Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Jean Daillé

 1594-1670 

Pendant plusieurs années, l’Église de Paris fut desservie à la fois par Mestrezat, Le Faucheur, Drelincourt, Aubertin et Daillé. « Nous pouvons, dit le biographe de ce dernier, appeler ce temps-là le bon temps de notre Église, sa belle saison, ses années de bénédiction et de prospérité[a]. »

[a] Abrégé de la vie de M. Daillé (par le fils de Daillé), imprimé avec les Deux derniers sermons de J. Daillé. Charenton, 1670. Page 29.

Celui qui survécut à tous les autres, et qui ferme ce qu’on peut appeler la première période ou le premier âge de la chaire protestante au dix-septième siècle, est Jean Daillé, né en 1594 et mort en 1670.

Il naquit à Châtellerault, d’une famille honorée et revêtue de charges importantes dans sa province. Ses études accomplies, il devint gouverneur de deux petits-fils de Du Plessis-Mornay, controversiste habile et pieux, dont le commerce lui fut très utile. Il voyagea pendant deux ans avec ses élèves dans presque toute l’Europe. On lui a souvent, dit son biographe, ouï regretter ces deux années, qu’il comptait presque pour perdues, parce qu’il les eût pu passer plus utilement dans son cabinet[b]. » Il avait vu cependant, dans ces voyages, les hommes les plus illustres du temps ; mais c’était alors une prévention générale que tout ce qui peut s’apprendre se trouve dans les livres. Il y a perte et profit en même temps à cette concentration dans les idées abstraites. Lorsqu’on vit solitairement avec les principes, on les conserve mieux, on n’est pas exposé aux transactions, et l’on est fort, parce qu’on est absolu. Néanmoins, dans la vie, la vérité ne peut pas compter sans son hôte, et son hôte c’est l’humanité. Les premiers principes sans doute sont inaltérables, mais il y a tout avantage à les appliquer en face des faits, et la société est un fait duquel il faut tenir compte. Nous étudions une époque où l’on raisonne plus qu’on n’observe. C’est le secret de sa force et de sa faiblesse. Le grand principe de Bacon a mis du temps à faire son chemin, et quand il est arrivé au dix-huitième siècle, il est arrivé exagéré.

[b] Abrégé de la vie de M. Daillé, page 9.

A son retour, Daillé fut, pendant quelque temps, chapelain de Du Plessis-Mornay. Celui-ci mourut peu après, et Daillé devint ministre à Saumur ; mais, ayant fait un voyage à Paris et prêché à Charenton, il y fut appelé en 1626, et y exerça son ministère jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant quarante-quatre ans.

Son temps fut partagé entre la prédication et la controverse, dans laquelle il succéda à celui qu’on appelait le grand Du Moulin. Les contemporains prétendaient que la Réforme n’avait pas eu, depuis Calvin, de plus puissant champion.

En 1632, il publia son Traité de l’emploi des saints Pères. Ce livre, le premier de Daillé, est le plus célèbre et peut-être le meilleur. Situé au-dessous de cette région sublime et redoutable, où brillent sans doute les grandes lumières, mais où se forment aussi les grands orages, le sujet ne l’entraînait pas dans ces controverses où l’on est si facilement exposé à la profanation ; il ne remuait aucun dogme, aucun mystère, mais en revanche il s’adressait aux préoccupations du temps. La nouveauté et le piquant du sujet, un plan simple et heureux, une méthode excellente, un style aisé et passablement vif, sans aucune âcreté, ont fait de ce traité le premier livre de controverse vraiment populaire.


Jean Daillé

Sans doute, Pascal aurait tiré du même sujet un plus riche parti. Le génie du style et l’éloquence forte ne caractérisent pas Daillé ; mais c’est un logicien très habile, qui donne à son argumentation toutes les allures du bon sens populaire. En même temps, sans écrire pour le monde, il écrit de manière à être goûté par les gens du monde. En général, il ne semble pas avoir la gravité ni la tristesse de style de ses devanciers ; il a de la familiarité, une sorte d’enjouement, jusque dans ses sermons ; il cause plus volontiers qu’il ne disserte. Ce n’est pas, je le suppose, chez Mestrezat qu’on trouverait une phrase comme celle-ci : « Ainsi fut abattue par un coup de canon l’autorité des Pères[c]. »

[c] Traicté de l’employ des saincts Pères. Genève, 1832. Page 488.

Voici le sujet de son livre, tel qu’il l’expose lui-même dans un résumé, intitulé Dessein de tout l’ouvrage :

« Les Pères ne peuvent être juges des controverses aujourd’hui agitées entre ceux de l’Église romaine et les protestants : 1° parce qu’il est, sinon impossible, du moins très difficile de savoir nettement et précisément quel a été leur sentiment sur icelles ; 2° parce que leur sentiment, posé qu’il fût certainement et clairement entendu, n’étant pas infaillible ni hors de danger d’erreur, il ne peut avoir une autorité capable de satisfaire l’entendement, qui ne peut ni ne doit croire, en matière de religion, que ce qu’il sait être assurément véritable.

La première raison se prouve par les moyens suivants :

1. Nous avons peu d’écrits des Pères, surtout du premier, second et troisième siècles.

2. Les écrits que nous avons de ce temps-là traitent de matières très éloignées des questions d’aujourd’hui.

3. Les écrits qui portent les noms des Pères ne sont pas tous véritablement d’eux, mais une bonne partie supposés, soit dès jadis, soit depuis les derniers siècles.

4. Les vrais écrits des Pères ont été en plusieurs lieux altérés par le temps, l’ignorance, la fraude, soit pieuse, soit malicieuse, ès premiers et derniers siècles.

5. Les écrits des Pères sont difficiles à entendre, à cause des langues et idiomes dont ils se servent, de la façon dont ils traitent, embrouillée le plus souvent de figures et artifices de rhétorique, de subtilités et souplesses de dialectique, et semblables tours, et pour les termes qu’ils emploient, la plupart en signification tout autre que nous ne les prenons maintenant.

6. Quand bien nous verrions une opinion exprimée clairement en l’écrit d’un Père, nous ne pouvons pas pour cela nous assurer qu’il l’ait tenue, vu que souvent ils disent des choses qu’ils n’ont pas crues, soit en rapportant les sentiments des autres sans les nommer, ce qu’ils font souvent en leurs commentaires, soit en disputant contre un adversaire, en laquelle sorte de traités ils se permettent de dire l’un et penser l’autre, soit en taisant ce qu’ils tiennent par quelque dispensation, comme en leurs homélies, pour s’accommoder à une partie de leurs auditeurs.

7. Posé que nous soyons assurés qu’un Père dise une opinion comme sienne, toujours faudra-t-il rechercher en quel temps il l’a dite, si devant ou après avoir bien mûri ses études, parce qu’il leur arrive parfois de rétracter en leur vieillesse ce qu’ils avaient tenu en leur jeunesse.

8. Mais posé qu’un Père ait tenu constamment une opinion, restera à voir comment il l’a tenue et en quel degré de croyance, si comme nécessaire ou probable seulement ; et derechef en quel degré de nécessité et de probabilité il l’a mise, les croyances n’étant pas toutes également soit nécessaires, soit probables.

9. Après cela faudra éclaircir s’il avance cette opinion comme de soi-même seulement (car en ce cas elle ne serait point de foi nécessairement), ou s’il la rapporte comme croyance de l’Église de son siècle.

10. Sur quoi faudra ensuite distinguer s’il l’attribue à l’Église universelle ou à une Église particulière seulement, les sentiments communs en la plupart de l’Église n’ayant pas toujours été reçus en une chacune de toutes ses parties.

11. Et après tout, soit que vous preniez l’Église pour l’université des chrétiens, soit seulement pour l’université des pasteurs, il est impossible de savoir quels ont été les sentiments de toute l’Église d’un siècle, vu qu’il arrive bien souvent que les opinions de ceux qui paraissent ne sont point suivies, sont même quelquefois mécrues et contredites par les membres de la même Église, qui ne paraissent point, lesquels néanmoins au reste, pour leur doctrine et piété, mériteraient peut-être autant ou plus de considération et d’autorité que les autres.

La seconde raison, à savoir que ni le témoignage, ni l’enseignement des Pères n’est point infaillible, se prouve par les considérations suivantes :

1. Les Pères mêmes témoignent qu’ils ne doivent pas être crus absolument et sur leur simple dire.

2. Ils écrivent de façon qu’il est aisé à voir qu’en écrivant ils ne prétendaient nullement de nous juger.

3. Ils se sont abusés en divers points, et à part, et plusieurs ensemble.

4. Ils se sont fortement contredits les uns les autres, et tombent en avis divers sur matières importantes.

5. Enfin, à vrai dire, nulle des parties ne les reconnaît pour juges, mais les rejettent librement et sans scrupule, les uns et les autres, tenant plusieurs choses que les Pères ont ignorées, en rejetant d’autres qu’ils ont tenues : les protestants, là où les Pères vont ou contre ou outre l’Écriture ; l’Église romaine, où ils choquent les résolutions de ses pontifes ou conciles. Puis donc que les parties attribuent l’autorité souveraine à d’autres juges, les Pères, quand bien ils auraient au fond une autorité divine, ne sauraient néanmoins jamais vider leurs différents et les mettre d’accord.

D’où s’ensuit qu’il faut débattre nos différents par autres moyens que par leurs écrits, et suivre en la religion la méthode que l’on tient en toutes autres disciplines, nous servant des choses dont nous sommes d’accord pour éclaircir celles dont nous sommes en contestation, comparant exactement les conclusions de l’une et de l’autre partie avec ses principes, reconnus et confessés par toutes les deux, soit en la raison, soit en la révélation divine. Et quant aux Pères, les lire soigneusement et surtout sans préjugé de part ni d’autre, cherchant en leurs écrits leurs opinions et non les nôtres, argumentant de ce que nous y trouverons négativement plutôt qu’affirmativement, c’est-à-dire, que nous tenions pour suspects les articles qui ne paraissent point chez eux, n’étant pas croyable que de si excellents hommes aient ignoré les nécessaires et principaux points de la foi, mais ne recevant pas incontinent pour infailliblement véritable tout ce qui se rencontre chez eux, parce qu’étant hommes, quoique saints, ils peuvent s’être quelquefois mépris, soit par une simple ignorance, soit même par quelque passion, n’en ayant pas été entièrement exempts, comme il paraît clairement par ce qui nous reste de leurs livres. »

Daillé eut à soutenir d’autres controverses avec ceux de sa propre communion au sujet de la grâce universelle, dont il était partisan. Une révolution s’était opérée dans la théologie protestante depuis le synode de Pordrecht. Beaucoup de théologiens avaient adouci la rigueur des anciens dogmes. Cependant, c’était encore de la nouveauté, et Daillé n’avait, à ce qu’il paraît, écrit que pour ses amis ce qu’il composa sur ces matières et qui fut, dit-on, imprimé à son insu. Il ne semble pas qu’il ait évité dans ces débats les écueils auxquels la droiture et la charité ne sont que trop exposées quand on controverse. L’historien de sa vie, son fils, n’en parle qu’avec une sorte de répugnance. « Nous avons voulu, dit-il, expédier en un seul trait de plume toute cette petite guerre civile ; aussi bien est-ce un endroit dont nous ne saurions trop tôt nous tirer[d]. »

[d] Abrégé de la vie de M. Daillé, page 26.

Daillé présida, en 1659, le dernier synode national réuni à Loudun. La session fut ouverte par un discours du commissaire royal, le sieur de Magdelaine. Après avoir fait remarquer la grande condescendance du roi, qui permettait des débats concernant une religion que lui-même et la majorité de ses sujets désapprouvaient, il recommanda aux ministres de se contenir toujours dans les bornes de la modération quand ils parleraient en public. « On leur défend expressément, ajouta-t-il, de se servir du mot d’Antechrist dans leurs prêches ou dans leurs écrits, lorsqu’ils parleront du pape, ni d’appeler les catholiques idolâtres, ni de parler en termes scandaleux et injurieux de la religion catholique, comme de dire que c’est un abus et une tromperie du démon, et autres choses semblables que l’on trouve dans votre confession de foi[e]. » Et avant de finir : « Sa Majesté ayant considéré qu’on ne peut pas tenir de synode national sans qu’il en coûte de grandes sommes et sans causer beaucoup d’embarras et de peines à ceux qui y sont envoyés, et d’autant qu’on peut terminer plus facilement et à moins de frais plusieurs matières et affaires dans les synodes provinciaux, lesquels Sa Majesté permet qu’on tienne une fois l’année, pour conserver la discipline des Églises de la religion prétendue réformée ; pour ces raisons, Messieurs, Sa Majesté a jugé à propos que je vous proposasse de sa part de donner à l’avenir tout pouvoir aux synodes provinciaux de connaître de toutes les affaires qui arriveront dans les provinces, dont la connaissance appartenait autrefois seulement aux synodes nationaux, et de les régler et terminer ; car Sa Majesté a résolu qu’on n’en assemblerait plus que lorsqu’elle le jugerait expédient[f]. »

[e] Aymon. Tous les Synodes nationaux des Églises réformées de France. La Haye, 1710. Tome II, page 719.

[f] Aymon. Tous les Synodes nationaux. Tome II, page 721.

Le modérateur Daillé, dans sa réponse, exprima l’espérance que le roi reviendrait de cette dernière décision.

« Pour ce qui est, continua-t-il, de cette conduite discrète et modérée qu’on requiert de nos ministres dans l’exercice de leur office pastoral, dans leurs livres qu’ils font imprimer pour la défense de notre religion, et dans leurs prêches pour le même sujet, nos pères ont eu la charité chrétienne en si grande estime et recommandation, avant même que l’exercice de notre religion nous fût permis par les édits et au plus fort de la persécution, qu’ils ont défendu, par un article très exprès de notre discipline, de se servir de termes injurieux et de faire le moindre reproche qui pût, en quelque façon, aigrir les esprits des hommes, tellement que les temps dans lesquels nous vivons étant plus calmes et plus paisibles, par la grâce de Dieu et la bonté de notre roi, Sa Majesté peut être pleinement persuadée qu’elle nous trouvera toujours parfaitement obéissants à cet égard, et que notre modération pourra servir d’exemple aux autres. Et il serait à souhaiter que tous les prédicateurs de la communion de Rome fussent aussi circonspects ; alors nous ne serions pas déchirés en pièces comme nous le sommes continuellement, tant dans leurs écrits que dans leurs prédications. — Mais à l’égard de ces paroles d’Antéchrist, qui sont dans notre liturgie, et de celles d’idolâtrie et de tromperies de Satan, qui se trouvent dans notre confession de foi, ce sont des mots qui déclarent les raisons et le fondement de notre séparation d’avec l’Église romaine, et la doctrine que nos pères ont maintenue dans les plus cruels temps et que nous avons résolu, à leur exemple, de ne jamais abandonner, avec la grâce de Dieu, mais de les conserver fidèlement et inviolablement jusqu’au dernier moment de notre vie[g]. »

[g] Ibid., p. 725.

Ce discours singulier peint bien la situation, situation fausse et violente, et qui ne pouvait pas durer. Une partie de la nation damne l’autre, dont la religion est censée être la religion de l’État. Si cela ne justifie pas la révocation de l’Édit de Nantes, cela l’explique. Il mit cependant encore vingt-cinq ans à crouler.

Daillé est plus renommé comme controversiste que comme prédicateur. Il l’est pourtant aussi à ce dernier titre, et les vingt volumes de ses sermons[h] renferment bien des choses remarquables. Il est jusqu’alors le seul dont la réputation littéraire ait passé les bornes de son parti. Il paraît qu’il fut en commerce avec les beaux esprits de son temps. Balzac semble en avoir fait grand cas. Voici comment il s’exprime à son sujet dans une de ses Lettres à M. Conrart, la seizième du IVe livre :

[h] Sermons sur l’Épître aux Philippiens, 2 vol., 1644 et 1647 ; — sur l’Épître aux Colossiens, 3 vol., 1648 ; — sur l’Épître à Tite, 1655 ; — sur 1 Timothée, 1661 ; — sur 2 Timothée, 1659 ; — de la naissance, de la mort, de la résurrection et de l’ascension de notre Seigneur, 1651 ; — en des jours de cène, 1663 ; — du voyage de la Rochelle, 1655 ; — sur certains jours de l’année, 1658 ; — mélange de sermons, 2 vol., 1658 ; — sermons sur Jean III et sur divers autres textes, 1665 ; — sur 1 Corinthiens 10, 1667 ; — sur Hébreux, 11, 1 vol. posthume. — (Cette liste, conforme à celle dressée par le fils de Daillé, ne contient pas tous les recueils mentionnés dans la France Protestante. ». (Éditeurs.)

« M. Daillé m’a fait un affront en me faisant de l’honneur. Je pensais le régaler ici quelques jours, et je m’y étais préparé ; mais ou il n’a voulu, ou il n’a pu me donner que deux heures d’un voyage de trois mois. Véritablement, ce furent de ces heures dont tous les moments sont précieux, et que j’estime plus, sans comparaison, que des années entières, que des vies entières de tel et de tel que vous et moi connaissons. Il me rendit tant de témoignages d’amitié, il me parla tant de vous, il me dit de si bonnes choses et me les dit si bien, que je vous avoue que jamais conversation ne me satisfit plus que celle-là, ni ne laissa dans mon esprit de plus belles ni de plus agréables images. »

Et ailleurs, livre II, lettre X :

« De nouveau je vous rends très humbles grâces de vos beaux présents, et si ma santé me le permettait, je vous ferais l’éloge de chacun d’eux en particulier. Mais quand je serais beaucoup plus malade que je ne suis, quand j’aurais la mort entre les dents, je ne saurais m’empêcher de m’écrier : Oh ! que le sixième sermon de la Résurrection est une excellente pièce ! qu’il est digne de la primitive Église ! que le prédicateur est puissant en persuasion ! que ses preuves sont fortes et convaincantes ! qu’il établit bien, qu’il appuie bien les fondements de notre doctrine ! Ce ne sont pas, comme on parle, de simples arguments de crédibilité ; ce sont des démonstrations morales, à l’évidence desquelles je me rendrais quand je serais aussi Juif que le Rabbi Benjamin, et aussi païen que le philosophe Porphyre. J’ai lu ce qu’ont écrit les premiers chrétiens, tant de l’Église grecque que de la latine ; mais en conscience je n’ai jamais rien lu de plus raisonnable et de plus judicieux. »

J’ai trouvé cette « excellente pièce[i], » et j’en vais donner l’analyse.

[i] Dans le volume intitulé : Sermon de la naissance, de la mort, de la résurrection et de l’ascension de notre Seigneur Jésus-Christ. Genève, 1665. Pages 381 et suiv. (La première édition est de Charenton, 1651.)

Texte : Nous savons que son témoignage est véritable, — ou digne de foi. (Jean 21.24)

L’orateur se propose de prouver que le témoignage rendu par saint Jean et les autres apôtres est irréprochable et authentique.

Plan :

  1. Ils n’ont pas voulu tromper.
  2. Ils n’ont pas pu se tromper[j].

[j] N. B. Ils n’auraient pas pu tromper.

I. Ils n’ont pas voulu tromper.

Ce témoignage les exposant à des persécutions, il faut qu’ils aient eu, pour le rendre, quelque raison considérable. — Était-ce l’attachement pour leur maître ? Mais sa mort devait leur apprendre à le haïr ; car, n’étant pas ressuscité, il se trouverait qu’il les aurait trompés. Et même en supposant qu’ils eussent pu continuer à l’aimer, auraient-ils voulu, pour annoncer le mensonge de sa résurrection, s’exposer à tant de maux ? — Serait-ce peut-être la cupidité ou l’ambition (amour de la gloire) ? La cupidité ? Mais de si grandes espérances pouvaient-elles entrer dans l’esprit de ces pauvres pêcheurs ? Ils ont pris la route toute contraire, abandonnant d’abord tout ce qu’ils avaient, qui, quoique peu de chose, était beaucoup au prix de la perspective qui s’ouvrait devant eux. Quel moyen, en effet, de devenir riches et grands que de prêcher, et de prêcher quoi ? La résurrection d’un homme crucifié. — Il ne faut pas regarder ce qui a suivi leur prédication ; car ils ne pouvaient absolument le prévoir. Ce qu’ils ont fait était, à vue humaine, le moyen, non de s’agrandir, mais de se perdre. On n’a qu’à se rappeler la disposition des Juifs, qui venaient de crucifier Jésus-Christ. — Mais supposé qu’ils eussent pu concevoir une telle espérance, comment eussent-ils pu la conserver ? Comment tant de maux, et la seule perspective de tant de maux, ne les ont-ils pas rebutés ? Mais ces raisonnements sont superflus, toute leur vie montrant assez qu’ils n’ont pas eu un tel dessein (de devenir grands ou riches). Ils n’ont rien fait de ce qu’ils auraient dû faire dans un tel but. (Comparaison des apôtres avec Mahomet.) Voyez leur conduite ouverte et sans artifice ; voyez leur attitude devant la persécution, à laquelle ils n’opposent point de résistance. — Au lieu de la cupidité, serait-ce l’ambition (la gloire) ? Cette passion n’était pas naturelle à leur condition. Puis, si c’est là leur mobile, pourquoi donnent-ils tout l’honneur de leur doctrine à un autre ? Était-ce d’ailleurs le chemin de la gloire ? C’était bien plutôt celui de l’infamie. Ils ont recueilli de la gloire, c’est vrai ; mais humainement ils ne pouvaient la prévoir. — Dira-t-on peut-être qu’ils ont mieux aimé avoir une mauvaise réputation que de n’en point avoir, et qu’ils n’ont tenu qu’à faire du bruit ? Rien en soi n’est moins vraisemblable ni plus rare : combien encore le serait-il moins que plusieurs à la fois aient formé un pareil dessein ? Remarquez d’ailleurs qu’il ne s’agit pas ici, comme pour Érostrate, d’une boutade, d’un coup de main, mais d’un dessein suivi, de toute une carrière. — Le vrai moyen, pour les apôtres, de se faire un nom, c’était de se rétracter, et ils ne l’ont point fait. Du moins, sur cent vingt qu’ils étaient, devait-il s’en trouver un qui le fît, pour éviter l’infamie ou les supplices, et il ne s’en est trouvé aucun. (Épisode d’Apollonius de Tyane.) L’orateur en conclut qu’ils n’ont pas voulu tromper, puisqu’il ne reste, pour expliquer leur conduite, que d’admettre qu’ils étaient convaincus.

II. Il prouve ensuite que leur conviction n’a pu être une erreur.

S’il était question de quelque vérité universelle, au-dessus des sens, nous conviendrions que ces hommes ignorants et grossiers ont pu se tromper ; mais il s’agit ici d’un fait particulier, d’un individu, longtemps vu, fréquenté, pratiqué par eux (il ramasse ici toutes les circonstances). Ils avaient toutes les raisons de ne pas vouloir être trompés et de résister aux plus fortes apparences, comme on l’a fait voir dans la première partie. Aussi voit-on qu’ils ne se rendirent pas d’abord. Ils appliquèrent, pour ainsi dire, tous leurs sens à se convaincre. De la difficulté même qu’ils ont eue à croire, est résultée la fermeté de leur conviction. — Enfin, l’erreur, s’il y a eu erreur, n’a pu venir que du sujet ou de l’objet. Mais quant au sujet, qui croira que tant de personnes, qu’il faut supposer ivres ou égarées, se trompent toutes de même ? Et comment les supposer toutes égarées ou ivres ? — Si toutes ces personnes étaient folles, on aurait vu plus tard, et en d’autres choses, des traces de leur folie ; on n’en voit point. D’ailleurs, s’ils eussent été évidemment fous, on ne les eût pas persécutés comme on l’a fait. — L’erreur viendrait-elle donc de l’objet ? On ne peut alléguer la distance, puisqu’ils l’ont vu de si près, ni dire que c’a été un fantôme. Si c’était un fantôme, c’était, dans tous les cas, un phénomène miraculeux : autant vaut supposer la résurrection ; car un miracle est égal à un autre miracle. Si c’était un démon qui les eût joués, il se serait joué lui-même, rien n’étant si contraire à l’esprit des démons que la doctrine et la vie des apôtres.

Conclusion. Nous avons prouvé qu’ils n’ont ni voulu nous tromper, ni pu se tromper Ainsi leur témoignage est véritable. Embrassons donc avec une pleine foi la prédication de ces hommes divins. Recevons avec eux ce ressuscité. Mais s’il faut croire, c’est du cœur. Car s’il est malheureux de ne pas croire cette vérité, il serait bien plus malheureux de la croire inutilement, c’est-à-dire sans que notre vie s’en ressentît. Notre bouche atteste que les apôtres ont dit vrai, mais notre vie les accuse d’avoir menti ; car nous ne pourrions vivre comme nous vivons si nous croyions réellement que Jésus-Christ est ressuscité. Nous disons avec eux que Jésus-Christ est dans la gloire : comment donc lui portons-nous si peu de respect ? — Nous croyons qu’il ne recevra dans sa gloire ni larrons, ni calomniateurs, ni intempérants : comment sommes-nous donc tout cela ? — Nous croyons, d’après les apôtres, que Jésus-Christ nous garde les vrais biens dans son règne, et nous ensevelissons notre âme dans la boue. « C’est une trop grossière erreur que de s’imaginer des choses si incompatibles. Si vous teniez pour véritable ce que disent les apôtres, que Jésus-Christ est ressuscité des morts, vous croiriez aussi très assurément ce qu’ils ajoutent, qu’il est le Prince, le Sauveur et le Prophète du genre humain, » et vous vous conduiriez en conséquence. Mais comme vous ne vous conduisez pas ainsi, vous ne croyez pas, et vous n’avez aucune part au salut. Dieu veuille vous ouvrir les yeux pour voir le péril où vous êtes ! etc.

Faisons encore mieux connaître ce sermon par quelques citations. Daillé développe ainsi l’idée que les apôtres n’ont point pu être portés par attachement pour leur maître à feindre qu’il était ressuscité :

« Je veux qu’ils aient aimé leur maître très ardemment durant sa vie, pour les hautes espérances qu’il leur faisait concevoir d’avoir quelque jour une grande part en son règne : qui ne voit que, sa croix venant à découvrir la vanité de leurs pensées, toute l’affection qu’ils avaient eue pour lui auparavant devait, pour toute raison, non se refroidir et s’éteindre seulement, mais encore se changer en dépit et en haine contre lui, pour avoir ainsi été abusés ? D’où il fût arrivé qu’au lieu de le louer, ils l’eussent décrié ; au lieu de le feindre ressuscité, ils l’eussent accusé d’imposture. Mais quand l’amour qu’ils portaient à leur maître eût pu soutenir un si rude choc sans s’altérer ou s’affaiblir, qui croira que, pour relever la réputation d’un crucifié, ils eussent voulu exposer leur vie à tant de misères et de disgrâces ? Nul ne trouve étrange ce que nous lisons dans l’histoire romaine, qu’un certain Proculus ait juré d’avoir vu Romulus depuis sa mort, avec une taille plus riche et une façon plus vénérable qu’il n’avait durant sa vie, monter au ciel et ordonner qu’on l’adorât désormais comme Dieu. Car il pouvait, sans aucun sien péril, sacrifier cette fiction à l’affection qu’il lui portait, à la satisfaction du peuple et à la sûreté du sénat, soupçonné d’avoir fait mourir ce prince. Puis cette fable était ouïe de chacun avec plaisir et attirait sur son auteur les bénédictions et les applaudissements du public. Mais ici se rencontrent toutes choses contraires. Car le témoignage des apôtres se rendait, non à un roi, mais à un crucifié ; il se publiait au milieu d’un peuple, non ami, mais ennemi du défunt, qui venait de le faire mourir sur une croix, entre deux brigands. Il apportait aux apôtres, non les applaudissements, mais la haine et l’exécration de leur patrie ; puisqu’à peine eurent-ils ouvert la bouche pour publier cette résurrection, que les sergents les saisirent, les magistrats les condamnèrent, les bourreaux les fouettèrent publiquement, toute leur nation s’émut contre eux avec une forcénerie incroyable. Quelle apparence que des créatures, douées de la moindre étincelle de sens commun, se pussent résoudre à souffrir tant de maux si réels et si véritables, pour gratifier d’un vain, faux et imaginaire honneur les froides cendres d’un ami mort[k] ? »

[k] Pages 386-388.

Ailleurs il établit que leur vie entière prouve qu’ils n’ont pas voulu tromper :

« Mais il n’est pas besoin d’argumenter qu’ils n’ont pas pu avoir un tel dessein, puisque toute leur vie montre assez qu’ils ne l’ont pas eu. Car si la convoitise de s’agrandir les eût poussés à cette prédication, ils eussent ménagé, durant le cours de leur ministère, les occasions qui se présentaient de faire leurs affaires : ils eussent amassé de l’argent, levé des gens, saisi des places, repoussé leurs ennemis, comme ils en eurent le moyen par le miraculeux succès de leur ministère, et comme l’ont pratiqué depuis tous ceux qui ont été piqués de cette passion, un Theudas, un Judas galiléen, un Barcocebas, un Mahomet et autres. Et posé qu’au commencement ils se soient un peu retenus pour acquérir réputation de modestie, si est-ce que tôt ou tard ils eussent enfin éclaté et découvert leur dessein, après avoir aucunement établi et assuré leur parti. Mais en toute leur vie il ne paraît rien de tel, et nul, que nous sachions, ne les en a jamais accusés. Ils persévérèrent jusques à leurs derniers soupirs dans leur première pauvreté, sans train et sans équipage, avec une si prodigieuse frugalité que le plus habile d’eux tous gagnait sa vie à travailler de ses mains, bien qu’il rende témoignage à ses disciples de l’avoir si ardemment aimé qu’ils lui eussent volontiers donné jusqu’à leurs propres yeux, s’il a en eût eu besoin. Quand vous voyez un Mahomet pratiquer secrètement à la Mecque en Arabie ; quand vous le voyez, sa mine éventée, s’enfuir la nuit à la sourdine, se retirer dans le désert, y attrouper des gens de main, assiéger des places, prendre les marques de la royauté, en cueillir les fruits : la domination, le luxe, la pompe, les voluptés jusques à avoir quatorze femmes ; laisser cette belle forme de discipline à ses successeurs, leur ordonnant d’avancer leur empire avec le fer et le feu ; après cela il ne faut pas demander ce qui meut cet homme à publier cette grossière et ridicule religion, dont il a empoisonné l’Orient et le Midi. Ce procédé montre évidemment que ce fut la seule convoitise de se faire grand ; et quand sa loi n’aurait autre marque de fausseté, celle-ci suffit pour ouvrir les yeux à toute personne de médiocre jugement, et lui montrer que cet imposteur l’a feinte, puisque la feindre était un moyen si apparemment utile pour parvenir à la grandeur mondaine où il s’est élevé. Mais quant aux apôtres, au lieu de se retirer dans les lieux écartés, ils se montrèrent et vécurent dans les villes les plus peuplées et les plus fameuses de l’univers, où il était impossible de rien remuer sans être découvert, pour la majesté du peuple romain qui y résidait. Et bien que les persécutions qu’on leur faisait fussent capables de jeter hors des gonds les personnes les plus insensibles, si est-ce qu’ils n’opposèrent jamais la moindre résistance aux cruautés de leurs ennemis, ni ne convièrent leurs disciples à user de voies de fait pour les recourre, bien qu’ils en eussent grand nombre et capables de faire quelque chose, s’ils eussent voulu s’en servir. On les voyait errants çà et là, sans maison, sans deniers, sans suite, sans plaisir ni contentement, nus, destitués, calomniés, haïs, fouettés, lapidés, persécutés par les magistrats et par les peuples, et tous, un ou deux exceptés, après une si funeste forme de vie, mourant de mort violente et honteuse, laissant pour tout empire à leurs successeurs le patron de cette triste discipline et le commandement de la suivre exactement, de ne rien convoiter ni craindre, de ne rien ôter à autrui sous quelque prétexte que ce soit, et de ne leur rien refuser du nôtre, non, pas notre sang, ni notre vie même, s’ils en ont besoin. Et de fait, cette sainte et innocente doctrine, consacrée par leur exemple, eut tant d’efficace que, plus de deux cents ans après leur mort, leur secte ayant déjà rempli l’univers, quelque cruelle boute chérie que l’on fit de leurs disciples pendant tout ce temps-là, on ne leur saurait reprocher qu’ils aient jamais, je ne dirai pas levé des armées, ou surpris des villes, ou tramé des conjurations, mais non pas même tiré une seule épée pour leur défense[l]. »

[l] Pages 391-395.

Voici la conclusion :

« Recevons chez nous cet admirable ressuscité qu’ils nous annoncent, tout ainsi que si nous l’avions vu nous-mêmes, et avions mis nos doigts dans les cicatrices de son corps. Mais, frères bien-aimés, il faut croire cette prédication des saints apôtres du cœur, et non de la bouche seulement. Car si c’est au monde un crime et un malheur extrême de rejeter le témoignage d’une si claire et si illustre vérité, notre faute sera incomparablement plus étrange et notre condamnation plus rigoureuse si, ne doutant point de sa vérité, nous ne laissons pas de vivre comme si nous ne doutions point de sa fausseté. Je sais bien que nous faisons tous profession de croire ce témoignage, et que nous dirions volontiers chacun de nous avec saint Jean : Je sais qu’il est véritable, et que nous prendrions à grand outrage que l’on nous accusât d’en douter. Mais plût à Dieu que nous eussions autant d’horreur de le démentir en effet, comme nous en avons de le renier en paroles ! Notre bouche donne aux apôtres la louange d’avoir dit vrai ; mais notre vie les accuse d’être faux témoins. Nos langues consentent à leur déposition, et nos mœurs la démentent. Car, si vous tenez pour véritable ce que disaient ces saints hommes, que Jésus est ressuscité des morts et qu’il est vivant et assis à la dextre de Dieu dans une souveraine gloire, comment lui portez-vous si peu de respect ? Comment faites-vous si peu d’état de suivre les lois de sa discipline céleste ? Les apôtres disent qu’il ne reçoit en sa gloire ni les larrons, ni les paillards, ni les adultères, ni les ivrognes, ni les avaricieux, ni les personnes entachées d’autres vices semblables. Ils disent qu’il a protesté que nous n’aurons jamais de part en son royaume, si notre justice n’abonde au-dessus de celle des scribes et des pharisiens, si nous ne sommes régénérés d’en haut, si nous ne sommes nouvelles créatures, mortes au monde et à ses cupidités, vivantes à Dieu et à sa justice. En conscience, est-ce reconnaître ce témoignage pour véritable que de se vautrer dans les ordures du monde et de faire tout le contraire de ce qu’il requiert de nous ? Ces mêmes témoins disent que Jésus-Christ tient et garde là-haut dans les cieux une bienheureuse immortalité, une pleine abondance de tous biens, qu’il donnera assurément à ceux qui lui obéiront, et que c’est entre ses mains sacrées qu’est notre trésor, notre vie et notre gloire. En conscience, est-ce tenir ce témoignage pour véritable que de laisser là, comme nous faisons la plupart, une si haute espérance, et d’enfouir misérablement nos cœurs dans la boue, et ne tirer les sujets de nos joies et de nos ennuis que de la terre seulement ? C’est une trop grossière erreur que de s’imaginer des choses si incompatibles. Si vous teniez pour véritable ce que disent les apôtres, que Jésus-Christ est ressuscité des morts, vous croiriez aussi très assurément ce qu’ils ajoutent, qu’il est le Prince, le Sauveur et le Prophète du genre humain ; et si vous aviez cette créance, vous obéiriez à sa volonté, pour parvenir à sa gloire, n’étant pas possible, ni de le croire ressuscité sans le reconnaître pour un homme divin, ni d’être persuadé de sa divinité sans ajouter foi à sa doctrine, ni de croire enfin sa doctrine sans désirer son salut et se conformer à ses lois. Car notre nature n’est pas, grâces à Dieu, si inhumaine et si ennemie d’elle-même que de pouvoir dédaigner les choses où elle est persuadée que consiste son souverain bonheur. Puis donc que votre vie témoigne que vous méprisez la volonté du Seigneur, tenez pour tout assuré que vous ne croyez non plus ni son Évangile, ni sa résurrection ; d’où s’ensuit que, si vous demeurez en cet état, vous n’aurez jamais aucune part en son salut, qui est promis, comme vous savez, non à ceux qui font profession de croire, mais à ceux qui croient en effet. Dieu veuille vous ouvrir les yeux, pour voir le péril où vous êtes, afin que, saisis d’une juste frayeur, vous écoutiez désormais la voix de ces divins témoins, et ajoutiez une foi entière à leur doctrine, pour éprouver quelque jour la vérité de leurs promesses, en voyant et contemplant éternellement dans les cieux ce bienheureux ressuscité, le Prince de vie et de gloire, qu’ils virent autrefois sur la terre. A lui, avec le Père et le Saint-Esprit, vrai Dieu béni au siècle des siècles, soit honneur et gloire et louange ! Amen[m]. »

[m] Pages 412-416.

Ce discours est ce que j’ai rencontré de plus parfait dans les œuvres de Daillé, et il donne une idée assez complète, une mesure assez exacte du talent de cet orateur. En réunissant les impressions que j’en ai reçues à celles que m’ont faites quelques autres morceaux du même prédicateur, je crois pouvoir dire que Daillé n’a pas une grande puissance oratoire et qu’il est fort éloigné du sublime en tout genre. Sa pensée a peu de profondeur et son imagination peu de fécondité. Il a pourtant quelques rapprochements heureux et quelques développements naturels et abondants. En voici un exemple, emprunté au troisième des Sermons de la naissance, de la mort, de la résurrection et de l’ascension de notre Seigneur Jésus-Christ :

« C’est en ce sens que saint Luc l’entend en ce lieu quand il dit qu’il y eut une multitude des armées célestes avec l’ange ; c’est-à-dire, qu’un grand nombre d’anges, quittant le ciel, leur camp et leur logement ordinaire, vinrent en terre et, se joignant à celui de leurs compagnons qui avait porté aux bergers la bienheureuse nouvelle de la naissance de Jésus, se mirent à louer Dieu tous ensemble. Certainement il était bien raisonnable que cette divine armée célébrât la naissance de son Seigneur ; et leur maître faisant son entrée en la terre, il eût été de mauvaise grâce qu’ils ne l’eussent point honoré de leur compagnie. Ce fut à ce coup qu’ils quittèrent le ciel sans regret, pour venir voir ici-bas une chose plus grande et plus admirable que toute la gloire des cieux. O heureuse terre, que la naissance de Jésus a purifiée de tous ses malheurs ! qu’elle a changée en un paradis, où les anges se plaisent, où ils viennent et se tiennent aussi volontiers que là-haut au-dessus des étoiles ! Ci-devant ils ne la regardaient qu’avec horreur, comme le séjour du malheur, comme le partage du péché et de la mort, et comme le règne des idoles et des démons. Ils n’y venaient qu’à contre-cœur, pour y frapper et pour y combattre. Désormais vous les y verrez assidus, montant et descendant sur ce Fils de l’homme dont ils honorent aujourd’hui la naissance, le servant après ses combats, le consolant dans son agonie, faisant la garde dans son sépulcre, accompagnant son triomphe, assistant ses serviteurs, éclairant leurs prisons, brisant leurs chaînes, volant à l’entour d’eux, présents dans leurs assemblées et prenant part dans tous les biens et dans tous les maux qui leur arrivent. L’enfant aujourd’hui né à Bethléhem a fait toutes ces merveilles. Son corps a attiré ces divines aigles ici-bas, et par sa présence il a rendu notre terre digne de loger les armées du ciel. Il est vrai que la lumière et la voix de celui qui parla aux bergers suffisait pour les ravir et pour marquer la naissance du Seigneur ; mais le Père éternel voulut que la pompe en fût plus illustre par la présence d’une multitude innombrable. Le ciel fournit une infinité d’yeux et de voix au spectacle et à la louange de cette merveille, afin de suppléer à l’absence et au silence des hommes[n]. »

[n] Page 79.

Si Daillé évite l’excès où tombe Mestrezat, de harceler, pour ainsi dire, son texte, pour lui extorquer tout ce qu’il tient caché, il a le tort, lui, d’arracher aux mots, par une espèce de torture, des aveux passablement suspects. (Ainsi dans le premier sermon du même volume, sur Galates 4.4, l’explication des mots fait de femme et envoyer.) Nous ne lui reprocherons pas trop sévèrement des discussions scientifiques trop prolongées, une théologie ardue : il ne faut pas oublier que les troupeaux étaient alors théologiens, et que c’est à peine si l’on pourrait, aujourd’hui, mettre dans des discours synodaux ce qu’il fallait alors mettre dans des sermons. Mais nous en admirerons d’autant plus, chez Daillé, l’absence de toute roideur et de toute pédanterie. Même dans ces discussions, le langage de cet orateur est celui de ce qu’on appelait alors les honnêtes gens, et ne sent nullement l’école. Daillé ne disserte point ; à peine peut-on dire qu’il prêche. Il est coulant et communicatif plus qu’aucun autre. Sa diction est remarquable par la netteté et la fluidité. Il a éminemment le génie français. Le genre de Daillé me paraît moins appartenir à l’éloquence oratoire qu’à cette éloquence didactique, dont les écrivains de sa nation ont fourni les plus beaux modèles, et qui, jusqu’à un certain point, leur est propre. Le Français n’a jamais pu enseigner sans faire acte d’éloquence ; il ne lui faut qu’un prétexte pour passer du didactique à l’oratoire. Sa sociabilité, sa nature expansive, le besoin de trouver un adhérent, un complice de son opinion, font qu’il ne peut se contenter de l’enseignement pur et que constamment il cherche à persuader. Les écrits humoristiques de l’Angleterre et de l’Allemagne sont précisément à l’autre pôle : l’auteur y cherche avant tout sa propre satisfaction et l’expression de son individualité, sans trop se préoccuper même s’il sera compris du lecteur.

Comme exemple d’explication, citons le passage suivant d’un discours de Daillé sur le Serpent d’airain :

« Si l’on regarde simplement ce fait comme la seule lettre de Moïse nous l’exprime, sans le rapporter à quelque chose de plus haut, où est celui qui ne le trouve étrange ? Le peuple est travaillé des serpents brûlants ; il reconnaît sa faute, qui avait attiré ce fléau sur lui ; Dieu en eut pitié et les délivra. Jusque-là, il n’y a rien qui ne soit bien. Tout y est digne de la bonté et de la miséricorde de sa grande et souveraine Divinité. Mais au lieu de chasser soudainement ces serpents, comme il les avait amenés, ou de leur ôter le venin et l’instinct qu’il leur avait donnés pour attaquer et pour tuer les Israélites, par la seule vertu de sa puissance, il commande à Moïse de faire un serpent d’airain et de l’élever sur une perche, et d’avertir ceux qui seraient mordus de le regarder, avec promesse qu’ils seraient aussitôt guéris. Il n’y a point d’homme que ce circuit ne surprenne, et qui ne s’en moque s’il est profane, ou ne le juge mystérieux s’il est fidèle, et ne pense qu’en cette histoire il y a eu quelque raison secrète, qui ne paraît pas dans la lettre. Car s’il n’eût été question que de la guérison des blessés, l’ordre et la volonté de Dieu suffisaient sans prendre tout ce détour ; et si vous dites que Dieu a voulu employer quelque moyen ou quelque signe pour cet effet miraculeux, comme nous voyons qu’il en use souvent, toujours y a-t-il de quoi s’étonner qu’il en ait choisi un si étrange et qui a si peu de rapport à l’effet pour lequel il s’en est servi. Les Juifs l’ont bien reconnu eux-mêmes, et pour adoucir l’apparence de l’absurdité, leurs plus anciens auteurs ont eu recours à l’allégorie, nous débitant les songes de leur esprit pour des mystères de Moïse. Philon, le plus ancien des Juifs qui ont vécu depuis la mort du Seigneur, dit que ce serpent d’airain signifiait la patience et la ferme résolution du cœur contre la mollesse de la volupté, et ajoute que celui qui en contemple la forme se guérit par ce moyen des blessures qu’il a reçues des appas de la volupté, parce que la tempérance lui promet la santé et la conservation de la vie, au lieu que la délicatesse et les plaisirs le menacent d’une mort certaine et inévitable. Il eût beaucoup mieux valu laisser la lettre de Moïse comme elle est et confesser que l’on n’en sait pas le secret, que d’en apporter une exposition si bizarre, et qui s’ajuste si mal aux choses qu’il n’y a point d’apparence que ni lui, ni l’Esprit de Dieu qui le faisait agir, y aient jamais pensé. Les rabbins qui sont venus depuis Philon répondent autrement et, philosophant simplement sur la lettre, disent, les uns que la vue de l’airain est mortelle à ceux qui ont été frappés des serpents brûlants, les autres que les personnes mordues de quelque bête venimeuse se mettent en danger de perdre la vie, si après cela ils regardent ou l’animal, ou la figure seulement de l’animal qui les a blessés ; et que c’est la raison pourquoi Dieu choisit pour la guérison d’Israël la vue même du serpent d’airain, plutôt que quelque autre moyen, afin de rendre le miracle plus merveilleux en guérissant leurs plaies par les mêmes choses qui, dans le cours ordinaire de la nature, les aigrissent et les empirent mortellement. Mais ici, comme il leur arrive souvent ailleurs, pour résoudre une difficulté ils ont eu recours à une fable, ce qu’ils racontent de l’airain et des figures des bêtes venimeuses n’étant qu’une imagination rabbinique, inconnue et inouïe, autant que nous le savons, à tout le reste du genre humain. Et quand ce qu’ils disent serait aussi certain comme il est douteux, toujours serait-il étrange que Dieu, pour une raison si peu nécessaire, eût voulu présenter la figure d’un serpent à leurs pères, si enclins à l’idolâtrie que, quelque sévèrement qu’elle leur fût défendue, ils ne laissèrent pas enfin d’abuser de ce serpent-là, même pour lui faire des encensements. Ils eussent beaucoup mieux fait de suivre la modestie de l’un de leurs plus savants et plus célèbres maîtres[o], qui, voyant bien la vanité des spéculations de ses compagnons sur ce sujet, dit qu’il ne faut point rechercher trop curieusement pourquoi le Seigneur a voulut employer la figure d’un serpent dans ce miracle ; car, dit-il, sa science et sa pensée est trop élevée pour nous. C’est confesser rondement son ignorance et celle des autres rabbins. Mais si sa modestie est louable d’avouer qu’il ne sait pas ce secret, son incrédulité est inexcusable de rejeter, comme il a fait avec les autres Juifs, la lumière que notre Seigneur nous en a apportée des cieux. Il est vrai, comme le dit ce rabbin, que les pensées et les raisons de Dieu sont si hautes au-dessus de nos entendements, que plus souvent nous ne les comprenons pas. Mais si nous ne voyons point les raisons de ses conseils, ce n’est pas à dire qu’il n’y en ait point eu en effet ; car cette souveraine sagesse ne fait rien sans quelque exquise raison. C’est témérité de la définir, quand nous l’ignorons ; mais aussi est-ce un orgueil insupportable de la dédaigner quand on nous l’enseigne. Quand les Juifs trouvaient quelque grande difficulté dans l’Écriture, dont ils ne pouvaient se démêler, ils la renvoyaient à la venue d’Élie, disant : Élie la résoudra. Écoutez donc, Juifs incrédules ; il y a ici plus qu’Élie ; apprenez de notre Jésus, le maître et le sauveur d’Élie et de tous les prophètes, ce que ni vous ni vos pères n’avez encore pu entendre. Vous cherchez, dit-il, pourquoi Dieu s’est servi de la figure d’un serpent élevé sur un bois, pour guérir par sa vue les blessures de vos pères. L’étonnement même que vous donne la lettre de cet ordre montre qu’elle cache quelque mystère, et l’inutilité de vos efforts pour le comprendre justifie que le mystère est grand, du nombre de ceux qui se rapportent au Messie, la dernière et la plus grande des promesses de Dieu et des espérances de son Israël. Sachez donc que c’est en effet au Messie qu’il faut rapporter cette figure, choisie et dressée devant vos yeux pour vous représenter la rédemption de ce roi céleste, et qu’il sera élevé sur le bois pour empêcher les croyants de périr et pour leur donner la vraie vie, tout ainsi que ce serpent mis sur une perche par la main de Moïse guérit autrefois vos pères de leurs blessures. C’est le discours que le Seigneur tient aux Juifs, et c’est le sens des paroles qu’il dit dans notre texte à Nicodème, l’un de leurs vieux pharisiens[p]. »

[o] R. Aben Esra.

[p] Explication du chapitre troisième de l’Évangile selon saint Jean, en onze sermons, etc. Genève, 1666. Pages 273-278.

Au reste, quand je lis les sermons de cette époque, même les moins éloquents, j’y ajoute, par la pensée, l’éloquence de la situation. Nous pouvons dire les mêmes choses, mais avec combien moins d’autorité ! Voyez, par exemple, dans le sermon sur 2 Corinthiens 6.7, ces paroles remarquables :

« Il n’y a que l’Évangile de Jésus-Christ dont il faille chercher l’établissement dans les causes célestes, en la providence et en la force de Dieu. Comme les autres religions sont venues de la terre, aussi n’ont-elles été plantées que par des causes terrestres et par des moyens humains. Mais comme la doctrine de l’Apôtre nous assure de la vérité de notre religion, aussi nous fournit-elle une puissante consolation contre les tentations que nous donne quelquefois la bassesse et la pauvreté de nos Églises. Car, puisque les choses se conservent par les mêmes moyens qui les ont établies, pourquoi trouvons-nous étrange qu’une discipline fondée par la force de Dieu ne se maintienne pas par celle des hommes ? Ne vous effrayez point, fidèles, de voir votre religion destituée des appuis que le monde estime, ni de voir la multitude, les richesses, la dignité, la puissance, l’éloquence et la pompe dans le parti qui vous est contraire. Que les religions qui ont été plantées par ces moyens-là en attendent leur conservation. La vôtre ne doit son établissement qu’à la force de Dieu. Comme il l’a bien su fonder sans, les avantages du monde, il saura bien la conserver sans eux. Il se plaît à faire paraître l’excellence de sa vertu dans l’infirmité de ceux qui le servent. Et ici nous ne pouvons, ni ignorer sans aveuglement, ni dissimuler sans ingratitude, les preuves qu’il nous a données ce de son admirable puissance en la conservation de nos Églises en général et de la vôtre en particulier. Si vous considérez l’état où elles sont, nommément depuis vingt et cinq ans en ça, l’on ne peut nier que ce ne soient véritablement des vaisseaux de terre sans force et sans éclat et que le moindre heurt est capable de briser. Et néanmoins vous voyez que Dieu, par un continuel miracle de bonté, de sagesse et de puissance, les fait subsister et même fleurir en divers lieux dans un état si fragile, malgré les passions et les haines de tant de gens si grands et si redoutables, qui travaillent nuit et jour à leur ruine. »

[Quinze sermons prononcés en divers lieux. Saumur, 1655. Pages 51-52. — Voici comment Nicéron (cité par la France protestante) caractérise Daillé : « Il était d’un naturel ouvert et incapable de déguisement ; ses amis lui trouvaient même un peu trop de franchise. Son entretien était doux et aisé ; il s’accommodait à la portée de tout le monde, et les personnes du commun trouvaient leur compte avec lui, de même que les plus savants. Comme il avait beaucoup de lecture, il fournissait à toute sorte de conversation, et sur quelque sujet qu’on le mit, il avait toujours de quoi satisfaire la compagnie. Il n’était pas comme beaucoup de savants à qui l’étude inspire une humeur mélancolique et chagrine ; les plus fortes méditations ne lui ôtaient rien de sa gaieté naturelle ; il laissait, en sortant de son cabinet, toute son austérité et sa mélancolie parmi ses papiers. Quand il se sentait l’esprit fatigué pour avoir lu ou étudié des matières relevées ou attachantes, il se délassait par la lecture de quelque auteur qui demandait moins d’application. Il était d’un tempérament robuste et d’une forte santé, et jusque dans sa vieillesse il n’avait rien qui se sentit du déclin de son âge. » — Tous ces traits sont empruntés par Nicéron au chapitre IV de la Vie de Daillé, par son fils. (Éditeurs.)]

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