Renseignements de Papias sur Matthieu et sur Marc. — Avant-propos de l’évangile de Luc. — Témoignages des Pères touchant Jean. — Lettre d’Irénée à Florinus. — Comparaison de l’évangile de Jean avec l’Apocalypse. — But et plan des trois premiers évangiles.
Nous avons parlé dans la précédente leçon des évangélistes, et des témoignages de la plus ancienne Eglise touchant l’usage de leurs écrits en général. Il me reste à vous faire connaître quelques autres témoignages dignes d’attention sur chacun des évangiles en particulier, avant de considérer leur contenu.
Le témoin le plus ancien en faveur de Matthieu et de Marc, c’est Papias, évêque d’Hiérapolis en Phrygie, qui avait été auditeur de Jean et compagnon de Polycarpe, ainsi que le rapporte Irénée. Le témoignage de Papias nous a été conservé par Eusèbe, le père de l’histoire ecclésiastique du siècle de Constantin (III, 39). Papias s’en réfère au presbyter ou à l’ancien Jean, qu’Eusèbe tient pour un Jean, distinct de l’apôtre, quoique nous ne possédions aucun autre renseignement touchant ce fait. D’après le passage d’Irénée, ce Jean aussi aurait été un disciple venu de Palestine et un témoin immédiat du Seigneur. Toutefois on peut montrer l’extrême probabilité qu’il y a là une erreur d’Eusèbe et que cet ancien n’est autre que l’apôtre Jean lui-même. Nous ne pouvons approfondir ici l’examen de cette question ; je me bornerai à vous faire remarquer, qu’en général, dans l’exposé de Papias le titre d’ancien ne sert pas à désigner le ministère ecclésiastique ainsi nommé, mais qu’il tient le milieu entre la signification d’un âge vénérable, et celle d’une charge honorifique confiée seulement à un vieillard. La désignation d’ancien, que Papias applique à Jean, Pierre en use en parlant de soi-même : « Je prie les anciens parmi vous, moi qui suis ancien avec eux » (1 Pierre 5.1). Mais ce qui offre surtout une coïncidence remarquable, c’est que la seconde et la troisième épître de Jean commencent par la salutation et la bénédiction, non de la part de Jean nominativement, mais de la part de l’ancien. Il paraît qu’après la mort des autres apôtres, Jean, dans sa blanche vieillesse, reçut ce titre honorable. Cette expression, tenant le milieu entre sa signification originaire et sa valeur officielle, rend selon nous moins exactement la pensée de l’écrivain, que ne le ferait celle de vénérable père.
C’est de la bouche du vénérable père Jean que Papias a appris ce qu’il nous dit de Marc. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même de son témoignage touchant Matthieu. Il dit de celui-ci : « Matthieu rédigea les paroles (du Seigneur) en langue hébraïque et chacun les traduisait de son mieux. » Il n’est pas clair s’il fait ici allusion à quelques essais de traduction écrite, ou s’il veut dire seulement : Celui qui lisait le livre hébreu, soit en particulier, soit en public, en donnait une traduction orale aussi exacte qu’il pouvait le faire. C’est ainsi qu’on a dû procéder alors qu’il n’existait pas encore de version autorisée.
Que l’assertion d’après laquelle Matthieu aurait écrit pour les croyants en Israël soit fondée, c’est là ce que prouve le contenu de son livre, dont nous allons nous occuper. Nous trouvons naturel qu’il se soit servi pour cela de la langue maternelle du Seigneur et de sa première Eglise, car cette langue était ainsi à double titre la langue sacrée. Mais quelle est l’origine de la version grecque, et par qui a-t-elle été faite ? Déjà Jérôme dit qu’on n’en sait rien. Il y a donc ici une lacune qu’il nous est impossible de combler ; mais il peut nous suffire que les mêmes Pères, qui font mention de l’original hébreu, se servent sans scrupule de la version grecque comme d’un écrit émané de l’apôtre. Je voudrais à cette occasion vous rendre attentifs à une circonstance qui se présente à nous dans la plupart des écrits historiques de l’Ancien et du Nouveau Testament : c’est que la personne de l’historien s’efface complètement devant la simple et sainte grandeur des œuvres de Dieu, qu’il a mission de raconter. La garantie de ces écrits ne gît pas dans les recherches souvent infructueuses ayant pour but de découvrir l’auteur, mais dans l’effet que produisent ces écrits. Si, pour appliquer cette vérité à notre Evangile, nous voyons la partie la plus excellente des œuvres du Seigneur dans ses discours, dans lesquels il nous découvre le fond de son cœur et l’âme de ses actions, alors certainement toute âme accessible doit sentir que des discours comme le sermon sur la montagne, ou les instructions données aux apôtres, ou cette défense si remplie de douceur et de puissance qu’il oppose aux blasphèmes des pharisiens, — et quels discours excepterions-nous de cette énumération ? — toute âme accessible sentira, dis-je, que les discours du Seigneur, tels que Matthieu nous les a conservés, portent le cachet de la vérité la plus sainte. Ce n’est point là l’œuvre d’un compilateur ; nous n’y trouvons pas seulement la mémoire fidèle d’un disciple, mais nous reconnaissons encore une capacité de comprendre et de reproduire la vérité de Dieu, capacité qui n’est pas d’ici-bas, mais d’en haut. Quel que soit le nom de cet homme de Dieu, qui ne s’est pas nommé lui-même, son œuvre parle, et par cette œuvre l’esprit qui l’a inspirée. Que cet auteur ne soit autre que Matthieu, c’est ce que nous sommes d’autant plus en droit d’admettre d’après le témoignage des Pères de l’Eglise, que ceux-ci, s’ils n’avaient parlé d’après des documents historiques de bon aloi, n’auraient eu aucun motif, comme c’est aussi le cas pour Luc, de désigner Matthieu dont, en dehors de cet objet, la personne et l’œuvre sont si peu connues. Une hypothèse arbitraire se serait bien plutôt rabattue sur Pierre ou sur Jacques. Le temps dans lequel il écrivit, nous est vaguement désigné par cet ancien renseignement : lorsqu’il quitta la Palestinee. — Mais à quelle époque la quitta-t-il ? Ou bien : lorsque Pierre et Paul prêchaient à Rome et y fondaient l’Eglisef. Cela nous renvoie vers l’an 60, au commencement de la guerre juive. En tous cas, nous ne pourrons pas dépasser le temps de la destruction de Jérusalem, car dans la prophétie du Seigneur touchant le jugement à venir, la ruine du sanctuaire et la venue du jour où le signe du Fils de l’Homme paraîtra au ciel, sont encore reliées de la manière suivante : Aussitôt après l’affliction de ces jours-là, le soleil s’obscurcira, etc. (Matthieu 24.29). Ces paroles nous obligent, à admettre, non pas qu’il y ait ici une erreur et que le Seigneur n’ait pas parlé ainsi, mais que l’apôtre, s’il avait écrit après la destruction de Jérusalem, aurait indiqué d’une manière quelconque la manière dont ces disciples étaient parvenus à comprendre la prédiction partiellement accomplie, par le moyen même de cet accomplissement, qui décomposait la venue du Seigneur en plusieurs événements d’une plus longue durée.
e – Eusèbe III, 24.
f – Irénée III, 1.
Comme nous retrouvons la même chose chez Marc (bien que l’expression aussitôt après ne se rencontre pas dans son exposé, Marc 13.24), nous sommes induits à admettre pour la rédaction de son évangile la même époque que pour celui de Matthieu. Dès que nous recherchons une date plus précise, nous rencontrons des renseignements divergents des Pères. Tantôt on avance que ce n’est qu’après le délogement de Pierre et de Paul, non pas de Rome, mais de cette vie, que Marc aurait remis aux chrétiens l’Evangile annoncé par Pierre. Tantôt on affirme qu’il l’a écrit sur la demande des auditeurs de Pierre, du vivant de cet apôtre, soit que celui-ci l’ait simplement laissé faire, soit qu’il ait formellement reconnu l’œuvre de son aide.
Ce en quoi tous les témoignages s’accordent, c’est que Marc a écrit en qualité d’interprète de Pierre, et la plupart ajoutent que ce fut à Rome.
On peut s’étonner qu’il ait fallu un interprète à Pierre. Qu’était donc devenu le don des langues du jour de la Pentecôte ? A cela il peut être répondu que d’autres considérations encore nous font comprendre que le don de parler en langue étrangères accordé aux apôtres au jour solennel de la naissance de l’Eglise de Jésus-Christ, loin de constituer une faculté permanente chez les apôtres pour toute la durée de leur vie missionnaire, était bien plutôt un miracle significatif proclamant en cette circonstance unique, d’une manière exceptionnelle et glorieuse, que le salut en Christ devait être annoncé à toutes les nations qui sont sous le ciel. Le don des langues qui se manifesta plus tard, tel que saint Paul le décrit dans sa première épître aux Corinthiens (ch. 14), a dû être un phénomène ressemblant par quelques traits au miracle de la Pentecôte, mais en même temps très différent de ce miracle en ce qu’il était loin de constituer une aptitude pour la prédication missionnaire ; C’est précisément parce qu’il était peu profitable aux auditeurs que Paul en restreint l’emploi. Au surplus, la langue grecque était tellement répandue que le besoin de connaître des langues étrangères ne se faisait guère sentir, d’où l’on pourrait conclure qu’un interprète était peu nécessaire. Toutefois, la tâche de Marc pouvait consister à venir en aide à Pierre, alors que ce pécheur galiléen ne possédait pas encore bien la langue grecque, ou bien à expliquer parmi les Romains en langue latine ce qui avait été prononcé en grec.
Voici la teneur remarquable de ce que dit Papias touchant cet interprète de Pierre : « Ainsi a dit l’ancien : Marc, qui était devenu l’interprète de Pierre, écrivit exactement ce qu’il retenait ; mais sans raconter, dans une suite coordonnée, ce qui avait été dit et fait par Christ, car lui-même n’avait ni accompagné, ni même vu le Seigneur ; mais il avait plus tard suivi Pierre, qui adaptait ses discours aux besoins qui se manifestaient, sans avoir pour but de reproduire un ensemble complet des paroles de Jésus. Marc n’a donc pas été en défaut en écrivant les choses telles qu’il se les rappelait, car il avait pour unique but de ne rien omettre de ce qu’il avait entendu, et de ne rapporter que ce qui était conforme à la vérité. »
Il n’existe pas de motif valable pour voir autre chose que notre évangile dans l’écrit de Marc, dont parle Papias. En tout cas les objections qu’on a élevées contre cette hypothèse sont telles qu’il serait dix fois plus étrange d’admettre que l’écrit, dont parle Papias, soit perdu, et qu’il ait légué son titre à un autre. Ce qui est surtout d’une haute importance, c’est que Papias déclare tenir cette assertion touchant Marc de la bouche de l’ancien, de ce père vénérable, dans lequel, suivant toutes les apparences, nous avons à reconnaître l’apôtre Jean, et qui, ne fût-il pas cet apôtre, resterait un témoin venu de Palestine, ayant lui-même vu et entendu le Seigneur Jésus. Voilà le garant,— à nos yeux, c’est l’apôtre Jean en personne,— qui déclare à la vérité que Marc n’a rapporté que quelques traits de la vie si riche du Seigneur, comme il dit d’ailleurs touchant son propre évangile, qu’il y aurait encore beaucoup d’œuvres et de miracles du Seigneur qui ne sont pas écrits dans ce livre (Jean 20.30 ; 21.25). Il résulte de ce témoignage que l’évangile de Marc est incomplet et insuffisant par rapport à sa disposition et à la connexion des faits (jugement qui se confirme pour nous, quand nous comparons cet évangile aux trois autres) ; mais en même temps Jean nous garantit la parfaite véracité des récits de Marc. C’est là un sceau important et précieux de cet évangile, qui parfois est négligé à tort à cause de sa brièveté, et qui cependant attire puissamment par sa fraîcheur et par sa force tous ceux qui le lisent sans prévention.
Les Pères de l’Eglise nous disent peu de chose touchant Luc, en dehors de ce qui a déjà été mentionné. Le compte que lui-même nous rend de son écrit (Luc 1.1-4) est d’autant plus digne d’attention : « Plusieurs ayant entrepris d’écrire l’histoire des choses dont la vérité a été connue parmi nous avec une entière certitude ; selon que nous les ont apprises ceux qui les ont vues eux-mêmes dès le commencement, et qui ont été les ministres de la Parole ; j’ai cru aussi, très excellent Théophile, que je devais te les écrire par ordre, après m’en être exactement informé dès leur origine ; afin que tu reconnaisses la certitude des choses dont tu as été instruit. » Ces paroles d’introduction de son évangile sont remarquables à plus d’un égard. En premier lieu, elles nous montrent de quelle manière naquit le besoin de la Parole écrite, et comment ce besoin cherchait sa satisfaction. On voulait mieux retenir que par la mémoire le glorieux message annoncé par les apôtres ; c’est ainsi que plusieurs essayèrent d’écrire ce qu’ils avaient entendu. Luc connaissait un certain nombre d’essais de ce genre. Il ne les regarde nullement comme une entreprise présomptueuse. Il se borne à en indiquer les difficultés, et il nous donne à entendre qu’il peut, par son livre, plus complètement répondre au désir de conserver les enseignements du Sauveur, parce que sa consciencieuse enquête auprès des témoins oculaires le mettait à même d’écrire le message évangélique plus complètement depuis l’origine et avec plus de garanties, que ne le pouvaient faire ceux à qui il n’avait pas été possible de faire de telles recherches et de s’enquérir de tout aussi exactement.
Cette introduction nous montre aussi que Luc ne connaît pas encore un autre évangile rédigé par un apôtre. Il ne connaît que les essais de ceux qui, étant auditeurs des apôtres, écrivaient ce qu’ils avaient entendu, ce qui nous explique la réciproque indépendance de Matthieu et de Luc. Quant aux écrits devenus inutiles par cette œuvre, on comprend qu’ils se soient perdus, à moins toutefois que nous ne devions reconnaître dans l’évangile de Marc l’un des écrits dont parle Luc, et au sujet duquel le vénérable ancien s’exprime d’une manière analogue à celle dont le troisième évangéliste parle de ses devanciers.
Pour ce qui est du lieu et du temps où cet évangile fut écrit, diverses mentions des Pères ne nous en disent rien de plus précis, que ce que nous-mêmes pouvons déduire de la teneur de ce livre. On peut, en effet, induire d’un certain nombre d’indications géographiques des Actes, que ce Théophile, auquel ce livre est particulièrement dédié (bien qu’il servit à toute l’Eglise), habitait l’Italie. Pour ce qui est de l’époque de la rédaction du troisième évangile, nous savons seulement qu’elle a précédé celle des Actes des apôtres (Actes 1.4), et que ceux-ci ont été rédigés après les deux années de la captivité de saint Paul à Rome (Actes 28.30). Au lieu de ces points incertains tenons cette chose certaine pour précieuse et importante, que Luc s’en réfère à son enquête exacte auprès des témoins oculaires et qu’il affirme sincèrement et simplement que ses récits sont l’expression de la pure vérité.
Ce serait ici le lieu de mentionner les essais qu’on a faits pour expliquer ce remarquable lien de parenté et en même temps les divergences des trois premiers évangiles ; mais je puis d’autant mieux vous épargner cette fatigue, qu’aucune des nombreuses hypothèses émises à ce sujet n’est arrivée à être généralement admise, et qu’un tel résultat est improbable dans l’avenir, malgré toute la sagacité qu’on a déployée pour investigations. Il est vrai que cette sagacité était d’avance frappée de stérilité, toutes les fois, ce qui arrive fréquemment, qu’on traitait l’œuvre des évangélistes comme le travail insipide et pénible de copistes et de compilateurs, ou qu’on voyait dans leurs divergences la tendance de partis réciproquement hostiles à exalter un apôtre aux dépens d’un autre, à cacher les points préjudiciables au parti, et autres intentions du même genre. Alors l’œil croyait trouver dans l’évangile des obscurités qui n’étaient qu’en lui-même ; la sagacité dégénérait en mauvais soupçons, et à force de voir des esprits on devenait aveugle pour l’esprit.
J’arrive à Jean. Les Pères de l’Eglise disent de lui qu’il a écrit le dernier, et alors qu’à un âge avancé, il faisait son œuvre à Ephèse ou aux environs. Les trois autres évangiles étant alors partout répandus et venus jusqu’à lui, Jean les aurait approuvés et déclarés conformes à la vérité, tout en trouvant qu’il y manquait quelque chose, soit sous le rapport externe, certaines parties de l’histoire, soit sous le rapport interne, quelque chose d’essentiel pour pleinement caractériser la personne de Jésus-Christ. C’est là ce qu’a en vue la tradition des anciens, consultée par Clément d’Alexandrie : Jean ayant reconnu que le coté corporel était exposé dans les (trois premiers) évangiles, étant pressé par ses amis et rempli par l’Esprit, aurait rédigé l’Evangile spirituel. Fort ancienne est enfin l’assertion suivant laquelle Jean voulait combattre par son évangile de faux docteurs, surtout ce Cérinthe dont je vous ai déjà raconté la rencontre avec Jean au bain public.
L’hypothèse suivant laquelle le quatrième évangile fut rédigé à Ephèse est confirmée par l’explication des mots hébreux et des désignations géographiques, nécessaire seulement à des lecteurs éloignés de la Palestine, et que Matthieu ne donne pas, attendu que les expressions et les localités sont connues de ses lecteurs israélites. L’assertion touchant l’époque tardive de cette rédaction est confirmée surtout par la manière dont Jean parle des Juifs. Il leur est devenu étranger ; Dieu a ouvert un abîme entre eux et lui. Il est vrai que lorsque le Seigneur dit à la Samaritaine : Le salut vient des Juifs, il parle dans le sens de l’opposition nationale ; mais partout ailleurs le nom de Juif a dans l’Evangile de Jean une signification, non pas nationale, mais religieuse ; tandis que Nathanaël reçoit cet excellent éloge : « Voici un véritable Israélite, dans lequel il n’y a pas de fraude, » les adversaires du Seigneur sont appelés partout, non pas Israélites, mais Juifs ; ils sont aussi distingués selon leurs classes principales : les pharisiens, les scribes, les principaux, le peuple. Mais tous ensemble, ils sont appelés Juifs sans distinction entre les habitants de la Judée ou de la Galilée (Jean 6.41). Sous la plume de Jean, l’expression : les Juifs, désigne donc ceux qui, ne recevant pas comme de vrais Israélites le Messie d’Israël, et voulant rester Juifs au lieu de devenir chrétiens, sont la race frappée dans son incrédulité. Jean a compris le jugement de Dieu, qui les a atteints par la destruction de Jérusalem.
Ce que les Pères de l’Eglise disent de l’intention de Jean de compléter les autres évangiles est confirmé par le fait, tant pour le côté externe que pour le côté interne. Une foule de petits détails caractéristiques montrent qu’ils émanent d’un témoin direct. D’un autre côté, les personnes dont Jean commence à parler sans explication préalable, nous seraient totalement inconnues, si nous ne savions ce qui les concerne par le moyen des autres évangiles, que Jean suppose connus de ses lecteursg. En général nous sommes frappés en voyant combien peu, dans tout le cours de son livre, il se rencontre avec ses prédécesseurs dans le récit des mêmes événements. Il ne veut pas raconter de nouveau les parties les plus importantes de l’histoire évangélique, telles que la naissance, le baptême, la tentation du Seigneur, sa transfiguration sur la montagne, l’institution de la sainte cène et la lutte en Gethsémané. Lorsqu’il le fait, comme par exemple pour la multiplication des pains, nous reconnaissons aisément que cette œuvre du Seigneur constituait la base indispensable du discours sur le pain de vie. Ici, comme dans l’histoire de la passion, il ne raconte rien de ce que nous avons pu lire dans les évangiles antérieurs, sans y ajouter quelques traits frappants, puisés dans ses propres souvenirs. Sans doute ces compléments ne sont pas une simple collection de notices morcelées et ajoutées. L’évangile de Jean est dans une mesure plus complet qu’aucun autre, un tout, produit d’un seul jet, et c’est comme tel qu’il ajoute aux autres évangiles une conception si élevée de la personne du Seigneur, qu’il n’a été donné à aucun des autres de nous représenter sous ce jour le Fils éternel de Dieu. C’est donc à bon droit qu’un Père de l’Eglise qualifie d’une manière toute particulière d’évangile spirituel, le quatrième évangile bien qu’on ne puisse pas, sans méconnaître leur caractère, ne trouver dans les autres que le côté extérieur de la personne et des œuvres de Christ. Il ne faut non plus mal comprendre la manière dont cet évangile combat les faux docteurs. Il est indubitable que vers la fin du temps apostolique, l’Eglise était menacée non seulement par les hommes qui rejetaient la divinité de Christ, mais aussi par ceux qui niaient sa venue dans une chair véritable, déclarant qu’un pareil abaissement constituait une souillure dans la Divinité. C’est là ce que confirment les épîtres de Paul. Jean lui-même, dans sa première lettre, attaque explicitement l’erreur faussement spirituelle de cette seconde classe d’hérétiques (1 Jean 2.18-22 ; 4.1-3). Mais c’est à tort que dans l’évangile on a cru reconnaître çà et là l’intention d’une controverse de ce genre. Le grand fait divin : la parole faite chair (Jean 1.14), tel qu’il l’expose et le développe simplement sans discussion ni contradiction, devint tout naturellement un rocher, contre lequel se brise chaque opposition à la vérité.
g – Voy. Jean 3.24 ; 11.2.
La supposition, suivant laquelle l’évangile de Jean a trait à diverses erreurs de son temps à l’effet de les combattre, a reçu une extension nouvelle de nos jours. On a prétendu trouver dans cet évangile un grand nombre d’allusions à des luttes qui ne s’élevèrent qu’au milieu et même dans la seconde moitié du second siècle. Dans ce cas, cet écrit ne pourrait pas avoir Jean pour auteur. C’est qu’on voulait à toute force arriver à la conclusion que cet évangile unique, vrai, excellent et central, ainsi que le qualifie Luther, n’est qu’une œuvre supposée, le produit non authentique d’une époque moins reculée, d’une époque qui en réalité ne nous offre rien qui approche même de loin de la splendeur de notre évangile. Mais nous pouvons avant tout nous rappeler ce qui a été dit touchant l’usage généralement répandu des quatre évangiles dans l’Eglise. Ce fait est aussi au profit de l’évangile de Jean. Au surplus on peut prouver, malgré les efforts de sagacité tentés dans le sens contraire, qu’à une époque où les principales luttes, dont on prétend y trouver la trace, n’avaient pas encore commencé, cet évangile, non seulement existait déjà, mais qu’il était généralement connu et lu dans l’Eglise. Il y a plus : les adversaires païens le connaissaient. Les sectes les plus diverses en usaient, non pas que cet usage leur fût commode, — elles durent au contraire le tordre d’une façon étrange, — mais parce que c’était l’évangile généralement reconnu, et que ces sectaires n’auraient pas pu se parer du nom de chrétiens, si, au lieu de se borner à dévier de la foi générale de la chrétienté, ils avaient en outre rejeté les documents apostoliques de la foi reconnus par l’Eglise. Nous avons confiance en l’évangéliste lorsque, sans se nommer, il affirme avoir vu la gloire de la Parole faite chair (Jean 1.14), et avoir été le témoin oculaire de ce coup de lance dont Jésus fut percé (Jean 19.35). Nous ajoutons foi à son témoignage, parce que tout son écrit, produit en nous l’impression qu’il émane d’un saint témoin de la vérité. Nous ajoutons aussi foi aux témoignages de l’Eglise, qui sont unanimes à affirmer que ce témoin anonyme est l’apôtre Jean. Nous tenons pour vrai ce double témoignage et non ces hypothèses contre nature, qui abaissent l’évangile le plus sublime au niveau d’un roman écrit vers la fin du second siècle, et qui le mettent avec les vues sectaires de cette époque dans un rapport tel qu’en voyant ce monstrueux mélange on pourrait dire que le cours d’eau troublée est l’origine de la source pure ! Certainement le fragile édifice de ces hypothèses ne tardera pas à crouler parce qu’il est contre nature.
Permettez-moi de clore ces questions par la citation d’une parole d’Irénée sur Polycarpe. Cette parole, bien qu’elle ne mentionne pas expressément l’évangile de Jean, me semble renfermer des indications qui compensent surabondamment le manque d’une mention explicite. Irénée écrit à Florinus, qu’il avait connu dans sa jeunesse, et qui avait embrassé des doctrines douteuses, capables de le conduire à la conséquence, que Dieu est aussi l’auteur du mal : « Ces doctrines ne t’ont pas été transmises par les vénérables pères, qui ont vécu avant nous et qui ont conversé avec les apôtres. Car je t’ai vu dans l’Asie Mineure, auprès de Polycarpe, alors que tu tâchais de gagner sa bienveillance. Car je me souviens mieux des choses de ce temps-là que de celles qui se sont accomplies plus récemment. En effet, ce qu’on a appris dans la jeunesse, croît avec notre âme et devient un avec elle. Je suis donc en état de décrire même l’endroit où était alors le bienheureux Polycarpe, lorsqu’il m’en parlait. Je puis redire sa manière d’être et de vivre, sa stature et ses discours nombreux, lorsqu’il nous racontait ses relations avec Jean et avec d’autres disciples qui avaient vu le Seigneur, et qu’il se rappelait leurs paroles, et les choses qu’il avait apprises d’eux touchant le Seigneur. Les miracles de Jésus aussi bien que ses enseignements, tels qu’il les tenait de la bouche des témoins oculaires, Polycarpe les racontait d’une manière qui concordait avec les saints écrits. Et par la miséricorde de Dieu, qui était sur moi, j’écoutais tout attentivement et l’inscrivais, non sur du papier, mais dans mon cœur, et par la grâce de Dieu, je le savoure continuellement dans la vérité. Je puis donc déclarer devant Dieu que si ce vieillard apostolique et bienheureux eût entendu ces choses (les fausses doctrines de Florinus), il se serait enfui en criant et en se bouchant les oreilles, et que, selon sa coutume, il aurait dit : O bon Dieu, pour quels temps m’as-tu réservé, qu’il me faille supporter de telles choses ! »
Aux yeux d’Irénée, l’évangile de Jean fait expressément et indubitablement partie des saintes Ecritures. Or, voici que, dans cette effusion du plus vivant et du plus précieux des souvenirs de sa jeunesse, il affirme que Polycarpe lui a souvent parlé des miracles et des discours du Seigneur, tels qu’il les tenait de la bouche de Jean et d’autres disciples, et en parfait accord avec les saints écrits. Reste-t-il donc là quelque chose d’historiquement incertain, et la seule question n’est-elle pas de savoir si nous acceptons ou si nous rejetons les miracles du Seigneur, tels que les apôtres les ont annoncés de vive voix, et par leurs écrits ?
Je dois encore fixer votre attention sur un point : c’est le rapport entre l’évangile et la Révélation de Jean. Ce dernier livre, dont l’auteur se nomme simplement Jean, sans rien y ajouter (Apocalypse 1.4, 9 ; 22.8), est généralement reconnu par la plus ancienne Eglise pour une œuvre de l’apôtre. Les témoignages qui le lui attribuent expressément, sont bien plus anciens pour la Révélation que pour l’évangile. Ce n’est qu’isolément, et vers la fin du second siècle, qu’une répulsion pour ce livre commence à se manifester, pour aboutir plus tard à cette supposition plus d’une fois répétée, que l’Apocalypse appartient peut-être à un autre Jean. Eusèbe pense à cet ancien nommé Jean, que probablement il ne faut pas distinguer de l’apôtre. On en appelle de bonne heure à la grande différence de style, de pensées et de contenu entre ces deux écrits. Mais ce ne sont que les modernes qui ont ajouté plus de poids à ces motifs, et, pendant quelque temps, ce fut chose bien établie parmi les savants, que l’Apocalypse et l’évangile ne pouvaient pas avoir le même auteur. Aujourd’hui encore il y a deux camps opposés, dont l’un attribue à l’apôtre Jean, seulement l’évangile, tandis que l’autre ne voit en lui que l’auteur de la Révélation.
En attendant, il y a des savants (et leur nombre augmente) qui regardent la prétendue impossibilité que ces deux écrits soient d’un même auteur, comme un préjugé sans fondement. Dans d’autres sphères aussi, on a appris à poser une saine limite aux investigations de la critique. « Il arriverait à bien des poètes, même éminents des temps anciens ou modernes, que des œuvres écrites dans des périodes différentes de leur vie, ne seraient pas réputées l’œuvre d’une même personne, même par le critique le plus sagace, si cela n’était démontré par les témoignages historiques ; » — voilà le jugement d’un savant consciencieux sur les œuvres en partie contestées du poète religieux, que nous connaissons sous le nom d’Angélus Silesiush. Ici, il y a plus qu’un poème. Si nous croyons que Jean fut, comme il le dit, ravi en esprit un jour de dimanche (Apocalypse 1.10), et qu’il reçut une révélation réelle, nous ne pouvons plus parler seulement d’un style et d’un art poétique humains ; nous devons, au contraire, reconnaître l’extase prophétique, alors que Jean, perdu dans sa vision, peint plutôt qu’il ne décrit ce qu’il lui est donné de voir, et qu’ensuite il n’ose ni modifier, ni même polir ce saint récit. Si ce langage est rude, et même rempli de défauts, d’après l’appréciation ordinaire, cela même fait partie de ce grondement majestueux semblable à celui du tonnerre. Oui, en effet, les menaces du jugement y sont accumulées contre toute méchanceté, contre toute révolte de la bête dans l’homme envers le Tout-Puissant, contre tout adultère avec le monde, et contre l’auteur de toute malice, qui est le séducteur et l’accusateur dès le commencement. Mais ce n’est pas là l’esprit borné d’un Juif, comme quelques-uns l’affirment sans réflexion, c’est le sérieux pénétrant de la vérité divine, qui est dès le commencement. C’est qu’en effet, c’est une chose terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, et, lorsque nous entendons le Seigneur dire aux Juifs, dans l’évangile de Jean : « Vous mourrez dans vos péchés, car vous ne pouvez venir où je vais (Jean 8.21) ; vous qui haïssez la lumière et qui êtes déjà condamnés par votre incrédulité (Jean 3.18,20) ; vous qui cherchez à me faire mourir, accomplissant en cela la volonté de votre père, qui est le diable » (Jean 8.37,44) ; lorsque nous l’entendons promettre, d’une manière toute générale, à ceux qui ont fait de bonnes œuvres, la résurrection pour la vie, en même temps qu’il menace de la résurrection pour la condamnation ceux qui auront fait le mal (Jean 5.29) ; lorsque nous l’entendons dire que la Parole, prononcée par lui et méprisée par eux les jugera au dernier jour (Jean 12.48) ; nous concevons cette sévérité terrible et sainte du jugement que l’Apocalypse dépeint dans ses effets. D’un autre côté, celle-ci exalte avec autant de puissance que n’importe quel autre livre de l’Ecriture, la grâce et la miséricorde de Celui qui est, qui était et qui sera, la vie bienheureuse en Christ, la couronne réservée aux vainqueurs, en général la gloire de Christ, et la gloire que Christ donnera aux siens.
h – Kahlert, Angelus Silesius, eine litterarhistorische Untersuchung. Breslau, 1853.
Il est vrai que Luther aussi, dans ses premières années, a exprimé avec force ses doutes, disons même, sa répulsion à l’endroit de ce livre mystérieux. Il ne pouvait lui reconnaître une origine apostolique ou prophétique, ni sentir aucunement qu’il était inspiré par le Saint-Esprit. Toutes ces images sombres le repoussent. Il termine par ces paroles : « Mon esprit ne peut pas s’accommoder de ce livre, et ce qui me porte à en faire peu de cas, c’est que Christ n’y est pas prêché ni reconnu, ce qui est avant tout le devoir d’un apôtre, suivant cette parole : Vous serez mes témoins. »
Plus tard, Luther lui-même a appris à juger avec plus de circonspection. Quant à nous, nous ne voulons pas être les esclaves des hommes en général, ni, par conséquent, les serviteurs de Luther, et nous ne nous couvrirons pas de son nom, là où il est manifeste que Luther s’est trompé. S’il est incontestable que dans les visions de ce livre, il est plus d’un point qui reste obscur même aux investigations les plus consciencieuses, le reproche que lui adresse Luther d’être indigne d’un apôtre en ce qu’il ne prêche point Christ, ce reproche est d’une parfaite injustice. Tout au contraire, on ne peut qu’admirer l’accord entre la Révélation et l’évangile de Jean, lorsqu’il s’agit d’exalter la gloire divine de Christ.
Ecoutons la manière dont l’Apocalypse parle de Christ : Il est le chef de l’Eglise, le Fils de l’Homme qu’ils ont percé, l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, celui qui était mort et qui vit aux siècles des siècles ; le commencement de la créature de Dieu, c’est-à-dire non point la première créature, mais, au contraire, l’origine et la source première d’où émane la vie de toute créature. Il est celui qui sonde les cœurs et les reins, et qui rendra à chacun selon ses œuvres ; celui qui vient ayant son salaire avec lui ; qui donnera aux vainqueurs de s’asseoir sur son trône, comme lui-même, l’Agneau immolé, est assis avec Dieu sur son trône, où toutes les créatures célestes l’adorent. Il a les esprits de Dieu, et il se montrera à ses adversaires comme le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, en même temps que son essence inexprimable, en tant qu’elle peut être nommée par les hommes, porte ce nom : la Parole de Dieu.
Certes, c’est à tort que Luther se plaint, car le livre de la Révélation nous prêche Christ avec non moins de majesté que l’évangile de Jean. Ces deux livres nous montrent mieux qu’aucun autre écrit, comment en lui et par lui se décide le grand combat entre la lumière et les ténèbres, à la différence près que l’évangile nous décrit cette lutte telle qu’elle s’agitait autour de la personne de Christ aux jours de sa chair, tandis que l’Apocalypse nous annonce les combats qui auront lieu aux jours de la consommation. Nous ne devons pas négliger de faire la juste part de la différence du but de ces deux livres, et il importe aussi d’avoir égard à la différence de la disposition d’esprit, dans laquelle chacun de ces livres fut écrit. Ici, le voyant est entraîné par la majesté des visions, dans lesquelles il contemple l’exécution du jugement jusqu’à la pleine victoire ; là, le vieillard s’abandonne aux souvenirs précieux et ineffaçables de sa jeunesse, et il goûte une joie douce et intime lorsque l’Esprit de vérité glorifie la sainte vie de Celui qui n’était pas encore venu pour le jugement. Si nous comprenons quelle différence doit nécessairement exister au point de vue du style et du langage entre ces deux livres si différents, nous pouvons affirmer, qu’abstraction faite de cette inévitable différence, il n’y a pas dans le Nouveau Testament un seul écrit qui ait plus d’affinité intérieure que l’Apocalypse avec l’évangile (et les épîtres) de Jean, et qui rende un plus puissant témoignage en faveur de cet évangile.
Il est temps de nous approcher plus près des évangiles, afin d’en envisager le contenu et de reconnaître la disposition suivie par chaque évangéliste. Nous connaîtrons ainsi le plan et le but de chacun d’eux. Il n’est pas sans importance d’en obtenir une image vraie ; car souvent on a traité les évangiles d’une manière fausse et erronée, parce qu’on avait négligé cette orientation préalable. On prétendait y trouver une intégrité biographique qui ne s’y trouve pas, tandis qu’on aurait dû rechercher ce que chaque évangile veut nous donner, et reconnaître avec gratitude la manière dont il le donne.
Nous avons déjà dit que Matthieu écrivit d’abord son évangile pour Israël et qu’il employa, pour cela, la langue des Israélites. Le contenu et le plan de son écrit nous font reconnaître en Matthieu l’évangéliste de l’ancien peuple de l’alliance. De même que l’histoire de l’Ancien Testament fait dériver la vie des hommes de Dieu de leur origine, par le moyen des généalogies, pour ensuite revêtir ce squelette du récit vivant des œuvres que ces hommes ont accomplies ; de même Matthieu débute par la généalogie de Jésus-Christ, qu’il présente par là à ses lecteurs israélites comme le fils d’Abraham, la postérité bénie, le fils de David, le roi promis du royaume de Dieu, le Christ ou Messie, l’oint de Dieu annoncé par les prophètes. Il n’a d’autre but que de prouver par tous les récits subséquents, que Jésus s’est montré comme Messie d’Israël par sa parole et par ses œuvres, et qu’ainsi il a accompli toute la prophétie. Par là se trouve d’avance écartée l’attente de ceux qui cherchent dans cet écrit l’énumération complète des événements et des œuvres qui ont rempli la vie du Sauveur. C’est souvent d’une manière toute générale que Matthieu nous raconte comment Jésus allait de lieu en lieu dans les synagogues, en annonçant l’Evangile et en guérissant les malades. Un choix de faits particulièrement frappants lui suffit pour montrer comment la parole prophétique, fréquemment citée dans son écrit, a été accomplie par Jésus. Or, précisément parce qu’il est préoccupé de cet objet principal, il ne prend que peu de peine pour dessiner exactement les objets d’après leurs particularités frappantes, ce dont plusieurs lui ont fait à tort un reproche. Il est vrai que généralement il se borne au plus nécessaire dans sa description extérieure des œuvres du Seigneur. Il raconte très brièvement la guérison des Gergéséniens possédés, sans nous dépeindre l’intensité terrible de leur tourment, et sans rapporter, ainsi que le fait Marc, ce remarquable dialogue qui précéda la guérison. Il se tait sur les efforts que durent faire les amis de l’homme perclus, pour faire arriver le malade à travers le toit, auprès de Jésus. Il nous montre le chef de la synagogue venant à Jésus et disant avec tristesse que sa fille vient de mourir, tandis que, suivant le récit plus détaillé de Marc et de Luc, le père était venu lorsque sa fille était mourante ; et ce fut seulement plus tard qu’il apprit que son enfant venait de mourir et que le secours était devenu inutile. Il en est de même de ce récit de Matthieu, suivant lequel le centenier de Capernaüm vient lui-même à Jésus, tandis que, suivant Luc, il envoya les anciens des Juifs pour intercéder en sa faveur auprès du Seigneur, parce qu’il se trouvait lui-même indigne d’être écouté par lui. La manière dont Matthieu fait succéder les récits est sans aucune prétention et d’une simplicité enfantine. Plus de cinquante fois, il se contente du terme : « alors, » ce qui nous montre qu’il n’est préoccupé de montrer ni la succession chronologique ni l’enchaînement des causes et de leurs effets. Il a, à propos de toutes ces questions une insouciance grandiose. Ce péager ne scrute point les détails, mais il procède sommairement, et malgré cela, il nous donne de la vie du Seigneur un aperçu bien ordonné, qui n’est surpassé par aucun autre, précisément parce que l’auteur groupe la matière, coordonne les œuvres qu’il rapporte en les esquissant rapidement, et expose surtout les discours de Jésus d’après un plan très clair. Sous ce rapport, il surpasse non seulement Marc, qui en général ne rapporte que peu de discours du Seigneur avec quelque étendue, mais aussi le troisième évangéliste. Nous nous convainquons du don particulier que possède Matthieu, en comparant, par exemple, le sermon sur la montagne d’après son exposé avec l’extrait que nous en donne Luc. Ce sont surtout ces grands discours qui indiquent clairement les sections principales et la marche de l’histoire dans le premier évangile.
Jésus est ce fils promis à Abraham et à David ; le Roi-Messie longtemps attendu ; voilà ce que Matthieu veut montrer à son peuple. Mais ce Fils de David, qui doit apporter à toutes ces nations la bénédiction promise à Abraham, ne trouve pas d’abord au milieu d’Israël l’accueil auquel il a droit. Peu s’en faut que dans sa tendre enfance, il ne soit mis à mort par le détenteur impie du trône d’Israël, après que les prémices des gentils lui ont apporté leurs hommages. L’état de déchéance où est tombé Israël est cause que le Fils de David grandit dans l’obscurité de Nazareth, et qu’il est réduit à rassembler les messagers de son royaume dans la Galilée méprisée. Lorsque, dans le sermon de la montagne, il présente la nouvelle alliance comme l’accomplissement de l’ancienne, il se trouve dans la nécessité, en se mettant en opposition avec l’esprit qui régnait en Israël, d’exiger de ses disciples, une justice plus parfaite que celle des pharisiens ; autrement ils ne pourront entrer dans le royaume de Dieu. A ce magnifique modèle de sa prédication vient s’ajouter un groupe de ses miracles, qui tous consistent non seulement à guérir les maladies du corps, mais encore à mettre à la portée de tous le secours du médecin des âmes, c’est-à-dire le pardon des péchés. Le premier envoi des messagers de l’Evangile du Royaume, limité cette fois aux brebis perdues de la maison d’Israël, n’obtient que partiellement le résultat désiré. Car si même Jean-Baptiste, qui est plus qu’un prophète, est en danger de se scandaliser de Jésus, combien moins nous étonnerons-nous de voir les pharisiens lui résister de plus en plus en le blasphémant. Cette résistance va si loin que Jésus est obligé de prononcer sur la majorité du peuple le jugement de l’endurcissement, et que même les miracles décisifs, tels que les multiplications des pains, ne font que provoquer de la part des pharisiens et des sadducéens la demande de nouveaux miracles, tandis qu’une petite troupe seulement, ayant Pierre à sa tête, rend témoignage de la foi à laquelle elle est arrivée. Et bien faible était la foi de ce petit troupeau, qui était si peu capable d’envisager les souffrances du Seigneur, que Jésus commençait à annoncer à partir de cette époque. Que de fois le Seigneur ne dut-il pas reprendre cette incrédulité qui l’affligeait, cette ambition qui aspirait aux premières places, cette soif de récompense qui pouvait devenir un piège ! Qu’à son entrée à Jérusalem le peuple crie Hosanna à son roi débonnaire, lui n’a devant les yeux que ces architectes insensés qui, tout en rejetant la principale pierre de l’angle, n’accomplissent pas moins les Ecritures. Une fois encore, il combat publiquement l’hypocrisie des pharisiens et des sacrificateurs de manière à leur fermer la bouche, mais ensuite il endure les souffrances que leur haine lui inflige. Il faut que la vigne leur soit ôtée et qu’elle soit donnée à un peuple qui en rende les fruits. Si sa résurrection est attestée par les soldats païens, les principaux des Juifs cherchent à étouffer cette nouvelle. Mais Jésus n’est plus en leur pouvoir ; à lui appartient toute puissance dans le ciel et sur la terre, et c’est ainsi que le fils d’Abraham et de David, le roi promis à Israël entre dans ce règne, qui embrasse le monde entier et qui est établi pour toute l’éternité (Psaumes 93.1-2). Il est le roi promis à Israël, qui envoie ses hérauts dans le monde entier ; et après que la race impie des chefs d’Israël est parvenue à entraîner dans la rébellion la plus grande partie du peuple de l’alliance, Christ rassemble par le moyen de ses messagers le vrai peuple de Dieu du milieu de toutes les nations. C’est ainsi que Matthieu a complètement démontré la grande vérité énoncée dans la première ligne de son évangile. L’Evangile de Marc nous montre une disposition différente. Il doit son origine à des prédications missionnaires, faites par Pierre à Rome : c’est là ce que rapportent les Pères de l’Eglise, et ce que confirme la physionomie du deuxième évangile. Le commencement de l’Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu ! C’est par cette annonce que débute Marc, tout comme Pierre, son maître, avait été le premier d’entre les apôtres à confesser sa foi que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant. Marc veut montrer aux lecteurs comment le message qui retentit maintenant dans le monde a commencé par la prédication de Jean-Baptiste. C’est par là que débute l’interprète de Pierre, comme cet apôtre le fait lui-même dans la maison de Corneille : « Vous savez ce qui est arrivé dans toute la Judée et qui a commencé par la Galilée, après le baptême que Jean a prêché ; comment Dieu a oint du Saint-Esprit et de puissance Jésus de Nazareth, qui allait de lieu en lieu, en faisant du bien et guérissant tous ceux qui étaient opprimés par le diable, parce que Dieu était avec lui… Cependant ils l’ont fait mourir, le pendant au bois. Mais Dieu l’a ressuscité le troisième jour, et il a voulu qu’il se fit voir, non à tout le peuple, mais aux témoins qui avaient été auparavant choisis de Dieu (Actes 10.37-41). C’est ce même message que Marc développe, en montrant dans une série de tableaux les œuvres de Jésus-Christ, tandis qu’il ne donne que peu de discours d’une certaine étendue. Il n’en appelle que rarement aux prophéties, qui n’avaient pas encore la même importance pour les lecteurs païens que pour Israël. Il nous dépeint le Fils de Dieu tel qu’il se manifestait par les œuvres de la puissance divine, avec une vivacité et une fraîcheur que rien ne surpasse. De même que Pierre, en parlant à Corneille, regarde les malades guéris par Jésus, comme ayant été opprimés par le diable, Marc attache une importance particulière à la délivrance des possédés. Le premier miracle dont il parle, et que Matthieu passe sous silence, c’est une guérison de cette espèce, opérée dans la synagogue de Capernaüm. En voyant cette délivrance, les assistants furent tous étonnés, de sorte qu’ils se demandaient entre eux : « Quelle est cette nouvelle doctrine, qu’il commande avec autorité, même aux esprits immondes, et qu’ils lui obéissent ! » (Marc 1.27.) En lisant sans interruption l’évangile de Marc, on est saisi, plus que dans les autres, par l’impression puissante produite par Jésus sur tous ceux qui le voyaient et qui l’entendaient. On y voit la sensation de plus en plus profonde qu’il produisit (bien qu’un petit nombre seulement arrivât à une véritable foi au Fils de Dieu), jusqu’à ce que la haine croissante de ses ennemis lui préparât la mort ; après quoi, sorti vainqueur du sépulcre, il surmonta l’incrédulité de ses disciples et les rendit capables d’être ses témoins, accompagnés des preuves visibles du pouvoir miraculeux qui leur avait été accordé. Partout nous découvrons dans le livre de Marc la même attention donnée aux signes de puissance qui manifestent la gloire du Fils de Dieu.
Marc raconte ainsi coup sur coup, ajoutant un récit à l’autre avec la plus entière simplicité, comme racontent les enfants. Il relie ces récits par le simple mot « et » ou par son terme favori « aussitôt, » que nous trouvons employé par lui seul autant de fois que dans tous les autres livres du Nouveau Testament réunis. En procédant ainsi, il pourra lui arriver de tracer une rapide esquisse, comprenant une série de traits dans une seule image ; je rappelle ici le baptême et la tentation du Seigneur, qu’il rapporte en peu de mots ; mais plus souvent il fait le contraire. Les récits que les autres évangélistes donnent brièvement sont complétés par lui au moyen de traits frappants, dont plusieurs concernent Pierre. Marc nous dit avec plus de précision que les autres, que l’entrée du Seigneur à Jérusalem et la purification du temple ont eu lieu en deux jours, et que ce n’est que le troisième jour que Pierre remarqua le figuier desséché (Marc 11.11, 19-21). Il rapporte que Pierre ne fut pas averti par le premier chant du coq, et que c’est au second seulement qu’il commença à pleurer amèrement (Marc 14.72). Il sait aussi que l’ange, parlant aux femmes près du sépulcre vide, leur donna un message spécial pour Pierre humilié.
Marc nous a aussi conservé un certain nombre de paroles brèves et frappantes du Seigneur : la déclaration que le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat (Marc 2.27) ; la parabole à la fois courte et magnifique de la semence qui mûrit lentement (Marc 4.26 et suiv.) ; la parole profonde, qui dit que chacun sera salé de feu, et que toute oblation sera salée (Marc 9.49) ; puis ces guérisons du sourd-muet et de cet aveugle, qui ne recouvra la vue que par degrés. En racontant la première, Marc n’a pas oublié le mot Hephatha (Marc 7.34), ni l’expression Talitha kumi (Marc 5.41), lorsqu’il parle de la fille de Jaïrus. Il ajoute la traduction des mots hébreux, dont il se sert ; mais il commence par les donner en hébreu, nous faisant ainsi assister à ces scènes et entendre de nos oreilles le son originaire de ces puissantes paroles. Par contre, il se sert plus fréquemment que les autres évangélistes de noms et de titres latins dans le cours de son récit, fait en langue grecque. Là où notre version parle de deux petites pièces qui font un quadrain (Marc 12.42), le texte original nous montre que l’évangéliste veut nous faire évaluer une monnaie grecque par l’indication de l’équivalent en monnaie romaine. C’est ainsi que procède l’interprète de l’apôtre à Rome. Il allie le soin des détails avec une simplicité grandiose dans l’ensemble. La narration est simple et naturelle ; mais on n’y remarque ni groupes, ni parties, ni points d’arrêt, comme c’est le cas chez Matthieu et chez Jean. Ainsi que le disait le vénérable ancien, d’après la tradition de Papias, Marc ne nous donne pas une histoire complète, rédigée d’après un plan, mais une série de tableaux. Interprète de l’apôtre de l’action, il dépeint le Fils de Dieu dans la puissance de ses actions à ces Romains qui sont le peuple de l’action.
Luc aussi a écrit pour des croyants d’entre les gentils, mais son livre nous montre l’investigateur et l’historien à un degré de développement plus avancé. Il ne rapporte pas de discours missionnaires destinés à des païens, qui entendent pour la première fois la bonne Nouvelle, mais il donne un exposé plus approfondi et plus complet, par lequel Théophile et ceux qui étaient au même degré de développement que lui, devaient recevoir à la fois le complément et la confirmation de l’enseignement qui leur avait été donné. Luc amène ses lecteurs à comparer l’ancienne alliance avec la nouvelle. Son récit nous transporte dès le début dans le temple de Jérusalem, et le livre des Actes nous conduit finalement à Rome, la capitale du monde, dans laquelle l’apôtre Paul repoussé par les Juifs endurcis, prêche le règne de Dieu et enseigne les choses qui regardent le Seigneur Jésus-Christ, avec toute liberté et sans aucun empêchement. Voilà les pôles entre lesquels se meut le récit. Il commence par nous faire connaître le sacrificateur qui, dans le sanctuaire de l’ancienne alliance, reçoit le message de l’ange. Ce message, en se rattachant à la parole de Malachie le dernier prophète, promet à Zacharie le fils qui devait préparer la voie au roi de la maison de Jacob (Luc 1.33). Jésus est donc aussi dans le récit de Luc le fils de David et le roi d’Israël, et c’est ainsi que la nouvelle alliance plonge ses racines dans l’ancienne. Mais à la fin de cet évangile, Christ ressuscité démontre par Moïse et les prophètes qu’il fallait que par la voie des souffrances il entrât dans la gloire et qu’en son nom la repentance et la rémission des péchés fussent prêchées à toutes les nations, en commençant par Jérusalem (Luc 24.47). Or, voilà bien ce que décrit ensuite le livre des Actes, en nous montrant le Sauveur glorifié ordonnant à ses apôtres de porter aux gentils, en partant de Jérusalem et en traversant la Samarie, la bonne Nouvelle que repoussaient les Juifs. Si Matthieu nous montre le même résultat, ce n’est pas sans faire ressortir qu’on n’y arrive qu’après que le roi Hérode, les pharisiens et les scribes, les sacrificateurs et les anciens eurent exercé leur funeste influence pour amener la majorité du peuple à rejeter le message salutaire. Chez Luc, cette corruption de la nation entière se montre dès le commencement. Il envisage surtout les traits de l’histoire qui manifestent d’une manière générale l’opposition des Juifs. Dans son récit ce ne sont pas seulement les pharisiens et les sadducéens, mais c’est le peuple entier que Jean-Baptiste traite de race de vipères (Luc 3.7) ; ce sont des hommes du peuple, que Luc ne nomme pas expressément scribes et pharisiens, qui tentent le Seigneur en lui demandant un miracle du ciel. Et Siméon déjà, après avoir exalté le Sauveur comme étant la lumière des gentils et la gloire du peuple d’Israël, prophétise que cet enfant est mis pour être une occasion de chute et de relèvement à plusieurs en Israël, et pour être en butte à la contradiction. Et c’est bien là ce qui arrive au Seigneur dès le début de son ministère en Galilée, si bien qu’il est obligé de dire aux habitants de Nazareth sa patrie, que s’ils repoussent le salut, les étrangers s’en réjouiront comme le firent autrefois la veuve de Sarepta et Naaman le Syrien. L’hostilité qu’il rencontra à Nazareth fut dès le commencement le prélude de celle que les Juifs devaient montrer plus tard au Seigneur, en sorte que leur rébellion devint la richesse des gentils. Dans le sermon de la montagne aussi, tel que Luc l’a rédigé plus tard, le côté mis en lumière est autre chez lui que chez Matthieu. Nous n’y lisons aucune de ces paroles par lesquelles le Seigneur indiqua sa position vis-à-vis de Moïse et de l’ancienne alliance. Par contre, Luc nous montre les nombreux adversaires, sur lesquels le Seigneur crie pour la première fois : Malheur à vous ! et par ce motif il n’a retenu comme chose principale que cette exhortation adressée aux disciples, de ne pas se laisser détourner par cette inimitié de la prière pour les ennemis et d’être miséricordieux comme le Père céleste est miséricordieux.
C’est surtout dans la seconde section de son évangile, où nous voyons comment le Seigneur se mit en chemin, résolu d’aller à Jérusalem (Luc 9.51), que se manifeste le contraste entre les disciples du Seigneur, auxquels il demande de se décider sans hésitation, et les adversaires, qui refusent la grâce offerte aux pécheurs perdus, et ne veulent point reconnaître ce qui concerne leur paix. Israël est ce peuple qui rejette son roi par ces paroles : Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous (Luc 19.14). Par le fait de cet endurcissement, le peuple est abandonné de Dieu. Ce terrible arrêt n’empêche pas Luc de s’attacher de cœur à la promesse du Seigneur, qui pleura sur Jérusalem, c’est-à-dire à cette parole prophétique, qui déclare que l’affliction de Jérusalem cessera lorsque les temps des nations seront accomplis (Luc 21.24) ; comme aussi Paul, l’apôtre des gentils, retient cette espérance et révèle ce mystère (Romains 11.25 et suiv.), qu’après que la plénitude des gentils sera entrée dans l’alliance le peuple élu aussi trouvera grâce.
Jusqu’à ce moment ce qui eut lieu après un discours missionnaire de Paul, ne cesse de se répéter : tandis que les Juifs contredisaient et blasphémaient, les gentils se réjouissaient (Actes 13.45,48). C’est ainsi que nous voyons l’évangéliste des gentils remarquer dès le commencement tout ce qui nous montre Jésus comme Sauveur, non pas pour tout Israël, ni pour Israël exclusivement, mais pour le monde entier. Et bien que ce Sauveur soit né dans une étable obscure et sous la domination de l’empereur du monde romain, il n’est pas moins le roi légitime du monde entier. Sa généalogie, qui ne dérive pas d’Abraham, mais qui remonte par Adam jusqu’à Dieu, est une preuve manifeste que Jésus appartient à toute l’humanité. Il est ce Sauveur qui reçoit la pécheresse ; qui cherche tout ce qui est perdu, la brebis, la drachme, le fils ; qui humilie le Juif orgueilleux par l’exemple du Samaritain, et qui se réjouit en voyant le pieux étranger ne pas oublier la reconnaissance, comme le firent ses neuf compagnons juifs. Il préfère à l’orgueilleuse prière du pharisien le cœur brisé du péager, et il demande l’hospitalité à un chef des péagers. Il guérit l’oreille du soldat, qui mit la main sur lui et il jette un regard sur Pierre, qui est tombé dans le péché ; il prie sur la croix pour ses ennemis et il y fait grâce au brigand ; en se séparant des siens, il les bénit (Luc 24.50 et suiv.) Luc seul nous a raconté tous ces traits. S’ils nous montrent de quelle manière Paul, son maître, lui a ouvert l’esprit pour comprendre et pour rapporter ces manifestations de la libre grâce de Christ envers les pécheurs en général, la même chose apparaît dans la manière dont Luc raconte l’institution de la Cène, où, se séparant de Matthieu et de Marc, il se rattache au récit que nous lisons dans la première épître de Paul aux Corinthiens (ch. 11). En résumé Luc, en sa qualité de disciple de l’apôtre des gentils, nous montre dans ses récits, comment de l’ancienne alliance est née la rédemption du monde entier, et comment elle s’est répandue d’Israël sur les gentils.
J’attache de l’importance à considérer de plus près le témoignage de Papias d’Hiérapolis parce que, bien que Hengstenberg et Lange dans leur réfutation de Lücke, et d’autres théologiens aient émis sur l’ancien Jean le jugement que je tiens pour le seul véritable, il me semble que cette conviction n’est pas encore devenue assez générale.
Ainsi que je l’ai dit, Irénée nous apprend que Papias a été l’auditeur de Jean, et le compagnon de Polycarpe. Il composa un ouvrage en six livres intitulé : Narrations (ou interprétations) des paroles du Seigneur, dans lequel, suivant les communications d’Eusèbe, il racontait aussi bien les discours que les œuvres de Jésus, ainsi que quelques miracles des apôtres. De la préface de ce livre Eusèbe entreprend de conclure, contrairement au témoignage d’Irénée, que Papias n’était nullement le disciple immédiat soit de Jean, soit de quelque autre apôtre, mais qu’il reçut la foi par la tradition qui lui avait été transmise par les disciples des apôtres. Voici la teneur des paroles de Papias, traduites aussi fidèlement que possible : « Ce ne sera pas pour moi une fatigue de t’écrire avec les explications, tout ce que j’ai bien appris et bien retenu des anciens, et dont je garantis la vérité. Car je ne prenais pas plaisir, comme la foule, en ceux qui discourent de toutes sortes de choses, mais bien en ceux, qui enseignent la vérité. Je ne me plaisais pas non plus avec ceux qui rapportent des commandements étrangers, mais avec ceux qui transmettent les préceptes donnés, à la fois par le Seigneur et émanant de la vérité elle-même. Mais lorsque quelqu’un venait, ayant eu des rapports avec les anciens, je manquerais alors des paroles de ces anciens savoir de ce que disent André ou Pierre, Philippe, Thomas, Jacques, Jean, Matthieu ou quelque autre des disciples du Seigneur, et aussi de ce que disent Aristion et l’ancien Jean, disciple du Seigneur. Car j’estimais que ce qui émane des livres ne me serait pas aussi utile que ce qui vient de la communication orale d’hommes encore vivants. »
Après cette citation de Papias, Eusèbe continue ainsi : « Il est ici digne de remarque qu’il mentionne deux fois le nom de Jean. Il le range une première fois parmi ceux de Pierre, de Jacques, de Matthieu et des autres apôtres, par où il indique clairement l’évangéliste, tandis qu’il place l’autre Jean avec une désignation distinctive, dans une autre classe en dehors du nombre des apôtres. Il le fait même précéder par Aristion et il l’appelle expressément « l’ancien, » en sorte que par là se trouve confirmée la tradition de ceux qui rapportent qu’en Asie deux hommes avaient porté ce même nom, et que deux sépulcres existaient à Ephèse, dont chacun est encore aujourd’hui appelé le sépulcre de Jean. C’est à cela qu’il faut bien faire attention. Car il pourrait sembler que le second, si mieux on n’aime que ce soit le premier, ait obtenu la révélation qui porte le nom de Jean. »
Les paroles d’Eusèbe nous fournissent un indice de la force de la tradition ecclésiastique en faveur de l’Apocalypse ; car Eusèbe lui-même inclinerait bien plutôt à supposer que ce livre doit être attribué au second Jean. Il termine par l’assertion que Papias reconnaît avoir reçu les discours des apôtres de la bouche de leurs compagnons, et que lui-même a été seulement l’auditeur personnel d’Aristion et de l’ancien Jean.
D’après cette conclusion Irénée aurait tort. Mais Eusèbe a-t-il raison ? Son opinion touchant cet ancien Jean, qui serait à distinguer de l’apôtre, est-elle garantie par l’histoire, ou bien Eusèbe n’est-il amené à conclure à l’existence du second Jean que par la manière dont il interprète les paroles de Papias ? Et dans ce cas les interprète-t-il bien ?
Il en appelle à des gens qui parlent de deux disciples d’Asie, du nom de Jean, et de deux sépulcres de Jean à Ephèse. Mais il n’énonce aucun autre témoignage prouvant l’existence de cet ancien Jean. L’homme qui avant Eusèbe émit un doute sur l’authenticité de l’Apocalypse, Denis, qui fut évêque d’Alexandrie vers le milieu du troisième siècle, dit-il quelque chose de cet ancien Jeani ? Dans sa sagacité, plutôt subtile que profonde, il insiste sur la grande différence qu’il y a entre l’évangile et l’Apocalypse au point de vue du style et du contenu, et il en conclut qu’il est presque incroyable que ces deux écrits émanent du même auteur. L’auteur de l’Apocalypse se nomme lui-même Jean, Denis ne veut donc pas nier que cet écrit ne soit d’un Jean. « Mais, dit-il, je pense que beaucoup d’hommes portaient ce nom, et que remplis d’amour, d’admiration et d’émulation, ils le prenaient volontiers, parce qu’ils souhaitaient d’être aimés du Seigneur autant que Jean l’apôtre. Il en est de même des noms de Pierre et de Paul, qui sont souvent donnés aux enfants des croyants. » C’est là une notice fort intéressante sur l’usage ecclésiastique ; mais renferme-t-elle une preuve en faveur de l’ancien Jean ? Il est vrai que Denis aussi rappelle qu’on parle de deux tombes de Jean à Ephèse. Mais en fin de compte tout son développement ne repose que sur une supposition, appuyée elle-même sur cette donnée de critique littéraire fort contestable : Il peut y avoir en Asie plusieurs hommes du nom de Jean. On parle de deux sépulcres de Jean. Mais pas un mot de l’ancien Jean.
i – Eusèbe, VII, 25.
Jérôme (vers l’an 400) rapporte cette opinion singulière touchant les deux sépulcres, que plusieurs étaient d’avis que tous les deux renfermaient le corps de Jean l’évangéliste ; d’où l’on peut conclure qu’il n’existait pas de tradition certaine touchant la seconde tombe. Mais fût-elle aussi celle d’un Jean, il ne nous resterait de lui qu’un nom vide. Il est vrai qu’on pourrait penser à ce Jean, qui aurait été institué évêque d’Ephèse par l’apôtre Jean, si toutefois il y a du vrai dans cette assertion des soi-disant Constitutions apostoliques (VII, 46). Il pourrait même sembler que cette opinion coïncide à merveille avec le dire de Papias, en ce que l’évêque Jean des Constitutions apostoliques serait tout naturellement le même personnage que l’ancien Jean de Papias, attendu que dans le langage de la primitive Eglise évêque et ancien signifie la même chose. Malgré tout cela cette déduction n’est point admissible, d’abord parce que la mention de cet évêque Jean est des plus incertaines, et ensuite parce que Denis et Eusèbe ignorent totalement l’existence de cet évêque, qui aurait été institué par l’apôtre ; mais surtout elle n’est pas admissible parce qu’en tout cas Papias doit être compris d’une autre manière.
Papias n’emploie nullement le terme de πρεσβύτερος, que j’ai partout traduit par ancien, comme étant le titre d’un ministère dans une Eglise locale. Bien moins encore veut-il désigner le second Jean comme étant d’un âge plus avancé que l’apôtre, ou même comme étant celui qui vint avant l’apôtre de Palestine en Asie.
Ce sont là des inventions artificielles, dont nous nous assurons immédiatement en remarquant que Papias commence par désigner tous les apôtres par le terme d’anciens. Il est par conséquent plus que douteux qu’Eusèbe ait bien interprété les paroles de Papias. C’est le contraire qui sera vrai.
Papias veut indiquer les sources où il a puisé ce qu’il sait du Seigneur. Il dit que la parole vivante des témoins primitifs et véritables de Jésus est préférable pour lui à la parole écrite. Ce qu’il a bien appris et bien retenu du témoignage des anciens, voilà ce qu’il veut écrire. Cette source, dit-il, lui a été accessible de deux manières. D’une part, lorsqu’il rencontrait un homme qui avait accompagné les anciens, il s’enquérait auprès de lui de leurs paroles pour apprendre ce que chacun d’eux avait dit (εἶπεν) ; et incontinent Papias explique qui il entend par ces anciens, en énumérant seulement des apôtres de Christ, qu’il nomme aussi disciples. Parmi ces anciens se trouve déjà un Jean, en sorte que l’apôtre Jean est lui-même un ancien Jean. Puis, il indique l’autre canal, par lequel il recevait les discours des anciens en écrivant : Je manquerais « aussi de ce que disent Aristion et l’ancien Jean, disciples du Seigneur. » Ce qu’ils disent (λέγουσιν) est ici employé au présent. Credner conclut de là, tout en voulant maintenir la distinction entre l’ancien et l’apôtre, que cet ancien, à l’époque à laquelle Papias écrivait, était encore vivant. Il faut aussi qu’Aristion (dont nous ne savons rien de plus) et l’ancien, alors même qu’il serait un autre Jean, aient été en tout cas des disciples du Seigneur qui, venus de la Palestine, étaient à même de rapporter à Papias touchant Jésus ce qu’ils avaient vu de leurs yeux et entendu de leurs oreilles, car l’évêque d’Hiérapolis ne voulait recueillir par tous les moyens que des témoignages de cette espèce.
Si nous retenons cette circonstance, la chose n’en devient que plus surprenante. Quelle étrange apparition que celle des deux disciples du Seigneur, venus de Palestine, arrivés tous les deux à un âge si avancé, portant l’un et l’autre le nom de Jean, et dont l’un, ce seul passage excepté, n’aurait laissé aucune trace certaine, si bien que les autres témoins, les plus, anciens ne font aucune mention de lui, ni Irénée, ni surtout Polycrate, qui énuméra les chefs de l’ancienne Eglise de l’Asie Mineure.
Des paroles de Papias, j’ai tiré cette conséquence qu’en tout cas cet ancien, qu’il soit ou identique avec l’apôtre ou un autre témoin oculaire du Seigneur, venu de Palestine, vivait encore au temps auquel Papias écrivait. Aucune objection fondée ne peut être opposée à cette assertion. La chronique d’Alexandrie désigne l’année 163 comme étant celle de la mort de Papias. Cela, est douteux d’après la remarque qu’en fait Lücke. Mais alors même que cette date serait exacte, Irénée n’en désigne pas moins Papias comme un homme de l’ancien temps (ἀρχαῖος ἀνήρ), tandis qu’il parle en des termes bien différents, de son contemporain, Justin, un peu plus âgé que lui-même. S’il est vrai que Papias a vécu jusqu’en 163, il se trouverait dans le même cas que son compagnon Polycarpe, le disciple de Jean, qui monta sur le bûcher aux environs de la soixantième année du second siècle. Papias aurait pu très bien avoir connu un disciple immédiat de Jésus-Christ, avoir écrit vers l’an 100, et pourtant n’être mort que soixante ans plus tard. Si Papias a écrit du vivant de Jean, nous nous expliquons très facilement pourquoi, en tant qu’il nous est connu, il se tait sur l’évangile de Jean. Mais, encore une fois, l’année de sa mort est incertaine.
Mais ce qui est certain d’après les. propres paroles de Papias, c’est qu’il a été le disciple d’un ancien Jean. En émettant l’opinion que ce n’est pas l’apôtre, Eusèbe donne tort à Irénée. Quant à nous, nous soutenons qu’Irénée a raison en même temps que nous reprochons à Eusèbe d’avoir interprété Papias d’une manière erronée. En effet, l’ancien Jean, que Papias nomme parmi beaucoup d’anciens, c’est-à-dire d’apôtres, et l’ancien Jean, dont il fait ensuite une mention spéciale ne sont pas deux, mais un seul et même personnage, qui est l’apôtre Jean lui-même. Mais pourquoi, s’il en est ainsi, le nomme-t-il deux fois ? N’est-ce donc pas à bon droit qu’Eusèbe conclut que la seconde fois il s’agit d’un Jean d’un rang moins élevé, et que, en raison de cette infériorité, Papias le nomme après Aristion ? Rien n’est moins fondé que cette hypothèse. Bien plus, il serait incompréhensible, qu’après avoir exclusivement et plusieurs fois employé le terme anciens pour désigner les apôtres, Papias se servît de cette expression dans un tout autre sens qui nous est inconnu. Il est donc faux de prétendre qu’il ait voulu indiquer deux personnes. Il ne veut que distinguer deux voies différentes, par lesquelles il a pris des informations touchant ce qu’avaient dit les anciens et disciples, c’est-à-dire des témoins oculaires du Seigneur. D’abord, il explique comment il a reçu communication de leurs discours par le moyen de tiers ; mais, en second lieu, il peut affirmer avoir puisé directement auprès des disciples de Jésus. Ici, il nomme d’abord Aristion, le simple disciple ; Jean occupe la dernière place, lui qui était non seulement disciple, mais ancien ; c’est ce témoin, le plus important pour lui, qu’il nomme en dernier lieu. La gradation ne va pas en descendant, mais elle est ascendante. Comme Papias, fixé à Hiérapolis, ne pouvait pas questionner journellement Jean, attendu que celui-ci demeurait à Ephèse, il lui importait de s’informer aussi auprès de tiers, de ce qu’ils avaient appris de Jean. Mais sa source la plus importante, c’est Jean questionné par lui, Jean dont il était devenu l’auditeur, ce qu’Irénée affirme à bon droit, et ce qu’Eusèbe a le tort de vouloir contester en se servant des propres paroles de Papias. Si Lücke lui-même est obligé de convenir que cet ancien est pour nous une apparition historique quelque peu voilée, dont nous devons à Papias la première mention et la seule qui soit certaine, nous terminons cette investigation par ce jugement : Cette mention unique nous montre que l’ancien n’est autre que l’apôtre en personne, et ainsi le voile tombe.
Il a été dit plus haut combien l’assertion de Papias touchant Marc, laquelle émane de l’ancien Jean, gagne en importance si, au lieu d’être un autre disciple venu de Palestine, ce vénérable père était l’apôtre lui-même. Il est vrai que, par des motifs qui se détruisent en se contredisant réciproquement, on a mis en doute que cette assertion puisse avoir trait à ce Marc qui nous est connu. Les uns ont prétendu qu’en effet Marc ne fait que compiler, sans nul plan, des extraits de Matthieu et de Luc ; et, dès lors, il n’a pas pu écrire en qualité d’interprète de Pierre. Les autres, au contraire, abandonnant l’hypothèse d’une compilation puisée dans Matthieu et dans Luc, ont vu chez Marc un plan et une suite tels, qu’ils ne comprenaient pas qu’on ait pu trouver dans son œuvre un manque de disposition. Mais si l’hypothèse suivant laquelle Marc aurait puisé dans Matthieu et dans Luc n’est rien moins que prouvée, si elle n’est qu’une supposition dont le manque de fondement est de plus en plus généralement reconnu, nous avons, d’un autre côté, à nous demander de quelle forme s’est servi Papias pour apprécier l’Evangile, dans lequel il trouve un manque d’ordre. Est-ce de celle que lui fournit Matthieu ? Mais plutôt, ainsi que cela a été dit plus haut, il faut demander sur quelle conception le vénérable père Jean, c’est-à-dire l’apôtre, a appuyé ce jugement. En procédant ainsi, la difficulté s’évanouit sans qu’il faille recourir à l’interprétation ingénieuse, mais quelque peu artificielle de Meyer. Tout ce qu’a écrit Marc n’a paru à Jean qu’une faible partie de l’inépuisable plénitude de la vie du Sauveur, et le peu qu’il en a donné aurait pu être mieux disposé. Toutefois l’apôtre en garantit l’entière vérité.
Une autre divergence de conception s’est rattachée au témoignage que Papias rend à Matthieu en se fondant sur une expression (λόγια), dont plusieurs concluent que Matthieu s’est borné à faire une collection bien ordonnée des paroles et des discours de Jésus-Christ, tandis que ce ne serait que le traducteur de son ouvrage qui y aurait ajouté le récit des œuvres du Seigneur. Mais il me semble que l’usage de la langue démontre suffisamment l’erreur de cette manière de comprendre l’expression contestée. Elle signifie plutôt, ainsi que nous le disons, au singulier, la Parole du Seigneur, dont le récit des œuvres, par lesquelles Dieu nous a parlé, fait naturellement partie. Papias lui-même se sert de ce terme en partant de l’évangile de Marc, ce que Meyer ne conteste qu’en faisant une comparaison inexacte. Car, ce que Papias nie, ce n’est pas que Marc ait écrit des λόγια, nais qu’il les ait écrits suivant un plan. Donc Marc a écrit des λόγια et ce terme comprend aussi bien les œuvres que les discours de Christ. A côté du message primitif, tel que nous le donne le livre des Actes, ce serait une chose incompréhensible qu’une collection exclusivement formée des discours du Seigneur, qui ne s’appuieraient pas sur ses œuvres ? Ce ne serait point là la bonne Nouvelle rédigée au sens des apôtres. Ce que Jésus fit et ce qu’il enseigna (Actes 1.1), forme un tout inséparable ; et c’est le récit de ses œuvres et de ces discours, que Luc écrivit par ordre à Théophile, afin que celui-ci pût reconnaître la certitude des paroles dont il avait été instruit (Luc 1.4).
Qu’il me soit permis d’ajouter ici une indication touchant le rapport qu’ont entre eux les trois premiers évangiles. En thèse générale, pour expliquer leur grand accord, qui, pour beaucoup de passages, s’étend jusqu’aux mots, il suffît d’admettre, que par le fait de la simple répétition orale pendant de longues années du message salutaire, ce message s’était revêtu d’une expression invariable par laquelle les paroles surtout du Seigneur furent transmises avec une harmonie remarquable, tandis que la narration historique décèle l’indépendance des évangélistes. Toutefois il se présente un fait qui demande un examen spécial. C’est que dans plusieurs passages d’une certaine longueur deux évangélistes réunis diffèrent du troisième. Chacun des trois, semble-t-il, pouvait puiser les histoires isolées dans sa mémoire ou dans la tradition orale. Or, lorsque, pour relier ces traits isolés en un ensemble, nous voyons Marc et Luc suivre ensemble une même marche, différente de celle de Matthieu, cela semble indiquer, qu’indépendamment du même message oral, utilisé par les deux historiens, l’un des deux connaissait aussi l’écrit de l’autre et s’en servait. Dans ce cas, c’est Luc qui aurait eu connaissance de l’évangile de Marc, ce qui s’explique non seulement par le style et le contenu de l’évangile de Luc mais encore par sa déclaration expresse faite dans la préface de son livre. Matthieu et Luc se montrent à nous réciproquement indépendants. Dans le cas contraire, on ne comprendrait pas pourquoi chacun d’eux aurait omis tant de choses qu’il trouvait chez l’autre. Le rapport entre Matthieu et Marc est difficile à déterminer avec certitude aussi bien que celui qui existe entre l’évangile hébreu et l’évangile grec de Matthieu. Après tout, que nous importe ? Ne sont-ce pas des paroles inspirées et scellées par l’Esprit ?