Que servirait-il à un homme de gagner le monde, s’il faisait la perte de son âme ?
« Gagner le monde et perdre son âme ! à quoi cela peut-il servir ? » Il y a, dans ces paroles, une vérité triviale ou un étrange paradoxe. C’est par son âme qu’un homme voit et sent le monde ; c’est par son âme qu’il en jouit ; c’est par son âme qu’il le possède. S’il perd son âme, il perd tout, et le monde même qu’il aurait acquis par ce sacrifice. Gagner le monde et perdre son âme, c’est donc une contradiction. C’est donner ses deux yeux pour acquérir le droit de voir un feu d’artifice.
Mais un autre sens se présente, aussi paradoxal que le premier est simple et commun. Jésus établit une comparaison entre l’univers et l’âme humaine ; il les estime à leur valeur ; il prononce son jugement ; et, chose étrange, c’est à l’âme qu’il donne la préférence. L’univers et l’âme d’un homme ! peut-on comparer ces deux choses ? Quand il se considère comme faisant partie de cet univers, l’homme y est perdu, anéanti. C’est un grain de poussière sur les Alpes ; c’est une goutte d’eau dans les gouffres de l’Océan. La masse de ce monde l’écrase ; sa propre faiblesse l’attriste et le confond. Forcément soumis à des lois qu’il ne peut changer ; jouet de mille accidents qu’il ne peut ni prévenir ni prévoir ; changeant tous les jours, de mal en pis, tandis que cet univers conserve sa majestueuse uniformité ; toujours sur le point d’en être balayé, sans y laisser d’autre trace qu’un vain écho de son nom, plus passager encore que lui, l’homme est attristé de sa misère, étonné de sa petitesse, humilié de sa fragilité. Son intelligence même le convainc encore mieux de son néant ; et la dernière de ses pensées doit être sans doute de se comparer avec cet univers, dont les lois le dominent, dont la grandeur le resserre et le borne de toutes parts, et dont la masse va l’engloutir.
Qu’il se considère comme faisant partie du monde, l’homme n’est rien et le monde est tout.
Et pourtant le jugement du Sauveur contient la vérité. Mis en regard l’un de l’autre et jugés sur leur valeur intrinsèque, l’âme humaine vaut mieux que le monde. Telle est la sentence de la nature ; telle est celle de la conscience ; telle est aussi celle de Dieu. Pour la nature, l’âme vaut mieux qu’elle ; car elle ne sent pas l’âme, et l’âme la sent ; pour la conscience, l’âme vaut mieux que le monde ; car l’âme est morale et le monde est brute ; pour Dieu, l’âme vaut mieux que l’univers ; car l’âme est le but et l’univers est le moyen.
Pour sentir ces admirables et consolantes vérités, il faut que l’âme se considère non comme étant du monde, mais hors du monde ; non comme étant au service d’un corps que les éléments du monde vont bientôt absorber encore, mais comme étant servie par lui pour connaître, pour goûter et pour changer le monde. Il faut qu’elle se transporte dans un monde invisible et moral, où se développe une autre nature, qui est la sienne ; où s’exercent d’autres lois, qui sont celles de sa conscience ; où se trouvent la raison, le but et la fin de ce monde visible même, dont la grâce et la beauté proclament une intelligence et une bonté suprêmes. Or, tout, dans l’âme, annonce qu’elle est un élément, non de ce monde matériel, avec lequel nos sens nous mettent en rapport, mais d’un monde spirituel, d’un monde moral, dans lequel se trouvent le but et la fin de l’autre.
L’âme a la conscience d’elle-même. Elle sent le monde qui l’entoure, et elle-même qui en jouit. Elle est capable de voir, de sentir, de connaître. Elle se rend compte de ce qu’elle sent, de ce qu’elle éprouve. En ce sens, elle possède le monde ; elle est heureuse, elle apprécie, elle goûte son bonheur.
Le monde est incapable d’avoir la conscience de l’âme Il n’a pas la conscience de lui-même. Il ne sent rien, il ne voit rien, il ne goûte rien. Dépouillé de l’âme qui en vivifie quelques portions, et du grand esprit dont la force créatrice l’anime, il n’est plus qu’une masse inerte, sans conscience, sans sentiment et sans vie. Plus vous le supposez grand, plus vous êtes attristé par la contemplation de sa masse et de son inutilité. Un être qui ne possède point la conscience de lui-même, quelque grand qu’il puisse apparaître, est un être privé de valeur, jusqu’à ce qu’un être sensible soit là pour l’apercevoir et pour en jouir.
L’âme humaine est intelligente. Elle compare, elle analyse, elle juge. Elle réunit les phénomènes épars de l’univers ; elle les classe ; elle en découvre les principes et les lois ; elle en déduit les conséquences. Avec ce qu’elle connaît, elle s’enfonce dans les profondeurs qu’elle ne connaît point encore, et parvient à y porter la lumière. Elle descend dans les mystères de sa propre nature et de sa propre puissance. Elle trouve au fond d’elle-même de nouveaux principes et de nouvelles lois qu’elle applique à l’univers, et par le moyen desquels elle parvient à lui trouver un auteur, un maître et une destination. L’âme découvre les lois de la nature ; ou plutôt c’est elle-même qui donne ses lois à la nature ; c’est elle-même qui l’unit en un grand tout et qui la centralise dans sa pensée. La nature n’est ce qu’elle est qu’autant qu’elle est sentie, aperçue et jugée par l’intelligence. C’est dans les profonds replis de son intelligence que l’homme trouve de toutes parts l’infini, dont le monde ne saurait lui fournir l’idée, car en lui tout est borné, tout est limité, tout est isolé. Et ce sentiment, ce besoin de l’infini au milieu d’un monde où tout est limité témoignent d’une grandeur à laquelle le monde entier ne saurait atteindre.
Le monde est dépouillé d’intelligence. Il est incapable de rien analyser et de rien comprendre. C’est une agrégation de parties dont chacune est sans valeur pour les autres, car elles ne la conçoivent point, et sans valeur pour elle-même, car elle n’est point en état déjuger celles qui l’entourent. S’il porte les marques de l’intelligence, cette intelligence n’est point à lui. S’il obéit à des lois, ces lois ne sont point les siennes ; elles lui sont données par l’intelligence. Et l’intelligence vaut mieux que lui.
L’âme humaine est morale. Elle a le sentiment du bien et la conscience du devoir qui l’oblige à le préférer. En elle, ce qui est sensible, ce que nous appelons le cœur, parle d’amour ; il fournit ainsi le fond de la vie morale, qui est amour ; et l’intelligence incorruptible dont l’âme est douée, venant appliquer à ce sentiment qui l’anime le cachet de la généralité, de l’absolu, qui est pour elle un besoin, en fait le devoir, cette voix sainte et sacrée, qui parle à tous les hommes un langage plein de force et d’autorité. L’âme humaine sent avec un entraînement irrésistible l’obligation sacrée, qui sanctionne tous les ordres du devoir ou de la conscience. Elle sent que cette obligation est au-dessus de toutes les circonstances extérieures, de toutes les nécessités de la nature, de tous les biens et de tous les maux qui peuvent en être la conséquence. Et par là même, elle se sent libre au milieu de la nature ; car elle trouve en elle-même des lois sur lesquelles la nature ne peut rien. Elle se sent supérieure à la nature. Par un instinct qu’elle ne s’est point donné, elle sent qu’elle est hors de la nature, hors de ses nécessités et de sa fatalité. Par le seul fait de sa conscience et de sa liberté, elle sent qu’il existe un monde autre que le monde visible, et qu’elle en fait partie. Et dans ce monde invisible, dont elle est un élément, elle ne peut s’empêcher de voir le but et la fin du monde matériel et visible, quelque grand qu’il puisse paraître aux yeux de l’humanité.
Le monde matériel, au contraire, n’est qu’un instrument passif, sans moralité, sans énergie propre, sans liberté. La nécessité, la fatalité s’y montre partout. Il n’est donc et ne saurait être qu’un instrument. Des lois admirables s’y exécutent ; mais elles s’y exécutent par nécessité, non par choix. Ce que nous appelons les désordres dans la nature n’est pas moins réglé, moins inévitable que l’ordre ; et les mouvements de la plume que le vent fait voltiger dans l’air sont rigoureusement déterminés par les mêmes lois qui maintiennent les astres dans leurs orbites, et gouvernent sans résistance d’immenses et d’innombrables soleils. Comparés sous ce point de vue, les deux objets diffèrent de la nuit au jour ; et l’âme se relève avec toute la supériorité de l’esprit sur la matière, et de la vertu sur la fatalité.
Aussi, quelque faible qu’il soit encore, l’esprit de l’homme agit-il sur la matière, pour la modeler à son gré. Il exerce sur la nature obéissante une puissance infiniment moindre sans doute, mais du même genre que celle dont un acte créa l’univers. L’esprit est essentiellement vivant et actif. L’inertie caractérise la matière, et l’on ne sait où trouver la source du mouvement qui l’anime ailleurs que dans l’esprit lui-même. Pourquoi le monde est-il plein de mouvement ? pourquoi la matière qui le compose n’est-elle pas depuis longtemps conglomérée en une masse sans vie ? pourquoi notre corps n’est-il pas lui-même une masse inerte, confondue dans la matière terrestre ? Une seule réponse est possible. C’est que l’esprit est là pour prêter et pour conserver la force, le mouvement et la vie.
Dans le monde, qu’est-ce qui nous plaît ? qu’est-ce qui nous touche, nous élève, nous ravit ? Est-ce le monde lui-même ? Non, sans doute. C’est l’esprit ; c’est la grande âme qui l’anime. C’est parce qu’il est un reflet de l’intelligence et de la sagesse, qu’il nous paraît grand et beau. C’est parce qu’il est une manifestation de l’éternelle bonté que notre cœur s’y attache et le contemple tous les jours avec une émotion nouvelle. C’est parce qu’il en dit plus qu’il n’est gros, de la sagesse et de l’amour de celui qui le créa, que nous sentons un invincible attrait à nous enfoncer dans les profondeurs de ses lois, à remplir notre imagination de ses immenses grandeurs. Hors de là, le monde n’est rien, si ce n’est une masse informe et sans valeur, que son énormité même rend encore plus triste et plus repoussante. Il n’est grand que parce que notre corps est petit. C’est un chaos inutile. Mais qu’un rayon d’intelligence et de bonté vienne éclairer cette masse ; qu’un ordre s’y établisse ; que les parties qui la composent se modèlent et se coordonnent entre elles ; qu’un but s’y découvre ; que la vie s’y montre : que des êtres sensibles, intelligents et moraux y trouvent une habitation digne d’eux ; alors tout change de face, tout s’embellit, tout s’agrandit, tout s’ennoblit. Il vient de l’intelligence et de la bonté ; il est fait pour l’intelligence et pour la bonté ; le monde acquiert une valeur immense ; il est un langage divin parlé à des créatures divines ; il est une des chaînes mystérieuses qui unissent les âmes créées à l’Esprit qui est incréé ; il les élève, les attendrit, les enchante, parce qu’il laisse entrevoir, comme à travers un voile immense, l’esprit qui l’anime et s’y réfléchit. Ainsi le roc nu nous attriste par l’uniforme spectacle de sa désorganisation et de son inutilité ; mais que l’intelligence le pénètre ; qu’elle y imprime son essence ; qu’il se dresse en palais, en ponts, en manufactures, en théâtres, en temples ; qu’il se modèle en ces formes où l’homme met toute sa pensée, dans la reproduction de son image embellie ; alors il acquiert une valeur sans bornes pour l’homme. L’esprit a vivifié la matière, et, sous sa puissante influence, la matière a pris une portion de la valeur qui n’appartient qu’à l’esprit.
Ainsi, même dans son imperfection terrestre, l’âme revendique sa supériorité sur la matière et se montre, par cette émanation de la puissance créatrice, l’image de Celui qui put dire : « Que la lumière soit ; » et la lumière fut.
Oui, quelque orgueilleuse que puisse paraître cette prétention, l’homme porte dans son âme l’image de son créateur. Tout ce que le monde et notre conscience nous révèlent de lui, notre âme le possède. Elle le possède dans un degré infiniment moindre et avec mille imperfections ; mais enfin elle le possède. Pourquoi l’essence sublime, de qui tout émane, n’aurait-elle pas donné l’existence à des êtres semblables à elle, et pourquoi l’âme humaine ne serait-elle pas un de ces êtres ? — La nature proclame l’intelligence de son auteur ; l’âme humaine est intelligente. Elle comprend, elle juge, elle compare, elle dispose ; en un mot, elle accomplit tous ces actes de la pensée, dont la nature porte à chaque pas les traces les moins équivoques. — La nature proclame la puissance irrésistible de l’esprit immense qui sut lui donner des lois, et c’est à cet esprit seul que peuvent se rapporter les mouvements puissants dont elle est animée, et les forces mystérieuses qui s’y déploient. La nature obéit à la puissance de l’âme humaine. Elle se laisse modifier et gouverner par cette puissance de l’esprit, envers laquelle elle est accoutumée à se montrer obéissante. Et, pour descendre à une moindre échelle, l’âme anime le corps qui lui fut donné, comme le grand esprit anime la nature entière. — La nature proclame la bonté de son auteur. L’âme humaine est essentiellement bonne. Elle est aimante ; elle est capable de dévouement et de sacrifice. Elle sent le bien général et le besoin de s’y conformer. Si la bonté disparaissait de l’âme humaine, non seulement la vertu disparaîtrait avec elle, mais encore l’idée de la vertu. — La conscience et la nature proclament un Dieu parfaitement saint, ennemi du vice et du péché, ami de l’ordre et de la pureté. L’âme humaine recèle dans ses derniers replis les mêmes dispositions, dont son union avec la matière et les passions qu’elle excite ne parviennent jamais à la dépouiller entièrement. Le mal est contraire à sa nature. Elle l’a en horreur, alors même que les passions du corps l’entraînent à s’y livrer. — Enfin, la conscience nous révèle un Dieu juste, chef suprême du monde moral, rémunérateur impartial des vices et des vertus, incorruptible gardien de l’ordre, sans lequel la bonté ni la sainteté ne sauraient être satisfaites. L’âme humaine est essentiellement juste ; elle a un sentiment vif, profond, spontané, de la justice et de l’équité ; l’injustice la soulève et la révolte. Quand il la découvre dans ses amis et dans ses maîtres, l’enfant est étonné, confondu, outré. Le bouleversement des lois les plus claires de la nature lui causerait moins de surprise et de douleur. Quand il grandit, la surprise passe, mais la douleur reste. La plus longue expérience ne parvient jamais à le réconcilier avec l’injustice, alors même qu’il en est l’auteur. — Voilà Dieu, tel qu’il se présente à notre faiblesse. — Voilà les perfections qu’il manifeste autour de nous et en nous-mêmes. Nous n’en connaissons pas davantage. Et de toutes ces perfections nous portons l’image vivante dans notre sein. Nous avons ces perfections mêmes, quoiqu’à un degré beaucoup plus borné. Ce n’est point un résultat, une opération, une empreinte de ces perfections, comme l’univers en contient des milliers. Ce sont ces perfections elles-mêmes, dans leur propre essence. Nous ressemblons à Dieu comme un jeune enfant ressemble à son père. Le monde lui ressemble comme un palais ressemble à l’architecte qui l’a conçu.
Tel est le résultat de la comparaison, dans l’état actuel de l’âme et du monde. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux objets ne demeure stationnaire. Ils sont toujours en mouvement, toujours en progrès, l’un pour dépérir, l’autre pour se perfectionner et s’étendre. Tout s’affaiblit et s’éteint dans la nature physique. A la fleur qui éblouit succède le fruit, plus modeste et plus substantiel ; au fruit, la corruption et la pourriture. A la jeunesse, avec ses rêves de bonheur, succède l’âge mûr, avec ses étroites réalités ; à l’âge mûr, la vieillesse, les infirmités, la décrépitude et la mort. L’arbre de la forêt commence par un mince scion ; il grandit vers les cieux, couvre un vaste terrain de son ombre, est déraciné par le vent, coupé par la hache, réduit en cendre et emporté par le zéphyr. La mer a couvert les sommités des montagnes, a battu de ses flots courroucés les rochers qui les couronnent, et s’est retirée dans les abîmes qui la contiennent aujourd’hui. De nombreuses générations d’animaux énormes ont habité jadis dans des régions, enfouies aujourd’hui sous cent pieds de terre. La chaleur qui brûlait notre globe s’affaiblit et meurt. Les animaux qui jadis peuplaient le pôle vivent à peine sous l’équateur. Tout indique que le soleil perd de sa force. D’autres soleils, que d’autres générations ont vu briller dans les cieux sous la forme d’étoiles radieuses, ont disparu dès longtemps. Ceux que nous voyons briller sur nos têtes auront un jour le même sort. Les cieux et la terre seront changés. Malgré leurs masses énormes, ils passeront comme la fleur que la vierge cueille le matin, pour orner sa chevelure, et qu’elle rejette le soir avec dédain pour ne plus s’en souvenir. Ils seront renouvelés et remplacés par d’autres soleils et par d’autres cieux, que la source inépuisable du mouvement et de la vie pourra jeter dans l’espace. L’âme humaine contemplera toutes ces révolutions sans en souffrir. Débarrassée de la matière et du temps, elle pourra s’étendre et se développer sans cesse, par la contemplation immédiate d’un nouvel ordre, d’un nouvel univers. Les siècles, qui dessèchent les mers, qui fondent les rochers, qui glacent les continents, qui éteignent les soleils, qui bouleversent les mondes, viendront ajouter à sa grandeur et à sa gloire. Ils lui montreront la vérité plus belle, Dieu plus grand et plus digne d’amour, elle-même plus parfaite, plus semblable à son père, plus capable d’être heureuse par lui. Nous voyons ce que le monde devient ; qui peut dire ce que deviendra l’âme ? L’un s’affaiblit et décroît tous les jours ; l’autre est faite pour se développer et pour s’accroître sans cesse, pour aller de vérité en vérité, de vertu en vertu et de gloire en gloire. Le temps pendant lequel doit durer cette double marche en sens opposé, c’est l’éternité. L’imagination s’effraye d’une telle perspective. Elle recule devant un tel enchaînement de décadence et de progrès. Elle se tait et admire. Elle cesse de s’étonner que celui qui connaissait l’âme et le monde, comme ayant assisté à la création de l’un et de l’autre, ait donné la préférence à l’âme. Elle cesse de s’étonner que, quand il s’est agi de la sauver, les cieux et la terre se soient émus, et que ce qu’ils recélaient de plus grand et de plus beau n’ait point été trouvé trop cher pour racheter de l’abîme un pareil trésor.
L’âme n’est donc pas du monde qui se voit et qui se touche. Elle est hors du monde. Elle appartient à un autre ordre, à une autre nature, à un autre univers. Cet ordre est celui de la liberté et de la vertu ; cette nature est celle de Dieu ; cet univers, c’est Dieu même régnant, par l’amour et par la sainteté, sur des esprits faits à son image. C’est l’inaltérable réunion de ces existences spirituelles, saintes, bonnes et morales, dont notre âme fait partie, et dont un reflet suffit pour embellir le monde matériel, qui fut fait pour elles.
Une âme d’un côté et l’univers matériel de l’autre, c’est à l’âme que Dieu et la conscience accordent donc une préférence décidée ; et la nature accepte cet arrêt, en obéissant à l’âme comme à sa maîtresse légale.
Et c’est quand tout parle de la suprématie de l’âme, non seulement sur le corps qu’elle anime, mais sur le monde entier, que l’on cherche à ressusciter ces doctrines désolantes qui résolvent l’âme dans les organes, font de la pensée une sécrétion, de la conscience une sympathie, et du monde moral un fantôme ! Je ne demanderai point aux nouveaux apôtres du matérialisme ce qu’ils ont trouvé sous leur scalpel, d’où ils aient pu croire qu’ils étaient sur la trace de l’âme. Je ne leur demanderai point s’ils la placent sur la glande pinéale ou sur le pont de Varole, ni de m’expliquer, dans leur système, les mots de sympathie et d’irritabilité qu’ils ont toujours à la bouche. Ils auraient trop d’abîmes à franchir dès les premiers degrés d’une théorie qu’ils nous présentent comme si simple et si claire. Mais je leur dirai : Je sens ma pensée, mon intelligence, ma volonté libre, ma conscience incorruptible, toutes ces choses que vous n’avez jamais vues ni touchées, je les sens aussi vivement, aussi distinctement que vous voyez ces lambeaux infects où vous croyez tenir tout l’homme. Je sens le devoir, je sens la liberté, je sens la responsabilité, je sens le monde moral, auquel ces facultés me lient, comme vous sentez le monde physique qui vous entoure et les animaux terrestres auxquels vous aimez tant à vous comparer. Et quand je vous entends parler de nerfs et d’irritabilité, de sécrétions et de sympathie, de fonctions cérébrales et de vitalité, si je me sens ébranlé dans les croyances qui font ma vie, je n’ai qu’à rentrer en moi-même, qu’à écouter ma conscience, et tous mes doutes disparaissent, et tous vos raisonnements s’évanouissent en fumée. Après vous avoir entendus, peut-être sans pouvoir vous répondre, je m’écrierai encore, par un mouvement irrésistible : Et pourtant j’ai une âme, et cette âme est d’un prix infini !
Oui, elle est d’un prix infini ! Voilà ce qu’il faut bien se dire ; voilà ce qu’il faut bien sentir ; voilà ce qu’il faut bien croire ; voilà la pensée qui, toujours présente, peut et doit élever l’homme au niveau de sa destination. Quel trésor immense chaque homme possède dans son propre sein ! Il posséderait beaucoup moins, quand il posséderait le monde. Et pourtant chaque jour il l’expose, il le compromet, il le dégrade, il le sacrifie, pour une vile portion de ce monde, dont la totalité vaut infiniment moins que lui. Quels soins mieux employés, quels efforts plus fructueux que ceux que l’homme consacre à orner son âme, à la purger de sa faiblesse et de ses vices ; à l’enrichir de facultés plus fortes, de sentiments plus généreux, de plus solides vertus ! Quand on jette les yeux sur la terre ; quand on contemple les merveilleuses beautés qui y brillent de toutes parts, et les richesses inépuisables qu’elle prodigue à ses enfants, quoi de plus doux que de se dire, en se repliant sur soi-même : Mon âme vaut mieux encore que cette brillante nature ! Quand on songe à l’immensité des mers et au volume énorme de cette terre, sur laquelle notre corps n’est qu’un grain de sable, qu’il est doux de pouvoir se dire : Mon âme vaut mieux encore ! Quand on lève les yeux vers ce ciel étoilé, champ sans limites où s’exercent la puissance et la sagesse du Créateur ; quand on y voit briller à la fois des millions de soleils, dont les yeux sont éblouis ; quand on les entoure par des milliers de mondes semblables au nôtre, qu’il est grand, qu’il est doux, qu’il est noble, qu’il est réjouissant de pouvoir se dire : Mon âme vaut mieux encore ! Et quand on se le dit, quand on le sent, tout est changé dans la vie ; tout prend une autre face, le bonheur et l’adversité, le plaisir et la peine, le calme et la tentation, l’innocence et la souillure, la mort et la vie. Une âme à sauver ! une âme faite à l’image de Dieu ! une âme pleine d’immortalité ! une âme qui vaut mieux que les cieux et que la terre ! Quand on sent bien ces choses, on est un homme nouveau.