La reine Sophie-Charlotte. — Collège français. — Académie des nobles. — Institut français de Halle. — Nouveau journal des savants. — Académie de Berlin. — Lacroze et Charles Ancillon. — Des Vignolles, Chamberlaine, Naudé, Pelloutier. — Jaquelot. — Beausobre. — Lenfant. — Chauvin — Caisse des manufactures. — Progrès des fabriques françaises. — Militaires réfugiés. — Leurs services. — Combat de Neuss. — Siège de Bonn. — Campagne contre Catinat. — Bataille de la Marsaille. — Siège de Namur. — Guerre pour la succession d’Espagne.
Frédéric-Guillaume avait jeté les fondements de la prospérité des colonies françaises, qui contribuèrent si puissamment à la grandeur future de son pays. Il mourut en 1688, au moment où son allié, le Prince d’Orange, se préparait à débarquer en Angleterre pour en chasser les Stuarts et pour en faire le boulevard du protestantisme dans le nord de l’Europe. Son successeur, Frédéric, qui porta le premier le titre de roi de Prusse, continua son œuvre. Fils d’Henriette d’Orange qui descendait de Coligny, élevé par des maîtres français dans la première colonie fondée par les réfugiés à Vieux-Landsberg, son mariage avec une des princesses les plus accomplies de son temps le rattacha davantage encore à la grande cause que son père avait si noblement défendue. La reine Sophie-Charlotte avait le goût le plus prononcé pour la littérature française. Sa tante Élisabeth de Bohême, dont elle était l’élève, avait été l’admiratrice passionnée de Descartes. Sa mère, l’électrice Sophie, qui réunit plus tard sous son sceptre le Hanovre et l’Angleterre, fut la protectrice et l’amie de Leibnitz et de Newtona. Elle-même avait longtemps séjourné en France à la cour de Louis XIV, où elle avait formé la liaison la plus étroite avec la duchesse d’Orléans, et où des raisons politiques avaient seules empêché son union avec le premier dauphin. Devenue margrave de Brandebourg et plus tard reine de Prusse, elle s’associa avec ardeur aux projets de rénovation de son beau-père. Le château de Charlottenbourg devint l’asile de tous les réfugiés distingués par leur naissance et leurs lumières. C’était là qu’elle aimait à s’entretenir avec Abbadie, Ancillon, Chauvin, Jacquelot, Lacroze, Lenfant, le plus souvent avec le grand Beausobre, son chapelain. C’était là qu’elle discutait, le sourire de Vénus sur les lèvres, avec l’Irlandais Toland, qui espérait l’attacher au parti des libres penseurs.
a – L’Électrice Sophie de Hanovre était fille d’Élisabeth et de Frédéric V, électeur palatin et roi de Bohême.
[C’est Lenfant, témoin de ces discussions, qui applique à Sophie-Charlotte le vers de Virgile :Olli subrisit vultu quo cuncta serenat.Elle sourit, le visage tout éclairé. V. M. Bartholmes, Histoire philosophique de l’Académie de Prusse, t. I, p. 15. — En réalité ce vers de Virgile qui a plutôt écrit :Olli subridens hominum sator atque deorumLe père des hommes et des dieux, arborant ce visage qui apaise ciel et tempêtes, sourit à sa fille… ]
Vultu quo coelum tempestatesque serenat.
Aussi les réfugiés s’aperçurent-ils à peine qu’ils avaient perdu leur bienfaiteur. Rien n’était changé dans les dispositions du gouvernement à leur égard. Mais si Frédéric-Guillaume avait appelé le plus grand nombre d’entre eux à perfectionner l’agriculture, à faire fleurir le commerce et l’industrie, son successeur, obéissant à la douce influence de sa femme, s’appliqua davantage à développer leurs établissements littéraires, et à communiquer à toute la nation une culture plus élégante en lui inspirant l’amour des lettres, des sciences et des arts si longtemps négligés dans le Brandebourg.
Parmi les établissements littéraires fondés par le grand électeur en faveur des réfugiés, les trois principaux étaient : à Berlin, le collège français et l’académie des nobles ; à Halle, l’institut français ou académie des chevaliers. Le collège français, dirigé par des réfugiés, mais fréquenté à la fois par des Français et par des Allemands, préparait les générations nouvelles aux emplois civils et particulièrement aux fonctions ecclésiastiques et judiciaires. L’académie des nobles, relevée depuis avec éclat par Frédéric II, et confiée par le grand électeur à son cher et bien-aimé Charles Ancillon, devait former la noblesse du Brandebourg et de la Poméranie pour les charges militaires et pour la carrière diplomatique. Les réfugiés qui dirigeaient ces deux établissements se donnèrent, sous le règne de Frédéric Ier, un organe littéraire, en créant, en 1696, le Nouveau Journal des Savants. Ce fut sous la direction du philosophe Chauvin, ami de Bayle et de Basnage, et professeur au collège français de Berlin, qu’ils dressèrent cette gazette sur le modèle de celle de Paris. L’institut français de Halle, fondé sous le patronage de l’électeur par le réfugié La Fleur, compta dès l’origine un si grand nombre de maîtres et d’élèves que Frédéric le transforma en université électorale. Mais le plus célèbre des établissements littéraires du Brandebourg, dont l’origine remonte au premier roi de Prusse, fut l’Académie des sciences et des lettres de Berlin, décrétée le 18 mars 1700, et dont le premier président à vie fut Leibnitz.
La mort de Sophie-Charlotte et la guerre pour la succession d’Espagne en détournèrent malheureusement l’attention du roi et occasionnèrent des retards qui ne permirent à l’Académie de commencer réellement ses travaux qu’en 1710. Durant cet intervalle, Leibnitz composa presqu’à lui seul toute la société. Mais dès l’an 1700, il avait institué un comité directeur chargé de défendre les intérêts de la compagnie, et il y avait appelé le savant Lacroze et Charles Ancillon. Grâce à leur concours, la société se maintint, malgré l’opposition du public et la tiédeur de la cour. Le Refuge y fut représenté non seulement par Lacroze et Ancillon, mais par Jacques Basnage, de Rouen, qui venait de publier sa grande histoire de l’Église, le chef-d’œuvre de la critique appliquée à l’histoire religieuse ; par Des Vignoles, le créateur de la chronologie biblique ; par Chamberlaine, et plus tard, par le mathématicien Gabriel Naudé ; par Pelloutier, l’historien des Celtes et des Galates, le prédécesseur de M. Amédée Thierry ; par Mauclerc qui publia de savants travaux sur l’érudition et la littérature allemandes ; par Du Han, le précepteur du grand Frédéric ; par Formey, un des hommes le plus universels de son siècle. La jalousie des ecclésiastiques allemands en tint longtemps éloigné leurs collègues français. Ni le Champenois Jaquelot, l’un des meilleurs apologistes modernes du christianisme, le défenseur éloquent des droits de la raison contre lé scepticisme de Bayle et contre le dogmatisme de Spinoza, ni le grand Beausobre, que Voltaire admirait et que Frédéric II appelait la meilleure plume de Berlin et le plus beau génie que la persécution eût fait sortir de France, n’y furent admis. Lenfant, que les théologiens de la colonie appelaient leur Gamaliel, le collaborateur élégant de Beausobre, l’homme autour duquel se réunissait la société lettrée de Berlin, n’y entra qu’en 1724. Le seul ecclésiastique français reçu dès l’origine fut Etienne Chauvin de Nîmes, d’abord réfugié à Rotterdam, où il se lia avec Bayle, et qui fut plus tard le représentant du cartésianisme à l’Académie de Berlin, qu’il servit par de savantes recherches de physique et de chimieb.
b – M. Bartholmes, Histoire philosophique de l’Académie de Prusse, t. I, p. chap. III.
A l’exemple de son prédécesseur, Frédéric Ier protégea le commerce et l’industrie. Malgré les préoccupations de la guerre d’Allemagne qui éclata en 1689 et de la guerre plus ruineuse encore qu’alluma l’avènement de Philippe V au trône d’Espagne, il ne négligea rien pour soutenir les manufactures établies par les réfugiés. Tandis que l’Allemagne s’épuisait d’hommes et d’argent, et que le Brandebourg se ressentait des calamités qui frappaient la commune patrie, non seulement il les maintint sur un pied florissant, mais il parvint même à créer de nouvelles sources de revenus dont il tira parti pour encourager l’industrie de ses sujets. La manie des titres dont la vanité se repaissait en Allemagne lui en fournit le premier moyen. Le 29 octobre 1712, il publia une déclaration portant : que son intention étant de former un fonds destiné à entretenir les manufactures dans ses États, il voulait bien, moyennant une finance convenable et fixée par un règlement, accorder à des personnes de mérite et de distinction des titres et des rangs, sans leur donner toutefois aucun droit aux charges effectives dont elles auraient obtenu la patente. En même temps il informa le commissariat français auquel il avait adressé cette déclaration de l’usage auquel il destinait cet argent. Telle fut l’origine de la caisse des manufactures, à laquelle on appliqua dans la suite diverses rentes casuelles et en particulier celles des droits d’aubaine. De nouvelles manufactures d’étoffes et surtout de bas de laine furent créées à Berlin, à Magdebourg, à Francfort-sur-l’Oder, à Brandebourg et dans presque toutes les autres villes où l’électeur avait formé des colonies. Elles procurèrent du travail à des milliers de réfugiés et même à une foule d’ouvriers nationaux dont l’industrie avait été stimulée par leurs nouveaux concitoyens. Le gouvernement s’efforça d’autant plus de faire entrer des Allemands dans les fabriques françaises, que jusqu’à la paix d’Utrecht les réfugiés ne cessèrent de compter sur le rétablissement de l’édit de Nantes par Louis XIV. Dans ce cas, le plus grand nombre serait retourné en France, et le bien qu’ils avaient fait dans le Brandebourg n’eût été que passager.
Frédéric-Guillaume avait porté à trente-huit mille hommes l’armée qu’il léguait à son fils. Les réfugiés y tenaient un rang distingué. Le maréchal Schomberg avait été général en chef des troupes prussiennes. Son fils aîné, le comte Maynard de Schomberg, était général de la cavalerie et commandait le corps des dragons. Le comte Charles de Schomberg, son second fils, était major général. Le comte de Beauveau d’Epenses était lieutenant général et Briquemault commandait deux régiments. Les Hallart, les La Cave, les Varennes, les Du Portail, les Dorthe, les Cournuaud, servaient avec distinction dans les rangs de l’armée prussienne. Des corps entiers étaient composés de réfugiés, tels que les grands mousquetaires, les grenadiers à cheval, les régiments de Briquemault et de Varennes, les cadets de Cournuaud et les compagnies piémontaises. Ces vaillants soldats n’eurent, sous le règne de leur bienfaiteur, qu’une seule occasion de signaler leur courage. Ce fut au siège de Bude où plusieurs servirent comme volontaires dans l’armée impériale, et où l’un d’eux, le brave Saint-Bonnet, trouva une mort glorieuse. La guerre européenne qui s’ouvrit en 1689 fut la sanglante épreuve qui attesta leur attachement à leur patrie adoptive. Frédéric II y prit part comme allié de l’empereur contre le roi de France qu’il avait offensé en aidant le prince d’Orange à renverser Jacques II. L’armée qu’il rassembla en Westphalie était composée en grande partie de régiments français. Dès la première campagne les réfugiés détruisirent l’opinion répandue contre eux en Allemagne qu’ils combattraient mollement contre leurs anciens concitoyens. Au combat de Neuss les grands mousquetaires attaquèrent les troupes françaises avec une fureur qui prouvait un long ressentiment et que les écrivains français leur ont souvent reprochée. En les voyant s’élancer avec la rapidité de la foudre, un des généraux prussiens s’était écrié : « Voilà des drôles qui seront tout à l’heure contre nous. » Le comte de Dohna, qui entendit ce propos injurieux, força le général de mettre le pistolet à la main et lava dans son sang cet outrage à l’honneur des réfugiésc.
c – Mémoires manuscrits de M. de Campagne, cités par Erman et Réclam, t. VII, p. 155.
La victoire de Neuss mit la Prusse à couvert des insultes de l’armée de Louis XIV. La brillante part qu’y avaient prise les mousquetaires redoubla l’impatience qu’éprouvaient les autres réfugiés d’en venir aux mains avec les Français. Au siège de Bonn, cent officiers expatriés, trois cents cadets de Cournuaud, un détachement de mousquetaires, un de la compagnie des grenadiers à cheval, et la compagnie de cadets que dirigeaient Campagne et Brissac furent commandés pour l’assaut, sur leur demande expresse, tandis que les Hollandais et six mille impériaux devaient les seconder par deux fausses attaques. Au signal donné par le canon, officiers et soldats se précipitèrent avec un égal acharnement. « Les officiers, dit Ancillon, firent voir qu’ils aimaient mieux que la terre les pourrît après une mort honorable, que de voir que la terre les nourrît dans l’oisiveté, pendant que leurs soldats étaient dans la chaleur du combat. » Tous les ouvrages extérieurs furent emportés, et le lendemain la garnison française battit la chamade et obtint de sortir avec les honneurs de la guerre.
En 1690, le théâtre de la lutte fut transporté des bords du Rhin en Flandre, où les Prussiens, commandés par Charles de Schomberg, empêchèrent le maréchal de Luxembourg de tirer parti de la victoire sanglante de Fleurus. Mais ce fut surtout en Italie que les réfugiés signalèrent leur valeur. Le duc de Savoie, Victor-Amédée, s’étant déclaré pour les alliés, il fallut le soutenir contre les Français qui menaçaient d’envahir ses États. Les régiments de Cournuaud et de Varennes firent partie des troupes que Frédéric envoya à son secours. Ils se distinguèrent à la prise de Carmagnole, au siège de Suse et dans les nombreux combats que le prince Eugène eut à livrer à Catinat. Une pointe audacieuse en Dauphiné les conduisit jusque sous les murs d’Embrun qu’ils réduisirent à capituler. Le régiment de Cournuaud marchait à l’avant-garde, conformément aux ordres de l’empereur Léopold et du duc de Savoie qui comptaient sur l’animosité des réfugiés contre leurs anciens persécuteurs. Les soldats se vengèrent par le pillage et l’incendie des souffrances que plusieurs avaient endurées dans cette province. La terreur se répandit au loin, et beaucoup de protestants qui n’avaient pu encore sortir du royaume profitèrent de cette occasion pour se mettre en liberté. Mais la bataille sanglante de la Marsaille mit un terme aux succès des alliés en Italie. Les compagnies piémontaises et les régiments protestants français, abordés à la baïonnette par l’armée de Catinat, y furent presque entièrement détruits, après avoir vaillamment disputé la victoire. Bientôt la défection du duc de Savoie contraignit Frédéric de rappeler ses troupes, et le marquis de Varennes ramena dans le Brandebourg les débris des réfugiés qu’il avait commandés en Italie.
Ceux qui combattaient dans les Pays-Bas ne se distinguèrent pas moins dans les six campagnes qui précédèrent la paix de Ryswick. Celle de 1695 fut surtout glorieuse pour leurs armes. Au siège de Namur, presque tous les ingénieurs ayant été tués ou blessés, l’électeur de Bavière appela le chef de brigade Jean de Bodt, qui dirigea l’attaque avec tant de résolution et d’habileté que dès le lendemain les assiégés capitulèrent. Le fort où Boufflers s’était jeté ne fut pris que quelques jours après, et ce fut à La Cave, qui conduisit deux mille volontaires à l’assaut, que fut dû ce nouveau succès. Guillaume III rendit un hommage éclatant à la valeur des Prussiens et des réfugiés qui combattaient dans leurs rangs, en reconnaissant qu’il leur était redevable de la prise de Namur.
Dans la guerre pour la succession d’Espagne, les réfugiés soutinrent la réputation qu’ils avaient acquise en Italie et dans les Pays-Bas. Marlborough et Eugène furent témoins de leur héroïsme sur les champs de bataille et de leur entier dévouement à leur nouvelle patrie. En 1704, Henri Du Chesnoi commanda l’assaut qui livra Landau aux alliés. Dans toutes les autres occasions d’éclat, aux batailles d’Hochstaedt, de Cassano, de Turin, aux sanglantes rencontres d’Oudenarde et de Malplaquet, au siège de Mons, on les vit braver la mort avec l’intrépidité la plus rare, et se signaler autant que leurs compagnons d’exil qui combattaient sous le drapeau de Guillaume III. Outre les officiers de tout grade répandus dans les divers corps de l’armée prussienne, trois régiments commandés par Varennes, Du Portail et Du Trossel, étaient entièrement composés de réfugiés. Le prince royal les vit combattre à Malplaquet, et fut tellement frappé de leur brillante valeur qu’après son avènement au trône, il choisit parmi eux les principaux officiers avec lesquels il réorganisa son armée.