A son arrivée à Nîmes, Matthieu Lelièvre reçut un accueil des plus sympathiques et se vit en position d’exercer une influence étendue. Le tableau du circuit montre que bon nombre d’annexes desservies généralement le dimanche par des prédicateurs laïques, étaient régulièrement visitées par les pasteurs : Caveirac, Milhaud, Bernis, Nages, Boissières, Saint-Cézaire et Saint-Mamert. Les circuits voisins de la Vaunage, d’Uzès et des Cévennes Est et Ouest faisaient assez souvent appel à leur collaboration. Paul Cook était à Nîmes depuis cinq ans. Mais il était très occupé par les deux Etablissements d’instruction secondaire que l’Église avait ouverts : le Pensionnat de jeunes filles de la rue de Sauve, toujours là, et l’Institution de jeunes gens du quai de la Fontaine, qui n’eut que quelques années d’existence. Ces deux maisons d’éducation étaient pleines. On avait même, faute de place, refusé huit jeunes gens. Paul Cook était un prédicateur fort intéressant, mais, plutôt qu’orateur, il était visiteur, conférencier, correspondant de journaux, administrateur, organisateur d’Écoles du dimanche et d’Unions chrétiennes. Dans la région, et du fait que son père avait joué un rôle capital dans l’établissement du méthodisme, il occupait une position unique.
Depuis 1836, les cultes méthodistes avaient lieu, à Nîmes, dans une salle de la rue de la Fontaine, qui, quoique grande et fort convenable, — elle avait été louée quand la maison se construisait et adaptée à sa destination, — était devenue insuffisante. Après beaucoup d’hésitations, on finit par décider la construction d’une chapelle dans la propriété que l’Église possédait déjà rue Saint-Dominique, à côté du Pensionnat de la rue de Sauve, dans un quartier que la ville était en train de transformer, à quelques pas de la belle Promenade de la Fontaine et des quais du même nom. Les travaux commencèrent un peu avant la guerre de 1870, et, malgré le ralentissement qui leur fut imposé par les événements, ils ne furent pas interrompus. Paul Cook et Matthieu Lelièvre étaient bien qualifiés pour mener à bonne fin ce travail. Le dernier, quoique plus jeune de douze ans, était le surintendant, et prit fort à cœur le succès de l’entreprise. La dédicace de cette chapelle fut un acte de foi et une belle manifestation d’alliance évangélique. Elle eut lieu le 14 mai 1871. On vint y assister de beaucoup de localités voisines, et même de loin. Matthieu Gallienne, qui était pasteur au Vigan, eut l’originalité de faire le sermon sur un sujet rarement présenté dans ces circonstances : La Nouvelle Naissance, et James Wood, le remplaçant de M. Lelièvre à Codognan, prêcha l’après-midi.
Puisque nous en sommes à parler de chapelles, disons tout de suite que les mêmes pasteurs, trois ans plus tard, le jeudi saint de 1874, en inauguraient une autre à Caveirac, de proportion beaucoup plus modeste et dans un cadre tout villageois. Ce qu’elle avait de particulièrement intéressant, c’est qu’elle était le fruit d’un réveil qui avait, les dernières années, vivifié et agrandi l’Église. C’est dans cette localité que Charles Cook s’était installé en 1821, ainsi qu’Henri de Jersey, après lui. Les plus anciens chrétiens du village avaient été les catéchumènes de ces deux serviteurs de Dieu. Matthieu Lelièvre fit le sermon de dédicace, dont on pourra lire les notes plus loin. Je n’étais qu’un petit garçon de six ou sept ans, mais il m’est resté le souvenir de l’émotion de cet auditoire, pressé plutôt que confortablement assis, au moment où le prédicateur disait :
« Cette chapelle de Caveirac sera une maison de prière, ou elle ne sera rien. Ici on lira la Parole de Dieu et on la méditera, on célébrera les sacrements du Seigneur et on chantera ses louanges, mais ici surtout on priera… La prière restera la raison d’être de ce lieu de culte, et si jamais elle cessait d’être cela, il faudrait considérer comme morte l’Église qui s’y réunirait, et il n’y aurait plus qu’à écrire sur cette porte : Fermé pour cause de décès ! »
Etrange effet de quelques paroles dites au bon endroit, au bon moment, et avec le ton qui leur convient ! L’écho vous les renvoie avec une étonnante netteté. Je crois les entendre encore !
L’ouverture de la chapelle de Nîmes marqua un progrès. L’auditoire était alors, probablement, le plus nombreux que nous eussions en France. Les élèves du Pensionnat et de l’Institution évangélique en formaient une partie fort intéressante. Les réformés orthodoxes la fréquentaient quand aucun des pasteurs de leur opinion ne prêchait dans les temples de la ville, et un certain nombre d’entre eux à peu près tous les dimanches. Mais l’Église demeura relativement faible, même dans ces temps de prospérité, beaucoup moins nombreuse que celle de certains villages. Elle avait cependant une École du dimanche très fréquentée, malgré la pénurie d’hommes pour la diriger, et elle recevait alternativement, avec sa sœur, l’Église libre, l’assemblée hebdomadaire de l’Alliance évangélique qui fut, pendant quelques années, très suivie. A la même époque, on passait, à Caveirac, d’une moyenne de vingt à vingt-cinq personnes à la centaine. Des réunions de prière pleines d’entrain et de vie y maintenaient l’atmosphère du réveil et y étaient le berceau de beaucoup de conversions. A Milhaud et à Bernis, les réunions avaient lieu dans des locaux aménagés simplement mais bien, et les auditoires étaient d’une quarantaine de personnes. A Boissières, on se réunissait au temple.
Matthieu Lelièvre n’était pas à Nîmes depuis longtemps lorsqu’on le chargea de la direction de L’Évangéliste. C’était chose prévue, et j’ai l’impression que cela lui fit plaisir. Dès lors, son journal et lui furent si intimement liés qu’on ne peut guère les séparer. Plus d’une fois, quand nous aurons à narrer quelque épisode de sa carrière, nous nous rappellerons un passage de l’Ancien Testament : « … Tout cela est écrit dans le livre des Chroniques ». Ici, notre livre des Chroniques sera L’Évangéliste.
Il n’est que juste de reconnaître que, si le journal envahit le pastorat de Matthieu Lelièvre, le journal enrichit et étendit ce pastorat, et qu’à Nîmes, ainsi que dans toute la région du Gard, pendant les événements qui suivirent la guerre de 1870, son ministère même fut particulièrement fécond. Il prêcha, conférencia, écrivit prodigieusement pendant toute cette décade. Peu d’âmes souffrirent comme la sienne des malheurs de la patrie ; peu vibrèrent comme la sienne à la proclamation de la République. Peu surent parler et écrire dans l’esprit fraternel et chrétien comme il le fit. Même quand il était soulevé par le flot, il restait maître de sa langue et de sa plume. Son influence fut profonde.
Lui et Paul Cook s’intéressaient à tout, mettaient la main à tout. S’agissait-il d’Écoles du dimanche, d’Unions chrétiennes, de sociétés pour l’observation du repos hebdomadaire, d’assemblées de mission ? Cook était l’homme de ces initiatives-là. Et Matthieu Lelièvre y apportait le concours d’une parole qu’on ne se lassait pas d’entendre. S’il était question de quelque entreprise spécifiquement méthodiste, on savait que les deux pasteurs réunis en valaient quatre. Ils avaient l’affection et la confiance de leurs laïques qui étaient heureux et fiers d’avoir de tels chefs de file.
Les analyses de prédications que Matthieu Lelièvre fit à Nîmes sont, sauf quelques exceptions, les plus anciennes qu’il ait conservées. Beaucoup ont passablement servi. Il pouvait les reprendre et se mouvoir à l’aise dans leur cadre, en les adaptant aux lieux et aux circonstances. Mais son activité débordait de beaucoup son circuit. Il participa à des campagnes de réveil, fit des tournées de conférences ; activité d’autant plus étonnante qu’il avait le goût de l’étude, que son cabinet de travail, sa robe de chambre et ses pantoufles ont toujours eu beaucoup d’attrait pour lui, et que les journaux à parcourir, l’article à faire étaient de nature à le retenir à la maison. Ceux qui ne l’ont connu que plus tard doivent avoir quelque peine à s’imaginer Matthieu Lelièvre alerte, prédicateur populaire, homme des exhortations pressantes, des appels incisifs, des improvisations entraînantes. C’est cependant le fait : il était également à son aise dans une réunion de « classe », dans une assemblée en plein air, parmi les enfants d’une modeste École du dimanche, et il enchaînait à son discours un auditoire d’hommes méfiants. Il avait beaucoup de cordes à son arc.
La Mission Intérieure, qu’on organisa à Nîmes ces années-là, n’eut pas d’adhérent plus fidèle et de champion plus ferme que lui. Elle fut un rejeton des Conférences nationales évangéliques du Midi, un effort pour se ressaisir et pour travailler au réveil des Églises, et par elles à l’évangélisation. La Mission Intérieure, la crise par laquelle passait l’Église réformée en ce temps-là, firent date dans la vie de Matthieu Lelièvre. Ce fils de Wesley avait un attachement tout fraternel pour les fils de Luther et de Calvin. Les Églises de la Réforme lui tenaient au cœur, comme celles du Réveil ; et il aurait voulu que les évangéliques s’organisassent indépendamment de l’Etat et portassent tout leur effort sur le réveil du protestantisme et le réveil de la France. Il ne songeait à aucune unification extérieure entre les Églises évangéliques, mais il souhaitait le rapprochement des cœurs et, sur le terrain de l’Alliance évangélique, une collaboration désintéressée et sincère. A cet idéal, qui s’incarna pour lui, à ce moment, dans la Mission Intérieure, et qui devait l’unir étroitement et pour la vie à plusieurs hommes des Églises réformées et libres, notamment à Charles Babut, Théodore Monod, Jules Méjan, il donna sans compter son temps et sa peine.
Il dut à la Mission Intérieure quelques-unes de ses plus douces expériences religieuses. Le 15 avril 1874, à propos de conférences qui venaient d’avoir lieu à Nîmes, il écrivit :
« … Nous avons eu, ces jours derniers, en voyant nos frères des diverses Églises s’occuper avec la même ardeur d’une œuvre qui leur est également chère, l’assurance que des progrès réels ont été accomplis dans cette voie. Et, en les voyant tous, le dernier soir, réunis autour de la même table de communion, réformés et luthériens, indépendants et méthodistes, nous avons vu passer devant nos yeux comme une vision de la réunion définitive dans le Royaume de Dieu. »
Lorsque, plus tard, il eut la douleur de voir les luttes et les méfiances ecclésiastiques paralyser l’essor de l’œuvre et en compromettre le fruit, il en ressentit au cœur une blessure dont il ne s’est jamais complètement guéri.
Ce fut pendant ce séjour à Nîmes que Matthieu Lelièvre fit son premier voyage en Amérique, comme délégué de la Mission Intérieure, aux Assemblées universelles de l’Alliance Évangélique qui eurent lieu à New-York dans l’automne de 1873. On sait que ce voyage fut assombri par le tragique événement du naufrage de la Ville du Havre qui entraîna la mort, au commencement de l’année suivante, de son cher ami Emile Cook.
Pour Matthieu Lelièvre, ce voyage de New-York fut d’un intérêt spécial. Les Etats-Unis d’Amérique avaient fait l’objet de ses études. Il avait été le correspondant français d’un des organes principaux du Méthodisme épiscopal, le Christian Advocate ; il avait étudié l’histoire des prédicateurs pionniers. La République américaine lui paraissait un modèle pour notre démocratie. Avide d’informations religieuses et de relations fraternelles, il se mouvait dans ce milieu avec beaucoup d’aisance et en jouissait sans arrière-pensée. Avec ses codélégués, il fut reçu à la Maison Blanche par le Général Grant, président. Il visita les chutes du Niagara, ainsi que les Etats de l’Est. Il fit ample provision de documents pour des conférences et pour son journal. Ses papiers nous ont conservé le texte, toujours soigneusement composé, souvent revu et annoté, de deux conférences qu’il donna en beaucoup d’endroits ces années-là : « Les vertus républicaines. — L’Amérique et les Américains ». Elles sortaient tout à fait de l’ordinaire. Dans certaines localités on en parlait vingt ans après les avoir entendues !
Mais, il faut le dire, le sujet de prédilection de Matthieu Lelièvre à cette époque c’était le Réveil, le Réveil avec un grand R, le Réveil toujours et partout. Il ne s’en écartait guère :
« On est trop disposé à croire en France, écrivait-il, que les Réveils sont une importation anglaise ou américaine. C’est là une erreur. Ils sont d’origine apostolique, et c’est dans le Livre des Actes, et non dans les journaux d’outre-Manche et d’outre-Atlantique, que nous devons en chercher le modèle. »
Le bon Français et ferme républicain qu’il était savait, d’ailleurs, reconnaître l’apport considérable de l’Angleterre au sentiment religieux mondial. A l’occasion de la Conférence de Juin 1874 il écrivit :
« Il y a un côté par lequel, nous l’avouons, nous désirons vivement que le méthodisme français reste un peu anglais. La piété britannique a un cachet de sérieux et de ferveur que nous ne saurions trop imiter. C’est ce que nos voisins expriment par un mot intraduisible : earnestness. »
Et il citait l’exemple de W. Gibson, de R. Mac All, qui montraient, à cette heure-là, leur amour pour la France en y répandant, avec une admirable confiance, l’Évangile de Jésus-Christ.