La Cité de Dieu

LIVRE TROISIÈME
LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX

Argument. – Après avoir parlé, dans le livre précédent, des maux qui regardent l’âme et les mœurs, saint Augustin considère ici les maux qui regardent le corps et les choses extérieures ; il fait voir que les Romains, dès l’origine, ont eu à endurer cette dernière sorte de maux, sans que les faux dieux, qu’ils adoraient librement avant l’avènement du Christ, aient été en rien capables de les en préserver.

CHAPITRE PREMIER

DES SEULS MAUX QUE REDOUTENT LES MÉCHANTS ET DONT LE CULTE DES DIEUX N’A JAMAIS PRÉSERVÉ LE MONDE.

Je crois en avoir assez dit sur les maux qui sont le plus à redouter, c’est-à-dire sur ceux qui regardent les mœurs et les âmes, et je tiens pour établi que les faux dieux, loin d’en alléger le poids à leurs adorateurs, ont servi au contraire à l’aggraver. Je vais parler maintenant des seuls maux que les idolâtres ne veulent point souffrir, tels que la faim, les maladies, la guerre, le pillage, la captivité, les massacres, et autres déjà énumérés au premier livre. Car le méchant ne met au rang des maux que ceux qui ne rendent pas l’homme mauvais, et il ne rougit pas, au milieu des biens qu’il loue, d’être mauvais lui-même ; en les louant, il est plus peiné d’avoir une mauvaise villa qu’une mauvaise vie, comme si le plus grand bien de l’homme était d’avoir tout bon hormis soi-même. Or, je ne vois pas que les dieux du paganisme, au temps où leur culte florissait en toute liberté, aient garanti leurs adorateurs de ces maux qu’ils redoutent uniquement. En effet, avant l’avènement de notre Rédempteur, quand le genre humain s’est vu affligé en divers temps et en divers lieux d’une infinité de calamités, dont quelques-unes même sont presque incroyables, quels autres dieux adorait-il que les faux dieux ? à l’exception toutefois du peuple juif et d’un petit nombre d’âmes d’élite qui, en vertu d’un jugement de Dieu, aussi juste qu’impénétrable, ont été dignes, en quelque lieu que ce fût, de recevoir sa grâce[1]. Je passe, pour abréger, les grands désastres survenus chez les autres peuples et ne veux parler ici que de l’empire romain, par où j’entends Rome elle-même et les provinces qui, réunies par alliance ou par soumission avant la naissance du Christ, faisaient déjà partie du corps de l’État.

[1] Voyez sur ce point le sentiment développé de saint Augustin dans son livre De prœdest. sanct., n. 19. – Comp. Epist. CII ad Deo gratias, n. 15.

CHAPITRE II

SI LES DIEUX QUE SERVAIENT EN COMMUN LES ROMAINS ET LES GRECS ONT EU DES RAISONS POUR PERMETTRE LA RUINE DE TROIE.

Et d’abord pourquoi Troie ou Ilion, berceau du peuple romain (car il n’y a plus rien à taire ou à dissimuler sur cette question, déjà touchée[1] dans le premier livre), pourquoi Troie a-t-elle été prise et brûlée par les Grecs, dont les dieux étaient ses dieux ? C’est, dit-on, que Priam a expié le parjure de son père Laomédon[2]. Il est donc vrai qu’Apollon et Neptune louèrent leurs bras à Laomédon pour bâtir les murailles de Troie, sur la promesse qu’il leur fit, et qu’il ne tint pas, de les payer de leurs journées. J’admire qu’Apollon, surnommé le divin, ait entrepris une si grande besogne sans prévoir qu’il n’en serait point payé. Et l’ignorance de Neptune, son oncle, frère de Jupiter et roi de la mer, n’est pas moins surprenante ; car Homère (qui vivait, suivant l’opinion commune, avant la naissance de Rome) lui fait faire au sujet des enfants d’Énée, fondateurs de cette ville[3], les prédictions les plus magnifiques. Il ajoute même que Neptune couvrit Énée d’un nuage pour la dérober à la fureur d’Achille, bien que ce Dieu désirât, comme il l’avoue dans Virgile : « Renverser de fond en comble ces murailles de Troie construites de ses propres mains pour le parjure Laomédon[4] ».

Voilà donc des dieux aussi considérables que Neptune et Apollon qui, ne prévoyant pas que Laomédon retiendrait leur salaire, se sont faits constructeurs de murailles gratuitement et pour des ingrats. Prenez garde, car c’est peut-être une chose plus grave d’adorer des dieux si crédules que de leur manquer de parole. Homère lui-même n’a pas l’air de s’en rapporter à la table, puisqu’en faisant de Neptune l’ennemi des Troyens, il leur donne pour ami Apollon, que le grief commun aurait dû mettre dans l’autre parti. Si donc vous croyez aux fables, rougissez d’adorer de pareils dieux ; si vous n’y croyez pas, ne parlez plus du parjure Laomédon ; ou bien alors expliquez-nous pourquoi ces dieux si sévères pour les parjures de Troie sont si indulgents pour ceux de Rome ; car autrement comment la conjuration de Catilina, même dans une ville aussi vaste et aussi corrompue que Rome, eût-elle trouvé un si grand nombre de partisans nourris de parjures et de sang romain[5] ? Que faisaient chaque jour dans les jugements les sénateurs vendus, que faisait le peuple dans ses comices et dans les causes plaidées devant lui, que se parjurer sans cesse ? On avait conservé l’antique usage du serment au milieu de la corruption des mœurs, mais c’était moins pour arrêter les scélérats par une crainte religieuse que pour ajouter le parjure à tous les autres crimes.

[1] Chap. IV.

[2] Voyez Virgile, Georg., lib. I, vers. 502.

[3] Iliade, chant XX, vers 302,305.

[4] Énéide, livre V, vers 810, 811.

[5] Saint Augustin rappelle les propres expressions de Salluste, De Catil. conj., cap. 14.

CHAPITRE III

LES DIEUX N’ONT PU S’OFFENSER DE L’ADULTÈRE DE PÂRIS, CE CRIME ÉTANT COMMUN PARMI EUX.

C’est donc mal expliquer la ruine de Troie que de supposer les dieux indignés contre un roi parjure, puisqu’il est prouvé que ces dieux, dont la protection avait jusque-là maintenu l’empire troyen, à ce que Virgile[1] assure, n’ont pu la défendre contre les Grecs victorieux. L’explication tirée de l’adultère de Pâris n’est pas plus soutenable ; car les dieux sont trop habitués à conseiller et à enseigner le crime pour s’en être faits les vengeurs. « La ville de Rome, dit Salluste, eut, selon la tradition, pour fondateurs et pour premiers habitants des Troyens fugitifs qui erraient çà et là sous la conduite d’Énée[2] ». Je conclus de là que si les dieux avaient cru devoir punir l’adultère de Pâris, ils auraient dû à plus forte raison, ou tout au moins au même titre, étendre leur vengeance sur les Romains, puisque cet adultère fut l’œuvre de la mère d’Énée. Mais pouvaient-ils détester dans Pâris un crime qu’ils ne détestaient point dans sa complice Vénus, devenue d’ailleurs mère d’Énée par son union adultère avec Anchise ? On dira peut-être que Ménélas fut indigné de la trahison de sa femme, au lieu que Vénus avait affaire à un mari complaisant. Je conviens que les dieux ne sont point jaloux de leurs femmes, à ce point même qu’ils daignent en partager la possession avec les habitants de la terre. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas de tourner la mythologie en ridicule et de ne pas discuter assez gravement une matière de si grande importance, je veux bien ne pas voir dans Énée le fils de Vénus. Je demande seulement que Romulus ne soit pas le fils de Mars. Si nous admettons l’un de ces récits, pourquoi rejeter l’autre ? Quoi ! il serait permis aux dieux d’avoir commerce avec des femmes, et il serait défendu aux hommes d’avoir commerce avec les déesses ? En vérité, ce serait faire à Vénus une condition trop dure que de lui interdire en fait d’amour ce qui est permis au dieu Mars. D’ailleurs, les deux traditions ont également pour elles l’autorité de Rome, et César s’est cru descendant de Vénus[3] tout autant que Romulus s’est cru fils du dieu de la guerre.

[1] Énéide, livre II, v. 352.

[2] De Catil. conj., cap. 6.

[3] Voyez sur ce point la vie de César dans Suétone.

CHAPITRE IV

SENTIMENT DE VARRON SUR L’UTILITÉ DES MENSONGES QUI FONT NAÎTRE CERTAINS HOMMES DU SANG DES DIEUX.

Quelqu’un me dira : Est-ce que vous croyez à ces légendes ? Non, vraiment, je n’y crois pas ; et Varron même, le plus docte des Romains, n’est pas loin d’en reconnaître la fausseté, bien qu’il hésite à se prononcer nettement. Il dit que c’est une chose avantageuse à l’État que les hommes d’un grand cœur se croient du sang des dieux. Exaltée par le sentiment d’une origine si haute, l’âme conçoit avec plus d’audace de grands desseins, les exécute avec plus d’énergie et les conduit à leur terme avec plus de succès. Cette opinion de Varron, que j’exprime de mon mieux en d’autres termes que les siens, vous voyez quelle large porte elle ouvre au mensonge, et il est aisé de comprendre qu’il a dû se fabriquer bien des faussetés touchant les choses religieuses, puisqu’on a jugé que le mensonge, même appliqué aux dieux, avait son utilité.

CHAPITRE V

IL N’EST POINT CROYABLE QUE LES DIEUX AIENT VOULU PUNIR L’ADULTÈRE DANS PÂRIS, L’AYANT LAISSÉ IMPUNI DANS LA MÈRE DE ROMULUS.

Quant à savoir si Vénus a pu avoir Énée de son commerce avec Anchise, et Mars avoir Romulus de son commerce avec la fille de Numitor, c’est ce que je ne veux point présentement discuter ; car une difficulté analogue se rencontre dans nos saintes Écritures, quand il s’agit d’examiner si en effet les anges prévaricateurs se sont unis avec les filles des hommes et en ont eu ces géants, c’est-à-dire ces hommes prodigieusement grands et forts dont la terre fut alors remplie[1]. Je me bornerai donc à ce dilemme : Si ce qu’on dit de la mère d’Énée et du père de Romulus est vrai, comment l’adultère chez les hommes peut-il déplaire aux dieux, puisqu’ils le souffrent chez eux avec tant de facilité ? Si cela est faux, il est également impossible que les dieux soient irrités des adultères véritables, puisqu’ils se plaisent au récit de leurs propres adultères supposés. Ajoutez que si l’on supprime l’adultère de Mars, afin de retrancher du même coup celui de Vénus, voilà l’honneur de la mère de Romulus bien compromis ; car elle était vestale, et les dieux ont dû venger plus sévèrement sur les Romains le crime de sacrilège que celui de parjure sur les Troyens. Les anciens Romains allaient même jusqu’à enterrer vives les vestales convaincues d’avoir manqué à la chasteté, au lieu que les femmes adultères subissaient une peine toujours plus douce que la mort[2] ; tant il est vrai qu’ils étaient plus sévères pour la profanation des lieux sacrés que pour celle du lit conjugal.

[1] Saint Augustin traitera cette question au livre XV, ch. 23. – Comp. Quœst. in Gen., n. 3.

[2] Voyez Tite-Live, liv. X, ch. 31.

CHAPITRE VI

LES DIEUX N’ONT PAS VENGÉ LE FRATRICIDE DE ROMULUS.

Il y a plus : si les crimes des hommes déplaisaient tellement aux dieux qu’ils eussent abandonné Troie au carnage et à l’incendie pour punir l’adultère de Pâris, le meurtre du frère de Romulus aurait dû les irriter beaucoup plus contre les Romains que ne l’avait fait contre les Troyens l’injure d’un mari grec, et ils se seraient montrés plus sensibles au fratricide d’une ville naissante qu’à l’adultère d’un empire florissant. Et peu importe à la question que Romulus ait seulement donné l’ordre de tuer son frère, ou qu’il l’ait massacré de sa propre main, violence que les uns nient impudemment, tandis que d’autres la mettent en doute par pudeur, ou par douleur la dissimulent. Sans discuter sur ce point les témoignages de l’histoire[1], toujours est-il que le frère de Romulus fut tué, et ne le fut point par les ennemis, ni par des étrangers. C’est Romulus qui commit ce crime ou qui le commanda, et Romulus était bien plus le chef des Romains que Pâris ne l’était des Troyens. D’où vient donc que le ravisseur provoque la colère des dieux contre les Troyens, au lieu que le fratricide attire sur les Romains la faveur de ces mêmes dieux ? Que si Romulus n’a ni commis, ni commandé le crime, c’est toute la ville alors qui en est coupable, puisqu’en ne le vengeant pas elle a manqué à son devoir ; le crime est même plus grand encore ; car ce n’est plus un frère, mais un père qu’elle a tué, Rémus étant un de ses fondateurs, bien qu’une main criminelle l’ait empêché d’être un de ses rois. Je ne vois donc pas ce que Troie a fait de mal pour être abandonnée par les dieux et livrée à la destruction, ni ce que Rome a fait de bien pour devenir le séjour des dieux et la capitale d’un empire puissant, et il faut dire que les dieux, vaincus avec les Troyens, se sont réfugiés chez les Romains, afin de les tromper à leur tour, ou plutôt ils sont demeurés à Troie pour en séduire les nouveaux habitants, tout en abusant les habitants de Rome par de plus grands prestiges pour en tirer de plus grands honneurs.

[1] Voyez Tite-Live (lib. I, can. 17) ; Denys d’Halicarnasse (Ant. Rom., lib. I, cap. 87) ; Plutarque (Vie de Romulus, cap. 10), et Cicéron (De offic., lib. III, cap. 10).

CHAPITRE VII

DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS DE MARIUS.

Quel nouveau crime en effet avait commis Troie pour mériter qu’au moment où éclatèrent les guerres civiles, le plus féroce des partisans de Marius, Fimbria, lui fît subir une destruction plus sanglante encore et plus cruelle que celle des Grecs ? Du temps de la première ruine, un grand nombre de Troyens trouva son salut dans la fuite, et d’autres en perdant la liberté conservèrent la vie ; mais Fimbria ordonna de n’épargner personne, et brûla la ville avec tous ses habitants. Voilà comment Troie fut traitée, non par les Grecs indignés de sa perfidie, mais par les Romains nés de son malheur, sans que les dieux, qu’elle adorait en commun avec ses bourreaux, se missent en peine de la secourir, ou pour mieux dire sans qu’ils en eussent le pouvoir. Est-il donc vrai que pour la seconde fois ils s’éloignèrent tous de leurs sanctuaires, et désertèrent leurs autels[1], ces dieux dont la protection maintenait une cité relevée de ses ruines ? Si cela est, j’en demande la raison ; car la cause des dieux me paraît ici d’autant plus mauvaise que je trouve meilleure celle des Troyens. Pour conserver leur ville à Sylla, ils avaient fermé leurs portes à Fimbria, qui, dans sa fureur, incendia et renversa tout. Or, à ce moment de la guerre civile, le meilleur parti était celui de Sylla ; car Sylla s’efforçait de délivrer la république opprimée. Les commencements de son entreprise étaient légitimes, et ses suites malheureuses n’avaient point encore paru. Qu’est-ce donc que les Troyens pouvaient faire de mieux, quelle conduite plus honnête, plus fidèle, plus convenable à leur parenté avec les Romains, que de conserver leur ville au meilleur parti, et de fermer leurs portes à celui qui portait sur la république ses mains parricides ? On sait ce que leur coûta cette fidélité ; que les défenseurs des dieux expliquent cela comme ils le pourront. Je veux que les dieux aient délaissé des adultères, et abandonné Troie aux flammes des Grecs, afin que Rome, plus chaste, naquît de ses cendres ; mais depuis, pourquoi ont-ils abandonné cette même ville, mère de Rome, et qui, loin de se révolter contre sa noble fille, gardait au contraire au parti le plus juste une sainte et inviolable fidélité ? pourquoi l’ont-ils laissée en proie, non pas aux Grecs généreux, mais au plus vil des Romains ? Que si le parti de Sylla, à qui ces infortunés avaient voulu conserver leur ville, déplaisait aux dieux, d’où vient qu’ils lui promettaient tant de prospérités ? cela ne prouve-t-il point qu’ils sont les flatteurs de ceux à qui sourit la fortune plutôt que les défenseurs des malheureux ? Ce n’est donc pas pour avoir été délaissée par les dieux que Troie a succombé. Les démons, toujours vigilants à tromper, firent ce qu’ils purent ; car au milieu des statues des dieux renversées et consumées, nous savons par Tite-Live[2] qu’on trouva celle de Minerve intacte dans les ruines de son temple ; non sans doute afin qu’on pût dire à leur louange : « Dieux de la patrie, dont la protection veille toujours sur Troie[3] ! » mais afin qu’on ne dit pas à leur décharge : « Ils ont tous abandonné leurs sanctuaires et délaissé leurs autels ».

Ainsi, il leur a été permis de faire ce prodige, non comme une consécration de leur pouvoir, mais comme une preuve de leur présence.

[1] Énéide, livre II, vers 351.

[2] Ce récit devait se trouver dans le livre LXXXIII, un des livres perdus de Tite-Live. Voyez, sur la tradition du palladium, Servius ad Æneid., liv. II, vers 166.

[3] Énéide, liv. II, vers 702,703.

CHAPITRE VIII

ROME DEVAIT-ELLE SE METTRE SOUS LA PROTECTION DES DIEUX DE TROIE ?

Confier la protection de Rome aux dieux troyens après le désastre de Troie, quelle singulière prudence ! On dira peut-être que, lorsque Troie tomba sous les coups de Fimbria, les dieux s’étaient habitués depuis longtemps à habiter Rome. D’où vient donc que la statue de Minerve était restée debout dans les ruines d’Ilion ? Et puis, si les dieux étaient à Rome pendant que Fimbria détruisait Troie, ils étaient sans doute à Troie pendant que les Gaulois prenaient et brûlaient Rome ; mais comme ils ont l’ouïe très-fine et les mouvements pleins d’agilité, ils accoururent au cri des oies, pour protéger du moins le Capitole ; quant à sauver le reste de la ville, ils ne le purent, ayant été avertis trop tard.

CHAPITRE IX

FAUT-IL ATTRIBUER AUX DIEUX LA PAIX DONT JOUIRENT LES ROMAINS SOUS LE RÈGNE DE NUMA ?

On s’imagine encore que si Numa Pompilius, successeur de Romulus, jouit de la paix pendant tout son règne et ferma les portes du temple de Janus qu’on a coutume de tenir ouvertes en temps de guerre, il dut cet avantage à la protection des dieux, en récompense des institutions religieuses qu’il avait établies chez les Romains. Et, sans doute, il y aurait à féliciter ce personnage d’avoir obtenu un si grand loisir, s’il avait su l’employer à des choses utiles et sacrifier une curiosité pernicieuse à la recherche et à l’amour du vrai Dieu ; mais, outre que ce ne sont point les dieux qui lui procurèrent ce loisir, je dis qu’ils l’auraient moins trompé, s’ils l’avaient trouvé moins oisif ; car moins ils le trouvèrent occupé, plus ils s’emparèrent de lui. C’est ce qui résulte des révélations de Varron, qui nous a donné la clef des institutions de Numa et des pratiques dont il se servit pour établir une société entre Rome et les dieux. Mais nous traiterons plus amplement ce sujet en son lieu[1], s’il plaît au Seigneur. Pour revenir aux prétendus bienfaits de ces divinités, je conviens que la paix est un bienfait, mais c’est un bienfait du vrai Dieu, et il en est d’elle comme du soleil, de la pluie et des autres avantages de la vie, qui tombent souvent sur les ingrats et les pervers. Supposez d’ailleurs que les dieux aient en effet procuré à Rome et à Numa un si grand bien, pourquoi ne l’ont-ils jamais accordé depuis à l’empire romain, même dans les meilleures époques ? est-ce que les rites sacrés de Numa avaient de l’influence, quand il les instituait, et cessaient d’en avoir, quand on les célébrait après leur institution ? Mais au temps de Numa, ils n’existaient pas encore, et c’est lui qui les fit ajouter au culte ; après Numa, ils existaient depuis longtemps, et on ne les conservait qu’en vue de leur utilité. Comment se fait-il donc que ces quarante-trois ans, ou selon d’autres, ces trente-neuf ans du règne de Numa[2] se soient passés dans une paix continuelle, et qu’ensuite, une fois les rites établis et les dieux invoqués comme tuteurs et chefs de l’empire, il ne se soit trouvé, depuis la fondation de Rome jusqu’à Auguste, qu’une seule année, celle qui suivit la première guerre punique, où les Romains, car le fait est rapporté comme une grande merveille, aient pu fermer les portes du temple de Janus[3] ?

[1] Voyez plus bas le livre VII, chap. 34.

[2] Le règne de Numa dura quarante-trois ans selon Tite-Live, et trente-neuf selon Polybe.

[3] Ce fut l’an de Rome 519, sous le consulat de C. Atilius et de T. Manlius. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 19.

CHAPITRE X

S’IL ÉTAIT DÉSIRABLE QUE L’EMPIRE ROMAIN S’ACCRUT PAR DE GRANDES ET TERRIBLES GUERRES, ALORS QU’IL SUFFISAIT, POUR LUI DONNER LE REPOS ET LA SÉCURITÉ, DE LA MÊME PROTECTION QUI L’AVAIT FAIT FLEURIR SOUS NUMA.

Répondra-t-on que l’empire romain, sans cette suite continuelle de guerres, n’aurait pu étendre si loin sa puissance et sa gloire ? Mais quoi ! un empire ne saurait-il être grand sans être agité ? ne voyons-nous pas dans le corps humain qu’il vaut mieux n’avoir qu’une stature médiocre avec la santé que d’atteindre à la taille d’un géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent plus un instant de repos et sont d’autant plus fortes qu’on a des membres plus grands ? quel mal y aurait-il, ou plutôt quel bien n’y aurait-il pas à ce qu’un État demeurât toujours au temps heureux dont parle Salluste, quand il dit : « Au commencement, les rois (c’est le premier nom de l’autorité sur la terre) avaient des inclinations différentes : les uns s’adonnaient aux exercices de l’esprit, les autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes s’écoulait sans ambition ; chacun était content du sien[1] ». Fallait-il donc, pour porter l’empire romain à ce haut degré de puissance, qu’il arrivât ce que déplore Virgile :

« Peu à peu le siècle se corrompt et se décolore ; bientôt surviennent la fureur de la guerre et l’amour de l’or[2] ».

On dit, pour excuser les Romains d’avoir tant fait la guerre, qu’ils étaient obligés de résister aux attaques de leurs ennemis et qu’ils combattaient, non pour acquérir de la gloire, mais pour défendre leur vie et leur liberté. Eh bien ! soit ; car, comme dit Salluste : « Lorsque l’État, par le développement des lois, des mœurs et du territoire, eut atteint un certain degré de puissance, la prospérité, selon l’ordinaire loi des choses humaines, fit naître l’envie. Les rois et les peuples voisins de Rome lui déclarent la guerre ; ses alliés lui donnent peu de secours, la plupart saisis de crainte et ne cherchant qu’à écarter de soi le danger. Mais les Romains, attentifs au dehors comme au dedans, se hâtent, s’apprêtent, s’encouragent, vont au-devant de l’ennemi ; liberté, patrie, famille, ils défendent tout les armes à la main. Puis, quand le péril a été écarté par leur courage, ils portent secours à leurs alliés, et se font plus d’amis à rendre des services qu’à en recevoir[3]. Voilà sans doute une noble manière de s’agrandir ; mais je serais bien aise de savoir si, sous le règne de Numa, où l’on jouit d’une si longue paix, les voisins de Rome venaient l’attaquer, ou s’ils demeuraient en repos, de manière à ne point troubler cet état pacifique ; car si Rome alors était provoquée, et si elle trouvait moyen, sans repousser les armes par les armes, sans déployer son impétuosité guerrière contre les ennemis, de les faire reculer, rien ne l’empêchait d’employer toujours le même moyen, et de régner en paix, les portes de Janus toujours closes. Que si cela n’a pas été en son pouvoir, il s’ensuit qu’elle n’est pas restée en paix tant que ses dieux l’ont voulu, mais tant qu’il a plu à ses voisins de la laisser en repos ; à moins que de tels dieux ne poussent l’impudence jusqu’à se faire un mérite de ce qui ne dépend que de la volonté des hommes. Il est vrai qu’il a été permis aux démons d’exciter ou de retenir les esprits pervers et de les faire agir par leur propre perversité ; mais ce n’est point d’une telle influence qu’il est question présentement ; d’ailleurs, si les démons avaient toujours ce pouvoir, s’ils n’étaient pas souvent arrêtés par une force supérieure et plus secrète, ils seraient toujours les arbitres de la paix et de la guerre, qui ont toujours leur cause dans les passions des hommes. Et cependant, il n’en est rien, comme on peut le prouver, non-seulement par la fable, qui ment souvent et où l’on rencontre à peine quelque trace de vérité, mais aussi par l’histoire de l’empire romain.

[1] Salluste, Catilina, ch. 2.

[2] Virgile, Énéide, liv. VIII, vers 326, 327.

[3] Salluste, Conj. de Catil., chap. 6.

CHAPITRE XI

DE LA STATUE D’APOLLON DE CUMES, DONT ON PRÉTEND QUE LES LARMES PRÉSAGÈRENT LA DÉFAITE DES GRECS QUE LE DIEU NE POUVAIT SECOURIR.

Il n’y a d’autre raison que cette impuissance des dieux pour expliquer les larmes que versa pendant quatre jours Apollon de Cumes, au temps de la guerre contre les Achéens et le roi Aristonicus[1]. Les aruspices effrayés furent d’avis qu’on jetât la statue dans la mer ; mais les vieillards de Cumes s’y opposèrent, disant que le même prodige avait éclaté pendant les guerres contre Antiochus et contre Persée, et que, la fortune ayant été favorable aux Romains, il avait été décrété par sénatus-consulte que des présents seraient envoyés à Apollon. Alors on fit venir d’autres aruspices plus habiles, qui déclarèrent que les larmes d’Apollon étaient de bon augure pour les Romains, parce que, Cumes étant une colonie grecque, ces larmes présageaient malheur au pays d’où elle tirait son origine. Peu de temps après on annonça que le roi Aristonicus avait été vaincu et pris : catastrophe évidemment contraire à la volonté d’Apollon, puisqu’il la déplorait d’avance et en marquait son déplaisir par les larmes de sa statue. On voit par-là que les récits des poètes, tout fabuleux qu’ils sont, nous donnent des mœurs du démon une image qui ressemble assez à la vérité. Ainsi, dans Virgile, Diane plaint Camille[2] et Hercule pleure la mort prochaine de Pallas[3]. C’est peut-être aussi pour cette raison que Numa, qui jouissait d’une paix profonde, mais sans savoir de qui il la tenait et sans se mettre en peine de le savoir, s’étant demandé dans son loisir à quels dieux il confierait le salut de Rome, Numa, dis-je, dans l’ignorance où il était du Dieu véritable et tout-puissant qui tient le gouvernement du monde, et se souvenant d’ailleurs que les dieux des Troyens apportés par Énée n’avaient pas longtemps conservé le royaume de Troie, ni celui de Lavinium qu’Énée lui-même avait fondé, Numa crut devoir ajouter d’autres dieux à ceux qui avaient déjà passé à Rome avec Romulus, comme on donne des gardes aux fugitifs et des aides aux impuissants.

[1] La guerre dont il s’agit ici est évidemment celle qui fut suscitée par la succession d’Attale, roi de Pergame, succession que son neveu Aristonicus disputait aux Romains. (Voyez Tite-Live, lib. LIX.) C’est par inadvertance que saint Augustin nomme les Achéens qui étaient alors entièrement vaincus et soumis.

[2] Énéide, liv. XI, vers 836-849.

[3] Énéide, liv. X, vers 464,465.

CHAPITRE XII

QUELLE MULTITUDE DE DIEUX LES ROMAINS ONT AJOUTÉE À CEUX DE NUMA, SANS QUE CETTE ABONDANCE LEUR AIT SERVI DE RIEN.

Et pourtant Rome ne daigna pas se contenter des divinités déjà si nombreuses instituées par Numa. Jupiter n’avait pas encore son temple principal, et ce fut le roi Tarquin qui bâtit le Capitole[1]. Esculape passa d’Épidaure à Rome, afin sans doute d’exercer sur un plus brillant théâtre ses talents d’habile médecin[2]. Quant à la mère des dieux, elle vint je ne sais d’où, de Pessinunte[3]. Aussi bien il n’était pas convenable qu’elle continuât d’habiter un lieu obscur, tandis que son fils dominait sur la colline du Capitole. S’il est vrai du reste qu’elle soit la mère de tous les dieux, on peut dire tout ensemble qu’elle a suivi à Rome certains de ses enfants et qu’elle en a précédé quelques autres. Je serais étonné pourtant qu’elle fût la mère de Cynocéphale, qui n’est venu d’Égypte que très-tardivement[4]. A-t-elle aussi donné le jour à la Fièvre ? c’est à son petit-fils Esculape de le décider ; mais quelle que soit l’origine de la Fièvre, je ne pense pas que des dieux étrangers osent regarder comme de basse condition une déesse citoyenne de Rome.

Voilà donc Rome sous la protection d’une foule de dieux ; car qui pourrait les compter ? indigènes et étrangers, dieux du ciel, de la terre, de la mer, des fontaines et des fleuves ; ce n’est pas tout, et il faut avec Varron y ajouter les dieux certains et les dieux incertains, dieux de toutes les espèces, les uns mâles, les autres femelles, comme chez les animaux. Eh bien ! avec tant de dieux, Rome devait-elle être en butte aux effroyables calamités qu’elle a éprouvées et dont je ne veux rapporter qu’un petit nombre ? Élevant dans les airs l’orgueilleuse fumée de ses sacrifices, elle avait appelé, comme par un signal[5], cette multitude de dieux à son secours, leur prodiguant les temples, les autels, les victimes et les prêtres, au mépris du Dieu véritable et souverain qui seul a droit à ces hommages. Et pourtant elle était plus heureuse quand elle avait moins de dieux ; mais à mesure qu’elle s’est accrue, elle a pensé qu’elle avait besoin d’un plus grand nombre de dieux, comme un plus vaste navire demande plus de matelots, s’imaginant sans doute que ces premiers dieux, sous lesquels ses mœurs étaient pures en comparaison de ce qu’elles furent depuis, ne suffisaient plus désormais à soutenir le poids de sa grandeur. Déjà en effet, sous ses rois mêmes, à l’exception de Numa dont j’ai parlé plus haut, il faut que l’esprit de discorde eût fait bien des ravages, puisqu’il poussa Romulus au meurtre de son frère.

[1] C’est Tarquin l’Ancien qui commença le temple de Jupiter-Capitolin, et Tarquin le Superbe qui le continua ; le monument ne fut achevé que trois ans après l’institution du consulat.

[2] Voyez Tite-Live, lib. X, cap. 47 ; lib. XXIX, cap. 11.

[3] Voyez Tite-Live, lib. XXIX, cap. 11 et 14.

[4] Saint Augustin veut parler ici du culte d’Anubis, qui ne fut reconnu à Rome que sous les empereurs. On dit que Commode, aux fêtes d’Isis, porta lui-même la statue du dieu à la tête de chien. Sur Cynocéphale et la Fièvre, voyez plus haut, liv. II, chap. 14.

[5] Allusion à l’usage ancien des signaux, formés par des feux qu’on allumait sur les montagnes.

CHAPITRE XIII

PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS DES ÉPOUSES.

Comment se fait-il que ni Junon, qui dès lors, d’accord avec son Jupiter, « Couvrait de sa protection les Romains dominateurs du monde et le peuple vêtu de la toge[1] », ni Vénus même, protectrice des enfants de son cher Énée, n’aient pu leur procurer de bons et honnêtes mariages ? car ils furent obligés d’enlever des filles pour les épouser, et de faire ensuite à leurs beaux-pères une guerre où ces malheureuses femmes, à peine réconciliées avec leurs maris, reçurent en dot le sang de leurs parents ? Les Romains, dit-on, sortirent vainqueurs du combat ; mais à combien de proches et d’alliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et d’autre quel nombre de blessés ! La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée n’était plus ; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain s’écrie : « Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de l’Émathie et où le crime fut justifié par la victoire[2] ».

Les Romains vainquirent donc, et ils purent dès lors, les mains encore toutes sanglantes du meurtre de leurs beaux-pères, obliger leurs filles à souffrir de funestes embrassements, tandis que celles-ci, qui pendant le combat ne savaient pour qui elles devaient faire des vœux, n’osaient pleurer leurs pères morts, de crainte d’offenser leurs maris victorieux. Ce ne fut pas Vénus qui présida à ces noces, mais Bellone, ou plutôt Alecton, cette furie d’enfer qui fit ce jour-là plus de mal aux Romains, en dépit de la protection que déjà leur accordait Junon, que lorsqu’elle fut déchaînée contre eux par cette déesse[3]. La captivité d’Andromaque fut plus heureuse que ces premiers mariages romains[4] ; car, depuis que Pyrrhus fut devenu son époux, il ne fit plus périr aucun Troyen, au lieu que les Romains tuaient sur le champ de bataille ceux dont ils embrassaient les filles dans leurs lits. Andromaque, sous la puissance du vainqueur, avait sans doute à déplorer la mort de ses parents, mais elle n’avait plus à la craindre ; ces pauvres femmes, au contraire, craignaient la mort de leurs pères, quand leurs maris allaient au combat, et la déploraient en les voyant revenir, ou plutôt elles n’avaient ni la liberté de leur crainte ni celle de leur douleur. Comment, en effet, voir sans douleur la mort de leurs concitoyens, de leurs parents, de leurs frères, de leurs pères ? Et comment se réjouir sans cruauté de la victoire de leurs maris ? Ajoutez que la fortune des armes est journalière et que plusieurs perdirent en même temps leurs époux et leurs pères ; car les Romains ne furent pas sans éprouver quelques revers. On les assiégea dans leur ville, et après quelque résistance, les assaillants ayant trouvé moyen d’y pénétrer, il s’engagea dans le Forum même une horrible mêlée entre les beaux-pères et les gendres. Les ravisseurs avaient le dessous et se sauvaient à tous moments dans leurs maisons, souillant ainsi par leur lâcheté d’une honte nouvelle leur premier exploit déjà si honteux et si déplorable. Ce fut alors que Romulus, désespérant de la valeur des siens, pria Jupiter de les arrêter, ce qui fit donner depuis à ce dieu le surnom de Stator. Mais cela n’aurait encore servi de rien, si les femmes ne se fussent jetées aux genoux de leurs pères, les cheveux épars, et n’eussent apaisé leur juste colère par d’humbles supplications[5]. Enfin, Romulus, qui n’avait pu souffrir à côté de lui son propre frère, et un frère jumeau, fut contraint de partager la royauté avec Tatius, roi des Sabins ; à la vérité il s’en défit bientôt, et demeura seul maître, afin d’être un jour un plus grand dieu. Voilà d’étranges contrats de noces, féconds en luttes sanglantes, et de singuliers actes de fraternité, d’alliance, de parenté, de religion ! voilà les mœurs d’une cité placée sous le patronage de tant de dieux ! On devine assez tout ce que je pourrais dire là-dessus, si mon sujet ne m’entraînait vers d’autres discours.

[1] Virgile, Énéide, v. 281, 282.

[2] Lucain, Pharsale, v. 1 et 2.

[3] Voyez Virgile, Énéide, liv. VII, vers 323 et suiv.

[4] On sait qu’Andromaque, veuve d’Hector, fut emmenée captive par le fils d’Achille, Pyrrhus, qui l’épousa.

[5] Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 10-13.

CHAPITRE XIV

DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS ET DU SUCCÈS QUE LUI VALUT SON AMBITION.

Qu’arriva-t-il ensuite après Numa, sous les autres rois, et quels maux ne causa point, aux Albains comme aux Romains, la guerre provoquée par ceux-ci, qui s’ennuyaient sans doute de la longue paix de Numa ? Que de sang répandu par les deux armées rivales, au grand dommage des deux États ! Albe, qui avait été fondée par Ascagne, fils d’Énée, et qui était de plus près que Troie la mère de Rome, fut attaquée par Tullus Hostilius ; mais si elle reçut du mal des Romains, elle ne leur en fit pas moins, au point qu’après plusieurs combats les deux partis, lassés de leurs pertes, furent d’avis de terminer leurs différends par le combat singulier de trois jumeaux de chaque parti. Les trois Horaces ayant été choisis du côté des Romains et les trois Curiaces du côté des Albains, deux Horaces furent tués d’abord par les trois Curiaces ; mais ceux-ci furent tués à leur tour par le seul Horace survivant. Ainsi Rome demeura victorieuse, mais à quel prix ? sur six combattants, un seul revint du combat. Après tout, pour qui fut le deuil et le dommage, si ce n’est pour les descendants d’Énée, pour la postérité d’Ascagne, pour la race de Vénus, pour les petits-fils de Jupiter ? Cette guerre ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit contre la cité mère ? Ajoutez à cela un autre crime horrible et atroce qui suivit ce combat des jumeaux. Comme les deux peuples étaient auparavant amis, à cause du voisinage et de la parenté, la sœur des Horaces avait été fiancée à l’un des Curiaces ; or, cette fille ayant aperçu son frère qui revenait chargé des dépouilles de son mari, ne put retenir ses larmes, et, pour avoir pleuré, son frère la tua. Je trouve qu’en cette rencontre cette fille se montra plus humaine que tout le peuple romain, et je ne vois pas qu’on la puisse blâmer d’avoir pleuré celui à qui elle avait déjà donné sa foi, que dis-je ? d’avoir pleuré peut-être sur un frère couvert du sang de l’homme à qui il avait promis sa sœur. On applaudit aux larmes que verse Énée, dans Virgile, sur son ennemi qu’il a tué de sa propre main[1] ; et c’est encore ainsi que Marcellus, sur le point de détruire Syracuse, au souvenir de la splendeur où cette ville était parvenue avant de tomber sous ses coups, laissa couler des larmes de compassion. À mon tour, je demande au nom de l’humanité qu’on ne fasse point un crime à une femme d’avoir pleuré son mari, tué par son frère, alors que d’autres ont mérité des éloges pour avoir pleuré leurs ennemis par eux-mêmes vaincus. Dans le temps que cette fille pleurait la mort de son fiancé, que son frère avait tué, Rome se réjouissait d’avoir combattu avec tant de rage contre la cité sa mère, au prix de torrents de sang répandus de part et d’autre par des mains parricides.

À quoi bon m’alléguer ces beaux noms de gloire et de triomphe ? Il faut écarter ces vains préjugés, il faut regarder, peser, juger ces actions en elles-mêmes. Qu’on nous cite le crime d’Albe comme on nous parle de l’adultère de Troie, on ne trouvera rien de pareil, rien d’approchant. Si Albe est attaquée, c’est uniquement parce que « Tullus veut réveiller les courages endormis des bataillons romains, qui se désaccoutumaient de la victoire[2] ».

Il n’y eut donc qu’un motif à cette guerre criminelle et parricide, ce fut l’ambition, vice énorme que Salluste ne manque pas de flétrir en passant, quand après avoir célébré les temps primitifs, où les hommes vivaient sans convoitise et où chacun était content du sien, il ajoute : « Mais depuis que Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce, commencèrent à s’emparer des villes et des nations, à prendre pour un motif de guerre l’ambition de s’agrandir, à mettre la gloire de l’État dans son étendue…[3] », et tout ce qui suit sans que j’aie besoin de prolonger la citation. Il faut avouer que cette passion de dominer cause d’étranges désordres parmi les hommes. Rome était vaincue par elle, quand elle se vantait d’avoir vaincu Albe et donnait le nom de gloire à l’heureux succès de son crime. Car, comme dit l’Écriture : « On loue le pécheur de ses mauvaises convoitises, et celui qui consomme l’iniquité est béni[4] ». Écartons donc ces déguisements artificieux et ces fausses couleurs, afin de pouvoir juger nettement les choses. Que personne ne me dise : Celui-là est un vaillant homme, car il s’est battu contre un tel et l’a vaincu. Les gladiateurs combattent aussi et triomphent, et leur cruauté trouve des applaudissements ; mais j’estime qu’il vaut mieux être taxé de lâcheté que de mériter de pareilles récompenses. Cependant, si dans ces combats de gladiateurs l’on voyait descendre dans l’arène le père contre le fils, qui pourrait souffrir un tel spectacle ? qui n’en aurait horreur ? Comment donc ce combat de la mère et de la fille, d’Albe et de Rome, a-t-il pu être glorieux à l’une et à l’autre ? Dira-t-on que la comparaison n’est pas juste, parce qu’Albe et Rome ne combattaient pas dans une arène ? Il est vrai ; mais au lieu de l’arène, c’était un vaste champ où l’on ne voyait pas deux gladiateurs, mais des armées entières joncher la terre de leurs corps. Ce combat n’était pas renfermé dans un amphithéâtre, mais il avait pour spectateurs l’univers entier et tous ceux qui dans la suite des temps devaient entendre parler de ce spectacle impie.

Cependant ces dieux tutélaires de l’empire romain, spectateurs de théâtre à ces sanglants combats, n’étaient pas complètement satisfaits ; et ils ne furent contents que lorsque la sœur des Horaces, tuée par son frère, fut allée rejoindre les trois Curiaces, afin sans doute que Rome victorieuse n’eût pas moins de morts qu’Albe vaincue. Quelque temps après, pour fruit de cette victoire, Albe fut ruinée, Albe, où ces dieux avaient trouvé leur troisième asile depuis qu’ils étaient sortis de Troie ruinée par les Grecs, et de Lavinium, où le roi Latinus avait reçu Énée étranger et fugitif. Mais peut-être étaient-ils sortis d’Albe, suivant leur coutume, et voilà sans doute pourquoi Albe succomba. Vous verrez qu’il faudra dire encore : « Tous les dieux protecteurs de cet empire se sont retirés, abandonnant leurs temples et leurs autels[5] ».

Vous verrez qu’ils ont quitté leur séjour pour la troisième fois, afin qu’une quatrième Rome fût très-sagement confiée à leur protection. Albe leur avait déplu, à ce qu’il paraît, parce qu’Amulius, pour s’emparer du trône, avait chassé son frère, et Rome ne leur déplaisait pas, quoique Romulus eût tué le sien. Mais, dit-on, avant de ruiner Albe, on en avait transporté les habitants à Rome pour ne faire qu’une ville des deux. Je le veux bien, mais cela n’empêche pas que la ville d’Ascagne, troisième retraite des dieux de Troie, n’ait été ruinée par sa fille. Et puis, pour unir en un seul corps les débris de ces deux peuples, combien de sang en coûta-t-il à l’un et à l’autre ? Est-il besoin que je rapporte en détail comment ces guerres, qui semblaient terminées par tant de victoires, ont été renouvelées sous les autres rois, et comment, après tant de traités conclus entre les gendres et les beaux-pères, leurs descendants ne laissèrent pas de reprendre les armes et de se battre avec plus de rage que jamais ? Ce n’est pas une médiocre preuve de ces calamités qu’aucun des rois de Rome n’ait fermé les portes du temple de Janus, et cela fait assez voir qu’avec tant de dieux tutélaires aucun d’eux n’a pu régner en paix.

[1] Énéide, liv. X, vers 821 et seq.

[2] Énéide, livre VI, vers 814,815.

[3] Salluste, Conjur. de Catil., ch. 2.

[4] Psal. X, 3.

[5] Énéide, liv. II, vers 351, 352.

CHAPITRE XV

QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME.

Et quelle fut la fin de ces rois eux-mêmes ? Une fable adulatrice place Romulus dans le ciel, mais plusieurs historiens rapportent au contraire qu’il fut mis en pièces par le sénat à cause de sa cruauté, et que l’on suborna un certain Julius Proculus pour faire croire que Romulus lui était apparu et l’avait chargé d’ordonner de sa part au peuple romain de l’honorer comme un dieu, expédient qui apaisa le peuple sur le point de se soulever contre le sénat. Une éclipse de soleil survint alors fort à propos pour confirmer cette opinion ; car le peuple, peu instruit des secrets de la nature, ne manqua pas de l’attribuer à la vertu de Romulus : comme si la défaillance de cet astre, à l’interpréter en signe de deuil, ne devait pas plutôt faire croire que Romulus avait été assassiné et que le soleil se cachait pour ne pas voir un si grand crime, ainsi qu’il arriva en effet lorsque la cruauté et l’impiété des Juifs attachèrent en croix Notre Seigneur. Pour montrer que l’obscurcissement du soleil, lors de ce dernier événement, n’arriva pas suivant le cours ordinaire des astres, il suffit de considérer que les Juifs célébraient alors la pâque, ce qui n’a lieu que dans la pleine lune : or, les éclipses de soleil n’arrivent jamais naturellement qu’à la fin de la lunaison. Cicéron témoigne aussi que l’entrée de Romulus parmi les dieux est plutôt imaginaire que réelle, lorsque le faisant louer par Scipion dans ses livres De la République, il dit : « Romulus laissa de lui une telle idée, qu’étant disparu tout d’un coup pendant une éclipse de soleil, on crut qu’il avait été enlevé parmi les dieux : opinion qu’on n’a jamais eue d’un mortel sans qu’il n’ait déployé une vertu extraordinaire[1] ». Et quant à ce que dit Cicéron que Romulus disparut tout d’un coup, ces paroles marquent ou la violence de la tempête qui le fit périr, ou le secret de l’assassinat : attendu que, suivant d’autres historiens[2], l’éclipse fut accompagnée de tonnerres qui, sans doute, favorisèrent le crime ou même consumèrent Romulus. En effet, Cicéron, dans l’ouvrage cité plus haut, dit, à propos de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, tué aussi d’un coup de foudre, qu’on ne crut pas pour cela qu’il eût été reçu parmi les dieux, comme on le croyait de Romulus, afin peut-être de ne pas avilir cet honneur en le rendant trop commun. Il dit encore ouvertement dans ses harangues : « Le fondateur de cette cité, Romulus, nous l’avons, par notre bienveillance et l’autorité de la renommée, élevé au rang des dieux immortels[3] ». Par où il veut faire entendre que la divinité de Romulus n’est point une chose réelle, mais une tradition répandue à la faveur de l’admiration et de la reconnaissance qu’inspiraient ses grands services. Enfin, dans son Hortensius, il dit, au sujet des éclipses régulières du soleil : « Pour produire les mêmes ténèbres qui couvrirent la mort de Romulus, arrivée pendant une éclipse… » Certes, dans ce passage, il n’hésite point à parler de Romulus comme d’un homme réellement mort ; et pourquoi cela ? parce qu’il n’en parle plus en panégyriste, mais en philosophe.

Quant aux autres rois de Rome, si l’on excepte Numa et Ancus, qui moururent de maladie, combien la fin des autres a-t-elle été funeste ? Tullus Hostilius, ce destructeur de la ville d’Albe, fut consumé, comme j’ai dit, par le feu du ciel, avec toute sa maison. Tarquin l’Ancien fut tué par les enfants de son prédécesseur, et Servius Tullius par son gendre Tarquin le Superbe, qui lui succéda. Cependant, après un tel assassinat, commis contre un si bon roi, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels, eux qui, pour l’adultère de Pâris, sortirent de Troie et abandonnèrent cette ville à la fureur des Grecs. Bien loin de là, Tarquin succéda à Tullius, qu’il avait tué, et les dieux, au lieu de se retirer, eurent bien le courage de voir ce meurtrier de son beau-père monter sur le trône, remporter plusieurs victoires éclatantes sur ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir le Capitole ; ils souffrirent même que Jupiter, leur roi, régnât du haut de ce superbe temple, ouvrage d’une main parricide ; car Tarquin n’était pas innocent quand il construisit le Capitole, puisqu’il ne parvint à la couronne que par un horrible assassinat. Quand plus tard les Romains le chassèrent du trône et de leur ville, ce ne fut qu’à cause du crime de son fils, et ce crime fut commis non-seulement à son insu, mais en son absence. Il assiégeait alors la ville d’Ardée ; il combattait pour le peuple romain. On ne peut savoir ce qu’il eût fait si on se fût plaint à lui de l’attentat de son fils ; mais, sans attendre son opinion et son jugement à cet égard, le peuple lui ôta la royauté, ordonna aux troupes d’Ardée de revenir à Rome, et en ferma les portes au roi déchu. Celui-ci, après avoir soulevé contre eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup de mal, forcé de renoncer à son royaume par la trahison des amis en qui il s’était confié, se retira à Tusculum, petite ville voisine de Rome, où il vécut de la vie privée avec sa femme l’espace de quatorze ans, et finit ses jours[4] d’une manière plus heureuse que son beau-père, qui fut tué par le crime d’un gendre et d’une fille. Cependant les Romains ne l’appelèrent point le Cruel ou le Tyran, mais le Superbe, et cela peut-être parce qu’ils étaient trop orgueilleux pour souffrir son orgueil. En effet, ils tinrent si peu compte du crime qu’il avait commis en tuant son beau-père, qu’ils l’élevèrent à la royauté ; en quoi je me trompe fort si la récompense ainsi accordée à un crime ne fut pas un crime plus énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels. À moins qu’on ne veuille dire pour les défendre qu’ils ne demeurèrent à Rome que pour punir les Romains en les séduisant par de vains triomphes et les accablant par des guerres sanglantes. Voilà quelle fut la fortune des Romains sous leurs rois, dans les plus beaux jours de l’empire, et jusqu’à l’exil de Tarquin le Superbe, c’est-à-dire l’espace d’environ deux cent quarante-trois ans, pendant lesquels toutes ces victoires, achetées au prix de tant de sang et de calamités, étendirent à peine cet empire jusqu’à vingt milles de Rome, territoire qui n’est pas comparable à celui de la moindre ville de Gétulie.

[1] Cicéron, De Republ., lib. II, cap. 10.

[2] Voyez Tite-Live, liv. I, chap. 26 ; Denys d’Halycarnasse, Antiquit., liv. II, chap. 56 ; Plutarque, Vie de Romulus, ch. 28, 29.

[3] Cicéron, Troisième discours contre Catilina, ch. 3.

[4] Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet quelques années à Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius ; mais il mourut à Cumes, chez le tyran Aristodème. (Voyez lib. I, cap. 16.)

CHAPITRE XVI

DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT L’UN EXILA L’AUTRE ET FUT TUÉ LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QU’IL AVAIT BLESSÉ, APRÈS S’ÊTRE SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.

Ajoutons à cette époque celle où Salluste assure que Rome se gouverna avec justice et modération, et qui dura tant qu’elle eut à redouter le rétablissement de Tarquin et les armes des Étrusques. En effet, la situation de Rome fut très-critique au moment où les Étrusques se liguèrent avec le roi déchu. Et c’est ce qui fait dire à Salluste que si la république fut alors gouvernée avec justice et modération, la crainte des ennemis y contribua plus que l’amour du bien. Dans ce temps si court, combien fut désastreuse l’année où les premiers consuls furent créés après l’expulsion des rois ! Ils n’achevèrent pas seulement le temps de leur magistrature, puisque Junius Brutus força son collègue Tarquin Collatin à se démettre de sa charge et à sortir de Rome, et que lui-même fut tué à peu de temps de là dans un combat où il s’enferra avec l’un des fils de Tarquin[1], après avoir fait mourir ses propres enfants et les frères de sa femme comme coupables d’intelligence avec l’ancien roi. Virgile ne peut se défendre de détester cette action, tout en lui donnant des éloges. À peine a-t-il dit : « Voilà ce père, qui, pour sauver la sainte liberté romaine, envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison », qu’il s’écrie aussitôt : « Infortuné, quelque jugement que porte sur toi l’avenir ! »

C’est-à-dire, malheureux père en dépit des louanges de la postérité. Et, comme pour le consoler, il ajoute : « Mais l’amour de la patrie et une immense passion de gloire triomphent de ton cœur[2] ».

Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses enfants, tué par le fils de Tarquin qu’il vient de frapper à mort, ne pouvant survivre au fils et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle pas venger l’innocence de son collègue Collatin, citoyen vertueux, qui, après l’expulsion de Tarquin, fut traité aussi durement que le tyran lui-même ? Remarquez en effet que Brutus était, lui aussi, à ce qu’on assure, parent de Tarquin ; seulement il n’en portait pas le nom comme Collatin. On devait donc l’obliger à quitter son nom, mais non pas sa patrie ; il se fût appelé Lucius Collatin, et la perte d’un mot ne l’eût touché que très-faiblement ; mais ce n’était pas le compte de Brutus, qui voulait lui porter un coup plus sensible en privant l’État de son premier consul et la patrie d’un bon citoyen. Fera-t-on cette fois encore un titre d’honneur à Brutus d’une action aussi révoltante et aussi inutile à la république ? Dira-t-on que : « L’amour de la patrie et une immense passion de gloire ont triomphé de son cœur ? »

Après qu’on eut chassé Tarquin le Superbe, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, fut créé consul avec Brutus. Combien le peuple romain se montra équitable, en regardant au nom d’un tel citoyen moins qu’à ses mœurs, et combien, au contraire, Brutus fut injuste, en ôtant à son collègue sa charge et sa patrie, quand il pouvait se borner à lui ôter son nom, si ce nom le choquait ! Voilà les crimes, voilà les malheurs de Rome au temps même qu’elle était gouvernée avec quelque justice et quelque modération. Lucrétius, qui avait été subrogé en la place de Brutus, mourut aussi avant la fin de l’année. Ainsi, Publius Valérius, qui avait succédé à Collatin, et Marcus Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius, achevèrent cette année funeste et lugubre qui compta cinq consuls : triste inauguration de la puissance consulaire !

[1] Arons. (Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 2-8.)

[2] Enéide, livre VI, vers 820-823.

CHAPITRE XVII

DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT À SOUFFRIR APRÈS LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT EN DEVOIR DE LA SECOURIR.

Quand la crainte de l’étranger vint à s’apaiser, quand la guerre, sans être interrompue, pesa d’un poids moins lourd sur la république, ce fut alors que le temps de la justice et de la modération atteignit son terme, pour faire place à celui que Salluste décrit en ce peu de mots : « Les patriciens se mirent à traiter les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ et imposant à celui qui n’avait rien la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout par l’usure, le bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser, avec le service militaire, les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur le mont Sacré et sur l’Aventin ; ce fut ainsi qu’il obtint ses tribuns et d’autres prérogatives. Mais la lutte et les discordes ne furent entièrement éteintes qu’à la seconde guerre punique ». Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs et m’arrêter moi-même au détail de tant de maux ? Salluste ne nous a-t-il pas appris en peu de paroles combien, durant cette longue suite d’années qui se sont écoulées jusqu’à la seconde guerre punique, Rome a été malheureuse, tourmentée au dehors par des guerres, agitée au dedans par des séditions ? Les victoires qu’elle a remportées dans cet intervalle ne lui ont point donné de joies solides ; elles n’ont été que de vaines consolations pour ses infortunes, et des amorces trompeuses à des esprits inquiets qu’elles engageaient de plus en plus dans des malheurs inutiles. Que les bons et sages Romains ne s’offensent point de notre langage ; et comment s’en offenseraient-ils, puisque nous ne disons rien de plus fort que leurs propres auteurs, qui nous laissent loin derrière eux par l’éclat de leurs tableaux composés à loisir, et dont les ouvrages sont la lecture habituelle des Romains et de leurs enfants ? A ceux qui viendraient à s’irriter contre moi, je demanderais comment donc ils me traiteraient, si je disais ce qu’on lit dans Salluste : « Les querelles, les séditions s’élevèrent et enfin les guerres civiles, tandis qu’un petit nombre d’hommes puissants, qui tenaient la plupart des autres dans leur dépendance, affectaient la domination sous le spécieux prétexte du bien du peuple et du sénat ; et l’on appelait bons citoyens, non ceux qui servaient les intérêts de la république (car tous étaient également corrompus), mais ceux qui par leur richesse et leur crédit maintenaient l’état présent des choses[1] ». Si donc ces historiens ont cru qu’il leur était permis de rapporter les désordres de leur patrie, à laquelle ils donnent d’ailleurs tant de louanges, faute de connaître cette autre patrie plus véritable qui sera composée de citoyens immortels, que ne devons-nous point faire, nous qui pouvons parler avec d’autant plus de liberté que notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, et que nos adversaires imputent plus injustement à Jésus-Christ les maux qui affligent maintenant le monde, afin d’éloigner les personnes faibles et ignorantes de la seule cité où l’on puisse vivre éternellement heureux ? Au reste, nous ne racontons pas de leurs dieux plus d’horreurs que ne font leurs écrivains les plus vantés et les plus répandus ; c’est dans ces écrivains mêmes que nous puisons nos témoignages, et encore ne pouvons-nous pas tout dire, ni dire les choses comme eux.

Où étaient donc ces dieux que l’on croit qui peuvent servir pour la chétive et trompeuse félicité de ce monde, lorsque les Romains, dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges et leurs impostures, souffraient de si grandes calamités ? où étaient-ils, quand Valérius fut tué en défendant le Capitole incendié par une troupe d’esclaves et de bannis ? Il fut plus aisé à ce consul de secourir le temple qu’à cette armée de dieux et à leur roi très-grand et très-excellent, Jupiter, de venir au secours de leur libérateur. Où étaient-ils, quand Rome, fatiguée de tant de séditions et qui attendait dans un état assez calme le retour des députés qu’elle avait envoyés à Athènes pour en emprunter des lois, fut désolée par une famine et par une peste épouvantables ? Où étaient-ils, quand le peuple, affligé de nouveau par la disette, créa pour la première fois un préfet des vivres ; et quand Spurius Mélius, pour avoir distribué du blé au peuple affamé, fut accusé par ce préfet devant le vieux dictateur Quintius d’affecter la royauté et tué par Servilius, général de la cavalerie, au milieu du plus effroyable tumulte qui ait jamais alarmé la république ? Où étaient-ils, quand Rome, envahie par une terrible peste, après avoir employé tous les moyens de salut et imploré longtemps en vain le secours des dieux, s’avisa enfin de leur dresser des lits dans les temples, chose qui n’avait jamais été faite jusqu’alors, et qui fit donner le nom de Lectisternes[2] à ces cérémonies sacrées ou plutôt sacrilèges ? Où étaient-ils, quand les armées romaines, épuisées par leurs défaites dans une guerre de dix ans contre les Véiens, allaient succomber sans l’assistance de Camille, condamné depuis par son ingrate patrie ? Où étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent, la brûlèrent, la mirent à sac ? Où étaient-ils, quand une furieuse peste la ravagea et enleva ce généreux Camille, vainqueur des Véiens et des Gaulois ? Ce fut durant cette peste qu’on introduisit à Rome les jeux de théâtre, autre peste plus fatale, non pour les corps, mais pour les âmes. Où étaient-ils, quand un autre fléau se déclara dans la cité, je veux parler de ces empoisonnements imputés aux dames romaines des plus illustres familles[3], et qui révélèrent dans les mœurs un désordre pire que tous les fléaux ? Et quand l’armée romaine, assiégée par les Samnites avec ses deux consuls, aux Fourches-Caudines, fut obligée de subir des conditions honteuses et de passer sous le joug, après avoir donné en otage six cents chevaliers ? Et quand, au milieu des horreurs de la peste, la foudre vint tomber sur le camp des Romains ? Et quand Rome, affligée d’une autre peste non moins effroyable, fut contrainte de faire venir d’Épidaure Esculape à titre de médecin, faute de pouvoir réclamer les soins de Jupiter, qui depuis longtemps toutefois faisait sa demeure au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse fort dissipée, n’avait probablement pas trouvé le temps d’apprendre la médecine ? Et quand les Laconiens, les Brutiens, les Samnites et les Toscans, ligués avec les Gaulois Sénonais contre Rome, firent d’abord mourir ses ambassadeurs, mirent ensuite son armée en déroute et taillèrent en pièces treize mille hommes, avec le préteur et sept tribuns militaires ? Et quand enfin le peuple, après de longues et fâcheuses séditions, s’étant retiré sur le mont Aventin, on fut obligé d’avoir recours à une magistrature instituée pour les périls extrêmes et de nommer dictateur Hortensius, qui ramena le peuple à Rome et mourut dans l’exercice de ses fonctions : chose singulière, qui ne s’était pas encore vue et qui constitua un grief d’autant plus grave contre les dieux, que le médecin Esculape était alors présent dans la cité ?

Tant de guerres éclatèrent alors de toutes parts que, faute de soldats, on fut obligé d’enrôler les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui, trop pauvres pour porter les armes, ne servaient qu’à donner des enfants à la république. Les Tarentins appelèrent à leur secours contre les Romains Pyrrhus, roi d’Épire, alors si fameux. Ce fut à ce roi qu’Apollon, consulté par lui sur le succès de son entreprise, répondit assez agréablement par un oracle si ambigu que le dieu, quoi qu’il arrivât, ne pouvait manquer d’avoir été bon prophète. Cet oracle, en effet, signifiait également que Pyrrhus vaincrait les Romains ou qu’il en serait vaincu[4], de sorte qu’Apollon n’avait qu’à attendre l’événement en sécurité. Quel horrible carnage n’y eut-il point alors dans l’une et l’autre armée ? Pyrrhus toutefois demeura vainqueur, et il aurait pu dès lors expliquer à son avantage la réponse d’Apollon, si, peu de temps après, dans un autre combat, les Romains n’avaient eu le dessus. À tant de massacres succéda une étrange maladie qui enlevait les femmes enceintes avant le moment de leur délivrance. Esculape, sans doute, s’excusait alors sur ce qu’il était médecin et non sage-femme. Le mal s’étendait même au bétail, qui périssait en si grand nombre qu’il semblait que la race allait s’en éteindre. Que dirai-je de cet hiver mémorable où le froid fut si rigoureux que les neiges demeurèrent prodigieusement hautes dans les rues de Rome l’espace de quinze jours et que le Tibre fut glacé ? si cela était arrivé de notre temps, que ne diraient point nos adversaires contre les chrétiens ? Parlerai-je encore de cette peste mémorable qui emporta tant de monde, et qui, prenant d’une année à l’autre plus d’intensité, sans que la présence d’Esculape servît de rien, obligea d’avoir recours aux livres sibyllins, espèces d’oracles pour lesquels, suivant Cicéron, dans ses livres sur la divination[5], on s’en rapporte aux conjectures de ceux qui les interprètent comme ils peuvent ou comme ils veulent ? Les interprètes dirent donc alors que la peste venait de ce que plusieurs particuliers occupaient des lieux sacrés, réponse qui vint fort à propos pour sauver Esculape du reproche d’impéritie honteuse ou de négligence. Or, comment ne s’était-il trouvé personne qui s’opposât à l’occupation de ces lieux sacrés, sinon parce que tous étaient également las de s’adresser si longtemps et sans fruit à cette foule de divinités ? Ainsi ces lieux étaient peu à peu abandonnés par ceux qui les fréquentaient, afin qu’au moins, devenus vacants, ils pussent servir à l’usage des hommes. Les édifices mêmes qu’on rendit alors à leur destination pour arrêter la peste, furent encore depuis négligés et usurpés par les particuliers, sans quoi on ne louerait pas tant Varron de sa grande érudition pour avoir, dans ses recherches sur les édifices sacrés, exhumé tant de monuments inconnus. C’est qu’en effet on se servait alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse qu’à la peste un remède efficace.

[1] Ce passage a été emprunté sans nul doute par saint Augustin à la grande histoire de Salluste, et probablement au livre I. (Voyez plus haut le ch. 18 du livre II.)

[2] Lectisternium, de lectus, lit, et sterno, étendre, dresser.

[3] Suivant Tite-Live (livre VIII, ch. 18), il y eut 178 matrones condamnées pour crime d’empoisonnement, parmi lesquelles les deux patriciennes Cornelia et Sergia.

[4] Saint Augustin cite l’oracle en ces termes : Dico te, Pyrrhe, Romanos vincere posse.

[5] Livre II, ch. 54.

CHAPITRE XVIII

DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE SANS QU’ILS AIENT PU OBTENIR L’ASSISTANCE DES DIEUX.

Et durant les guerres puniques, lorsque la victoire demeura si longtemps en balance, dans cette lutte où deux peuples belliqueux déployaient toute leur énergie, combien de petits États détruits, combien de villes dévastées, de provinces mises au pillage, d’armées défaites, de flottes submergées, de sang répandu ! Si nous voulions raconter ou seulement rappeler tous ces désastres, nous referions l’histoire de Rome. Ce fut alors que les esprits effrayés eurent recours à des remèdes vains et ridicules. Sur la foi des livres sibyllins, on recommença les jeux séculaires, dont l’usage s’était perdu en des temps plus heureux. Les pontifes rétablirent aussi les jeux consacrés aux dieux infernaux, que la prospérité avait également fait négliger. Aussi bien je crois qu’en ce temps-là la joie devait être grande aux enfers, d’y voir arriver tant de monde, et il faut convenir que les guerres furieuses et les sanglantes animosités des hommes fournissaient alors aux démons de beaux spectacles et de riches festins. Mais ce qu’il y eut de plus déplorable dans cette première guerre punique, ce fut cette défaite des Romains dont nous avons parlé dans les deux livres précédents et où fut pris Régulus ; grand homme auquel il ne manqua, pour mettre fin à la guerre, après avoir vaincu les Carthaginois, que de résister à un désir immodéré de gloire, qui lui fit imposer des conditions trop dures à un peuple déjà épuisé. Si la captivité imprévue de cet homme héroïque, si l’indignité de sa servitude, si sa fidélité à garder son serment, si sa mort cruelle et inhumaine ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire qu’ils sont d’airain comme leurs statues et n’ont point de sang dans les veines.

Au reste, durant ce temps, les calamités ne manquèrent pas à Rome au dedans de ses murailles. Un débordement extraordinaire du Tibre ruina presque toutes les parties basses de la ville ; plusieurs maisons furent renversées tout d’abord par la violence du fleuve, et les autres tombèrent ensuite à cause du long séjour des eaux. Ce déluge fut suivi d’un incendie plus terrible encore ; le feu, qui commença par les plus hauts édifices du Forum, n’épargna même pas son propre sanctuaire, le temple de Vesta, où des vierges choisies pour cet honneur, ou plutôt pour ce supplice, étaient chargées d’alimenter sa vie perpétuellement. Mais alors il ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et les vestales épouvantées ne pouvaient sauver de l’embrasement cette divinité fatale qui avait déjà fait périr trois villes[1] où elle était adorée. Alors le pontife Métellus, sans s’inquiéter de son propre salut, se jeta à travers les flammes et parvint à en tirer l’idole, étant lui-même à demi brûlé, car le feu ne sut pas le reconnaître. Étrange divinité, qui n’a seulement pas la force de s’enfuir, de sorte qu’un homme se montre plus capable de courir au secours d’une déesse que la déesse ne l’est d’aller au sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas se défendre eux-mêmes du feu, comment en auraient-ils garanti la ville placée sous leur protection ? et en effet il parut bien qu’ils n’y pouvaient rien du tout. Nous ne parlerions pas ainsi à nos adversaires, s’ils disaient que leurs idoles sont les symboles des biens éternels et non les gages des biens terrestres, et qu’ainsi, quand ces symboles viennent à périr, comme toutes les choses visibles et corporelles, l’objet du culte subsiste et le dommage matériel peut toujours être réparé ; mais, par un aveuglement déplorable, on s’imagine que des idoles passagères peuvent assurer à une ville une félicité éternelle, et quand nous prouvons à nos adversaires que le maintien même des idoles n’a pu les garantir d’aucune calamité, ils rougissent de confesser une erreur qu’ils sont incapables de soutenir.

[1] Troie, Lavinie et Albe.

CHAPITRE XIX

ÉTAT DÉPLORABLE DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE PENDANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE, OÙ S’ÉPUISÈRENT LES FORCES DES DEUX PEUPLES ENNEMIS.

Quant à la seconde guerre punique, il serait trop long de rapporter tous les désastres des deux peuples dont la lutte se développait sur de si vastes espaces, puisque, de l’aveu même de ceux qui n’ont pas tant entrepris de décrire les guerres de Rome que de les célébrer, le peuple à qui resta l’avantage parut moins vainqueur que vaincu. Quand Annibal, sorti d’Espagne, se fut jeté sur l’Italie comme un torrent impétueux, après avoir passé les Pyrénées, traversé les Gaules, franchi les Alpes et toujours accru ses forces dans une si longue marche en saccageant ou subjuguant tout, combien la guerre devint sanglante ! que de combats, d’armées romaines vaincues, de villes prises, forcées ou détachées du parti ennemi ! Que dirai-je de cette journée de Cannes où la rage d’Annibal, tout cruel qu’il était, fut tellement assouvie, qu’il ordonna la fin du carnage ? et de ces trois boisseaux d’anneaux d’or qu’il envoya aux Carthaginois après la bataille, pour faire entendre qu’il y était mort tant de chevaliers romains, que la perte était plus facile à mesurer qu’à compter, et pour laisser à penser quelle épouvantable boucherie on avait dû faire de combattants sans anneaux d’or ? Aussi le manque de soldats contraignit les Romains à promettre l’impunité aux criminels et à donner la liberté aux esclaves, moins pour recruter leur armée, que pour former une armée nouvelle avec ces soldats infâmes. Ce n’est pas tout : les armes mêmes manquèrent à ces esclaves, ou, pour les appeler d’un nom moins flétrissant, à ces nouveaux affranchis enrôlés pour la défense de la république. On en prit donc dans les temples, comme si les Romains eussent dit à leurs dieux : Quittez ces armes que vous avez si longtemps portées en vain, pour voir si nos esclaves n’en feront point un meilleur usage. – Cependant le trésor public manquant d’argent pour payer les troupes, les particuliers y contribuèrent de leurs propres deniers avec tant de zèle, qu’à l’exception de l’anneau et de la bulle[1], misérables marques de leur dignité, les sénateurs, et à plus forte raison les autres ordres et les tribuns, ne se réservèrent rien de précieux. Quels reproches les païens ne nous feraient-ils pas, s’ils venaient à être réduits à cette indigence, eux qui ne nous les épargnent pas dans ce temps où l’on donne plus aux comédiens pour un vain plaisir qu’on ne donnait autrefois aux légions pour tirer la république d’un péril extrême ?

[1] La bulla était une petite boule d’or ou d’argent que portaient au cou les jeunes patriciens.

CHAPITRE XX

DE LA RUINE DE SAGONTE, QUI PÉRIT POUR N’AVOIR POINT VOULU QUITTER L’ALLIANCE DES ROMAINS, SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT À SON SECOURS.

Mais de tous les malheurs qui arrivèrent pendant cette seconde guerre punique, il n’y eut rien de plus digne de compassion que la prise de Sagonte[1]. Cette ville d’Espagne, si attachée au peuple romain, fut en effet détruite pour lui être demeurée trop fidèle. Annibal, après avoir rompu la paix, uniquement occupé de trouver des occasions de pousser les Romains à la guerre, vint assiéger Sagonte avec une puissante armée. Dès que la nouvelle en parvint à Rome, on envoya des ambassadeurs à Annibal pour l’obliger à lever le siège, et sur son refus, ceux-ci passèrent à Carthage, où ils se plaignirent de cette infraction aux traités ; mais ils s’en retournèrent sans avoir rien pu obtenir. Cependant cette ville opulente, si chère à toute la contrée et à la république romaine, fut ruinée par les Carthaginois après huit ou neuf mois de siège. On n’en saurait lire le récit sans horreur, encore moins l’écrire ; j’y insisterai pourtant en quelques mots, parce que cela importe à mon sujet. D’abord elle fut tellement désolée par la famine que, suivant quelques historiens, les habitants furent obligés de se repaître de cadavres humains ; ensuite, accablés de toutes sortes de misères et ne voulant pas tomber entre les mains d’Annibal, ils dressèrent un grand bûcher où ils s’entr’égorgèrent, eux et leurs enfants, au milieu des flammes. Je demande si les dieux, ces débauchés, ces gourmands, avides à humer le parfum des sacrifices, et qui ne savent que tromper les hommes par leurs oracles ambigus, ne devaient pas faire quelque chose en faveur d’une ville si dévouée aux Romains, et ne pas souffrir qu’elle pérît pour leur avoir gardé une inviolable fidélité, d’autant plus qu’ils avaient été les médiateurs de l’alliance qui unissait les deux cités. Et pourtant Sagonte, fidèle à la parole qu’elle avait donnée en présence des dieux, fut assiégée, opprimée, saccagée par un perfide, pour n’avoir pas voulu se rendre coupable de parjure. S’il est vrai que ces dieux épouvantèrent plus tard Annibal par des foudres et des tempêtes, quand il était sous les murs de Rome, d’où ils le forcèrent à se retirer, que n’en faisaient-ils autant pour Sagonte ? J’ose dire qu’il y aurait eu pour eux plus d’honneur à se déclarer en faveur des alliés de Rome, attaqués à cause de leur fidélité et dénués de tout secours, qu’à secourir Rome elle-même, qui combattait pour son propre intérêt et était en état de tenir tête à Annibal. S’ils étaient donc véritablement les protecteurs de la félicité et de la gloire de Rome, ils lui auraient épargné la honte ineffaçable de la ruine de Sagonte. Et maintenant, n’est-ce pas une folie de croire qu’on leur doit d’avoir sauvé Rome des mains d’Annibal victorieux, quand ils n’ont pas su garantir de ses coups une ville si fidèle aux Romains ? Si le peuple de Sagonte eût été chrétien, s’il eût souffert pour la foi de l’Évangile, sans toutefois se tuer et se brûler lui-même, il eût souffert du moins avec cette espérance que donne la foi et dont l’objet n’est pas une félicité passagère, mais une éternité bienheureuse ; au lieu que ces dieux, que l’on doit, dit-on, servir et honorer afin de s’assurer la jouissance des biens périssables de cette vie, que pourront alléguer leurs défenseurs pour les excuser de la ruine de Sagonte ? à moins qu’ils ne reproduisent les arguments déjà invoqués à l’occasion de la mort de Régulus ; il n’y a d’autre différence, en effet, sinon que Régulus n’est qu’un seul homme, et que Sagonte est une ville entière ; mais ni Régulus, ni les Sagontins ne sont morts que pour avoir gardé leur foi. C’est pour le même motif que l’un voulut retourner aux ennemis et que les autres refusèrent de s’y joindre. Est-ce donc que la fidélité irrite les dieux, ou que l’on peut avoir les dieux favorables et ne pas laisser de périr, soit villes, soit particuliers ? Que nos adversaires choisissent. Si ces dieux s’offensent contre ceux qui gardent la foi jurée, qu’ils cherchent des perfides qui les adorent ; mais si avec toute leur faveur, villes et particuliers peuvent périr après avoir souffert une infinité de maux, alors certes c’est en vain qu’on les adore en vue de la félicité terrestre. Que ceux donc qui se croient malheureux parce qu’il leur est interdit d’adorer de pareilles divinités, cessent de se courroucer contre nous, puisque enfin ils pourraient avoir leurs dieux présents, et même favorables, et ne pas laisser non-seulement d’être malheureux, mais de souffrir les plus horribles tortures comme Régulus et les Sagontins.

[1] Voyez Tite-Live, lib. XXI, cap. 6-15.

CHAPITRE XXI

DE L’INGRATITUDE DE ROME ENVERS SCIPION, SON LIBÉRATEUR, ET DE SES MŒURS À L’ÉPOQUE RÉPUTÉE PAR SALLUSTE LA PLUS VERTUEUSE.

J’abrège afin de ne pas excéder les bornes que je me suis prescrites, et je viens au temps qui s’est écoulé entre la seconde et la dernière guerre contre Carthage, et où Salluste prétend que les bonnes mœurs et la concorde florissaient parmi les Romains. Or, en ces jours de vertu et d’harmonie, le grand Scipion, le libérateur de Rome et de l’Italie, qui avait achevé la seconde guerre punique, si funeste et si dangereuse, vaincu Annibal, dompté Carthage, et dont toute la vie avait été consacrée au service des dieux, Scipion se vit obligé, après le triomphe le plus éclatant, de céder aux accusations de ses ennemis, et de quitter sa patrie, qu’il avait sauvée et affranchie par sa valeur, pour passer le reste de ses jours dans la petite ville de Literne, si indifférent à son rappel qu’on dit qu’il ne voulut pas même qu’après sa mort on l’ensevelît dans cette ingrate cité. Ce fut dans ce même temps que le proconsul Manlius, après avoir subjugué les Galates, apporta à Rome les délices de l’Asie, pires pour elle que les ennemis les plus redoutables[1]. On y vit alors pour la première fois des lits d’airain et de riches tapis ; pour la première fois des chanteuses parurent dans les festins, et la porte fut ouverte à toutes sortes de dissolutions. Mais je passe tout cela sous silence, ayant entrepris de parler des maux que les hommes souffrent malgré eux, et non de ceux qu’ils font avec plaisir. C’est pourquoi il convenait beaucoup plus à mon sujet d’insister sur l’exemple de Scipion, qui mourut victime de la rage de ses ennemis, loin de sa patrie dont il avait été le libérateur, et abandonné de ces dieux qu’on ne sert que pour la félicité de la vie présente, lui qui avait protégé leurs temples contre la fureur d’Annibal. Mais comme Salluste assure que c’était le temps où florissaient les bonnes mœurs, j’ai cru devoir toucher un mot de l’invasion des délices de l’Asie, pour montrer que le témoignage de cet historien n’est vrai que par comparaison avec les autres époques où les mœurs furent beaucoup plus dépravées et les factions plus redoutables. Vers ce moment, en effet, entre la seconde et la troisième guerre punique, fut publiée la loi Voconia, qui défendait d’instituer pour héritière une femme, pas même une fille unique. Or, je ne vois pas qu’il se puisse rien imaginer de plus injuste que cette loi. Il est vrai que dans l’intervalle des deux guerres, les malheurs de la république furent un peu plus supportables ; car si Rome était occupée de guerres au dehors, elle avait pour se consoler, outre ses victoires, la tranquillité intérieure dont elle n’avait pas joui depuis longtemps. Mais, après la dernière guerre punique, la rivale de l’empire ayant été ruinée de fond en comble par un autre Scipion, qui en prit le surnom d’Africain, Rome, qui n’avait plus d’ennemis à craindre, fut tellement corrompue par la prospérité, et cette corruption fut suivie de calamités si désastreuses, que l’on peut dire que Carthage lui fit plus de mal par sa chute qu’elle ne lui en avait fait par ses armes au temps de sa plus grande puissance. Je ne dirai rien des revers et des malheurs sans nombre qui accablèrent les Romains depuis cette époque jusqu’à Auguste, qui leur ôta la liberté, mais, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, une liberté malade et languissante, querelleuse et pleine de périls, et qui faisant tout plier sous une autorité toute royale, communiqua une vie nouvelle à cet empire vieillissant. Je ne dirai rien non plus du traité ignominieux fait avec Numance ; les poulets sacrés, dit-on, s’étaient envolés de leurs cages, ce qui était de fort mauvais augure pour le consul Mancinus ; comme si, pendant cette longue suite d’années où Numance tint en échec les armées romaines et devint la terreur de la république, les autres généraux ne l’eussent attaquée que sous des auspices défavorables !

[1] Voyez Tite-Live, lib. XXXIX, cap. 6.

CHAPITRE XXII

DE L’ORDRE DONNÉ PAR MITHRIDATE DE TUER TOUS LES CITOYENS ROMAINS QU’ON TROUVERAIT EN ASIE.

Je passe, dis-je, tout cela sous silence ; mais puis-je taire l’ordre donné par Mithridate, roi de Pont, de mettre à mort le même jour tous les citoyens romains qui se trouveraient en Asie, où un si grand nombre séjournaient pour leurs affaires privées, ce qui fut exécuté[1] ? Quel épouvantable spectacle ! Partout où se rencontre un Romain, à la campagne, par les chemins, à la ville, dans les maisons, dans les rues, sur les places publiques, au lit, à table, partout, à l’instant, il est impitoyablement massacré ! Quelles furent les plaintes des mourants, les larmes des spectateurs ou peut-être même des bourreaux ! et quelle cruelle nécessité imposée aux hôtes de ces infortunés, non-seulement de voir commettre chez eux tant d’assassinats, mais encore d’en être eux-mêmes les exécuteurs, de quitter brusquement le sourire de la politesse et de la bienveillance pour exercer au milieu de la paix le terrible devoir de la guerre et recevoir intérieurement le contre-coup des blessures mortelles qu’ils portaient à leurs victimes ! Tous ces Romains avaient-ils donc méprisé les augures ? n’avaient-ils pas des dieux publics et des dieux domestiques à consulter avant que d’entreprendre un voyage si funeste ? S’ils ne l’ont pas fait, nos adversaires n’ont pas sujet de se plaindre de la religion chrétienne, puisque longtemps avant elle les Romains méprisaient ces vaines prédictions : et s’ils l’ont fait, quel profit en ont-ils retiré alors que les lois, du moins les lois humaines, autorisaient ces superstitions ?

[1] Voyez Appien, cap. 22 et seq., Cicéron, De lege Manil., cap. 3, et Orose, Hist., lib. VI, cap. 2.

CHAPITRE XXIII

DES MAUX INTÉRIEURS QUI AFFLIGÈRENT LA RÉPUBLIQUE ROMAINE À LA SUITE D’UNE RAGE SOUDAINE DONT FURENT ATTEINTS TOUS LES ANIMAUX DOMESTIQUES.

Rapportons maintenant le plus succinctement possible des maux d’autant plus profonds qu’ils furent plus intérieurs, je veux parler des discordes qu’on a tort d’appeler civiles, puisqu’elles sont mortelles pour la cité. Ce n’étaient plus des séditions, mais de véritables guerres où l’on ne s’amusait pas à répondre à un discours par un autre, mais où l’on repoussait le fer par le fer. Guerres civiles, guerres des alliés, guerres des esclaves, que de sang romain répandu parmi tant de combats ! quelle désolation dans l’Italie, chaque jour dépeuplée ! On dit qu’avant la guerre des alliés tous les animaux domestiques, chiens, chevaux, ânes, bœufs, devinrent tout à coup tellement farouches qu’ils sortirent de leurs étables et s’enfuirent çà et là, sans que personne pût les approcher autrement qu’au risque de la vie[1]. Quel mal ne présageait pas un tel prodige, qui était déjà un grand mal, même s’il n’était pas un présage ! Supposez qu’un pareil accident arrivât de nos jours ; vous verriez les païens plus enragés contre nous que ne l’étaient contre eux leurs animaux.

[1] Voyez Orose, Hist., lib. V, cap. 18.

CHAPITRE XXIV

DE LA DISCORDE CIVILE QU’ALLUMA L’ESPRIT SÉDITIEUX DES GRACQUES.

Le signal des guerres civiles fut donné par les séditions qu’excitèrent les Gracques à l’occasion des lois agraires. Ces lois avaient pour objet de partager au peuple les terres que la noblesse possédait injustement ; mais vouloir extirper une injustice si ancienne, c’était une entreprise non-seulement périlleuse, mais encore, comme l’événement l’a prouvé, des plus pernicieuses pour la république. Quelles funérailles suivirent la mort violente du premier des Gracques, et, peu après, celle du second ! Au mépris des lois et de la hiérarchie des pouvoirs, c’étaient la violence et les armes qui frappaient tour à tour les plébéiens et les patriciens. On dit qu’après la mort du second des Gracques, le consul Lucius Opimus, qui avait soulevé la ville contre lui et entassé les cadavres autour du tribun immolé, poursuivit les restes de son parti selon les formes de la justice et fit condamner à mort jusqu’à trois mille hommes : d’où l’on peut juger combien de victimes avaient succombé dans la chaleur de la sédition, puisqu’un si grand nombre fut atteint par l’instruction régulière du magistrat. Le meurtrier de Caïus Gracchus vendit sa tête au consul son pesant d’or ; c’était le prix fixé avant ce massacre, où périt aussi le consulaire Marcus Fulvius avec ses enfants.

CHAPITRE XXV

DU TEMPLE ÉLEVÉ À LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT, DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.

Ce fut assurément une noble pensée du sénat que le décret qui ordonna l’érection d’un temple à la Concorde dans le lieu même où une sédition sanglante avait fait périr tant de citoyens de toute condition, afin que ce monument du supplice des Gracques parlât aux yeux et à la mémoire des orateurs. Et cependant n’était-ce pas se moquer des dieux que de construire un temple à une déesse qui, si elle eût été présente à Rome, l’eût empêchée de se déchirer et de périr par les dissensions ? à moins qu’on ne dise que la Concorde, coupable de ces tumultes pour avoir abandonné le cœur des citoyens, méritait bien d’être enfermée dans ce temple comme dans une prison. Si l’on voulait faire quelque chose qui eût du rapport à ce qui s’était passé, pourquoi ne bâtissait-on pas plutôt un temple à la Discorde ? Y a-t-il des raisons pour que la Concorde soit une déesse, et la Discorde non ? celle-là bonne et celle-ci mauvaise, selon la distinction de Labéon[1] suggérée sans doute par la vue du temple que les Romains avaient érigé à la Fièvre aussi bien qu’à la Santé. Pour être conséquents, ils devaient en dédier un non-seulement à la Concorde, mais aussi à la Discorde. Ils s’exposaient à de trop grands périls en négligeant d’apaiser la colère d’une si méchante déesse, et ils ne se souvenaient plus que son indignation avait été le principe de la ruine de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour se venger de ce qu’on ne l’avait point invitée avec les autres dieux aux noces de Pelée et de Thétis, mit la division entre les trois déesses[2], en jetant dans l’assemblée la fameuse pomme d’or, d’où prit naissance le différend de ces divinités, la victoire de Vénus, le ravissement d’Hélène et enfin la destruction de Troie. C’est pourquoi si elle s’était offensée de ce que Rome n’avait pas daigné lui donner un temple comme elle avait fait à tant d’autres, et si ce fut pour cela qu’elle y excita tant de troubles et de désordres, son indignation dut encore s’accroître quand elle vit que dans le lieu même où le massacre était arrivé, c’est-à-dire dans le lieu où elle avait montré de ses œuvres, on avait construit un temple à son ennemie. Les savants et les sages s’irritent contre nous quand nous tournons en ridicule toutes ces superstitions ; et toutefois, tant qu’ils resteront les adorateurs des mauvaises comme des bonnes divinités, ils n’auront rien à répondre à notre dilemme sur la Concorde et la Discorde. De deux choses l’une, en effet : ou ils ont négligé le culte de ces deux déesses, et leur ont préféré la Fièvre et la Guerre, qui ont eu des temples à Rome de toute antiquité ; ou ils les ont honorées, et alors je demande pourquoi ils ont été abandonnés par la Concorde et poussés par la Discorde jusqu’à la fureur des guerres civiles.

[1] Voyez plus haut, livre II, ch. 11.

[2] Junon, Pallas et Vénus.

CHAPITRE XXVI

DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE.

Ils crurent donc, en mettant devant les yeux des orateurs un monument de la fin tragique des Gracques, avoir un merveilleux obstacle contre les séditions ; mais les événements qui suivirent, plus déplorables encore, firent paraître l’inutilité de cet expédient. À partir de cette époque, en effet, les orateurs, loin de songer à éviter l’exemple des Gracques, s’étudièrent à les surpasser. C’est ainsi que Saturninus, tribun du peuple, le préteur Caïus Servilius, et, quelques années après, Marcus Drusus, excitèrent d’horribles séditions, d’où naquirent les guerres sociales qui désolèrent l’Italie et la réduisirent à un état déplorable. Puis vint la guerre des esclaves, suivie elle-même des guerres civiles pendant lesquelles il se livra tant de combats et qui coûtèrent tant de sang. On eût dit que tous ces peuples d’Italie, dont se composait la principale force de l’empire romain, étaient des barbares à dompter. Rappellerai-je que soixante-dix gladiateurs commencèrent la guerre des esclaves, et que cette poignée d’hommes, croissant en nombre et en fureur, en vint à triompher des généraux du peuple romain ? Comment citer toutes les villes qu’ils ont ruinées, toutes les contrées qu’ils ont dévastées ? À peine les historiens suffisent-ils à décrire toutes ces calamités. Et cette guerre ne fut pas la seule faite par les esclaves ; ils avaient auparavant ravagé la Macédoine, la Sicile et toute la côte. Enfin, qui pourrait raconter toutes les atrocités de ces pirates, qui, après avoir commencé par des brigandages, finirent par soutenir contre Rome des guerres redoutables ?

CHAPITRE XXVII

DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARIUS ET SYLLA.

Marius, encore tout sanglant du massacre de ses concitoyens, ayant été vaincu à son tour et obligé de s’enfuir, Rome commençait un peu à respirer, quand Cinna et lui y rentrèrent plus puissants que jamais. « Ce fut alors », pour me servir des expressions de Cicéron, « que l’on vit, par le massacre des plus illustres citoyens, s’éteindre les flambeaux de la république. Sylla vengea depuis une victoire si cruelle ; mais à combien de citoyens il en coûta la vie, et que de pertes sensibles pour l’État[1] ! » En effet, la vengeance de Sylla fut plus funeste à Rome que n’eût été l’impunité, et comme dit Lucain :

« Le remède passa toute mesure, et l’on porta la main sur des parties malades où il ne fallait pas toucher. Les coupables périrent, mais quand il ne pouvait survivre que des coupables. Alors la haine se donna carrière, et la vengeance, libre du joug des lois, précipita ses fureurs[2] ».

Dans cette lutte de Marius et de Sylla, outre ceux qui furent tués sur le champ de bataille, tous les quartiers de la ville, les places, les marchés, les théâtres, les temples même étaient remplis de cadavres, à ce point qu’on n’aurait pu dire si c’était avant ou après la victoire qu’il était tombé plus de victimes.

De retour de son exil, Marius eut à peine rétabli sa domination, qu’on vit, sans parler d’innombrables assassinats qui se commirent de tous côtés, la tête du consul Octavius exposée sur la tribune aux harangues, César et Fimbria tués dans leurs maisons, les deux Crassus, le père et le fils, égorgés sous les yeux l’un de l’autre, Bébius et Numitorius traînés par les rues et mis en pièces, Catulus forcé de recourir au poison pour se sauver des mains de ses ennemis ; Mérula, flamine de Jupiter, s’ouvrant les veines et faisant au dieu une libation de son propre sang ; enfin on massacrait sous les yeux de Marius tous ceux à qui il ne donnait pas la main quand ils le saluaient[3].

[1] Voyez Cicéron, 3e Catilin., ch. 10, § 24.

[2] Lucain, Pharsale, livre II, vers 142-146.

[3] Voyez Appien, De bell. civil., lib. i, cap. 71 seq. ; et Plutarque, Vies de Marius et de Sylla, passim.

CHAPITRE XXVIII

COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS.

Sylla, qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre ; mais comme sa victoire n’avait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. À toutes les atrocités du premier Marius, son fils Marius le Jeune et Carbon en ajoutèrent de nouvelles. Instruits de l’approche de Sylla et désespérant de remporter la victoire, et même de sauver leurs têtes, ils remplirent Rome de massacres où leurs amis n’étaient pas plus épargnés que leurs adversaires. Ce ne fut pas assez pour eux de décimer la ville ; ils assiégèrent le sénat et tirèrent du palais, comme d’une prison, un grand nombre de sénateurs qu’ils firent égorger en leur présence. Le pontife Mucius Scévola fut tué au pied de l’autel de Vesta, où il s’était réfugié comme dans un asile inviolable, et il s’en fallut de peu qu’il n’éteignît de son sang le feu sacré entretenu par les vestales. Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense[1]. Ce n’était plus la guerre qui tuait, c’était la paix ; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. Dans la ville, les partisans de Sylla massacrèrent qui bon leur sembla ; les morts ne se comptaient plus, jusqu’à ce qu’enfin on conseilla à Sylla de laisser vivre quelques citoyens, afin que les vainqueurs eussent à qui commander. Alors s’arrêta cette effroyable liberté du meurtre, et on accueillit avec reconnaissance la table de proscription où étaient portés deux mille noms de sénateurs et de chevaliers. Ce nombre, si attristant qu’il pût être, avait au moins cela de consolant qu’il mettait fin au carnage universel, et on s’affligeait moins de la perte de tant de proscrits qu’on ne se réjouissait de ce que le reste des citoyens n’avait rien à craindre. Mais malgré cette cruelle sécurité, on ne laissa pas de gémir des divers genres de supplices qu’une férocité ingénieuse faisait souffrir à quelques-unes des victimes dévouées à la mort. Il y en eut un que l’on déchira à belles mains, et on vit des hommes plus cruels pour un homme vivant que les bêtes farouches ne le sont pour un cadavre[2]. On arracha les yeux à un autre et on lui coupa tous les membres par morceaux, puis on le laissa vivre ou plutôt mourir lentement au milieu de tortures effroyables[3]. On mit des villes célèbres à l’encan, comme on aurait fait d’une ferme ; il y en eut même une dont on condamna à mort tous les habitants, comme s’il se fût agi d’un seul criminel. Toutes ces horreurs se passèrent en pleine paix, non pour hâter une victoire, mais pour n’en pas perdre le fruit. Il y eut entre la paix et la guerre une lutte de cruauté, et ce fut la paix qui l’emporta ; car la guerre n’attaquait que des gens armés, au lieu que la paix immolait des hommes sans défense. La guerre laissait à l’homme attaqué la faculté de rendre blessure pour blessure ; la paix ne laissait au vaincu, à la place du droit de vivre, que la nécessité de mourir sans résistance.

[1] Les historiens ne sont pas d’accord sur le chiffre des morts, que les uns fixent au-dessus de sept mille et les autres au-dessous. Saint Augustin paraît avoir adopté le récit de Velleius Paterculus (livre II, ch. 28).

[2] Voyez Florus, lib. III, cap. 21.

[3] L’homme qui subit ce sort cruel fut le préteur Marcus Marius, parent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. III, cap. 21, et Valère Maxime, lib. IX, cap. 2, § 1.

CHAPITRE XXIX

ROME EUT MOINS À SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE DES GUERRES CIVILES.

Quel acte cruel des nations barbares et étrangères peut être comparé à ces victoires de citoyens sur des citoyens, et Rome a-t-elle jamais rien vu de plus funeste, de plus hideux, de plus déplorable ? Y a-t-il à mettre en balance l’ancienne irruption des Gaulois, ou l’invasion récente des Goths, avec ces atrocités inouïes exercées par Marius, par Sylla, par tant d’autres chefs renommés, sur des hommes qui formaient avec eux les membres d’un même corps ? Il est vrai que les Gaulois égorgèrent tout ce qu’ils trouvèrent de sénateurs dans Rome, mais au moins permirent-ils à ceux qui s’étaient sauvés dans le Capitole, et qu’ils pouvaient faire périr par un long siège, de racheter leur vie à prix d’argent. Quant aux Goths, ils épargnèrent un si grand nombre de sénateurs, qu’on ne saurait affirmer s’ils en tuèrent en effet quelques-uns. Mais Sylla, du vivant même de Marius, entra dans le Capitole, qu’avaient respecté les Gaulois, et ce fut de là qu’il dicta en vainqueur ses arrêts de mort et de confiscation, qu’il fit autoriser par un sénatus-consulte. Et quand Marius, qui avait pris la fuite, rentra dans Rome en l’absence de Sylla, plus féroce et plus sanguinaire que jamais, y eut-il rien de sacré qui échappât à sa fureur, puisqu’il n’épargna pas même Mucius Scévola, citoyen, sénateur et pontife, qui embrassait l’autel où on croyait les destins de Rome attachés ? Enfin, cette dernière proscription de Sylla, pour ne point parler d’une infinité d’autres massacres, ne fit-elle point périr plus de sénateurs que les Goths n’en ont pu même dépouiller ?

CHAPITRE XXX

DE L’ENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT L’AVÉNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.

Quelle est donc l’effronterie des païens, quelle audace à eux, quelle déraison, ou plutôt quelle démence, de ne pas imputer leurs anciennes calamités à leurs dieux et d’imputer les nouvelles à Jésus-Christ ! Ces guerres civiles, plus cruelles, de l’aveu de leurs propres historiens, que les guerres étrangères, et qui n’ont pas seulement agité, mais détruit la république, sont arrivées longtemps avant Jésus-Christ, et par un enchaînement de crimes, se rattachent de Marius et Sylla à Sertorius et Catilina, le premier proscrit et l’autre formé par Sylla. Vint ensuite la guerre de Lépide et de Catulus, dont l’un voulait abroger ce qu’avait fait Sylla et l’autre le maintenir ; puis la lutte de Pompée et de César, celui-là partisan de Sylla qu’il égala ou surpassa même en puissance ; celui-ci, qui ne put souffrir la grandeur de son rival et la voulut dépasser encore après l’avoir vaincu ; puis enfin, nous arrivons à ce grand César, qui fut depuis appelé Auguste, et sous l’empire duquel naquit le Christ. Or, Auguste, lui aussi, prit part à plusieurs guerres civiles où périrent beaucoup d’illustres personnages, entre autres cet homme d’Etat si éloquent, Cicéron. Quant à Jules César, après avoir vaincu Pompée, et usé avec tant de modération de sa victoire, qu’il pardonna à ses adversaires et leur rendit leurs dignités, il fut poignardé dans le sénat par quelques patriciens, prétendus vengeurs de la liberté romaine, sous prétexte qu’il aspirait à la royauté. Après sa mort, un homme d’un caractère bien différent et tout perdu de vice, Marc-Antoine, affecta la même puissance, mais Cicéron lui résista vigoureusement, toujours au nom de ce fantôme de liberté. On vit alors s’élever cet autre César, fils adoptif de Jules, qui depuis, comme je l’ai dit, fut nommé Auguste. Cicéron le soutenait contre Antoine, espérant qu’il renverserait cet ennemi de la république et rendrait ensuite la liberté aux Romains. Chimère d’un esprit aveuglé et imprévoyant ! peu après, ce jeune homme, dont il avait caressé l’ambition, livra sa tête à Antoine comme un gage de réconciliation, et confisqua à son profit cette liberté de la république pour laquelle Cicéron avait fait tant de beaux discours.

CHAPITRE XXXI

IL Y A DE L’IMPUDENCE AUX GENTILS À IMPUTER LES MALHEURS PRÉSENTS AU CHRISTIANISME ET À L’INTERDICTION DU CULTE DES DIEUX, PUISQU’IL EST AVÉRÉ QU’À L’ÉPOQUE OÙ FLORISSAIT CE CULTE, ILS ONT EU À SUBIR LES PLUS HORRIBLES CALAMITÉS.

Qu’ils accusent donc leurs dieux de tant de maux, ces mêmes hommes qui se montrent si peu reconnaissants envers le Christ ! Certes, quand ces maux sont arrivés, la flamme des sacrifices brûlait sur l’autel des dieux ; l’encens de l’Arabie s’y mêlait au parfum des fleurs nouvelles[1] ; les prêtres étaient entourés d’honneurs, les temples étincelaient de magnificence ; partout des victimes, des jeux, des transports prophétiques, et dans le même temps le sang des citoyens coulait partout, versé par des citoyens jusqu’aux pieds des autels. Cicéron n’essaya pas de chercher un asile dans un temple, parce qu’avant lui Mucius Scévola n’y avait pas évité la mort, au lieu qu’aujourd’hui ceux qui s’emportent le plus violemment contre le christianisme ont dû la vie à des lieux consacrés au Christ, soit qu’ils aient couru s’y réfugier, soit que les barbares eux-mêmes les y aient conduits pour les sauver. Et maintenant j’ose affirmer, certain de n’être contredit par aucun esprit impartial, que si le genre humain avait reçu le christianisme avant les guerres puniques, et si les mêmes malheurs qui ont désolé l’Europe et l’Afrique avaient suivi l’établissement du culte nouveau, il n’est pas un seul de nos adversaires qui ne les lui eût imputés. Que ne diraient-ils point, surtout si la religion chrétienne eût précédé l’invasion gauloise, ou le débordement du Tibre, ou l’embrasement de Rome, ou, ce qui surpasse tous ces maux, la fureur des guerres civiles ? et tant d’autres calamités si étranges qu’on les a mises au rang des prodiges, à qui les imputeraient-ils, sinon aux chrétiens, si elles étaient arrivées au temps du christianisme ? Je ne parle point d’une foule d’autres événements qui ont causé plus de surprise que de dommage ; et en effet que des bœufs parlent, que des enfants articulent quelques mots dans le ventre de leurs mères, que l’on voie des serpents voler, des femmes devenir hommes et des poules se changer en coqs, tous ces prodiges, vrais ou faux, qui se lisent, non dans leurs poètes, mais dans leurs historiens, étonnent plus les hommes qu’ils ne leur font de mal. Mais quand il pleut de la terre, ou de la craie, ou même des pierres, je parle sans métaphore, voilà des accidents qui peuvent causer de grands dégâts.

Nous lisons aussi que la lave enflammée du mont Etna se répandit jusque sur le rivage de la mer, au point de briser les rochers et de fondre la poix des navires, phénomène désastreux, à coup sûr, quoique singulièrement incroyable[2]. Une éruption toute semblable jeta, dit-on, sur la Sicile entière une telle quantité de cendres que les maisons de Catane en furent écrasées et ensevelies, ce qui toucha les Romains de pitié et les décida à faire remise aux Siciliens du tribut de cette année[3]. Enfin, on rapporte encore que l’Afrique, déjà réduite en ce temps-là en province romaine, fut couverte d’une prodigieuse quantité de sauterelles qui, après avoir dévoré les feuilles et les fruits des arbres, vinrent se jeter dans la mer comme une épaisse et effroyable nuée ; rejetées mortes par les flots, elles infectèrent tellement l’air que, dans le seul royaume de Massinissa, la peste fit mourir quatre-vingt mille hommes, et, sur les côtes, beaucoup plus encore. À Utique, il ne resta que dix soldats de trente mille qui composaient la garnison[4]. Est-il une seule de ces calamités que les insensés qui nous attaquent, et à qui nous sommes forcés de répondre, n’imputassent au christianisme, si elles étaient arrivées du temps des chrétiens ? Et cependant ils ne les imputent point à leurs dieux, et, pour éviter des maux de beaucoup moindres que ceux du passé, ils appellent le retour de ce même culte qui n’a pas su protéger leurs ancêtres.

[1] Allusion à un passage de l’Énéide, livre I, vers 116, 417.

[2] Cette éruption de l’Etna est probablement celle dont parle Orose (Hist., lib. V, cap. 6) et qui se produisit l’an de Rome 617.

[3] Ce désastre eut lieu l’an de Rome 637. Voyez Orose, lib. V, cap. 13.

[4] Voyez Orose, lib. V, cap. 11, et Julius Obsequens, d’après Tite-Live, cap. 30.

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