faux dieux, loin de contribuer en rien à la prospérité de Rome, y ont nui au contraire par leurs artifices et leurs mensonges. C’est ce dont j’ai maintenant à parler, et surtout de la grandeur de l’empire romain ; car pour ce qui est de la pernicieuse influence des démons sur les mœurs, je l’ai déjà fait ressortir très-amplement dans le second livre. Je n’ai pas manqué non plus, chaque fois que j’en ai trouvé l’occasion dans le cours de ces trois premiers livres, de signaler toutes les consolations dont les méchants comme les bons, au milieu des maux de la guerre, ont été redevables au nom de Jésus-Christ, selon l’ordre de cette providence « qui fait lever son soleil et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes ?[2] »

[1] Voyez l’édition d’Elmenhorst, page 73.

[2] Matt. V, 45.

CHAPITRE III

SI UN ÉTAT QUI NE S’ACCROÎT QUE PAR LA GUERRE DOIT ÊTRE ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX.

Voyons donc maintenant sur quel fondement les païens osent attribuer l’étendue et la durée de l’empire romain à ces dieux qu’ils prétendent avoir pieusement honorés par des scènes infâmes jouées par d’infâmes comédiens. Mais avant d’aller plus loin, je voudrais bien savoir s’ils ont le droit de se glorifier de la grandeur et de l’étendue de leur empire, avant d’avoir prouvé que ceux qui l’ont possédé ont été véritablement heureux. Nous les voyons en effet toujours tourmentés de guerres civiles ou étrangères, toujours parmi le sang et le carnage, toujours en proie aux noires pensées de la crainte ou aux sanglantes cupidités ; de l’ambition, de sorte que s’ils ont eu quelque joie, on peut la comparer au verre, dont tout l’éclat ne sert qu’à faire plus appréhender sa fragilité. Pour en mieux juger, ne nous laissons point surprendre à ces termes vains et pompeux de peuples, de royaumes, de provinces ; mais puisque chaque homme, considéré individuellement, est l’élément composant d’un État, si grand qu’il soit, tout comme chaque lettre est l’élément composant d’un discours, représentons-nous deux hommes dont l’un soit pauvre, ou plutôt dans une condition médiocre, et l’autre extrêmement riche, mais sans cesse agité de craintes, rongé de soucis, tourmenté de convoitises, jamais en repos, toujours dans les querelles et les dissensions, accroissant toutefois prodigieusement ses richesses au sein de tant de misères, mais augmentant du même coup ses soins et ses inquiétudes ; que d’autre part l’homme d’une condition médiocre se contente de son petit bien, qu’il soit chéri de ses parents, de ses voisins, de ses amis, qu’il jouisse d’une agréable tranquillité d’esprit, qu’il soit pieux, bienveillant, sain de corps, sobre d’habitudes, chaste de mœurs et calme dans sa conscience, je ne sais s’il y a un esprit assez fou pour hésiter à qui des deux il doit donner la préférence. Or, il est certain que la même règle qui nous sert à juger du bonheur de ces deux hommes, doit nous servir pour celui de deux familles, de deux peuples, de deux empires, et que si nous voulons mettre de côté nos préjugés et faire une juste application de cette règle, nous démêlerons aisément ce qui est la chimère du bonheur et ce qui en est la réalité. C’est pourquoi, quand la religion du vrai Dieu est établie sur la terre, quand fleurit avec le culte légitime la pureté des mœurs, alors il est avantageux que les bons règnent au loin et maintiennent longtemps leur empire, non pas tant pour leur avantage que dans l’intérêt de ceux à qui ils commandent. Quant à eux, leur piété et leur innocence, qui sont les grands dons de Dieu, suffisent pour les rendre véritablement heureux dans cette vie et dans l’autre. Mais il en va tout autrement des méchants. La puissance, loin de leur être avantageuse, leur est extrêmement nuisible, parce qu’elle ne leur sert qu’à faire plus de mal. Quant à ceux qui la subissent, ce qui leur est avant tout préjudiciable, ce n’est pas la tyrannie d’autrui, mais leur propre corruption ; car tout ce que les gens de bien souffrent de l’injuste domination de leurs maîtres n’est pas la peine de leurs fautes, mais l’épreuve de leur vertu. C’est pourquoi l’homme de bien dans les fers est libre, tandis que le méchant est esclave jusque sur le trône ; et il n’est pas esclave d’un seul homme, mais il a autant de maîtres que de vices[1]. L’Écriture veut parler de ces maîtres, quand elle dit : « Chacun est esclave de celui qui l’a vaincu[2] ».

[1] Saint Augustin prend ici le plus pur de la morale stoïcienne pour le combiner avec l’esprit chrétien. Comp. Cicéron, paradoxe V.

[2] II Petr., II, 19.

CHAPITRE IV

LES EMPIRES, SANS LA JUSTICE, NE SONT QUE DES RAMAS DE BRIGANDS.

En effet, que sont les empires sans la justice, sinon de grandes réunions de brigands ? Aussi bien, une réunion de brigands est-elle autre chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant certaines règles convenues ? Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant d’hommes perdus, qu’elle s’empare de places pour y fixer sa domination, qu’elle prenne des villes, qu’elle subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le nom de royaume, non parce qu’elle a dépouillé sa cupidité, mais parce qu’elle a su accroître son impunité. C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement : « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant[1] ».

[1] Cette anecdote est probablement empruntée au livre III de la République de Cicéron. Voyez Nonius Marcellus, page 318, 14, et page 534, 15.

CHAPITRE V

LA PUISSANCE DES GLADIATEURS FUGITIFS FUT PRESQUE ÉGALE À CELLE DES ROIS.

En conséquence, je ne veux point examiner quelle espèce de gens ramassa Romulus pour composer sa ville ; car aussitôt que le droit de cité dont il les gratifia les eut mis à couvert des supplices qu’ils méritaient et dont la crainte pouvait les porter à des crimes nouveaux et plus grands encore, ils devinrent plus doux et plus humains. Je veux seulement rappeler ici un événement qui causa de graves difficultés à l’empire romain et le mit à deux doigts de sa perte, dans un temps où il était déjà très-puissant et redoutable à tous les autres peuples. Ce fut quand un petit nombre de gladiateurs de la Campanie, désertant les jeux de l’amphithéâtre, levèrent une armée considérable sous la conduite de trois chefs et ravagèrent cruellement toute l’Italie. Qu’on nous dise par le secours de quelle divinité, d’un si obscur et si misérable brigandage ils parvinrent à une puissance capable de tenir en échec toutes les forces de l’empire ! Conclura-t-on de la courte durée de leurs victoires que les dieux ne les ont point assistés ? Comme si la vie de l’homme, quelle qu’elle soit, était jamais de longue durée ! À ce compte, les dieux n’aideraient personne à s’emparer du pouvoir, personne n’en jouissant que peu de temps, et on ne devrait point tenir pour un bienfait ce qui dans chaque homme et successivement dans tous les hommes s’évanouit comme une vapeur. Qu’importe à ceux qui ont servi les dieux sous Romulus et qui sont morts depuis longues années, qu’après eux l’empire se soit élevé au comble de la grandeur, lorsqu’ils sont réduits pour leur propre compte à défendre leur cause dans les enfers ? Qu’elle soit bonne ou mauvaise, cela ne fait rien à la question ; mais enfin, tous tant qu’ils sont, après avoir vécu sous cet empire pendant une longue suite de siècles, ils ont promptement achevé leur vie et ont passé comme un éclair ; après quoi ils ont disparu, chargés du poids de leurs actions. Que si au contraire il faut attribuer à la faveur des dieux tous les biens, si courte qu’en soit la durée, les gladiateurs dont je parle ne leur sont pas médiocrement redevables, puisque nous les voyons briser leurs fers, s’enfuir, assembler une puissante armée, et, sous la conduite et le gouvernement de leurs chefs, faire trembler l’empire romain, battre ses armées, prendre ses villes, s’emparer de tout, jouir de tout, contenter tous leurs caprices, vivre en un mot comme des princes et des rois, jusqu’au jour où ils ont été vaincus et domptés, ce qui ne s’est pas fait aisément[1]. Mais passons à des exemples d’un ordre plus relevé.

[1] La guerre des gladiateurs fut terminée, au bout de trois ans, par L. Crassus.

CHAPITRE VI

DE L’AMBITION DU ROI NINUS QUI, LE PREMIER, DÉCLARA LA GUERRE À SES VOISINS AFIN D’ÉTENDRE SON EMPIRE.

Justin, qui a écrit en latin l’histoire de la Grèce, ou plutôt l’histoire des peuples étrangers, et abrégé Trogue-Pompée, commence ainsi son ouvrage : « Dans le principe, les peuples étaient gouvernés par des rois qui étaient redevables de cette dignité suprême, non à la faveur populaire, mais à leur vertu consacrée par l’estime des gens de bien. Il n’y avait point alors d’autres lois que la volonté du prince. Les rois songeaient plutôt à conserver leurs États qu’à les accroître, et chacun d’eux se contenait dans les bornes de son empire. Ninus fut le premier qui, poussé par l’ambition, s’écarta de cette ancienne coutume. Il porta la guerre chez ses voisins, et comme il avait affaire à des peuples encore neufs dans le métier des armes, il assujettit tout jusqu’aux frontières de la Lybie ». Et un peu après : « Ninus affermit ses grandes conquêtes par une longue possession. Après avoir vaincu ses voisins et accru ses forces par celles des peuples soumis, il fit servir ses premières victoires à en remporter de nouvelles et soumit tout l’Orient ». Quelque opinion qu’on ait sur la véracité de Justin ou de Trogue-Pompée, car il y a des historiens plus exacts qui les ont convaincus plus d’une fois d’infidélité, toujours est-il qu’on tombe d’accord que Ninus étendit beaucoup l’empire des Assyriens. Et quant à la durée de cet empire, elle excède celle de l’empire romain, puisque les chronologistes comptent douze cent quarante ans depuis la première année du règne de Ninus jusqu’au temps de la domination des Mèdes[1]. Or, faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples de qui on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ?

[1] Ici, comme plus bas (livre XVI, ch. 17), saint Augustin suit la chronologie d’Eusèbe.

CHAPITRE VII

S’IL FAUT ATTRIBUER À L’ASSISTANCE OU À L’ABANDON DES DIEUX LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCADENCE DES EMPIRES.

Si l’empire d’Assyrie a eu cette grandeur et cette durée sans l’assistance des dieux, pourquoi donc attribuer aux dieux de Rome la grandeur et la durée de l’empire romain ? Quelle que soit la cause qui a fait prospérer les deux empires, elle est la même dans les deux cas. D’ailleurs si l’on prétend que l’empire d’Assyrie a prospéré par l’assistance des dieux, je demanderai : de quels dieux ? car les peuples subjugués par Ninus n’adoraient point d’autres dieux que les siens. Dira-t-on que les Assyriens avaient des dieux particuliers, plus habiles ouvriers dans l’art de bâtir et de conserver des empires ; je demanderai alors si ces dieux étaient morts quand l’empire d’Assyrie s’est écroulé ? Ou bien serait-ce que faute d’avoir été payés de leur salaire, ou sur la promesse d’une plus forte récompense, ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, pour se tourner ensuite du côté des Perses, en faveur de Cyrus qui les appelait et leur faisait espérer une condition plus avantageuse ? En effet, ce dernier peuple, depuis la domination, vaste en étendue, mais courte en durée, d’Alexandre le Grand, a toujours conservé son ancien État, et il occupe aujourd’hui dans l’Orient une vaste étendue de pays[1]. Or, s’il en est ainsi, ou bien les dieux sont coupables d’infidélité, puisqu’ils abandonnent leurs amis pour passer du côté de leurs ennemis, et font ce que Camille, qui n’était qu’un homme, ne voulut pas faire, quand, après avoir vaincu les ennemis les plus redoutables de Rome, il éprouva l’ingratitude de sa patrie, et qu’au lieu d’en conserver du ressentiment, il sauva une seconde fois ses concitoyens en les délivrant des mains des Gaulois ; ou bien ces dieux ne sont pas aussi puissants qu’il conviendrait à leur divinité, puisqu’ils peuvent être vaincus par la prudence ou par la force ; ou enfin, s’il n’est pas vrai qu’ils soient vaincus par des hommes, mais par d’autres dieux, il y a donc entre ces esprits célestes des inimitiés et des luttes, suivant que chacun se range de tel ou tel parti, et alors pourquoi un État adorerait-il ses dieux propres de préférence à d’autres dieux que ceux-ci peuvent appeler comme auxiliaires ? Quoi qu’il en soit au surplus de ce passage, de cette fuite, de cette migration ou de cette défection des dieux, il est certain qu’on ne connaissait point encore Jésus-Christ quand ces monarchies ont été détruites ou transformées. Car lorsque, après une durée de douze cents ans et plus, l’empire des Assyriens s’est écroulé, si déjà la religion chrétienne eût annoncé le royaume éternel et fait interdire le culte sacrilège des faux dieux, les Assyriens n’auraient pas manqué de dire que leur empire ne succombait, après avoir duré si longtemps, que pour avoir abandonné la religion des ancêtres et embrassé celle de Jésus-Christ. Que la vanité manifeste de ces plaintes soit comme un miroir où nos adversaires pourront reconnaître l’injustice des leurs, et qu’ils rougissent de les produire, s’il leur reste encore quelque pudeur. Mais je me trompe : l’empire romain n’est pas détruit, comme l’a été celui d’Assyrie ; il n’est qu’éprouvé. Bien avant le christianisme, il a connu ces dures épreuves et il s’en est relevé. Ne désespérons pas aujourd’hui qu’il se relève encore ; car en cela qui sait la volonté de Dieu ?

[1] L’empire des Perses, renversé par Alexandre (331 ans avant J.-C.), fut reconstitué par Arsace, chef des Parthes (246 ans avant J.-C.), pour reprendre une forme nouvelle sous Artaxerce, vainqueur des Parthes, vers 226 après J.-C.

CHAPITRE VIII

LES ROMAINS NE SAURAIENT DIRE QUELS SONT PARMI LEURS DIEUX CEUX À QUI ILS CROIENT DEVOIR L’ACCROISSEMENT ET LA CONSERVATION DE LEUR EMPIRE, CHAQUE DIEU EN PARTICULIER ÉTANT CAPABLE TOUT AU PLUS DE VEILLER À SA FONCTION PARTICULIÈRE.

Mais cherchons, je vous prie, parmi cette multitude de dieux qu’adoraient les Romains, quel est celui ou quels sont ceux à qui ils se croient particulièrement redevables de la grandeur et de la conservation de leur empire ? Je ne pense pas qu’ils osent attribuer quelque part dans un si grand et si glorieux ouvrage à la déesse de Cloacina[1], ou à Volupia, qui tire son nom de la volupté, ou à Libentina, qui prend le sien du libertinage, ou à Vaticanus, qui préside aux vagissements des enfants, ou à Cunina[2], qui veille sur leur berceau. Je ne puis ici rappeler en quelques lignes tous ces noms de dieux et de déesses qui peuvent à peine tenir dans de gros volumes, où l’on attache chaque divinité à son objet particulier, suivant la fonction qui lui est propre. Par exemple, on n’a pas jugé à propos de confier à un seul dieu le soin des campagnes ; on a donné la plaine à Rusina[3], le sommet des montagnes à Jugatinus, la colline à Collatina, la vallée à Vallonia. On n’a même pas trouvé une divinité assez vigilante pour lui donner exclusivement la direction des moissons : on a recommandé à Séia les semences, pendant qu’elles sont encore en terre ; à Segetia, les blés quand ils sont levés ; à Tutilina, la tutelle des récoltes et des grains, quand ils sont recueillis dans les greniers. Évidemment Segetia n’a pas été jugée suffisante pour soigner les moissons depuis leur naissance jusqu’à leur maturité. Mais comme si ce n’était pas encore assez de cette foule de divinités à ces idolâtres insatiables dont l’âme corrompue dédaignait les chastes embrassements de son dieu pour se prostituer à une troupe infâme de démons, ils ont fait présider Proserpine aux germes des blés, le dieu Nodatus aux nœuds du tuyau, la déesse Volutina à l’enveloppe de l’épi ; vient ensuite Patelana[4], quand l’épi s’ouvre ; Hostilina, quand la barbe et l’épi sont de niveau ; Flora, quand il est en fleur ; Lacturnus, quand il est en lait ; Matuta, quand il mûrit ; Runcina, quand on le coupe[5]. Je ne dis pas tout, car je me lasse de nommer ce qu’ils n’ont pas honte d’adorer ; mais le peu que j’en ai dit suffit pour montrer qu’il est déraisonnable d’attribuer l’origine, les progrès et la conservation de l’empire romain à des divinités tellement appliquées à leur office particulier qu’aucune tâche générale ne pouvait leur être confiée. Comment Segetia se fût-elle mêlée du gouvernement de l’empire, elle à qui il n’était pas permis d’avoir soin à la fois des arbres et des moissons ? comment Cunina eût-elle pensé à la guerre, lorsque sa charge ne s’étendait pas au-delà du berceau des enfants ? que pouvait-on attendre de Nodatus dans les combats, puisque son pouvoir, borné aux nœuds du tuyau, ne s’élevait pas jusqu’à la barbe de l’épi ? On se contente d’un portier pour garder l’entrée de sa maison, et ce portier suffit parfaitement, c’est un homme ; nos idolâtres y ont mis trois dieux : Forculus, à la porte ; Cardea, aux gonds ; Limentinus, au seuil ; en sorte que Forculus ne pouvait garder à la fois le seuil et les gonds[6].

[1] Il est clair que saint Augustin cite ici Cloacina comme la déesse des cloaques, se fondant sur une tradition qui a été également suivie par Tertullien (De Pall., cap. 4, p. 22, édit. de Saumaise) et par saint Cyprien (De Idol. van.). Est-il vrai maintenant qu’il y eut à Rome une déesse des cloaques ? c’est fort douteux. Cloacina n’était peut-être qu’un surnom de Vénus (Vénus Cloacina, purgatrix, expiatrix, a cluendo).

[2] Cunina de cunœ, berceau.

[3] Ces rapports étymologiques sont souvent intraduisibles en français. Rusina vient de rus (champs), et Jugatina de jugum (crète, cime des montagnes).

[4] Patelana de patere, s’ouvrir ; saint Augustin aurait même pu distinguer Patelana ou Patellana de Patella. Suivant Arnobe (Contr. gent., lib. IV, p. 124), on invoquait Patella pour les choses ouvertes et Patellina pour les choses à ouvrir.

[5] Proserpina de proserpere, germer ; Volutina de involumentum, enveloppe ; Hostilina (suivant saint Augustin) de hostire pour æquare, égaler, être de niveau ; Runcina de runcare, runcinare, sarcler.

[6] Forculus de foris, porte ; Cardea de cardo, gond ; Limentinus de limen, seuil.

CHAPITRE IX

SI L’ON DOIT ATTRIBUER LA GRANDEUR ET LA DURÉE DE L’EMPIRE ROMAIN À JUPITER, QUE SES ADORATEURS REGARDENT COMME LE PREMIER DES DIEUX.

Mais laissons là, pour quelque temps du moins, la foule des petits dieux et cherchons quel a été le rôle de ces grandes divinités par qui Rome est devenue la dominatrice des nations. Voilà sans doute une œuvre digne de Jupiter, de ce dieu qui passe pour le roi de tous les dieux et de toutes les déesses, ainsi que le marquent et le sceptre dont il est armé, et ce Capitole construit en son honneur au sommet d’une haute colline.

« Tout est plein de Jupiter[1] » s’écrie Virgile, et ce mot, quoique d’un poète, est cité comme exactement vrai. Suivant Varron, c’est Jupiter qu’adorent en réalité ceux qui ne veulent adorer qu’un dieu sans image auquel ils donnent un autre nom[2]. Si cela est, d’où vient qu’on l’a respecté assez peu à Rome et ailleurs pour le représenter par une statue ? Superstition blâmée expressément par Varron, qui, tout entraîné qu’il pût être par le torrent de la coutume et par l’autorité de Rome, n’a pas laissé de dire et d’écrire qu’en élevant des statues aux dieux, on avait banni la crainte pour introduire l’erreur.

[1] Virgile, Eclog., III, vers 60.

[2] Varron voulait-il parler du Jéhovah des Juifs ? c’est ce qui semble résulter de divers autres passages de saint Augustin. Voyez plus bas, ch. 31, et le traité De cons. Evangel., lib. I, n. 30.

CHAPITRE X

DES SYSTÈMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DIFFÉRENTS AUX DIFFÉRENTES PARTIES DE L’UNIVERS.

Pourquoi avoir marié Jupiter avec Junon qu’on nous donne pour être à la fois « et sa sœur et sa femme[1] ? » C’est, dit-on, que Jupiter occupe l’éther, Junon, l’air, et que ces deux éléments, l’un supérieur, l’autre inférieur, sont étroitement unis. Mais alors, si Junon remplit la moitié du monde, elle ôte de sa place à ce dieu dont le poète a dit : « Tout est plein de Jupiter ».

Dira-t-on que les deux divinités remplissent l’une et l’autre les deux éléments et qu’elles sont ensemble chacun d’eux ? Je demanderai pourquoi l’on assigne particulièrement l’éther à Jupiter et l’air à Junon ? D’ailleurs, s’il suffit de ces deux divinités pour tout remplir, à quoi sert d’avoir donné la mer à Neptune et la terre à Pluton ? Et qui plus est, de peur de laisser ces dieux sans femmes, on a marié Neptune avec Salacie et Pluton avec Proserpine. C’est, dit-on, que Proserpine occupe la région inférieure de la terre, comme Salacie la région inférieure de la mer, et Junon la région inférieure du ciel, qui est l’air. Voilà comment les païens essaient de coudre leurs fables ; mais ils n’y parviennent pas. Car si les choses étaient comme ils le disent, leurs anciens sages admettraient trois éléments et non pas quatre, afin d’en accorder le nombre avec celui des couples divins. Or, ils distinguent positivement l’éther d’avec l’air. Quant à l’eau, supposé que l’eau supérieure diffère en quelque façon de l’eau inférieure, en haut ou en bas, c’est toujours de l’eau. De même pour la terre ; la différence du lieu peut bien changer ses qualités, mais non sa nature. Maintenant, avec ces trois ou ces quatre éléments, voilà le monde complet : où donc sera Minerve ? quelle partie du monde aura-t-elle à remplir, quel lieu à habiter ? Car on s’est avisé de la mettre au Capitole[2] avec Jupiter et Junon, bien qu’elle ne soit pas le fruit de leur mariage. Si on dit qu’elle habite la plus haute région de l’air et que c’est pour cela que les poètes la font naître du cerveau de Jupiter, je demande pourquoi on ne l’a pas mise à la tête des dieux, puisqu’elle est située au-dessus de Jupiter. Serait-ce qu’il n’eût pas été juste de mettre la fille au-dessus du père ? mais alors pourquoi n’a-t-on pas gardé la même justice entre Jupiter et Saturne ? C’est, dira-t-on, que Saturne a été vaincu par Jupiter. Ces deux dieux se sont donc battus ! Point du tout, s’écrie-t-on ; ce sont là des bavardages de la fable. Eh bien ! soit ; ne croyons pas à la fable et ayons meilleure opinion des dieux. Puis donc que l’on n’a pas mis Saturne au-dessus de Jupiter, que ne plaçait-on le père et le fils sur le même rang ? C’est, dit-on, que Saturne est l’image du temps[3]. À ce compte, ceux qui adorent Saturne adorent le temps, et voilà Jupiter, le roi des dieux, qui est issu du temps. Aussi bien, quelle injure fait-on à Jupiter et à Junon de dire qu’ils sont issus du temps, s’il est vrai que Jupiter soit le ciel et Junon la terre[4], le ciel et la terre ayant été créés dans le temps ? C’est la doctrine qu’on trouve dans les livres de leurs savants et de leurs sages ; et Virgile s’inspire, non des fictions de la poésie, mais des systèmes des philosophes, quand il dit : « Alors le Père tout-puissant, l’Éther, descend au sein de son épouse et la réjouit par des pluies fécondes[5] ». C’est-à-dire qu’il descend au sein de Tellus ou de la Terre ; car encore ici, on veut voir des différences et soutenir qu’autre chose est la Terre, autre chose Tellus, autre chose enfin Tellumo[6]. Chacune de ces trois divinités a son nom, ses fonctions, son culte et ses autels. On donne encore à la terre le nom de mère des dieux, en sorte qu’il n’y a pas tant à se récrier contre les poètes, puisque voilà les livres sacrés qui font de Junon, non-seulement la sœur et la femme, mais aussi la mère de Jupiter. On veut encore que la terre soit Cérès ou Vesta, quoique le plus souvent Vesta ne soit que le feu, la divinité des foyers, sans lesquels une cité ne peut exister. Et c’est pour cela que l’on consacre des vierges au service de Vesta, le feu ayant cette analogie avec les vierges, que, comme elles, il n’enfante rien. Mais tous ces vains fantômes devaient s’évanouir devant celui qui a voulu naître d’une vierge. Et qui pourrait souffrir, en effet, qu’après avoir attribué au feu une dignité si grande et une sorte de chasteté, ils ne rougissent point d’identifier quelquefois Vesta avec Vénus, afin sans doute que la virginité, si révérée dans les vestales, ne soit plus qu’un vain nom ? Si Vesta n’est autre que Vénus, comment des vierges la serviraient-elles en s’abstenant des œuvres de Vénus ? Y aurait-il par hasard deux Vénus, l’une vierge et l’autre épouse ? ou plutôt trois, la Vénus des vierges ou Vesta, la Vénus des femmes, et la Vénus des courtisanes, à qui les Phéniciens offraient le prix de la prostitution de leurs filles avant que de les marier[7] ? Laquelle de ces trois Vénus est la femme de Vulcain ? Ce n’est pas la vierge, puisqu’elle a un mari. Loin de moi la pensée que ce soit la courtisane ! ce serait faire trop d’injure au fils de Junon, à l’émule de Minerve. C’est donc la Vénus des épouses ; mais alors que les épouses prennent garde d’imiter leur patronne dans ce qu’elle a fait avec Mars. Vous en revenez encore aux fables, me dira-t-on ; mais, en vérité, où est la justice à nos adversaires de s’emporter contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et de ne pas s’emporter contre eux-mêmes, quand ils assistent avec tant de plaisir au spectacle des crimes de ces dieux, et, chose incroyable si le fait n’était pas avéré, quand ils veulent faire tourner à l’honneur de la divinité ces représentations scandaleuses ?

[1] Virgile, Énéide, livre I, vers 47.

[2] Minerve fut placée au Capitole sous Tarquin le Superbe. Voyez Denys d’Halycarnasse, Antiq., lib. IV, cap. 62.

[3] Voyez Cicéron, de Nat. deor., lib. II, cap. 25.

[4] Junon, citée ici comme figurant la terre, est citée plus haut comme figurant l’air. Il n’y a pas là proprement inexactitude, ni contradiction. Junon, par rapport à Jupiter, c’est l’élément inférieur par rapport à l’élément supérieur. Quand Jupiter figure l’éther, Junon figure l’air ; quand Jupiter désigne le ciel, Junon désigne la terre. Voyez Varron, De ling. lat., lib. V, cap. 27.

[5] Virgile, Georg., liv. II, vers 325,326.

[6] Terra désignait l’élément terrestre dans son unité, Tellus, la capacité passive de la terre, Tellumo, son énergie active et fécondante. Voyez plus bas, livre VII, ch. 23.

[7] Au témoignage d’Eusèbe, d’après Sanchoniathon ; voyez Præp. Evang. lib. I, cap. 10.

CHAPITRE XI

DE CETTE OPINION DES SAVANTS DU PAGANISME QUE TOUS LES DIEUX NE SONT QU’UN SEUL ET MÊME DIEU, SAVOIR : JUPITER.

Qu’ils apportent donc autant de raisons physiques et autant de raisonnements qu’il leur plaira pour établir tantôt que Jupiter est l’âme du monde, laquelle pénètre et meut toute cette masse immense composée de quatre éléments ou d’un plus grand nombre ; tantôt qu’il donne une part de sa puissance à sa sœur et à ses frères ; tantôt qu’il est l’éther et qu’il embrasse Junon, qui est l’air répandu au-dessous de lui ; tantôt qu’avec l’air il est tout le ciel, et que, par ses pluies et ses semences, il féconde la terre, qui se trouve être à la fois sa femme et sa mère, car cela n’a rien de déshonnête entre dieux ; tantôt enfin, pour n’avoir pas à voyager dans toute la nature, qu’il est le dieu unique, celui dont a voulu parler, au sentiment de plusieurs, le grand poète qui a dit :

« Dieu circule à travers toutes les terres, toutes les mers, toutes les profondeurs des cieux[1] ».

Qu’ainsi, dans l’éther, il soit Jupiter, dans l’air, Junon ; dans la région supérieure de la mer, Neptune, et Salacie dans la région inférieure ; Pluton au haut de la terre, et au bas, Proserpine ; dans les foyers domestiques, Vesta ; dans les forges, Vulcain ; parmi les astres, le Soleil, la Lune et les Étoiles ; parmi les devins, Apollon ; dans le commerce, Mercure ; en tout ce qui commence, Janus, et Terminus en tout ce qui finit ; dans le temps, Saturne ; dans la guerre, Mars et Bellone ; dans les fruits de la vigne, Liber ; dans les moissons, Cérès ; dans les forêts, Diane ; dans les arts, Minerve ; enfin, qu’il soit encore cette foule de petits dieux, pour ainsi dire plébéiens : qu’il préside, sous le nom de Liber, à la vertu génératrice des hommes, et sous le nom de Libera à celle des femmes ; qu’il soit Diespiter[2], qui conduit les accouchements à terme ; Mona, qui veille au flux menstruel ; Lucina, qu’on invoque au moment de la délivrance ; que sous le nom d’Opis[3] il assiste les nouveau-nés et les recueille sur le sein de la terre ; qu’il leur ouvre la bouche à leurs premiers vagissements et soit alors le dieu Vaticanus ; qu’il devienne Levana pour les soulever de terre, et Cunina pour les soigner dans leur berceau ; qu’il réside en ces déesses qui prophétisent les destinées, et qu’on appelle Carmentes[4] ; qu’il préside, sous le nom de Fortune, aux événements fortuits ; qu’il soit Rumina, quand il présente aux enfants la mamelle, par la raison que le vieux langage nomme la mamelle ruma ; qu’il soit Potina pour leur donner à boire, et Educa[5] pour leur donner à manger ; qu’il doive à la peur enfantine le nom de Paventin ; à l’espérance qui vient celui de Venilia ; à la volupté celui de Volupia ; à l’action celui d’Agenoria ; aux stimulants qui poussent l’action jusqu’à l’excès, celui de Stimula ; qu’on l’appelle Strenia, parce qu’il excite le courage ; Numeria, comme enseignant à nombrer ; Camena, comme apprenant à chanter ; qu’il soit le dieu Consus, pour les conseils qu’il donne, et la déesse Sentia pour les sentiments qu’il inspire ; qu’il veille, sous le nom de Juventa, au passage de l’enfance à la jeunesse ; qu’il soit encore la Fortune Barbue, qui donne de la barbe aux adultes, et qu’on aurait dû, pour leur faire honneur, appeler du nom mâle de Fortunius, plutôt que d’un nom femelle, à moins qu’on n’eût préféré, selon l’analogie qui a tiré le dieu Nodatus des nœuds de la tige, donner à la Fortune le nom de Barbatus, puisqu’elle a les barbes dans son domaine ; que ce soit encore le même dieu qu’on appelle Jugatinus, quand il joint les époux ; Virginiensis, quand il détache du sein de la jeune mariée la ceinture virginale ; qu’il soit même, s’il n’en a point de honte, le dieu Mutunus ou Tutunus[6], que les Grecs appellent Priape ; en un mot, qu’il soit tout ce que j’ai dit et tout ce que je n’ai pas dit, car je n’ai pas eu dessein de tout dire ; que tous ces dieux et toutes ces déesses forment un seul et même Jupiter, ou que toutes ces divinités soient ses parties, comme le pensent quelques-uns, ou ses vertus, selon l’opinion qui fait de lui l’âme du monde ; admettons enfin celle de ces alternatives qu’on voudra, sans examiner en ce moment ce qu’il en est, je demande ce que perdraient les païens à faire un calcul plus court et plus sage, et à n’adorer qu’un seul Dieu ? Que mépriserait-on de lui, en effet, en l’adorant lui-même ? Si l’on a eu à craindre que quelques parties de sa divinité omises ou négligées ne vinssent à s’en irriter, il n’est donc pas vrai qu’il soit, comme on le prétend, la vie universelle embrassant dans son unité tous les dieux comme ses vertus, ses membres ou ses parties ; et il faut croire alors que chaque partie a sa vie propre, séparée de la vie des autres parties, puisque l’une d’elles peut s’irriter, s’apaiser, s’émouvoir sans l’autre. Dira-t-on que toutes ses parties ensemble, c’est-à-dire tout Jupiter s’offenserait, si chaque partie n’était point particulièrement adorée ? Ce serait dire une absurdité ; car aucune partie ne serait négligée, du moment qu’on servirait celui qui les comprend toutes. D’ailleurs, sans entrer ici dans des détails infinis, quand les païens soutiennent que tous les astres sont des parties de Jupiter, qu’ils ont la vie et des âmes raisonnables, et qu’à ce titre ils sont évidemment des dieux, ils ne s’aperçoivent pas qu’à ce compte il y a une infinité de dieux qu’ils n’adorent pas et à qui ils n’élèvent ni temples, ni autels, puisqu’il y a très-peu d’astres qui aient un culte et des sacrifices particuliers. Si donc les dieux s’offensent quand ils ne sont pas singulièrement adorés, comment les païens ne craignaient-ils pas, pour quelques dieux qu’ils se rendent propices, d’avoir contre eux tout le reste du ciel ? Que s’ils pensent adorer toutes les étoiles en adorant Jupiter qui les embrasse toutes, ils pourraient donc aussi résumer dans le culte de Jupiter celui de tous les dieux. Ce serait le moyen de les contenter tous ; au lieu que le culte rendu à quelques-uns doit mécontenter le nombre beaucoup plus grand de ceux qu’on néglige, surtout quand ils se voient préférer un Priape étalant sa nudité obscène, eux qui resplendissent de lumière dans les hauteurs du ciel.

[1] Virgile, Georg., lib. IV, vers. 221,222.

[2] Diespiter signifie probablement père du jour (diei pater). Voyez Aulu-Gelle, lib. V, cap. 12, et Varron, De ling. lat., lib. V, § 66.

[3] Opis, de ops, force, secours. La déesse Opis ne doit pas être confondue avec Opa ou Rhéa, femme de Saturne. Voyez Servius ad Virg. Æn., lib. XI, vers 532.

[4] Sur le rôle de ces déesses, voyez Aulu-Gelle, lib. XVI, cap. 16.

[5] Potina de potare, boire ; Educa de educare, nourrir.

[6] Sur le dieu Mutunus ou Tutunus, voyez Arnobe, Contr. gent., lib. IV, p. 134, et Lactance, Instit., lib. I, cap. 20.

CHAPITRE XII

DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU L’ÂME DU MONDE ET DU MONDE LE CORPS DE DIEU.

Que dirai-je maintenant de cette doctrine d’un Dieu partout répandu ? ne doit-elle pas soulever tout homme intelligent ou plutôt tout homme quel qu’il soit ? Certes il n’est pas besoin d’une grande sagacité, à quiconque sait se dégager de l’esprit de contention, pour reconnaître que si Dieu est l’âme du monde et le monde le corps de cette âme, si ce Dieu réside en quelque façon au sein de la nature, contenant toutes choses en soi, de telle sorte que l’âme universelle qui vivifie la masse tout entière soit la substance commune d’où naissent chacune à son tour les âmes de tous les vivants, il suit de là qu’il n’y a aucun être qui ne soit une partie de Dieu. Or, qui ne voit que les conséquences de ce système sont impies et irréligieuses au suprême degré, puisqu’il s’ensuit qu’en marchant sur un corps, je marche sur une partie de Dieu, et qu’en tuant un animal, c’est une partie de Dieu que je tue ? Mais je ne veux pas dire tout ce que peut ici suggérer la pensée, sans que le langage puisse décemment l’exprimer.

CHAPITRE XIII

DU SYSTÈME QUI N’ADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX RAISONNABLES.

Dira-t-on qu’il n’y a que les animaux raisonnables, comme les hommes, par exemple, qui soient des parties de Dieu ? Mais si le monde tout entier est Dieu, je ne vois pas de quel droit on retrancherait aux bêtes leur portion de divinité. Au surplus, à quoi bon insister ? ne parlons que de l’animal raisonnable, de l’homme. Quoi de plus tristement absurde que de croire qu’en donnant le fouet à un enfant, on le donne à une partie de Dieu ? Que dire de ces parties de Dieu qui deviennent injustes, impudiques, impies, damnables enfin, si ce n’est que pour supporter de pareilles conséquences, il faut avoir perdu le sens ? Je demanderai enfin pourquoi Dieu s’irrite contre ceux qui ne l’adorent pas, puisque c’est s’irriter contre des parties de soi-même. Il ne reste donc qu’une chose à dire, c’est que chacun des dieux a sa vie propre, qu’il vit pour soi, sans faire partie d’un autre que soi, et qu’il faut adorer, sinon tous les dieux, car ils sont tellement nombreux que cela est impossible, du moins tous ceux que l’on peut connaître et servir. Ainsi, comme Jupiter est le roi des dieux, j’imagine que c’est à lui qu’on attribue la fondation et l’accroissement de l’empire romain. Car s’il n’était pas l’auteur d’un si grand ouvrage, à quel autre dieu en pourrait-on faire honneur, chacun ayant son emploi distinct qui l’occupe assez et ne lui laisse pas le temps d’entreprendre sur la charge des autres ? Il n’y a donc sans contredit que le roi des dieux qui ait pu travailler à l’accroissement et à la grandeur du roi des peuples.

CHAPITRE XIV

ON A TORT DE CROIRE QUE C’EST JUPITER QUI VEILLE À LA PROSPÉRITÉ DES EMPIRES, ATTENDU QUE LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME LE VEULENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE À CET EMPLOI.

Je demanderai ici tout d’abord pourquoi on n’a pas fait de l’empire un dieu. On n’en peut donner aucune raison, puisqu’on a fait de la victoire une déesse. Qu’est-il même besoin dans cette affaire de recourir à Jupiter, si la victoire a ses faveurs et ses préférences, et si elle va toujours trouver ceux qu’elle veut rendre vainqueurs ? Avec la protection de cette déesse, quand même Jupiter resterait les bras croisés ou s’occuperait d’autre chose, de quelles nations, de quels royaumes ne viendrait-on pas à bout ? On dira que les gens de bien sont arrêtés par la crainte d’entreprendre des guerres injustes qui n’ont d’autre objet que de s’agrandir aux dépens de voisins pacifiques et inoffensifs. Voilà de beaux sentiments ; si ce sont ceux de mes adversaires, je m’en réjouis et je m’en félicite.

CHAPITRE XV

S’IL CONVIENT À UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE S’AGRANDIR.

Mais il y a dès lors une nouvelle question qui s’élève : c’est de savoir s’il convient à un peuple vertueux de se réjouir de l’agrandissement de son empire. La cause, en effet, ne saurait en être que dans l’injustice de ses voisins qui en l’attaquant sans raison lui ont donné occasion de s’agrandir justement par la guerre. Supposez, en effet, qu’entre tous les peuples voisins régnassent la justice et la paix, tout État serait de peu d’étendue, et au sein de cette médiocrité et de ce repos universels les divers États seraient dans le monde ce que sont les diverses familles dans la cité. Ainsi la guerre et les conquêtes, qui sont un bonheur pour les méchants, sont pour les bons une nécessité. Toutefois, comme le mal serait plus grand si les auteurs d’une agression injuste réussissaient à subjuguer ceux qui ont eu à la subir, on a raison de regarder la victoire des bons comme une chose heureuse ; mais cela n’empêche pas que le bonheur ne soit plus grand de vivre en paix avec un bon voisin que d’être obligé d’en subjuguer un mauvais. Car il est d’un méchant de souhaiter un sujet de haine ou de crainte pour avoir un sujet de victoire. Si donc ce n’est que par des guerres justes et légitimes que les Romains sont parvenus à posséder un si vaste empire, je leur propose une nouvelle déesse à adorer : c’est l’Injustice des nations étrangères, qui a si fort contribué à leur grandeur par le soin qu’elle a pris de leur susciter d’injustes ennemis, à qui ils pouvaient faire justement et avantageusement la guerre. Et pourquoi l’Injustice ne serait-elle pas une déesse, et une déesse étrangère, puisque la Crainte, la Pâleur et la Fièvre sont au rang des divinités romaines ? C’est donc à ces deux déesses, l’Injustice étrangère et la Victoire, qu’il convient d’attribuer la grandeur des Romains, l’une pour leur avoir donné des sujets de guerres, l’autre pour les avoir heureusement terminées sans que Jupiter ait eu la peine de s’en mêler. Quelle part en effet pourrait-on lui attribuer, du moment où les faveurs qui seraient réputées venir de lui sont elles-mêmes prises pour des divinités, et sont honorées et invoquées comme telles ? Il y aurait part s’il s’appelait Empire, comme l’autre s’appelle Victoire. Or, si l’on dit que l’empire est un présent de Jupiter, pourquoi la victoire n’en serait-elle pas un aussi ? Et certes elle en serait un en effet, si au lieu d’adorer une pierre au Capitole, on reconnaissait et on adorait le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs[1].

[1] Apoc. XIX, 16.

CHAPITRE XVI

POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE DIVINITÉ À TOUS LES OBJETS EXTÉRIEURS ET À TOUTES LES PASSIONS DE L’ÂME, AVAIENT PLACÉ HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.

Je suis fort surpris que les Romains, qui affectaient une divinité à chaque objet et presque à chaque mouvement de l’âme, et qui avaient bâti des temples dans la ville à la déesse Agenoria, qui nous fait agir, à la déesse Stimula, qui nous stimule aux actions excessives, à la déesse Murcia, qui, tout au contraire, au lieu de nous exciter, nous rend, dit Pomponius, mous et languissants[1], à la déesse Strenia, qui nous donne de la résolution ; je m’étonne, dis-je, qu’ils n’aient pas voulu admettre le Repos aux honneurs publics de Rome et l’aient laissé hors de la porte Colline[2]. Était-ce un signe de leur esprit ennemi du repos, ou plutôt n’était-ce pas une preuve que les adorateurs obstinés de cette troupe de divinités ou plutôt de démons ne peuvent jouir de ce repos auquel le vrai Médecin nous convie, quand il dit : « Apprenez de moi à être doux et humbles de cœur, et vous trouverez dans vos âmes le repos[3] ».

[1] Il y a ici un rapport intraduisible dans les mots. La déesse Murcia, dit saint Augustin d’après Pomponius, rend l’homme murcidus c’est-à-dire mou et languissant. Quel est ce Pomponius ? on l’ignore.

[2] Le temple du Repos était situé sur la voie Lavicana, qui commençait à la porte Esquilina. Voyez Tite-Live, lib. IV, cap. 41.

[3] Matt. XI, 29.

CHAPITRE XVII

SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE TENUE POUR DÉESSE.

Dira-t-on que c’est Jupiter qui envoie la Victoire, et que cette déesse, étant obligée d’obéir au roi des dieux, va trouver ceux qu’il lui désigne et se range de leur côté ? Cela aurait un sens raisonnable si, au lieu de Jupiter, roi tout imaginaire, il s’agissait du véritable Roi des siècles, lequel envoie son ange (et non la Victoire, qui n’est pas un être réel) pour distribuer à qui il lui plaît le triomphe ou le revers selon les conseils quelquefois mystérieux, jamais injustes, de sa Providence. Mais si l’on voit dans la Victoire une déesse, pourquoi le Triomphe ne serait-il pas un dieu ; et que n’en fait-on le mari de la Victoire, ou son frère, ou son fils ? En général, les idées que les païens se sont formées des dieux sont telles que si je les trouvais dans les poètes et si je voulais les discuter sérieusement, mes adversaires ne manqueraient pas de me dire que ce sont là des fictions poétiques dont il faut rire au lieu de les prendre au pied de la lettre ; et cependant ils ne riaient pas d’eux-mêmes, quand ils allaient, non pas lire dans les poètes, mais consacrer dans les temples ces traditions insensées. C’est donc à Jupiter qu’ils devaient demander toutes choses, c’est à lui seul qu’il fallait s’adresser ; car, supposez que la Victoire soit une déesse, mais une déesse soumise à un roi, de quelque côté qu’il l’eût envoyée, on ne peut admettre qu’elle eût osé lui désobéir.

CHAPITRE XVIII

SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE.

N’a-t-on pas fait aussi une déesse de la Félicité ? ne lui a-t-on pas construit un temple, dressé un autel, offert des sacrifices ? Il fallait au moins s’en tenir à elle ; car où elle se trouve, quel bien peut manquer ? Mais non, la Fortune a obtenu comme elle le rang et les honneurs divins. Y a-t-il donc quelque différence entre la Fortune et la Félicité ? On dira que la fortune peut être mauvaise, tandis que la félicité, si elle était mauvaise, ne serait plus la félicité. Mais tous les dieux, de quelque sexe qu’ils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne doivent-ils pas être réputés également bons ? C’était du moins le sentiment de Platon[1] et des autres philosophes, aussi bien que des plus excellents législateurs. Comment donc se fait-il que la Fortune soit tantôt bonne et tantôt mauvaise ? Serait-ce par hasard que, lorsqu’elle devient mauvaise, elle cesse d’être déesse, et se change tout d’un coup en un pernicieux démon ? Combien y a-t-il donc de Fortunes ? Si vous considérez un certain nombre d’hommes fortunés, voilà l’ouvrage de la bonne fortune, et puisqu’il existe en même temps plusieurs hommes infortunés, c’est évidemment le fait de la mauvaise fortune ; or, comment une seule et même fortune serait-elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour ceux-ci, mauvaise pour ceux-là ? La question est de savoir si celle qui est déesse est toujours bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec la Félicité. Pourquoi alors lui donner deux noms différents ? Mais passons sur cela, car il n’est pas fort extraordinaire qu’une même chose porte deux noms. Je me borne à demander pourquoi deux temples, deux cultes, deux autels ? Cela vient, disent-ils, de ce que la Félicité est la déesse qui se donne à ceux qui l’ont méritée, tandis que la Fortune arrive aux bons et aux méchants d’une manière fortuite, et c’est de là même qu’elle tire son nom. Mais comment la Fortune est-elle bonne, si elle se donne aux bons et aux méchants sans discernement ; et pourquoi la servir, si elle s’offre à tous, se jetant comme une aveugle sur le premier venu, et souvent même abandonnant ceux qui la servent pour s’attacher à ceux qui la méprisent ? Que si ceux qui l’adorent se flattent, par leurs hommages, de fixer son attention et ses faveurs, elle a donc égard aux mérites et n’arrive pas fortuitement. Mais alors que devient la définition de la Fortune, et comment peut-on dire qu’elle se nomme ainsi parce qu’elle arrive fortuitement ? De deux choses l’une : ou il est inutile de la servir, si elle est vraiment la Fortune ; ou si elle sait discerner ceux qui l’adorent, elle n’est plus la Fortune. Est-il vrai aussi que Jupiter l’envoie où il lui plaît ? Si cela est, qu’on ne serve donc que Jupiter, la Fortune étant incapable de résister à ses ordres et devant aller où il l’envoie ; ou du moins qu’elle n’ait pour adorateurs que les méchants et ceux qui ne veulent rien faire pour mériter et obtenir les dons de la Félicité.

[1] Voyez la République, livre II et ailleurs.

CHAPITRE XIX

DE LA FORTUNE FÉMININE.

Les païens ont tant de respect pour cette prétendue déesse Fortune, qu’ils ont très-soigneusement conservé une tradition suivant laquelle la statue, érigée en son honneur par les matrones romaines sous le nom de Fortune féminine, aurait parlé et dit plusieurs fois que cet hommage lui était agréable. Le fait serait-il vrai, on ne devrait pas être fort surpris, car il est facile aux démons de tromper les hommes. Mais ce qui aurait dû ouvrir les yeux aux païens, c’est que la déesse qui a parlé est celle qui se donne au hasard, et non celle qui a égard aux mérites. La Fortune a parlé, dit-on, mais la Félicité est restée muette ; pourquoi cela, je vous prie, sinon pour que les hommes se missent peu en peine de bien vivre, assurés qu’ils étaient de la protection de la déesse aux aveugles faveurs ? Et en vérité, si la Fortune a parlé, mieux eût valu que ce fût la Fortune virile[1] que la Fortune féminine, afin de ne pas laisser croire que ce grand miracle n’est en réalité qu’un bavardage de matrones.

[1] Plutarque assure qu’il y avait à Rome un temple dédié par le roi Ancus Martius à la Fortune virile (De fort. Roman., p. 318, F. – Comp. Ovide, Fastes, lib. IV, vers 145 et seq.)

CHAPITRE XX

DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU’IL Y A BEAUCOUP D’AUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT À ÊTRE TENUES POUR DES DIVINITÉS.

Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes, s’il existait une telle divinité, je conviens qu’elle serait préférable à beaucoup d’autres ; mais comme la vertu est un don de Dieu, et non une déesse, ne la demandons qu’à Celui qui seul peut la donner, et toute la tourbe des faux dieux s’évanouira. Pourquoi aussi ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils consacré un temple et un autel[1] ? L’autel de la Foi est dans le cœur de quiconque est assez éclairé pour la posséder. D’où savent-ils d’ailleurs ce que c’est que la Foi, dont le meilleur et le principal ouvrage est de faire croire au vrai Dieu ? Et puis le culte de la Vertu ne suffisait-il pas ? La Foi n’est-elle pas où est la Vertu ? Eux-mêmes n’ont-ils pas divisé la Vertu en quatre espèces : la prudence, la justice, la force et la tempérance[2] ? Or, la foi fait partie de la justice, surtout parmi nous qui savons que « le juste vit de la foi[3] ». Mais je m’étonne que des gens si disposés à multiplier les dieux, et qui faisaient une déesse de la Foi, aient cruellement offensé plusieurs déesses en négligeant de diviniser toutes les autres vertus. La Tempérance, par exemple, n’a-t-elle pas mérité d’être une déesse, ayant procuré tant de gloire à quelques-uns des plus illustres Romains ? Pourquoi la Force n’a-t-elle pas des autels, elle qui assura la main de Mucius Scévola[4] sur le brasier ardent, elle qui précipita Curtius[5] dans un gouffre pour le bien de la patrie, elle enfin qui inspira aux deux Décius[6] de dévouer leur vie au salut de l’armée, si toutefois il est vrai que ces Romains eussent la force véritable, ce que nous n’avons pas à examiner présentement. Qui empêche aussi que la Sagesse et la Prudence ne figurent au rang des déesses ? Dira-t-on qu’en honorant la Vertu en général, on honore toutes ces vertus ? À ce compte, on pourrait donc aussi n’adorer qu’un seul Dieu, si on croit que tous les dieux ne sont que des parties du Dieu suprême. Enfin la Vertu comprend aussi la Foi et la Chasteté, qui ont été jugées dignes d’avoir leurs autels propres dans des temples séparés.

[1] Ce temple était l’ouvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib. I, cap. 21.

[2] Cette classification des vertus est de Platon. Voyez la République, livre iv et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. I.

[3] Habac. II, 4.

[4] Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12.

[5] Voyez Tite-Live, lib. VII, cap. 6.

[6] Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28.

CHAPITRE XXI

LES PAÏENS, N’AYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT DÛ SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.

Disons-le nettement : toutes ces déesses ne sont pas filles de la vérité, mais de la vanité. Dans le fait, les vertus sont des dons du vrai Dieu, et non pas des déesses. D’ailleurs, quand on possède la Vertu et la Félicité, qu’y a-t-il à souhaiter de plus ? et quel objet pourrait suffire à qui ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse tout ce qu’on doit faire, et la Félicité, qui renferme tout ce qu’on peut désirer ? Si les Romains adoraient Jupiter pour en obtenir ces deux grands biens (car le maintien d’un empire et son accroissement, supposé que ce soient des biens, sont compris dans la Félicité), comment n’ont-ils pas vu que la Félicité, aussi bien que la Vertu, est un don de Dieu, et non pas une déesse ? Ou si on voulait y voir des divinités, pourquoi ne pas s’en contenter, sans recourir à un si grand nombre d’autres dieux ? Car enfin rassemblez par la pensée toutes les attributions qu’il leur a plu de partager entre tous les dieux et toutes les déesses, je demande s’il est possible de découvrir un bien quelconque qu’une divinités puisse donner à qui posséderait la Vertu et la Félicité. Quelle science aurait-il à demander à Mercure et à Minerve, du moment que la Vertu contient en soi toutes les sciences, suivant la définition des anciens, qui entendaient par Vertu l’art de bien vivre, et faisaient venir le mot latin ars du mot grec ἀρετή qui signifie vertu ? Si la Vertu suppose de l’esprit, qu’était-il besoin du père Catius, divinité chargée de rendre les hommes fins et avisés[1], la Félicité pouvant aussi d’ailleurs leur procurer cet avantage car naître spirituel est une chose heureuse ; et c’est pourquoi ceux qui n’étaient pas encore nés, ne pouvant servir la Félicité pour en obtenir de l’esprit, le culte que lui rendaient leurs parents devait suppléer à ce défaut. Quelle nécessité pour les femmes en couche d’invoquer Lucine, quand, avec l’assistance de la Félicité, elles pouvaient non-seulement accoucher heureusement, mais encore mettre au monde des enfants bien partagés ? était-il besoin de recommander à la déesse Opis l’enfant qui naît, au dieu Vaticanus l’enfant qui vagit, à la déesse Cunina l’enfant au berceau, à la déesse Rumina l’enfant qui tète, au dieu Statilinus les gens qui sont debout, à la déesse Adéona ceux qui nous abordent, à la déesse Abéona ceux qui s’en vont[2] ? pourquoi fallait-il s’adresser à la déesse Mens pour être intelligent, au dieu Volumnus et à la déesse Volumna pour posséder le bon vouloir, aux dieux des noces pour se bien marier, aux dieux des champs et surtout à la déesse Fructesea pour avoir une bonne récolte, à Mars et à Bellone pour réussir à la guerre, à la déesse Victoire pour être victorieux, au dieu Honos pour avoir des honneurs, à la déesse Pécunia pour devenir riche, enfin au dieu Æsculanus et à son fils Argentinus pour avoir force cuivre et force argent[3] ? Au fait, la monnaie d’argent a été précédée par la monnaie de cuivre ; et ce qui m’étonne, c’est qu’Argentinus n’ait pas à son tour engendré Aurinus, puisque la monnaie d’or est venue après. Si ce dieu eût existé, il est à croire qu’ils l’auraient préféré à son père Argentinus et à son grand-père Æsculanus, comme ils ont préféré Jupiter à Saturne. Encore une fois, qu’était-il nécessaire, pour obtenir les biens de l’âme ou ceux du corps, ou les biens extérieurs, d’adorer et d’invoquer cette foule de dieux que je n’ai pas tous nommés, et que les païens eux-mêmes n’ont pu diviser et multiplier à l’égal de leurs besoins, alors que la déesse Félicité pouvait si aisément les résumer tous ? Et non-seulement elle seule suffisait pour obtenir tous les biens, mais aussi pour éviter tous les maux ; car à quoi bon invoquer la déesse Fessonia contre la fatigue, la déesse Pellonia pour expulser l’ennemi, Apollon ou Esculape contre les maladies, ou ces deux médecins ensemble, quand le cas était grave ? à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour arracher les épines des champs, et la déesse Rubigo[4] pour écarter la nielle ? La seule Félicité, par sa présence et sa protection, pouvait détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin, puisque nous traitons ici de la Vertu et de la Félicité, si la Félicité est la récompense de la Vertu, ce n’est donc pas une déesse, mais un don de Dieu ; ou si c’est une déesse, pourquoi ne dit-on pas que c’est elle aussi qui donne la vertu, puisque être vertueux est une grande félicité ?

[1] Le dieu Catius, dit le texte, rend les hommes cati, c’est-à-dire fins.

[2] Adeona de adire, aborder ; Abeona de abire, s’en aller.

[3] On sait que le nom de la déesse Mens signifie intelligence, que Pecunia veut dire monnaie, richesse. Æsculanus vient de æs, airain, cuivre.

[4] Ovide décrit les Rubiginalia, fêtes de la déesse Rubigo, dans ses Fastes, lib. IV, vers. 907 et seq.

CHAPITRE XXII

DE LA SCIENCE QUI APPREND À SERVIR LES DIEUX, SCIENCE QUE VARRON SE GLORIFIE D’AVOIR APPORTÉE AUX ROMAINS.

Quel est donc ce grand service que Varron se vante d’avoir rendu à ses concitoyens, en leur enseignant non-seulement quels dieux ils doivent honorer, mais encore quelle est la fonction propre de chaque divinité ? Comme il ne sert de rien, dit-il, de connaître un médecin de nom et de visage, si l’on ne sait pas qu’il est médecin ; de même il est inutile de savoir qu’Esculape est un dieu, si l’on ignore qu’il guérit les maladies, et à quelle fin on peut avoir à l’implorer. Varron insiste encore sur cette pensée à l’aide d’une nouvelle comparaison : « On ne peut vivre agréablement », dit-il, « et même on ne peut pas vivre du tout, si l’on ignore ce que c’est qu’un forgeron, un boulanger, un couvreur, en un mot tout artisan à qui on peut avoir à demander un ustensile, ou encore si l’on ne sait où s’adresser pour un guide, pour un aide, pour un maître ; de même la connaissance des dieux n’est utile qu’à condition de savoir quelle est pour chaque divinité la faculté, la puissance, la fonction qui lui sont propres ». Et il ajoute : « Par ce moyen nous pouvons apprendre quel dieu il faut appeler et invoquer dans chaque cas particulier, et nous n’irons pas faire comme les baladins, qui demandent de l’eau à Bacchus et aux Nymphes du vin ». Oui certes, Varron a raison : voilà une science très-utile, et il n’y a personne qui ne lui rendît grâce, si sa théologie était conforme à la vérité, c’est-à-dire s’il apprenait aux hommes à adorer le Dieu unique et véritable, source de tous les biens.

CHAPITRE XXIII

LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ, BIEN QU’ILS ADORASSENT UN TRÈS-GRAND NOMBRE DE DIVINITÉS, ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.

Mais revenons à la question, et supposons que les livres et le culte des païens soient fondés sur la Vérité, et que la Félicité soit une déesse ; pourquoi ne l’ont-ils pas exclusivement adorée, elle qui pouvait tout donner et rendre l’homme parfaitement heureux ? Car enfin on ne peut désirer autre chose que le bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard, après tant de chefs illustres, et jusqu’à Lucullus[1], pour leur élever des autels ? pourquoi Romulus, qui voulait fonder une cité heureuse, n’a-t-il pas consacré un temple à cette divinité, de préférence à toutes les autres qu’il pouvait se dispenser d’invoquer, puisque rien ne lui aurait manqué avec elle ? En effet, sans son assistance il n’aurait pas été roi, ni placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi donc a-t-il donné pour dieux aux Romains Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibérinus, Hercule ? Quelle nécessité que Titus Tatius y ait ajouté Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière[2], et je ne sais combien d’autres, jusqu’à la déesse Cloacine, en même temps qu’il oubliait la Félicité ? D’où vient que Numa a également négligé cette divinité, lui qui a introduit tant de dieux et tant de déesses ? Serait-ce qu’il n’a pu la découvrir dans la foule ? Certes, si le roi Hostilius l’eût connue et adorée, il n’eût pas élevé des autels à la Peur et à la Pâleur. En présence de la Félicité, la Peur et la Pâleur eussent disparu, je ne dis pas apaisées, mais mises en fuite.

Au surplus, comment se fait-il que l’empire romain eût déjà pris de vastes accroissements, avant que personne adorât encore la Félicité ? Serait-ce pour cela qu’il était plus vaste qu’heureux ? Car comment la félicité véritable se fût-elle trouvée où la véritable piété n’était pas ? Or, la piété, c’est le culte sincère du vrai Dieu, et non l’adoration de divinités fausses qui sont autant de démons. Mais depuis même que la Félicité eut été reçue au nombre des dieux, cela n’empêcha pas les guerres civiles d’éclater. Serait-ce par hasard qu’elle fut justement indignée d’avoir reçu si tardivement des honneurs qui devenaient une sorte d’injure, étant partagés avec Priape et Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre, et tant d’autres idoles moins faites pour être adorées que pour perdre leurs adorateurs ?

Si l’on voulait après tout associer une si grande déesse à une troupe si méprisable, que ne lui rendait-on tout au moins des honneurs plus distingués ? Est-ce une chose supportable que la Félicité n’ait été admise ni parmi les dieux Consentes[3], qui composent, dit-on, le conseil de Jupiter, ni parmi les dieux qu’on appelle Choisis ? qu’on ne lui ait pas élevé quelque temple qui se fît remarquer par la hauteur de sa situation et par la magnificence de son architecture ? Pourquoi même n’aurait-on pas fait plus pour elle que pour Jupiter ? car si Jupiter occupe le trône, c’est la Félicité qui le lui a donné. Je suppose, il est vrai, qu’en possédant le trône il a possédé la félicité ; mais la félicité vaut encore mieux qu’un trône : car vous trouverez sans peine un homme à qui la royauté fasse peur ; vous n’en trouverez pas qui refuse la félicité. Que l’on demande aux dieux eux-mêmes, par les augures ou autrement, s’ils voudraient céder leur place à la Félicité, au cas où leurs temples ne laisseraient pas assez d’espace pour lui élever un édifice digne d’elle ; je ne doute point que Jupiter en personne ne lui abandonnât sans résistance les hauteurs du Capitole. Car nul ne peut résister à la félicité, à moins qu’il ne désire être malheureux, ce qui est impossible. Assurément donc, Jupiter n’en userait pas comme firent à son égard les dieux, Mars et Terme et la déesse Juventas, qui refusèrent nettement de lui céder la place, bien qu’il soit leur ancien et leur roi. On lit, en effet, dans les historiens romains, que Tarquin, lorsqu’il voulut bâtir le Capitole en l’honneur de Jupiter, voyant la place la plus convenable occupée par plusieurs autres dieux, et n’osant en disposer sans leur agrément, mais persuadé en même temps que ces dieux ne feraient pas difficulté de se déplacer pour un dieu de cette importance et qui était leur roi, s’enquit par les augures de leurs dispositions ; tous consentirent à se retirer, excepté ceux que j’ai déjà dits : Mars, Terme et Juventas ; de sorte que ces trois divinités furent admises dans le Capitole, mais sous des représentations si obscures qu’à peine les plus doctes savaient les y découvrir. Je dis donc que Jupiter n’eût pas agi de cette façon, ni traité la Félicité comme il fut traité lui-même par Mars, Terme et Juventas ; mais assurément ces divinités mêmes, qui résistèrent à Jupiter, n’eussent pas résisté à la Félicité, qui leur a donné Jupiter pour roi ; ou si elles lui eussent résisté, c’eût été moins par mépris que par le désir de garder une place obscure dans le temple de la Félicité, plutôt que de briller sans elle dans des sanctuaires particuliers.

Supposons donc la Félicité établie dans un lieu vaste et éminent ; tous les citoyens sauraient alors où doivent s’adresser leurs vœux légitimes. Secondés par l’inspiration de la nature, ils abandonneraient cette multitude inutile de divinités, de sorte que le temple de la Félicité serait désormais le seul fréquenté par tous ceux qui veulent être heureux, c’est-à-dire par tout le monde, et qu’on ne demanderait plus la félicité qu’à la Félicité elle-même, au lieu de la demander à tous les dieux. Et en effet que demande-t-on autre chose à quelque dieu que ce soit, sinon la félicité ou ce qu’on croit pouvoir y contribuer ? Si donc il dépend de la Félicité de se donner à qui bon lui semble, ce dont on ne peut douter qu’en doutant qu’elle soit déesse, n’est-ce pas une folie de demander la félicité à toute autre divinité, quand on peut l’obtenir d’elle-même ? Ainsi donc il est prouvé qu’on devait lui donner une place éminente et la mettre au-dessus de tous les dieux. Si j’en crois une tradition consignée dans les livres des païens, les anciens Romains avaient en plus grand honneur je ne sais quel dieu Summanus[4], à qui ils attribuaient les foudres de la nuit, que Jupiter lui-même, qui ne présidait qu’aux foudres du jour ; mais depuis qu’on eut élevé à Jupiter un temple superbe et un lieu éminent, la beauté et la magnificence de l’édifice attirèrent tellement la foule, qu’à peine aujourd’hui se trouverait-il un homme, je ne dis pas qui ait entendu parler du dieu Summanus, car il y a longtemps qu’on n’en parle plus, mais qui se souvienne même d’avoir jamais lu son nom. Concluons que la Félicité n’étant pas une déesse, mais un don de Dieu, il ne reste qu’à se tourner vers Celui qui seul peut la donner, et à laisser là cette multitude de faux dieux adorée par une multitude d’hommes insensés, qui travestissent en dieux les dons de Dieu et offensent par l’obstination d’une volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut manquer en effet d’être malheureux celui qui sert la Félicité comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité, semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au lieu de s’adresser à qui possède du pain véritable.

[1] C’est vers l’an de Rome 679 que Lucinius Lucullus, après avoir vaincu Mithridate et Tigrane, éleva un temple à la Félicité.

[2] Il est probable qu’en cet endroit saint Augustin s’appuie sur Varron. Dans le De ling. lat., lib. V, § 74, le théologien romain cite comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius : Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summanus, dont saint Augustin va parler à la fin du chapitre.

[3] Il paraît que ce nom est d’origine étrusque, et que les grands dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause de l’harmonie de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, d’après Arnobe, Contr. gent., lib. III, p. 117, et l’Hist. des relig. de l’antiq., par Creuzer et Guignaut, liv. 5, ch. 2, sect. 2.

[4] Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée par Pline l’Ancien, Hist. nat., lib. II, cap. 53. Cicéron (De divin., lib. I, cap. 1), et Ovide (Fastes, lib. VI., v. 731 et 732) parlent aussi du dieu Summanus, qui n’était peut-être pas différent de Pluton.

CHAPITRE XXIV

QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER D’ADORER LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX.

Voyons maintenant les raisons des païens : Peut-on croire, disent-ils, que nos ancêtres eussent assez peu de sens pour ignorer que la Félicité et la Vertu sont des dons divins et non des dieux ? mais comme ils savaient aussi que nul ne peut posséder ces dons à moins de les tenir de quelque dieu, faute de connaître les noms des dieux qui président aux divers objets qu’on peut désirer, ils les appelaient du nom de ces objets mêmes, tantôt avec un léger changement, comme de bellum, guerre, ils ont fait Bellone ; de cunæ, berceau, Cunina ; de seges, moisson, Segetia ; de pomum, fruit, Pomone ; de boves, bœufs, Bubona[1] ; et tantôt sans aucun changement, comme quand ils ont nommé Pecunia la déesse qui donne l’argent, sans penser toutefois que l’argent fût une divinité ; et de même, Vertu la déesse qui donne la vertu ; Honos, le dieu qui donne l’honneur ; Concordia, la déesse qui donne la concorde, et Victoria, celle qui donne la victoire. Ainsi, disent-ils, quand on croit que la Félicité est une déesse, on n’entend pas la félicité qu’on obtient, mais le principe divin qui la donne.

[1] Bubona vient de bobus, abl. plur. de bos. Saint Augustin est le seul écrivain qui, à notre connaissance, ait parlé de la déesse Bubona. Il y revient au ch. 34.

CHAPITRE XXV

ON NE DOIT ADORER QU’UN DIEU, QUI EST L’UNIQUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ, COMME LE SENTENT CEUX-LA MÊMES QUI IGNORENT SON NOM.

Acceptons cette explication ; ce sera peut-être un moyen de persuader plus aisément ceux d’entre les païens qui n’ont pas le cœur tout à fait endurci. Si l’humaine faiblesse n’a pas laissé de reconnaître qu’un dieu seul peut lui donner la félicité ; si le sentiment de cette vérité animait en effet les adorateurs de cette multitude de divinités, à la tête desquelles ils plaçaient Jupiter ; si enfin, dans l’ignorance où ils étaient du principe qui dispense la félicité, ils se sont accordés à lui donner le nom de l’objet même de leurs désirs, je dis qu’ils ont assez montré par-là que Jupiter était incapable, à leurs propres yeux, de procurer la félicité véritable, mais qu’il fallait l’attendre de cet autre principe qu’ils croyaient devoir honorer sous le nom même de félicité. Je conclus qu’en somme ils croyaient que la félicité est un don de quelque dieu qu’ils ne connaissaient pas. Qu’on le cherche donc ce dieu, qu’on l’adore, et cela suffit. Qu’on bannisse la troupe tumultueuse des démons, et que le vrai Dieu suffise à qui suffit la félicité. S’il se rencontre un homme, en effet, qui ne se contente pas d’obtenir la félicité en partage, je veux bien que celui-là ne se contente pas d’adorer le dispensateur de la félicité ; mais quiconque ne demande autre chose que d’être heureux (et en vérité peut-on porter plus loin ses désirs ?) doit servir le Dieu à qui seul il appartient de donner le bonheur. Ce Dieu n’est pas celui qu’ils nomment Jupiter ; car s’ils reconnaissaient Jupiter pour le principe de la félicité, ils ne chercheraient pas, sous le nom de Félicité, un autre dieu ou une autre déesse qui pût le leur assurer. Ils ne mêleraient pas d’ailleurs au culte du roi des dieux les plus sanglants outrages, et n’adoreraient pas en lui l’époux adultère, le ravisseur et l’amant impudique d’un bel enfant.

CHAPITRE XXVI

DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR L’ORDRE DE LEURS DIEUX.

Ce sont là, nous dit Cicéron[1], des fictions poétiques : « Homère, ajoute-t-il, transportait chez les dieux les faiblesses des hommes ; j’aimerais mieux qu’il eût transporté chez les hommes les perfections des dieux ». Juste réflexion d’un grave esprit, qui n’a pu voir sans déplaisir un poète prêter des crimes à la divinité. Pourquoi donc les plus doctes entre les païens mettent-ils au rang des choses divines les jeux scéniques où ces crimes sont débités, chantés, joués et célébrés pour faire honneur aux dieux ? C’est ici que Cicéron aurait dû se récrier, non contre les fictions des poètes, mais contre les institutions des ancêtres ! Mais ceux-ci, à leur tour, n’auraient-ils pas eu raison de répliquer : De quoi nous accusez-vous ? Ce sont les dieux eux-mêmes qui ont voulu que ces jeux fussent établis parmi les institutions de leur culte, qui les ont demandés avec instance et avec menaces, qui nous ont sévèrement punis d’y avoir négligé le moindre détail, et ne se sont apaisés qu’après avoir vu réparer cette négligence. Et, en effet, voici ce que l’on rapporte comme un de leurs beaux faits[2] : Un paysan nommé Titus Latinius, reçut en songe l’ordre d’aller dire au sénat de recommencer les jeux, parce que, le premier jour où on les avait célébrés, un criminel avait été conduit au supplice en présence du peuple, triste incident qui avait déplu aux dieux et troublé pour eux le plaisir du spectacle. Latinius, le lendemain, à son réveil, n’ayant pas osé obéir, le même commandement lui fut fait la nuit suivante, mais d’une façon plus sévère ; car, comme il n’obéit pas pour la seconde fois, il perdit son fils. La troisième nuit, il lui fut dit que s’il n’était pas docile, un châtiment plus terrible lui était réservé. Sa timidité le retint encore, et il tomba dans une horrible et dangereuse maladie. Ses amis lui conseillèrent alors d’avertir les magistrats, et il se décida à se faire porter en litière au sénat, où il n’eut pas plutôt raconté le songe en question qu’il se trouva parfaitement guéri et put s’en retourner à pied. Le sénat, stupéfait d’un si grand miracle, ordonna une nouvelle célébration des jeux, où l’on ferait quatre fois plus de dépenses. Quel homme de bon sens ne reconnaîtra que ces malheureux païens, asservis à la domination des démons, dont on ne peut être délivré que par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, étaient forcés de donner à leurs dieux immondes des spectacles dont l’impureté était manifeste ? On y représentait en effet, par l’ordre du sénat, contraint lui-même d’obéir aux dieux, ces mêmes crimes qui se lisent dans les poètes. D’infâmes histrions y figuraient un Jupiter adultère et ravisseur, et ce spectacle était un honneur pour le dieu et un moyen de propitiation pour les hommes. Ces crimes étaient-ils une fiction ? Jupiter aurai dû s’en indigner. Étaient-ils réels et Jupiter s’y complaisait-il ? il est clair alors qu’en l’adorant on adorait les démons. Et maintenant, comment croire que ce soit Jupiter qui ait fondé l’empire romain, qui l’ait agrandi, qui l’ait conservé, lui plus vil, à coup sûr, que le dernier des Romains révoltés de ces infamies ? Aurait-il donné le bonheur, celui qui recevait de si malheureux hommages et qui, si on les lui refusait, se livrait à un courroux plus malheureux encore ?

[1] Tuscul. quæst., lib. I, cap. 26.

[2] On peut voir ce récit dans Tite-Live, Valère-Maxime et Cicéron, (De divin., cap. 26.)

CHAPITRE XXVII

DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE SCÉVOLA.

Certains auteurs rapportent que le savant pontife Scévola[1] distinguait les dieux en trois espèces, l’une introduite par les poètes, l’autre par les philosophes, et la troisième par les politiques. Or, disait-il, les dieux de la première espèce ne sont qu’un pur badinage d’imagination, où l’on attribue à la divinité ce qui est indigne d’elle ; et quant aux dieux de la seconde espèce, ils ne conviennent pas aux États, soit parce qu’il est inutile de les connaître, soit parce que cela peut être préjudiciable aux peuples. – Pour moi, je n’ai rien à dire des dieux inutiles ; cela n’est pas de grande conséquence, puisqu’en bonne jurisprudence, ce qui est superflu n’est pas nuisible ; mais je demanderai quels sont les dieux dont la connaissance peut être préjudiciable aux peuples ? Selon le docte pontife, ce sont Hercule, Esculape, Castor et Pollux, lesquels ne sont pas véritablement des dieux, car les savants déclarent qu’ils étaient hommes et qu’ils ont payé à la nature le tribut de l’humanité. Qu’est-ce à dire, sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses images, le vrai Dieu n’ayant ni âge, ni sexe, ni corps ? Et c’est cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce que c’est la vérité. Il croit donc qu’il est avantageux aux États d’être trompés en matière de religion, d’accord en ce point avec Varron, qui s’en explique très nettement dans son livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable de sauver le faible qui implore d’elle son salut ! Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, elle estime qu’il faut le tromper pour son bien. Quant aux dieux des poètes, nous apprenons à la même source que Scévola les rejette, comme ayant été défigurés à tel point qu’ils ne méritent pas même d’être comparés à des hommes de quelque probité. L’un est représenté comme un voleur, l’autre comme un adultère ; on ne leur prête que des actions et des paroles déshonnêtes ou ridicules : trois déesses se disputent le prix de la beauté, et les deux rivales de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur défaite ; Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir d’une femme ; on voit une déesse qui se marie avec un homme, et Saturne qui dévore ses enfants ; en un mot, il n’y a pas d’action monstrueuse et de vice imaginable qui ne soit imputé aux dieux, bien qu’il n’y ait rien de plus étranger que tout cela à la nature divine. Ô grand pontife Scévola ! abolis ces jeux, si tu en as le pouvoir ; défends au peuple un culte où l’on se plaît à admirer des crimes, pour avoir ensuite à les imiter. Si le peuple te répond que les pontifes eux-mêmes sont les instituteurs de ces jeux, demande au moins aux dieux qui leur ont ordonné de les établir, qu’ils cessent de les exiger ; car enfin ces jeux sont mauvais, tu en conviens, ils sont indignes de la majesté divine ; et dès lors l’injure est d’autant plus grande qu’elle doit rester impunie. Mais les dieux ne t’écoutent pas ; ou plutôt ce ne sont pas des dieux, mais des démons ; ils enseignent le mal, ils se complaisent dans la turpitude ; loin de tenir à injure ces honteuses fictions ; ils se courrouceraient, au contraire, si on ne les étalait pas publiquement. Tu invoquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous prétexte que c’est à lui que l’on prête le plus de crimes ; car vous avez beau l’appeler le chef et le maître de l’univers, vous lui faites vous-même la plus cruelle injure, en le confondant avec tous ces autres dieux dont vous dites qu’il est le roi.

[1] C’est ce Scévola dont parle Cicéron (De orat., lib. i, cap. 39), et qu’il appelle « le plus éloquent parmi les jurisconsultes, et le plus docte parmi les orateurs éloquents. »

CHAPITRE XXVIII

SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE.

Ces dieux que l’on apaise, ou plutôt que l’on accuse par de semblables honneurs, et qui seraient moins coupables de se plaire au spectacle de crimes réels que de forfaits supposés, n’ont donc pu en aucune façon agrandir ni conserver l’empire romain. S’ils avaient eu un tel pouvoir, ils en auraient usé de préférence en faveur des Grecs, qui leur ont rendu, en cette partie du culte, de beaucoup plus grands honneurs, eux qui ont consenti à s’exposer eux-mêmes aux mordantes satires dont les poètes déchiraient les dieux, et leur ont permis de diffamer tous les citoyens à leur gré ; eux enfin qui, loin de tenir les comédiens pour infâmes, les ont jugés dignes des premières fonctions de l’État. Mais tout comme les Romains ont pu avoir de la monnaie d’or sans adorer le dieu Aurinus ; ainsi ils n’eussent pas laissé d’avoir de la monnaie d’argent et de cuivre, alors même qu’ils n’eussent pas adoré Argentinus et Æsculanus. De même, sans pousser plus avant la comparaison, il leur était absolument impossible de parvenir à l’empire sans la volonté de Dieu, tandis que, s’ils eussent ignoré ou méprisé cette foule de fausses divinités, ne connaissant que le seul vrai Dieu et l’adorant avec une foi sincère et de bonnes mœurs, leur empire sur la terre, plus grand ou plus petit, eût été meilleur, et n’eussent-ils pas régné sur la terre, ils seraient certainement parvenus au royaume éternel.

CHAPITRE XXIX

DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES ROMAINS FONDAIENT LA PUISSANCE ET LA STABILITÉ DE LEUR EMPIRE.

Que dire de ce beau présage qu’ils ont cru voir dans la persistance des dieux Mars et Terme et de la déesse Juventas, à ne pas céder la place au roi des dieux ? Cela signifiait, selon eux, que le peuple de Mars, c’est-à-dire le peuple romain, ne quitterait jamais un terrain une fois occupé ; que, grâce au dieu Terme, nul ne déplacerait les limites qui terminent l’empire[1] ; enfin que la déesse Juventas rendrait la jeunesse romaine invincible. Mais alors, comment pouvaient-ils à la fois reconnaître en Jupiter le roi des dieux et le protecteur de l’empire, et accepter ce présage au nom des divinités qui faisaient gloire de lui résister ? Au surplus, que les dieux aient résisté en effet à Jupiter, ou non, peu importe ; car, supposé que les païens disent vrai, ils n’accorderont certainement pas que les dieux, qui n’ont point voulu céder à Jupiter, aient cédé à Jésus-Christ. Or, il est certain que Jésus-Christ a pu les chasser, non-seulement de leurs temples, mais du cœur des croyants, et cela sans que les bornes de l’empire romain aient été changées. Ce n’est pas tout : avant l’Incarnation de Jésus-Christ, avant que les païens n’eussent écrit les livres que nous citons, mais après l’époque assignée à ce prétendu présage, c’est-à-dire après le règne de Tarquin, les armées romaines, plusieurs fois réduites à prendre la fuite, n’ont-elles pas convaincu la science des augures de fausseté ? En dépit de la déesse Juventas, du dieu Mars et du dieu Terme, le peuple de Mars a été vaincu dans Rome même, lors de l’invasion des Gaulois, et les bornes qui terminaient l’empire ont été resserrées, au temps d’Annibal, par la défection d’un grand nombre de cités. Ainsi se sont évanouies les belles promesses de ce grand présage, et il n’est resté que la seule rébellion, non pas de trois divinités, mais de trois démons contre Jupiter. Car on ne prétendra pas apparemment que ce soit la même chose de ne pas quitter la place qu’on occupait et de s’y réintégrer. Ajoutez même à cela que l’empereur Adrien changea depuis, en Orient, les limites de l’empire romain, par la cession qu’il fit au roi de Perse de trois belles provinces, l’Arménie, la Mésopotamie et la Syrie ; en sorte qu’on dirait que le dieu Terme, gardien prétendu des limites de l’empire, dont la résistance à Jupiter avait donné lieu à une si flatteuse prophétie, a plus appréhendé d’offenser Adrien que le roi des dieux. Je conviens que les provinces un instant cédées furent dans la suite réunies à l’empire, mais depuis, et presque de notre temps, le dieu Terme a encore été contraint de reculer, lorsque l’empereur Julien, si adonné aux oracles des faux dieux, mit le feu témérairement à sa flotte chargée de vivres ; le défaut de subsistances, et peu après la blessure et la mort de l’empereur lui-même, réduisirent l’armée à une telle extrémité, que pas un soldat n’eût échappé, si par un traité de paix on n’eût remis les bornes de l’empire où elles sont aujourd’hui ; traité moins onéreux sans doute que celui de l’empereur Adrien, mais dont les conditions n’étaient pas, tant s’en faut, avantageuses. C’était donc un vain présage que la résistance du dieu Terme, puisque après avoir tenu bon contre Jupiter, il céda depuis à la volonté d’Adrien, à la témérité de Julien et à la détresse de Jovien, son successeur. Les plus sages et les plus clairvoyants parmi les Romains savaient tout cela ; mais ils étaient trop faibles pour lutter contre des superstitions enracinées par l’habitude, outre qu’eux-mêmes croyaient que la nature avait droit à un culte, qui n’appartient en vérité qu’au maître et au roi de la nature : « Adorateurs de la créature », comme dit l’Apôtre, « plutôt que du Créateur, qui est béni dans tous les siècles[2] ». Il était donc nécessaire que la grâce du vrai Dieu envoyât sur la terre des hommes vraiment saints et pieux, capables de donner leur vie pour établir la religion vraie, et pour chasser les religions fausses du milieu des vivants.

[1] Le dieu Terme présidait aux limites (en latin termini) des propriétés et des empires.

[2] Rom. I, 25.

CHAPITRE XXX

CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX-MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME.

Cicéron, tout augure qu’il était[1], se moque des augures et gourmande ceux qui livrent la conduite de leur vie à des corbeaux et à des corneilles[2]. On dira qu’un philosophe de l’Académie, pour qui tout est incertain, ne peut faire autorité en ces matières. Mais dans son traité De la nature des dieux, Cicéron introduit au second livre Q. Lucilius Balbus[3], qui, après avoir assigné aux superstitions une origine naturelle et philosophique, ne laisse pas de s’élever contre l’institution des idoles et contre les opinions fabuleuses : « Voyez-vous, dit-il, comment on est parti de bonnes et utiles découvertes physiques, pour en venir à des dieux imaginaires et faits à plaisir ? Telle est la source d’une infinité de fausses opinions, d’erreurs pernicieuses et de superstitions ridicules. On sait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs habillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances, tout cela fait à l’image de l’humaine fragilité. On les dépeint avec nos passions, amoureux, chagrins, colères ; on leur attribue même des guerres et des combats, non-seulement lorsque, partagés entre deux armées ennemies, comme dans Homère, les uns sont pour celle-ci, et les autres pour celle-là ; mais encore quand ils combattent pour leur propre compte contre les Titans ou les Géants[4]. Certes, il y a bien de la folie et à débiter et à croire des fictions si vaines et si mal fondées[5] ». Voilà les aveux des défenseurs du paganisme. Il est vrai qu’après avoir traité toutes ces croyances de superstition, Balbus en veut distinguer la religion véritable, qui est pour lui, à ce qu’il paraît, dans la doctrine des stoïciens : « Ce ne sont pas seulement les philosophes, dit-il, mais nos ancêtres mêmes qui ont séparé la religion de la superstition. En effet, ceux qui passaient toute la journée en prières et en sacrifices pour obtenir que leurs enfants leur survécussent[6], furent appelés superstitieux ». Qui ne voit ici que Cicéron, craignant de heurter le préjugé public, fait tous ses efforts pour louer la religion des ancêtres, et pour la séparer de la superstition, mais sans pouvoir y parvenir ? En effet, si les anciens Romains appelaient superstitieux ceux qui passaient les jours en prières et en sacrifices, ceux-là ne l’étaient-ils pas également, qui avaient imaginé ces statues dont se moque Cicéron, ces dieux d’âge et d’habillements divers, leurs généalogies, leurs mariages et leurs alliances ? Blâmer ces usages comme superstitieux, c’est accuser de superstition les anciens qui les ont établis ; l’accusation retombe même ici sur l’accusateur qui, en dépit de la liberté d’esprit où il essaie d’atteindre en paroles, était obligé de respecter en fait les objets de ses risées, et qui fut resté aussi muet devant le peuple qu’il est disert et abondant en ses écrits. Pour nous, chrétiens, rendons grâces, non pas au ciel et à la terre, comme le veut ce philosophe, mais au Seigneur, notre Dieu, qui a fait le ciel et la terre, de ce que par la profonde humilité de Jésus-Christ, par la prédication des Apôtres, par la foi des martyrs, qui sont morts pour la vérité, mais qui vivent avec la vérité, il a détruit dans les cœurs religieux, et aussi dans les temples, ces superstitions que Balbus ne condamne qu’en balbutiant.

[1] C’est Cicéron lui-même qui le déclare, De leg., lib. II, cap. 8.

[2] Voyez Cicéron, De divin., lib. II, cap. 37.

[3] Dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux, les trois grandes écoles du temps sont représentées : Balbus parle au nom de l’école stoïcienne, Velleius au nom de l’école épicurienne, et Cotta, qui laisse voir derrière lui Cicéron, exprime les incertitudes de la nouvelle Académie.

[4] Voyez le récit de ces combats dans la Théogonie d’Hésiode.

[5] Cicéron, De nat. deor., lib. II, cap. 28.

[6] Le texte dit : Ut superstites essent. D’où superstitio, suivant Cicéron.

CHAPITRE XXXI

VARRON A REJETÉ LES SUPERSTITIONS POPULAIRES ET RECONNU QU’IL NE FAUT ADORER QU’UN SEUL DIEU, SANS ÊTRE PARVENU TOUTEFOIS À LA CONNAISSANCE DU DIEU VÉRITABLE.

Varron, que nous avons vu au reste, et non sans regret, se soumettre à un préjugé qu’il n’approuvait pas, et placer les jeux scéniques au rang des choses divines, ce même Varron ne confesse-t-il point dans plusieurs passages, où il recommande d’honorer les dieux, que le culte de Rome n’est point un culte de son choix, et que, s’il avait à fonder une nouvelle république, il se guiderait, pour la consécration des dieux et des noms des dieux, sur les lois de la nature ? Mais étant né chez un peuple déjà vieux, il est obligé, dit-il, de s’en tenir aux traditions de l’antiquité ; et son but, en recueillant les noms et les surnoms des dieux, c’est de porter le peuple à la religion, bien loin de la lui rendre méprisable. Par où ce pénétrant esprit nous fait assez comprendre que dans son livre sur la religion il ne dit pas tout, et qu’il a pris soin de taire, non-seulement ce qu’il trouvait déraisonnable, mais ce qui aurait pu le paraître au peuple. On pourrait prendre ceci pour une conjecture, si Varron lui-même, parlant ailleurs des religions, ne disait nettement qu’il y a des vérités que le peuple ne doit pas savoir, et des impostures qu’il est bon de lui inculquer comme des vérités. C’est pour cela, dit-il, que les Grecs ont caché leurs mystères et leurs initiations dans le secret des sanctuaires. Varron nous livre ici toute la politique de ces législateurs réputés sages, qui ont jadis gouverné les cités et les peuples ; et cependant rien n’est plus fait que cette conduite artificieuse pour être agréable aux démons, à ces esprits de malice qui tiennent également en leur puissance et ceux qui trompent et ceux qui sont trompés, sans qu’il y ait un autre moyen d’échapper à leur joug que la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur.

Ce même auteur, dont la pénétration égale la science, dit encore que ceux-là seuls lui semblent avoir compris la nature de Dieu, qui ont reconnu en lui l’âme qui gouverne le monde par le mouvement et l’intelligence[1]. On peut conclure de là que, sans posséder encore la vérité, car le vrai Dieu n’est pas une âme, mais le Créateur de l’âme, Varron toutefois, s’il eût pu secouer le joug de la coutume, eût reconnu et proclamé qu’on ne doit adorer qu’un seul Dieu qui gouverne le monde par le mouvement et l’intelligence ; de sorte que toute la question entre lui et nous serait de lui prouver que Dieu n’est point une âme, mais le Créateur de l’âme. Il ajoute que les anciens Romains, pendant plus de cent soixante-dix ans, ont adoré les dieux sans en faire aucune image[2]. « Et si cet usage », dit-il, « s’était maintenu, le culte qu’on leur rend en serait plus pur et plus saint ». Il allègue même, entre autres preuves, à l’appui de son sentiment, l’exemple du peuple juif, et conclut sans hésiter que ceux qui ont donné les premiers au peuple les images des dieux, ont détruit la crainte et augmenté l’erreur, persuadé avec raison que le mépris des dieux devait être la suite nécessaire de l’impuissance de leurs simulacres. En ne disant pas qu’ils ont fait naître l’erreur, mais qu’ils l’ont augmentée, il veut faire entendre qu’on était déjà dans l’erreur à l’égard des dieux, avant même qu’il y eût des idoles. Ainsi, quand il soutient que ceux-là seuls ont connu la nature de Dieu, qui ont vu en lui l’âme du monde, et que la religion en serait plus pure, s’il n’y avait point d’idoles, qui ne voit combien il a approché de la vérité ? S’il avait eu quelque pouvoir contre une erreur enracinée depuis tant de siècles, je ne doute point qu’il n’eût recommandé d’adorer ce Dieu unique par qui il croyait le monde gouverné, et dont il voulait le culte pur de toute image ; peut-être même, se trouvant si près de la vérité, et considérant la nature changeante de l’âme, eût-il été amené à reconnaître que le vrai Dieu, Créateur de l’âme elle-même, est un principe essentiellement immuable. S’il en est ainsi, on peut croire que dans les conseils de la Providence toutes les railleries de ces savants hommes contre la pluralité des dieux étaient moins destinées à ouvrir les yeux au peuple qu’à rendre témoignage à la vérité. Si donc nous citons leurs ouvrages, c’est pour y trouver une arme contre ceux qui s’obstinent à ne pas reconnaître combien est grande et tyrannique la domination des démons, dont nous sommes délivrés par le sacrifice unique du sang précieux versé pour notre salut, et par le don du Saint-Esprit descendu sur nous.

[1] C’est la doctrine de l’école stoïcienne. Voyez Cicéron, De nat. deor., lib. II.

[2] Comp. Plutarque, Vie de Numa, ch. 8.

CHAPITRE XXXII

DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS D’ÉTAT ONT MAINTENU PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS.

Varron dit encore, au sujet de la génération des dieux, que les peuples s’en sont plutôt rapportés aux poètes qu’aux philosophes, et que c’est pour cela que les anciens Romains ont admis des dieux mâles et femelles, des dieux qui naissent et qui se marient. Pour moi, je crois que l’origine de ces croyances est dans l’intérêt qu’ont eu les chefs d’État à tromper le peuple en matière de religion ; en cela imitateurs fidèles des démons qu’ils adoraient, et qui n’ont pas de plus grande passion que de tromper les hommes. De même, en effet, que les démons ne peuvent posséder que ceux qu’ils abusent, ainsi ces faux sages, semblables aux démons, ont répandu parmi les hommes, sous le nom de religion, des croyances dont la fausseté leur était connue, afin de resserrer les liens de la société civile et de soumettre plus aisément les peuples à leur puissance. Or, comment des hommes faibles et ignorants auraient-ils pu résister à la double imposture des chefs d’État et des démons conjurés ?

CHAPITRE XXXIII

LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.

Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité, parce qu’il est le seul vrai Dieu, est aussi le seul qui distribue les royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne, non pas d’une manière fortuite, car il est Dieu et non la Fortune, mais selon l’ordre des choses et des temps qu’il connaît et que nous ignorons. Ce n’est pas qu’il soit assujetti en esclave à cet ordre ; loin de là, il le règle en maître et le dispose en arbitre souverain. Aux bons seuls il donne la félicité : car, qu’on soit roi ou sujet, il n’importe, on peut également la posséder comme ne la posséder pas ; mais nul n’en jouira pleinement que dans cette vie supérieure où il n’y aura ni maîtres ni sujets. Or, si Dieu donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, c’est de peur que ceux de ses serviteurs dont l’âme est encore jeune et peu éprouvée, ne désirent de tels objets comme des récompenses de la vertu et des biens d’un grand prix. Voilà tout le secret de l’Ancien Testament qui cachait le Nouveau sous ses figures. On y promettait les biens de la terre, mais les âmes spirituelles comprenaient déjà, quoique sans le proclamer hautement, que ces biens temporels figuraient ceux de l’éternité, et elles n’ignoraient pas en quels dons de Dieu consiste la félicité véritable.

CHAPITRE XXXIV

LE ROYAUME DES JUIFS FUT INSTITUÉ PAR LE VRAI DIEU ET PAR LUI MAINTENU, TANT QU’ILS PERSÉVÉRÈRENT DANS LA VRAIE RELIGION.

Au surplus, pour montrer que c’est de lui, et non de cette multitude de faux dieux adorés par les Romains, que dépendent les biens de la terre, les seuls où aspirent ceux qui n’en peuvent concevoir de meilleurs, Dieu voulut que son peuple se multipliât prodigieusement en Égypte, d’où il le tira ensuite par des moyens miraculeux. Cependant les femmes juives n’invoquaient point la déesse Lucine, quand Dieu sauva leurs enfants des mains des Égyptiens qui les voulaient exterminer tous[1]. Ces enfants furent allaités sans la déesse Rumina, et mis au berceau sans la déesse Cunina. Ils n’eurent pas besoin d’Educa et de Potina pour boire et pour manger. Leur premier âge fut soigné sans le secours des dieux enfantins ; ils se marièrent sans les dieux conjugaux, et s’unirent à leurs femmes sans avoir adoré Priape. Bien qu’ils n’eussent pas invoqué Neptune, la mer s’ouvrit devant eux, et elle ramena ses flots sur les Égyptiens. Ils ne s’avisèrent point d’adorer une déesse Mannia, quand ils reçurent la marine du ciel, ni d’invoquer les Nymphes quand, du rocher frappé par Moïse, jaillit une source pour les désaltérer. Ils firent la guerre sans les folles cérémonies de Mars et de Bellone ; et s’ils ne furent pas, j’en conviens, victorieux sans la Victoire, ils virent en elle, non une déesse, mais un don de leur Dieu. Enfin ils ont eu des moissons sans Segetia, des bœufs sans Bubona, du miel sans Mellona, et des fruits sans Pomone[2] ; et, en un mot, tout ce que les Romains imploraient de cette légion de divinités, les Juifs l’ont obtenu, et d’une façon beaucoup plus heureuse, de l’unique et véritable Dieu. S’ils ne l’avaient point offensé en s’abandonnant à une curiosité impie, qui, pareille à la séduction des arts magiques, les entraîna vers les dieux étrangers et vers les idoles, et finit par leur faire verser le sang de Jésus-Christ, nul doute qu’ils n’eussent maintenu leur empire, sinon plus vaste, au moins plus heureux que celui des Romains. Et maintenant les voilà dispersés à travers les nations, par un effet de la providence du seul vrai Dieu, qui a voulu que nous pussions prouver par leurs livres que la destruction des idoles, des autels, des bois sacrés et des temples, l’abolition des sacrifices ; en un mot que tous ces événements, dont nous sommes aujourd’hui témoins, ont été depuis longtemps prédits ; car si on ne les lisait que dans le Nouveau Testament, on s’imaginerait peut-être que nous les avons controuvés. Mais réservons ce qui suit pour un autre livre, celui-ci étant déjà assez long.

[1] Exod. I, 15.

[2] Voyez plus bas, chap. 10 et suiv.

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