C’est pourquoi aussi, depuis le jour où nous l’avons appris, nous ne cessons de prier pour vous et de demander que vous soyez remplis de la connaissance de sa volonté en toute sagesse et intelligence (ou prudence) spirituelle, en sorte que vous marchiez d’une manière digne du Seigneur, vous appliquant à tout ce qui peut lui plaire, fructifiant et croissant en toute bonne œuvre par la connaissance de Dieu ; revêtus de toute espèce de vertu, selon sa force glorieuse, et rendus capables de tout supporter avec une douceur accompagnée de joie[a] ; rendant grâces au Père qui vous a rendus propres à[b] avoir votre part de l’héritage des saints dans la lumière, et qui nous a arrachés à la puissance des ténèbres, et nous a transportés dans le royaume du fils de sa dilection, en qui nous avons la rédemption [par son sang], la rémission des péchés.
[a] Vinet ajoute, en marge de sa traduction, ces deux variantes : « de toute patience et douceur d'esprit, avec de la joie (de toute patience et constance dans les afflictions, avec de la joie) ».
[b] Vinet ajoute : « (aptes — qui vous a qualifiés pour) ».
Nous avons vu, dans les versets qui précèdent et qui sont une félicitation adressée aux Colossiens, la prière déjà mêlée à l’action de grâces (v. 3), ou plutôt l’action de grâces faisant partie de la prière, et en effet elle en est la première partie de droit. « Nous rendons grâces en priant », c’est-à-dire que, quand nous prions pour vous, la première chose que nous ayons à faire est de rendre grâces, puis nous demandons. Ainsi, avant de demander des biens, Paul rend grâces pour les biens obtenus ; le verset troisième et tout l’ensemble des quatorze premiers versets réalisent cette idée.
Mais ce n’est pas tout ; ces deux parties, l’action de grâces et l’invocation, sont ici consécutives. L’une est le point de départ de l’autre : la félicitation ou l’action de grâces conduit Paul à la prière (comme nous le verrons plus tard au verset 12, ramené par la prière à l’action de grâces) ; « c’est pourquoi aussi, dit-il, depuis le jour où nous l’avons appris, nous ne cessons de prier pour vous et de demander… » (v. 9). Or c’est là le premier objet qui nous frappe et qui se présente à notre attention, à savoir cette liaison entre l’action de grâces et la prière, l’action de grâces pour des biens reçus conduisant à demander encore des biens. Cette logique de Paul, ce c’est pourquoi… est chrétiennement bien raisonnable.
Car d’abord la joie de ce qu’on a, la jouissance de ce qu’on a reçu des biens célestes doit augmenter le désir de ces biens. Il n’en est pas ainsi des biens et des jouissances de la terre qui donnent toujours moins qu’ils n’ont promis, qui ne sont jamais sans déception. Mais les vrais biens étant goûtés, plus on apprécie le don reçu, plus on en doit demander la confirmation et l’augmentation. Il est donc tout naturel que les Colossiens ayant reçu de Dieu les grâces spirituelles, les biens absolus, prient et que Paul prie pour les Colossiens.
En second lieu, la prière correspond en nous au sentiment et à l’aveu de la dépendance : prier c’est avouer qu’on dépend de celui qu’on prie. Or ce sentiment de dépendance est notre sûreté et il est tout à fait nécessaire : nous en avons besoin ; s’il n’est pas la source, il est la condition et le commencement de tout bien, de même que le sentiment faux de l’indépendance est l’origine de tout mal ; sans lui nous serions faibles ; avec lui nous sommes forts : Quand je suis faible, dit saint Paul, c’est alors que je suis fort (2 Corinthiens 12.10).
Enfin, ce qui n’augmente pas diminue. C’est la loi du monde moral comme du monde physique (ces deux mondes qui, produits de la même pensée, ont été faits sur le patron l’un de l’autre et correspondent si admirablement et d’une manière si frappante). La vie ne se conserve qu’en augmentant et qu’en se développant ; les progrès de la vie cessant, ils se changent en progrès vers la mort. Les biens spirituels sont susceptibles d’augmenter et s’ils n’augmentent pas, ils diminuent. On voit donc, d’après ces trois raisons, que les bénédictions et les dons reçus par les Colossiens, bien loin d’éteindre la prière dans le cœur de saint Paul, ne font que l’exciter de nouveau, ne sont pour la prière de saint Paul que comme le combustible pour le feu. Plus saint Paul a reçu pour les Colossiens et plus il est porté à demander. Nous reconnaissons ici dans ses expressions une sainte avidité : il prie « sans cesse », sans relâche, avec une obstination croissante, quoiqu’ils aient déjà reçu, avec plus d’instance que quand ils n’avaient rien encore. Il ne fait pas comme ce riche qui se disait : Mon âme, tu as des biens en abondance, repose-toi, mange, bois et réjouis-toi (Luc 12.19) ! » Non ; au lieu de se reposer dans la jouissance de ses biens abondants, il en veut encore davantage et il dit : Tu as des biens en abondance, demandes-en encore.
Que demande-t-il ? « Que vous soyez remplis de la connaissance de la volonté de Dieu en toute sagesse et intelligence (ou prudence) spirituelle. » Paul prie pour que les Colossiens « soient remplis de la connaissance de la volonté de Dieu ». Cette volonté de Dieu, il la faut bien définir. Il s’agit pour les Colossiens de connaître et de suivre, non la volonté des hommes, de saint Paul même, mais celle de Dieu ; non leurs commentaires sur cette volonté, mais cette volonté elle-même qu’ils doivent connaître sans autre intermédiaire qu’en remontant à l’Ecriture sainte et en redescendant dans leur propre cœur.
Après cette explication, nous disons que Paul commence bien par où il doit commencer, c’est-à-dire par la connaissance. Il demande avant tout la connaissance quand il s’agit d’un bien dont elle est le moyen. En effet la religion chrétienne est une religion non d’illusion, d’imagination ou de pure autorité, mais de connaissance. La connaissance est nécessaire ; tout chrétien doit connaître ; un chrétien qui ne connaît pas n’est pas chrétien. Seulement il y a plusieurs chemins pour arriver à la connaissance : celui du savant, celui de l’ignorant, mais il faut arriver.
Mais les Colossiens n’ont-ils pas déjà la connaissance de ce qu’ils doivent connaître ? Cela ne résulte-t-il pas de ce qui est dit dans les versets précédents ? Ah ! sans doute que, dans un sens, ils connaissent déjà tout ce qu’ils doivent connaître ; en un sens, il n’y a, dans la révélation du salut de Dieu, ni degrés, ni parties : celui qui croit au Seigneur Jésus a le moyen de tout connaître, de tout posséder ; on sait du premier coup la vérité ou l’on ne la sait jamais. Autrement, nous pourrions croire ne pas connaître toute la religion et penser qu’il doit s’y ajouter quelque chose. Mais cependant, dans un autre sens, il y a, dans la vérité chrétienne, degrés et parties, et même il y en a beaucoup : le développement dans l’individu est long et étendu, et, pour nous en convaincre, voyons ce que c’est que « la volonté de Dieu ».
Ce mot peut désigner ce que Dieu veut pour nous ou sur nous et ce que Dieu veut de nous.
S’agit-il de la volonté de Dieu pour nous ou sur nous ? Dans ce premier sens, c’est tout l’ensemble des grâces de Dieu. Or dira-t-on que tout d’un coup on sait tout ce qu’on peut savoir ? Non. Ce sujet ne s’épuise pas d’un regard ; c’est un sujet de contemplation inépuisable : C’est ici la volonté de celui qui m’a envoyé, a dit Jésus-Christ, que quiconque contemple (θεωρων) le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle (Jean 6.40). Ici il ne faut pas distinguer la foi et la connaissance, mais c’est la connaissance par la foi. « La foi qui se confond avec la connaissance est une sérieuse et véhémente considération de Jésus-Christ » (Mestrezat). Soit que l’on considère la grâce de Dieu en elle-même, soit qu’on l’étudie dans les faits par lesquels elle se produit et qui la manifestent autour de nous et, ce qui est plus doux, en nous, c’est là un sujet qui ne peut pas être épuisé. C’est la lumière du soleil toujours ancien et toujours nouveau. Quoi de plus riche que cette double vue ! Les anges, penchés sur cet abîme, désirent de voir (1 Pierre 1.12). Elle suffira à l’éternité. Ici je rappellerai une légende de Schubert. C’est l’histoire de ce moine du moyen âge qui passait son temps et se fatiguait à raisonner, par l’esprit seulement, « sur l’éternité » ; personne ne pouvait le détourner de ses recherches intellectuelles pénibles. Un jour, oppressé par ses pensées, il sortit du couvent et s’enfonça dans la forêt. En avançant toujours, il se trouva dans un lieu où la nature devenait plus belle ; les sombres sapins disparaissaient ; sur un arbre, il vit enfin un magnifique oiseau du paradis qui chantait d’un bien perdu et retrouvé. Le solitaire s’arrêta, écoutant avec transport ces chants délicieux. Enfin il faut songer à revenir au monastère ; il revient ; mais, à son extrême surprise, il a peine à retrouver son couvent qui n’est plus qu’une ruine ; il ne retrouve aucun de ceux qu’il a connus, et lui-même n’est plus connu de personne. Il apprend alors qu’il s’est écoulé cinq siècles depuis son départ du couvent et qu’il les a passés dans la forêt à écouter le chant de cet oiseau sans s’apercevoir de la fuite du temps. Il comprend dès lors l’éternité et la félicité céleste. Ses doutes se dissipent et il meurt en paix.
Maintenant, s’agit-il de la volonté de Dieu dans le sens de ce que Dieu veut de nous (et c’est bien cela ici) ? Il est encore plus évident que cette connaissance est susceptible de degrés, de progrès. Nous savons que la volonté de Dieu, c’est notre sanctification (1 Thessaloniciens 4.3). Mais, après qu’on a appris en quoi elle consiste, elle est encore l’objet d’un enseignement : le psalmiste qui savait cela dit cependant encore à Dieu : Enseigne-moi à faire ta volonté ! (Psaumes 143.10) ; car savoir bien pourquoi notre sanctification c’est la volonté, l’unique volonté de Dieu, sa seule volonté absolue, la volonté de ses volontés ; le savoir non seulement en gros et en théorie, mais en détail et dans chaque cas particulier de la vie humaine ; savoir ensuite ce que c’est que cette sanctification, ce qu’elle emporte, de quels éléments elle se compose, ce qui n’en fait partie qu’en apparence, ce qui la sert et la facilite, ce qui lui nuit et lui fait obstacle, etc., savoir tout cela ce n’est pas l’affaire d’un moment ou d’un jour, mais de toute la vie. J’ai vu, dit David, j’ai vu un bout aux choses, mais ton commandement a une grande étendue (Psaumes 119.96) — c’est-à-dire que le commandement de Dieu n’a point de bout. — Notre sanctification, la sanctification à laquelle nous sommes appelés, aboutit à la perfection ; la perfection a-t-elle un terme ?
Et ici il faut absolument faire cette réflexion : dirait-on que cette connaissance de la volonté de Dieu est inépuisable à voir de quoi l’on se contente, à voir de quoi se contentent la plupart des hommes et la plupart des chrétiens en fait de religion ? Ce n’est pas qu’ils se contentent de peu en d’autres matières ; en fait de savoir humain, par exemple, la persévérance à le poursuivre est quelquefois extrême. Mais en fait de savoir divin, quelle différence ! Les plus difficiles à contenter en fait de savoir humain sont les plus faciles à contenter en fait de savoir divin : chez ces hommes-là souvent il n’y a pas de persévérance dans l’étude du christianisme. Ce seul signe montre que la religion n’est pas en progrès mais en décadence. L’ignorance sur ce point-là, l’ignorance religieuse dans toutes les classes de la société est étonnante ; même chez les plus cultivés, elle est grossière, contrastant avec l’élégance du langage et des pensées.
Paul ne veut pas que les Colossiens s’y trompent et qu’ils regardent la connaissance de la volonté de Dieu comme de peu d’étendue ; car rien n’empêche plus d’apprendre que de croire qu’on sait déjà. Quand on ne sait pas, on ignore qu’on ne sait pas ; c’est là la première, la plus grande ignorance : ignorer qu’on ignore. Si nous n’étudions plus la religion, nous ne sommes pas de la religion, nous ne la connaissons pas pour ce qu’elle mérite, car une religion, un christianisme qu’on apprécie ce qu’il vaut, on ne s’en rassasie pas, on l’étudie sans cesse. Autrement on ne sait pas même, on ne se doute pas que le christianisme est une chose inépuisable. Il n’est pas ici question seulement de la connaissance générale de la volonté de Dieu pour l’ensemble de la vie, mais de cette connaissance pour chaque moment. Enseigne-moi, ô Dieu, à faire ta volonté, disait David ; à chaque fois que j’aurai ta volonté à faire, Seigneur, dis-moi cette volonté ! En effet c’est une des mille marques de notre état de péché, que nous savons et que nous ignorons à la fois les mêmes choses. Nous nous connaissons bien en général, et nous nous ignorons dans le moment et dans le cas particulier. Chacun de nous a bien reçu une instruction qui devrait suffire pour tous les cas ; mais, à mesure que les cas se présentent, le péché obscurcit les yeux de notre entendement. Il faut donc demander à Dieu, ce que Paul souhaite, non seulement la connaissance de la volonté de Dieu pour toute notre vie, mais la demander à chaque moment, dans chaque rencontre particulière.
L’apôtre ne demande pas seulement à Dieu que les Colossiens aient la connaissance de sa volonté, mais il demande qu’ils soient remplis de cette connaissance ; c’est-à-dire qu’ils l’obtiennent dans toute la mesure dont ils sont capables. Ce n’est pas une plénitude absolue, mais une plénitude relative. Il ne demande pas trop, il ne peut pas demander moins, parce qu’on ne peut jamais connaître cette volonté de Dieu assez ni trop ; il n’y a pas d’excès à craindre dans cette connaissance ; il n’y a aucune raison qui doive borner les désirs ou les requêtes de l’apôtre. C’est une connaissance dont la plus grande étendue n’enfle pas comme la science humaine (1 Corinthiens 8.1). Au contraire elle est propre à humilier, puisque, à mesure que nous connaissons mieux la volonté de Dieu, nous nous sentons plus petits. Dans cet ordre de choses, Dieu veut des ambitieux comme il veut des « violents » (Matthieu 11.12). Ici cette ambition n’est pas seulement permise, mais elle est stimulée : Demande-moi, a dit le Père à son Fils, demande-moi et je te donnerai pour héritage les bouts de la terre (Psaumes 2.8). Il provoque de même les fidèles : Demandez-moi et je vous donnerai tout ce que vous demanderez, et même au delà de vos requêtes ; il n’y aura d’autre limite à vos bénédictions que celle que vous aurez mise à vos désirs.
Mais plus la demande est illimitée, plus il faut que l’objet en soit légitime, nécessaire, excellent. Il le semble d’abord et sans autre explication, puisque cet objet, c’est la connaissance de la volonté de Dieu. Mais toute connaissance, même vraie, n’est pas une vraie connaissance : connaître la vérité n’est pas la même chose que connaître en vérité ; c’est pourquoi Paul ajoute : « En toute sagesse et intelligence (ou prudence) spirituelle. »
« En toute sagesse. » Qu’est-ce que la connaissance en sagesse ? qu’est-ce que la sagesse ? Ce n’est pas le nombre des connaissances ni la puissance ou la subtilité du raisonnement, l’habileté ou la dextérité à manier l’outil du raisonnement : avec tout cela on peut être fort peu sage ; rien ne s’allie mieux qu’une dialectique rigoureuse et une extrême déraison. La sagesse dans le sens biblique, la sagesse est un sens, comme les autres, que Dieu donne : le sens de la vérité, du bon, du juste, du divin ; c’est le bon sens de l’âme ; mais c’est un sens perdu et que Dieu seul peut restituer. Son nom sagesse, ou le nom antique sapience, signifie proprement saveur, et dans le latin le même mot sapere signifie à la fois être sage et avoir du goût. La sagesse est donc la saveur de l’âme: être sage, c’est avoir un goût sûr qui s’attache tout de suite au bon et rejette instantanément le mauvais ; c’est un organe dont Dieu nous pourvoit.
Cette explication du mot sagesse est confirmée par bien des passages. Il est dit : Le sage a le cœur à sa droite (Ecclésiaste 10.2) ; Le sage a ses yeux en sa tête (Ecclésiaste 2.14). Etre sage, au sens de l’Ecriture revient donc à avoir le cœur bien placé ; c’est avoir un cœur nouveau, un cœur de chair au lieu du cœur de pierre. La sagesse paraît bien désigner encore la préférence donnée par le cœur à un bon but sur un mauvais, la capacité du cœur à goûter le bien et à rejeter le mal : Il ramènera les rebelles à la sagesse des justes (Luc 1.17).
La crainte de Dieu est le commencement (le principe, la base, l’essence) de la sagesse (Psaumes 111.10). Il est bien naturel que des écrivains religieux, et surtout inspirés, aient appliqué le mot de sagesse de cette manière et aient donné à ce mot général ce sens particulier, comme un peuple guerrier s’accoutume à appliquer exclusivement le même nom de vertu à la vertu militaire comme à la vertu par excellence ; de même nous disons Bible pour livre par excellence. Reconnaissons aussi que cette sagesse-là c’est la sagesse, la sagesse par excellence, et que toute autre n’est que relative ou apparente ; reconnaissons de même que la connaissance de Dieu qui n’est pas une connaissance en sagesse n’est pas une vraie connaissance. Une connaissance pareille est une connaissance du cœur, et fait aimer Dieu et les choses divines. Toute connaissance qui n’est pas du cœur est vaine. L’apôtre ajoute : « Et en toute intelligence ou prudence spirituelle. » Dans la Bible, l’intelligence et la sagesse ne sont pas toujours distinguées ; mais quelquefois cependant, ici entre autres, ces mots désignent des choses différentes. Intelligence ici, c’est bien un usage de la raison ; c’est la raison naturelle dont sont pourvus les hommes, telle que peut la posséder l’homme qui n’est pas sage au sens de l’Ecriture : Je vous parle comme à des gens intelligents (1 Corinthiens 10.15). La Bible applique surtout ce mot intelligence ou prudence à l’habileté ou au bon sens pratique, à l’intelligence ou à la raison appliquée à la poursuite du bien, au discernement entre ce qui nuit et ce qui sert ; et c’est peut-être dans ce sens que Paul dit après David : Il n’y en a point qui ait de l’intelligence ; il n’y en a point qui cherche Dieu (Romains 3.11) ; car rien de plus absurde que de ne pas chercher Dieu.
Paul souhaite aux Colossiens de la prudence spirituelle. Nous ne reviendrons pas sur l’explication du mot « spirituel ». (Voyez pour le sens de ce mot notre quatrième méditation sur « l’affection selon l’Esprit ».) Cette prudence spirituelle peut paraître imprudente aux hommes charnels, comme cette sagesse, folie ; mais, le but étant convenu, c’est de la prudence néanmoins ; c’est du discernement, c’est la recherche des meilleurs moyens, les précautions contre le monde et contre soi-même : soit tous les moyens d’échapper à l’erreur et aux méprises, de ne pas croire à tout esprit, de démêler les sophismes et d’éventer les pièges ; d’être plus habiles que le diable et de le reconnaître alors même qu’il se déguise en ange de lumière ; soit la recherche des meilleurs moyens de se combattre soi-même et de s’engager à faire la volonté de Dieu ; le soin de ménager les apparences, de ne pas donner prise à la prévention ; tout cela d’autant mieux qu’il s’agit de la connaissance dans chaque moment donné. Remarquez pourtant que l’application de la sagesse n’est pas toute négative ; elle consiste aussi à faire valoir ce qu’on a, tous ses moyens, autant que possible : Les usufruitiers des talents furent intelligents (Matthieu 25.14-30).
Maintenant, mettons en regard ces deux choses : « la sagesse » et « l’intelligence ». Sans la sagesse, point d’intelligence ; mais il est vrai aussi que le fruit de la sagesse peut se perdre ou s’endommager faute d’intelligence. La sagesse est un fondement ; mais que chacun prenne garde comment il bâtit dessus ! C’est un fondement sur lequel il faut bien bâtir (1 Corinthiens 3.12 et suivants) ; c’est un bon terrain qu’il faut cultiver ; c’est un bon arbre qu’il faut émonder ou étayer. Jésus-Christ a réuni les deux préceptes dans ces mots : Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Matthieu 10.16). La sagesse est ici désignée par le mot de simplicité ; car la sagesse est la simplicité du cœur qui consiste à n’avoir qu’un but, qu’un objet, qu’un amour ; un œil simple que rien n’offusque.
Il faut donc dire aux mondains : « Soyez sages » ; car ils ne le sont pas ; et aux chrétiens : « Soyez intelligents ». Le sont-ils toujours assez ? Font-ils toujours assez usage de leur raison ? Sont-ils suffisamment sages quand ils ne sont pas suffisamment intelligents ? N’est-ce pas souvent leur faute si le feu consume leur maison sur son fondement (1 Corinthiens 3.12-15) ? Avec un goût plus exquis, ils auraient plus de discernement. Paul a demandé d’abord pour ses disciples la connaissance, et en prenant ce mot dans le profond de son sens, il a tout demandé. Cependant il ne veut pas que les Colossiens s’y trompent : la connaissance n’est pas tout. Il ajoute : « afin que vous marchiez, que vous agissiez (v. 10) ; car vous êtes heureux si vous savez ces choses, pourvu que vous les pratiquiez » (Jean 13.17). La connaissance est le plus grand des biens si elle porte des fruits ; mais c’est un grand mal, un malheur, si elle n’est suivie de rien. Celui-là pèche, qui sachant le bien ne le fait pas (Jacques 4.17).
Marcher, agir, voilà le but ; voilà au moins le signe de la connaissance. C’en est le but ; non pas pour Dieu, car qu’importent à Dieu nos œuvres, nos actions extérieures ? Pour lui, ce sont de si petits événements, à peine des apparences, une forme provisoire de l’être ; ce n’est qu’un moyen de développer la vraie vie. La vraie vie est la vie intérieure. Ce n’est pas ce que nous faisons qui importe à Dieu ; c’est ce que nous sommes. Mais tout au moins marcher, pratiquer est le signe de l’état intérieur, de la vraie connaissance. La guérison du paralytique ne fut constatée que parce qu’il marcha (Luc 5.25). Il n’en était pas moins guéri ne marchant point ; mais si, devant marcher, il n’avait point marché, il est clair qu’il n’était point guéri. Il semble même que l’Ecriture sainte, en plusieurs endroits, refuse la connaissance à ceux qui n’ont pas la pratique : la connaissance stérile est peut-être une ignorance. C’est à ceux qui agissent que Jésus-Christ dit : Vous êtes heureux d’avoir des yeux qui voient (Matthieu 13.16).
Quoi qu’il en soit, la foi est un premier acte d’obéissance ; celui qui croit doit obéir, celui qui connaît doit agir, « marcher ». Et comment ? Paul dit : « D’une manière digne de Dieu. » Cela ne signifie pas égal à Dieu (adéquat) ; mais une manière digne de Dieu est une manière qui montre par nos actions que nous avons accepté et compris la grâce de Dieu.
C’est le seul sens que puisse avoir ce mot ici ; au-dessus de cette interprétation toute autre est chimérique, car qui est suffisant pour ces choses ? (2Corinthiens 2.16.)La perfection est seule digne de Dieu ; et qui est parfait ? Nous ne sommes dignes qu’autant que nous nous reconnaissons indignes : Je ne suis pas digne que tu entres chez moi (Matthieu 8.8), disait à Jésus-Christ un homme, et c’est pour cela que Jésus-Christ entra chez lui. Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre (1 Corinthiens 15.9), disait Paul, et c’est pour cela qu’il fut appelé apôtre. Je suis trop petit au prix de tes faveurs, disait Jacob à l’Eternel (Genèse 32.10). Il n’y a qu’une chose où le mot « digne » paraisse s’appliquer pleinement ; joyeux d’avoir été trouvés dignes de souffrir des opprobres (Actes 5.41). Le mot « digne » signifie « méritant », quand il s’agit de Dieu (Apocalypse 4.11), ou de nos péchés (Tite 3.3), dignes d’être haïs (Hébreux 10.29), ou de nous-mêmes dans tel sens particulier ou relatif ; mais quand il s’agit de nos rapports avec Dieu ou de notre destination en général, non ; et le mot « digne » prend le sens qu’il a ici (Luc 20.35 ; 2 Thessaloniciens 1.5). Ecartons donc l’idée d’une dignité absolue. Il y a toujours quelque indignité au fond du meilleur.
Qu’est-ce que « marcher d’une manière digne de Dieu ? » Voici les détails :
« Vous attachant (appliquant) à tout ce qui peut lui plaire. » Ce mot a son importance, il rappelle le passage Ephésiens 5.10 : Examinant ce qui est agréable au Seigneur. Trop de gens sont disposés à s’imaginer qu’il n’y a pas en cette matière besoin d’examiner et que tout va sans dire. Paul, qui s’y entendait,, recommande cependant l’examen non seulement pour ne pas faire ce qui est désagréable à Dieu, mais pour faire ce qui lui est agréable et ce qui lui est le plus agréable. Oui, plaire à Dieu, c’est donc l’objet d’une recherche ; cela ne vient pas tout seul ; cela ne se présente pas au premier instant et ne s’arrête pas au premier pas ; non, il y a à la fois « examen » et « application ». Le service du Bien-aimé ne peut pas être un service avare et sordide : il faut être jaloux, avide pour Dieu, comme l’égoïste est jaloux et susceptible pour soi-même ; c’est envers lui que nous conviennent l’empressement, la complaisance, la délicatesse que nous avons souvent pour des hommes comme nous, pour des objets en lesquels nous nous aimons. Dieu, dans sa suprême indulgence, serait content de nous si nous avions pour lui à peu près la même exigence que nous avons pour les objets de nos enthousiasmes ou de nos passions mondaines. Hélas ! rarement Dieu a obtenu, même de ses plus fidèles serviteurs, autant de sacrifices qu’un grand homme en a obtenu des autres hommes, qu’un héros en obtient de ses admirateurs, et, faut-il le dire, qu’une faible femme de celui dont elle a captivé le cœur.
« Fructifiant et croissant en toute bonne œuvre. » En toute bonne œuvre : en effet, on ne choisit pas dans le service de Dieu. Tout est nécessaire, tout est également obligatoire, car tout porte le même sceau, le sceau de Dieu. Nous lisons dans tout l’Evangile : Celui qui a dit : Tu ne commettras point adultère, a dit aussi: Tu ne tueras point (Jacques 2.11). De même, « celui qui a dit: Vous ferez part de vos biens aux pauvres, a dit aussi : Vous rendrez l’honneur à qui l’honneur, » etc. Le monde et même l’Eglise sont remplis de gens qui choisissent, qui s’attachent à une partie du service de Dieu et rejettent les autres et croient « prendre la bonne part » ; mais « cela même qu’ils ont leur sera ôté ». Choisir dans le service de Dieu, ce n’est pas le servir ; y faire ce qui plaît n’est pas obéir ; c’est chercher son propre bon plaisir et non celui de Dieu, c’est faire sa propre volonté, se choisir soi-même et non pas Dieu. C’est un des plus dangereux écueils de la vie chrétienne, celui de s’attacher à une partie du service de Dieu en négligeant le reste. Un devoir ne dispense pas d’un autre devoir ; au contraire, reconnaître la loi sur un point, c’est la reconnaître sur tous, et violer ou négliger un commandement, c’est violer ou négliger toute la loi. Jésus-Christ n’est pas divisé, ni sa loi non plus. Nous ne faisons pas un service d’amateurs : le service de Dieu veut des amis. Nous sommes, en un sens, des volontaires au service de Dieu ; mais, dans l’autre, nous sommes des soldats enrôlés. L’amour n’efface pas la justice. Suivre l’amour indépendamment de la justice ce n’est plus l’amour, mais le goût naturel, la complaisance pour soi-même. L’amour ne doit donc pas être séparé de la justice. Vérité importante, souvent oubliée. Nous pouvons rendre notre service libre (volontaire) par l’amour, mais en soi il ne l’est pas. Il faut rappeler à tous, surtout aux chrétiens intelligents, les paroles : Malheur à moi si je n’évangélise ! (1 Corinthiens 9.16, 17).
« Fructifiant et croissant en toute bonne œuvre en la connaissance de Dieu. » Paul revient encore sur la connaissance dont il a parlé il n’y a qu’un moment (v. 9). Ces mots peuvent se traduire diversement : en ou par. La traduction ordinaire est : « par la connaissance de Dieu ». La connaissance est sans doute le moyen. « Nous sommes renouvelés (pensées, volonté, mœurs) par la connaissance » (Colossiens 3.10). Mais, comme on peut lire aussi ce passage : « Croissant en toute bonne œuvre pour connaître », (dans le but de connaître, de manière à connaître, ou en sorte que nous connaissions) ce sens serait encore très juste et très beau, car agir est le moyen de connaître ; il y a un degré de connaissance où l’on n’arrive que par l’action ; chaque nouveau sacrifice est une nouvelle lumière. C’est pourquoi il est dit que « le secret de l’Eternel » (ses confidences) est pour ceux qui le craignent (Psaumes 25.14) ; c’est pourquoi aussi Jésus-Christ a dit : Si quelqu’un veut faire (s’applique à faire) la volonté de celui qui m’a envoyé, il connaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de mon chef (Jean 7.17). C’est ainsi, c’est par l’action que l’on va de foi en foi comme de vertu en vertu.
« Etant revêtus… » (v. 11). Après les avoir représentés comme capables de si grandes choses, Paul ne veut pas que les Colossiens se méprennent sur la source et la condition de toutes ces choses ; il ne veut pas leur laisser croire qu’ils en soient capables par eux-mêmes ; il désire qu’ils soient convaincus de cette vérité, il les désire forts de la force de Dieu ; et même cela fait un objet de sa prière : il demande à Dieu qu’ils soient fortifiés de cette force, non seulement en général, mais pour chaque bonne œuvre, « par la force de Dieu seule glorieuse », parce que seule elle est toute à lui, parce que seule elle n’est pas d’emprunt.
Mais il demande cette force ; pourquoi ? Le premier usage auquel il veut qu’elle s’applique est bien remarquable. C’est de pouvoir « supporter ». Cela s’explique peut-être par la position des premiers chrétiens ; mais d’ailleurs cela est tout à fait rationnel, parce que cette force s’essaie à supporter avant d’agir. Il est vrai que souvent il est plus difficile de supporter que d’agir car dans l’action on a pour dédommagement qu’on agit ; mais cependant c’est la force de supporter qui se présente la première, avant celle d’agir. Supporter est une des plus périlleuses épreuves de notre foi et de notre obéissance, et qui peut supporter peut agir : le principe des deux est le même. Mais ici une distinction s’impose. Il y a bien une certaine patience qui ne suppose pas nécessairement la force de l’action : c’est une patience sans volonté, sans adhésion, ce n’est pas une acceptation généreuse de la souffrance, comme d’un mystère de Dieu (patienter c’est vouloir souffrir), c’est une patience involontaire, morte, au lieu que la patience chrétienne est une patience vive qui a la joie pour principe et pour caractère. Aussi Paul ajoute : « avec joie ». En effet la racine de la vraie patience est une provision de bonheur intérieur qui vient réparer les brèches faites à notre bonheur extérieur ; un bonheur intérieur qui, comme un réservoir d’eau fraîche, humecte et rafraîchit l’âme au moment du besoin, que l’âme (comme le chameau) porte avec elle dans le désert ; un bonheur puissant qui convertit en sa propre nature tout ce qui l’approche, ainsi que l’aimant aimante le fer, ainsi que cet homme, selon les fables antiques, changeait en or tout ce qu’il touchait. Telle est la patience des saints ; patience joyeuse, qui n’accepte pas seulement, mais qui embrasse la douleur. Certes, tu m’es un époux de sang (Exode 4.25), mais toutefois un époux.
Paul n’est pas au bout de ses requêtes pour les Colossiens ; il demande encore pour eux la reconnaissance : « Rendant grâces… » (v. 12). Puisqu’il n’attend que de Dieu la force de bien faire, il est naturel qu’il lui rende grâces du bien qui a été fait. Et en effet, sans cette reconnaissance, tout le reste lui échapperait, tout le reste s’évanouirait comme un rêve. Celui qui ne croit pas avoir reçu de Dieu tout ce qu’il a, n’a rien reçu en effet. La grâce de la reconnaissance est étroitement liée à toutes les autres grâces. Elle en est le gage, elle en est le sceau ; car elle prouve d’abord que nous les avons reçues et ensuite que nous les recevrons encore. De plus, il ne faut pas considérer la reconnaissance seulement comme un sentiment : c’est un acte auquel il faut s’exercer ; c’est une vertu, il la faut pratiquer. C’est bien un acte intérieur, invisible, mais un acte toujours ; c’est un mouvement facile et naturel de l’âme, qui profite à l’âme et la fortifie, comme un mouvement extérieur facile et naturel profite au corps et le fortifie. C’est donc à cela, c’est à une action non moins qu’à un sentiment que Paul exhorte les Colossiens quand il dit : « Rendant grâces », c’est-à-dire, ne faites pas tout ce que je viens de dire, ne faites rien de ce que je viens de dire sans rendre grâces.
J’ai dit que Paul invite les Colossiens à remercier Dieu des grâces spirituelles qu’il leur a accordées… Paul ne dit-il pas expressément autre chose, quand il dit : « Remerciez-le de vous avoir (ainsi) rendus propres (par là, par les grâces ci-dessus mentionnées) à avoir part à l’héritage des saints dans la lumière » ? Non ; c’est là, au fond, réellement ce que nous avons dit ; donc ici (v. 12) il ne remercie pas absolument Dieu d’avoir donné le salut, mais il le remercie d’avoir donné ce sans quoi il n’y a point de salut possible. Il ne dit pas comme il eût pu dire : Dieu qui nous a donné une part à l’héritage, mais Dieu qui nous a rendus propres… Car, à bien dire, le salut se compose de deux choses dont l’une est hors de nous et s’accomplit pour nous, et l’autre s’accomplit en nous et par nous ; la première est la rémission des péchés, la seconde est la foi et tout le cortège de la foi. C’est par la seconde que nous sommes rendus propres à la première : c’est donc du don de cette aptitude que dépend, c’est même dans ce don que se réalise et l’on pourrait dire que consiste le don du royaume céleste ; ce royaume ne nous est vraiment donné qu’en tant que nous y sommes rendus propres. Ce sont ces mots qui doivent maintenant nous arrêter.
Etre propre à un état ou à une action, c’est avoir les qualités ou les dispositions qui y répondent et sans lesquelles on ne peut exister dans cet état ou faire cette action. Il est vrai que souvent ce mot s’applique surtout aux actions et qu’on dit plutôt ordinairement : être propre à une action. C’est dans ce sens que notre Seigneur Jésus-Christ a dit : Celui qui, ayant mis la main à la charrue, regarde derrière lui, n’est pas propre pour le royaume de Dieu (Luc 9.62). Le royaume de Dieu ici, dans Luc, c’est le royaume de Dieu sur la terre, ou l’Eglise militante ; en sorte que par propre, dans ce passage, Jésus-Christ veut dire : propre à cette sainte guerre, propre aux travaux du peuple de Dieu. On applique encore ce mot à un état, mais plus rarement, ce me semble, et surtout on ne s’avise pas de l’appliquer au bonheur, attendu, semble-t-on penser, que tout le monde est propre à être heureux. Mais c’est une idée fausse : le bonheur résulte toujours d’une harmonie entre notre état intérieur et nos circonstances extérieures ; il n’y a point de bonheur sans cette convenance. C’est à cause de cela que tout le monde, quoi qu’on en dise, n’est pas propre à être riche, chose qu’on trouve si facile. Il n’en est pas autrement du bonheur céleste ; il faut y être propre pour le goûter et en jouir. Quelles sont donc les conditions de cette aptitude ? Il faut pour cela, pour que ce bonheur soit un bonheur, deux conditions : ou bien que ce bonheur soit mis en rapport avec notre nature et change, si elle ne change pas ; ou bien, si ce bonheur ne peut être changé, il faut que ce soit notre nature qui soit changée. Il faut, si ce bonheur est spirituel, que nous devenions spirituels ; ou si nous restons charnels, il faut que ce bonheur devienne charnel. Or l’esprit ne peut pas plus céder à la chair que Dieu ne peut céder à l’homme, et il est dit que la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu (1 Corinthiens 15.50). Dieu est la lumière, et il n’y a point en lui de ténèbres (1 Jean 1.5), mais il y aurait en lui des ténèbres, s’il admettait les ténèbres à sa communion ; or, il est dit de la félicité des élus que c’est un héritage de lumière. Dieu est saint, mais il ne le serait pas si ceux qui ne sont pas saints pouvaient se trouver heureux avec lui ; aussi est-il dit que sans la sanctification personne ne verra le Seigneur (Hébreux 12.14), et, dans notre texte, le bonheur à venir est appelé l’héritage des saints. L’esprit ne pouvant céder à la chair, il faut donc que la chair cède à l’esprit, et c’est dans cette condition que se réalisera le bonheur céleste. On a tort d’ailleurs de se représenter le bonheur céleste comme un simple état ; la société avec Dieu n’est pas un simple état : toute société se résout en actes ; ces actes mêmes sont le but de la société. C’est un rapport, c’est une communion, c’est un déploiement de facultés, c’est une vie, c’est une action ; il y a quelque chose à faire dans le ciel, ne fût-ce que des actions de l’âme ; le bonheur du ciel est de se réunir incessamment à Dieu d’une manière volontaire et sentie, c’est de le choisir constamment, c’est d’adhérer sans cesse à lui, c’est de nous donner sans cesse à lui. S’il en est ainsi, qui doutera que, pour goûter le don céleste, nous ne devions d’abord y être rendus propres ou aptes ? Il faut cela ; à moins que nous ne pensions que Dieu doive rendre ce bonheur propre à notre nature telle qu’elle est, changer les principes de son gouvernement, changer sa nature même, s’abaisser jusqu’à nous qui ne pouvons pas, qui ne voulons pas monter jusqu’à lui. Mais cela, il l’a fait ! il l’a fait dans la forme et dans toute la mesure où sa sainteté lui permettait de le faire ; il l’a fait une fois pour toutes en Jésus-Christ. Faut-il qu’après s’être abaissé, il descende davantage, qu’il se dégrade ? Et quant à des preuves ultérieures de condescendance, il en donnera encore ; quant à accommoder les choses à nous, il le fera encore, mais toujours sans compromettre en rien l’esprit de son règne. Ce ne sera point en effet soumettre l’esprit à la chair, la sainteté au péché, ni Dieu lui-même à la créature, que de donner carrière à toute sa bonté quand il peut lui donner carrière, que d’écarter tout ce qui, dans la vie terrestre, s’interpose entre le fidèle et son Dieu, tout ce qui hors de nous empêche notre bonheur de se consommer (ainsi les tentations, les douleurs résultant de la vue du mal, les commerces affligeants, les souvenirs douloureux), de faire en sorte qu’il n’y ait plus ni deuil, ni cris, ni travail (souffrance) (Apocalypse 21.4) ; tout cela ne serait pas le malheur pour une âme unie à Dieu, mais il est de la bonté de Dieu d’éloigner tout mal qui n’est pas nécessaire ; cet enlèvement du mal est comme le dernier sceau de la bienveillance de Dieu, il marque solennellement la fin de l’épreuve. C’est de cette manière, mais uniquement de cette manière, que Dieu, dont le premier soin est de nous rendre propres à la vie du ciel et qui nous donne cette vie même dès ici-bas, a pour second soin de nous la rendre propre autant que nous sommes devenus auparavant propres à elle. Mais au delà il n’y a rien ; et tout cela n’enlève rien au principe immuable qu’il faut que nous soyons rendus propres au royaume de Dieu.
Au reste, cette nécessité de devenir propres à la vie céleste est indiquée par les mots : « héritage des saints dans la lumière » ; si c’est l’héritage des saints, comment serait-il celui des profanes ? Et quand au mot « lumière » qui, dans l’Ancien Testament, signifie souvent prospérité, — la lumière est semée pour le juste (Psaume 97.11), — il signifie souvent dans le Nouveau Testament (1 Jean 1.5, 6), et ici en particulier, sainteté ; en sorte que par le mot lumière, dans notre texte, l’apôtre annonce que la sainteté, une pureté immaculée, éclatante, est non seulement l’accompagnement, mais un élément essentiel, une condition indispensable de l’héritage ou du bonheur des saints. C’est la sainteté qui est proposée à leurs désirs et c’est là même le but de leur espérance ; et en effet la sainteté devient de plus en plus, pour ceux qui ont été sanctifiés, un besoin, un aliment, un bonheur et le bonheur même ; et c’est par la vue et l’espérance de cette sainteté, non moins que par la vue et la perspective du repos (« le repos du peuple de Dieu » n’est pas inaction), qu’on les engage à combattre le bon combat.
Dieu nous a donné une part, « notre part dans cet héritage des saints ». On pourrait traduire « une part », mais il semble qu’il y ait quelque chose de plus : (l’original emporte l’idée d’une part déterminée, réservée : la part qui nous est assignée) cette part que vous savez bien. Cette parole rappelle vivement une autre parole : Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, disait notre Maître (Jean 15.1). Ces paroles concordent et s’entr’aident : elles signifient qu’il n’y a pas dans le ciel seulement pour tous les saints un héritage indivis, en masse, auquel prendra part qui pourra, mais un héritage particulier, une part particulière, une demeure par chaque âme d’homme ; autant de parts, autant de demeures que d’esprits immortels déchus et relevés. Cela revient à dire que l’appel de Dieu est adressé à tous les hommes, ainsi que le proclamèrent les anges en disant : Bonne volonté envers les hommes (Luc 2.14). En sorte que, en entrant au ciel, nous nous mettons en possession de notre héritage, nous rentrons chez nous ; en sorte aussi que notre demeure céleste, si nous n’y rentrons pas, est comme un champ désolé qui reste en friche durant l’éternité. Nous sommes des héritiers qui avons répudié volontairement notre héritage, la succession de notre père, ou qui, comme Esaü, avons vendu pour un aliment périssable, à vil prix, un droit d’aînesse dont nul ne pouvait nous déposséder ou nous dépouiller que nous-mêmes. Il ne s’agissait pas de faire notre fortune, comme à l’aventure, mais de réclamer notre patrimoine. Tous les jours, pour ainsi dire, la vacance de l’héritage est publiée ; tous les jours l’héritier est appelé à faire valoir ses droits, tous les jours jusqu’à ce qu’il y ait prescription. Qu’est-ce à dire ? jusqu’à ce que l’héritier ait cessé, je ne dis pas d’y être propre (il ne l’a jamais été), mais de pouvoir y devenir propre, jusqu’à ce qu’il ait perdu ses droits à force de les mépriser. Arrêtons-nous sur ces mots : « perdre ses droits ».
Droits et aptitudes ailleurs sont différents, droits et aptitudes ici se confondent ; c’est une même chose. L’héritier a le droit aussi longtemps qu’il a l’aptitude, mais quand il n’a plus l’aptitude, il ne peut plus être question de droit. Nous touchons ici à l’un des sujets les plus terribles de la religion. Saint Paul disait aux Ephésiens convertis, c’est-à-dire ressuscités en nouveauté de vie : Vous étiez morts dans vos fautes et dans vos péchés (Ephésiens 2.1). Ainsi, avant la conversion, on est mort, mais d’une mort qui n’est pas irrévocable et dont on peut sortir par la conversion. Mais il y a une autre mort, irrévocable, et ce qu’on appelle la condamnation ou la réprobation n’est sans doute pas autre chose que cette mort-là. La réprobation n’est pas seulement hors de nous, mais en nous ; nous sommes condamnés en tant que nous sommes morts. Le terme de la carrière des rebelles n’est jamais prématuré ; on ne pourra jamais dire d’un homme : il est mort trop tôt. Les rebelles meurent quand il est inutile (au jugement de Dieu) qu’ils vivent davantage. Le droit lui-même (hors de nous), notre droit à l’héritage céleste, ne meurt jamais, mais c’est nous qui mourons au droit ; et c’est comme si le droit lui-même était mort pour nous. Nous pouvons encore réclamer le droit, que déjà il n’est plus temps, parce que nous n’avons plus des mains, des facultés pour en saisir et nous en approprier l’objet.
Ainsi, que les terreurs de la mort et du jugement nous aient fait crier merci à Dieu sur le lit d’agonie, que nous ayons en tremblant embrassé les genoux de Jésus-Christ, que nous soyons persuadés que nous sommes reçus en grâce, que nous mourions dans cette espérance, nous n’en sommes pas plus propres pour le royaume de Dieu, nous n’en sommes pas plus rapprochés, s’il n’y a pas eu un changement intérieur pour nous. Il est vrai que ce recours en grâce, cette acceptation, cette espérance, sont des moyens et des conditions de cette aptitude ; mais tout cela n’est point encore cette aptitude. Et il est impossible que, transportés au ciel dans cet état, nous y trouvions le bonheur ; et si nous n’y trouvons pas la félicité, nous y trouverons la suprême infélicité. (L’air du ciel est trop pur pour nous, nous y péririons sans cesse.)
La nature spirituelle du bonheur céleste est tellement évidente que l’Evangile, en plusieurs endroits, le fait commencer, fait commencer la vie éternelle dès ici-bas. La vie éternelle n’est pas tant une vie à part, une vie d’un autre genre, que l’éternité de la vie : elle n’est pas vie parce qu’elle est éternelle ; mais elle est éternelle parce qu’elle est la vie. Par ce mot « éternelle », nous entendons seulement que cette vie qui a commencé ici-bas ne finira point. Aussi l’apôtre, ayant déjà dans ses mains les arrhes du salut, en ayant touché l’acompte pour ainsi dire, portant déjà le ciel et l’éternité dans son cœur, s’écrie dans son enthousiasme (v. 13) : « Dieu nous arrachant à la puissance des ténèbres, nous a transportés dans le royaume du Fils de sa dilection. » Involontaire et naïve confirmation de ce que nous disons. Que servent les arguments ? Voilà le fait ! Voilà, chez saint Paul, dès ici-bas la vie éternelle, l’héritage de lumière car il a le ciel dans son cœur ! Là où est l’union avec Dieu, là, le ciel n’est-il pas ? Et le reste, la mort, qu’est-ce qu’un dernier voile qui tombe, un dernier nuage qui s’enfuit ?
Et maintenant, toutes ces grâces dont l’énumération pressée remplit ces versets que nous avons expliqués et dont tour à tour Paul a fait la demande à Dieu et l’a remercié, toutes ces grâces, d’où coulent-elles ? Il faut le savoir ; car qui ne le sait pas ne les possède pas ; et cette connaissance est la grâce dans la grâce même. Eh bien, elles coulent des plaies de Jésus-Christ avec son sang. C’est ce qu’indique l’apôtre dans le dernier verset (v. 14) : « En qui nous avons la rédemption, savoir la rémission des péchés. » Un abîme s’était creusé entre Dieu et nous. Jésus-Christ a fermé l’abîme et en rouvrant les communications entre l’homme et Dieu, il a, si l’on peut parler ainsi, mis en liberté l’Esprit-Saint, cet Esprit dont le souffle, quelque-puissant qu’il soit, ne pouvait soulever ni enlever vers le ciel des âmes appesanties par le fardeau du péché, attachées au péché par le péché même. Maintenant la bienfaisante tempête du Saint-Esprit peut les enlever du sol, légères ou allégées qu’elles sont par la rémission des péchés. Maintenant, et non point avant, ces âmes peuvent devenir propres pour le royaume de Dieu dont les portes sans cela, si même elles leur eussent été ouvertes, l’eussent été en vain éternellement.
Au terme de cette lecture, résumons-nous. Paul demande pour les Colossiens la connaissance de la volonté de Dieu (par la Bible, par l’Esprit), la vie conforme à cette connaissance, la force sans cesse renouvelée, la reconnaissance. Que cette prière soit la nôtre, soit quand nous prions pour nous-mêmes, soit quand nous prions pour les autres, pour ceux que nous aimons, soit surtout quand nous prions pour les âmes qui nous sont confiées ! Et que cette prière se retrouve dans toute notre vie, non par les mots dont elle se compose, mais par les sentiments qui l’animent !