Élie le Tishbite

5.
Élie et Abdias

 » Il faut qu’il croisse, et que je diminue. » Tel fut le langage de Jean-Baptiste, lorsqu’il s’aperçut, avec la plus vive douleur, que ses disciples le mettaient au dessus de Jésus, et restaient obstinément attachés à lui, au lieu de se jeter dans les bras de Celui dont il n’était que le précurseur, et dont il ne s’estimait pas digne de délier la courroie des souliers. « Enfants, leur criait-il, que faites-vous ? Celui qui a l’épouse est l’époux, et Jésus-Christ est cet époux. Je ne suis que l’ami de l’époux. Je n’ai d’autre mission que d’annoncer à cet époux spirituel l’arrivée de sa chère épouse et de la conduire dans ses bras. Une fois les époux réunis par le lien sacré, ma mission n’a plus d’objet. Ami de l’époux, je n’ai plus qu’à me reposer à leur côté, à prêter l’oreille à leur voix, et à me réjouir de leur amour. Maintenant, cette joie m’est donnée et dans toute sa perfection, ô mes chers disciples : il faut qu’il croisse et que je diminue. » (Jean 3.30)

Jean-Baptiste compare l’éclat que répand l’apparition du Sauveur à la lumière du jour parvenue à sa perfection, et pour lui, il ne s’assimile qu’à la faible lueur que répand un astre de seconde classe, et qui n’a de valeur qu’aussi longtemps que le soleil lui-même n’apparaît pas à l’horizon. Cette infériorité plaît à Jean-Baptiste, il ne veut être que ce qu’est la lune au milieu du grand jour, il veut éloigner ceux qui l’entourent de cet éclat emprunté auquel ils s’obstinent à se réjouir, pour les conduire à la source même de toute lumière ; il accepte volontiers, pour sa part, l’isolement et l’oubli, il renonce de bon cœur à diriger les brebis, pourvu qu’il les sente entre les mains du bon berger, participant au salut dont lui seul est la source : « il faut qu’il croisse et que je diminue. »

Cependant, l’idée de Jean-Baptiste n’était pas simplement qu’il devait perdre personnellement de son crédit et de sa dignité ; il parlait aussi de sa mission. Cette mission, en effet, était toute de préparation. Il devait frayer à l’époux, par la prédication de la loi et par ses appels sérieux à la repentance, le chemin des âmes ; il ne devait être qu’un pédagogue comme Moïse pour conduire à Christ, mais avec cette différence, que Jean-Baptiste rapprochait Sinaï et Morija, et mêlait aux sons graves et retentissants des trompettes de la loi les sons plus doux et plus suaves de l’Evangile.

Les disciples de Jean savaient, il est vrai, que le Messie devait venir apporter aux pécheurs le secours et le salut ; mais en même temps la vie de pénitence à laquelle les astreignait le prophète, leur pauvre et misérable existence dans un désert, leurs jeûnes, leurs macérations, leurs prières, tout cela était envisagé par plusieurs comme renfermant déjà en soi-même une valeur d’expiation, et comme pesant d’un certain poids dans cette balance des œuvres et des mérites à laquelle devait faire contre-poids le péché et la malédiction qui y est attachée. C’était mettre sur la même ligne Jean-Baptiste et Jésus-Christ, et associer, par une confusion déplorable, le mérite et la grâce. Ses chers disciples ne s’étaient pas encore plongés tout entiers dans les eaux du Jourdain. « Non, non, leur crie Jean-Baptiste, ce n’est pas encore assez. Votre mort doit être plus complète ; il faut s’ensevelir dans l’élément de la pure grâce ; il faut que je diminue ; toutes ces règles que je vous ai imposées, la repentance, la mortification de la chair, les jeûnes, les prières, doivent perdre à vos yeux toute valeur, lorsqu’il s’agit de réconciliation avec Dieu. C’est en Jésus, en Jésus seul qu’il faut la chercher. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. »

Remarquons que c’est dans cette exclamation du prophète que gît toute l’énigme, tout le mystère de piété. Si quelqu’un nous demandait : Que dois-je faire pour être sauvé ? O mon ami, lui répondrions-nous, il faut que tu diminues, et que Jésus-Christ croisse au dedans de toi, et tu seras sauvé. Si quelqu’un nous demandait en quoi consiste la sanctification du fidèle, nous lui répondrions : En ce que Christ prenne de l’accroissement, et que tu diminues. Si quelqu’un voulait avoir l’exacte mesure de ses progrès dans la voie du salut, nous devrions lui dire d’examiner si Christ grandit à ses yeux, et si lui décroît. Nous sommes de nature très grands à nos propres yeux, Jésus y est très petit, nous sommes forts, mais Jésus nous semble faible. Ah, dans ce cas, Jésus ne peut être notre unique Sauveur, il ne peut être l’Alpha et l’Oméga. C’est dans nos mains, et non dans les siennes, que nous trouvons la force ; c’est dans notre propre raison que nous cherchons la lumière, et non dans la lumière divine ; c’est dans nos propres mérites que nous cherchons le salut, et non pas dans le seul mérite du crucifié. Que l’éclair de la grâce jaillisse dans les ténèbres de notre cœur, et les choses changent alors de face ; celui qui était fort devient faible, et le faible devient fort. Le soleil de justice monte visiblement à l’horizon, étend à nos yeux ses ailes gigantesques, et nous, astre ignoré, nous pâlissons et disparaissons par degrés avec tout notre éclat, toutes nos forces et toutes nos gloires. Pauvres mendiants, nous rampons alors sur les degrés du trône de grâce, cachant dans nos mains notre visage inondé de larmes ; que ne donnerions-nous pas alors pour qu’une goutte du céleste breuvage, un regard de l’amant divin vint rafraîchir et récréer notre pauvre cœur. Alors et ainsi le pécheur diminue à ses propres yeux, et Jésus y grandit comme un cèdre.

Il semble que celui qui est une fois descendu bien sincèrement jusqu’à ce degré de repentance et d’humiliation devrait perdre toute envie de relever jamais la tête, mais l’expérience apprend qu’il n’en est pas ainsi. On pourrait s’en flatter, si à cet instant le vieil homme mourrait tout entier, mais, quoique attaché à la croix, comme un criminel qu’a frappé la sentence de mort, il se débat encore dans son sang, et la conduite d’un grand nombre, après leur conversion, force à entonner sur leur compte cette triste et éternelle complainte : « Hélas ! Jésus-Christ décroît, tandis que pour eux ils prennent de l’accroissement. » Cet accroissement, l’un le trouve dans ses pratiques de dévotion ; l’autre, dans les progrès de sa connaissance ; un troisième, dans ses bonnes œuvres ; tel autre, dans ses pieux sentiments, ou que sais-je enfin. Ainsi, ils se relèvent peu à peu à leurs propres yeux, et deviennent bientôt si saints et si pieux, qu’ils peuvent se tenir debout et se reposer sur leurs propres justices, et pendant ce temps l’herbe croît tout autour des degrés du trône de la grâce ; ne sentant plus cette faim et cette soif de la justice qui les avait amenés au pied de la croix, Jésus-Christ et son sacrifice diminuent de prix à leurs yeux.

Est-ce donc de cette manière, me dira quelqu’un d’entre vous, que l’on doit croître dans la sanctification ? Oui, mon frère, lui répondrons-nous, élevez-vous à la hauteur du palmier, mais ne soyez jamais à vos propres yeux que la frêle hysope des murailles, tous les jours plus petite, tous les jours plus faible, plus pénétrée du besoin d’un appui extérieur, d’un soutien de notre faiblesse, sinon votre voie ne sera pas la bonne. Enfants de Dieu par Jésus-Christ, vous devez croître « en celui qui est votre chef. » Lorsque, de jour en jour, vous deviendrez petit, petit et comme un néant à vos propres yeux, et que vous ferez de Jésus-Christ votre tout ; lorsque, de jour en jour, vous sentirez davantage votre misère, votre nudité, votre impuissance, et que vous n’y chercherez de remède que dans la miséricorde, la richesse et la force de votre seul et unique Sauveur ; lorsque, comme un mendiant, vous frapperez à la porte du riche, avec ces paroles de la femme cananéenne : « Seigneur, les petits chiens se contentent des miettes qui tombent de la table de leur maître, » alors cette diminution et cette décroissance seront pour vous un véritable accroissement, cette petitesse, cette pauvreté, ce désespoir de vous-mêmes, une richesse et un accroissement en Dieu. La santé spirituelle de l’homme, c’est qu’il décroisse, et que Jésus-Christ grandisse. « Il faut que je diminue, » dit Jean-Baptiste, en présentant cela comme étant d’une nécessité indispensable. Il ne peut en être autrement : ceux que le Seigneur a élus, il leur arrache successivement tous leurs faux appuis, tout ce qui peut les rehausser à leurs jeux. C’est le spectacle d’une décroissance de ce genre que l’histoire que nous méditons nous montre aujourd’hui dans l’exemple d’Abdias.

1 Rois 18.1-16

1 Plusieurs jours après, il arriva que la parole de l’Eternel fut adressée à Élie, en la troisième année, en disant : Va, montre-toi à Achab, et je donnerai de la pluie sur la terre. 2 Élie donc s’en alla pour se montrer à Achab ; or il y avait une grande famine dans la Samarie. 3 Et Achab avait appelé Abdias son maître d’hôtel ; or Abdias craignait fort l’Eternel ; 4 car quand Jezabel exterminait les prophètes de l’Eternel, Abdias prit cent prophètes, et les cacha, cinquante dans une caverne, et cinquante dans une autre, et les y nourrit de pain et d’eau. 5 Et Achab avait dit à Abdias : Va par le pays, vers toutes les fontaines d’eaux, et vers tous les torrents ; peut-être que nous trouverons de l’herbe, et que nous sauverons la vie aux chevaux et aux mulets, et nous ne laisserons point dépeupler le pays de bêtes. 6 Ils partagèrent donc entre eux le pays, afin d’aller partout ; Achab allait séparément par un chemin, et Abdias allait séparément par un autre chemin. 7 Et comme Abdias était en chemin, voilà, Élie le rencontra, et il reconnut Élie ; et s’inclinant sur son visage, il lui dit : N’es-tu pas mon seigneur Élie ? 8 Et Élie lui répondit : C’est moi-même ; va, et dis à ton seigneur, voici Élie. 9 Et Abdias dit : Quel crime ai-je fait que tu livres ton serviteur entre les mains d’Achab pour me faire mourir ? 10 L’Eternel ton Dieu est vivant, qu’il n’y a ni nation, ni royaume, où mon seigneur n’ait envoyé pour le chercher, et on a répondu : Il n’y est point. Il a même fait jurer les royaumes et les nations pour découvrir si l’on ne pourrait point te trouver. 11 Et maintenant tu dis : Va, et dis à ton seigneur, voici Élie. 12 Et il arrivera que quand je serai parti d’avec toi, l’Esprit de l’Eternel te transportera en quelque endroit que je ne saurai point ; et je viendrai vers Achab pour lui déclarer ce que tu m’as dit, et ne te trouvant point, il me tuera : or ton serviteur craint l’Eternel dès sa jeunesse. 13 N’a-t-on point dit à mon seigneur, ce que je fis quand Jezabel tuait les prophètes de l’Eternel, comme j’en cachai cent, cinquante dans une caverne, et cinquante dans une autre, et je les y nourris de pain et d’eau ? 14 Et maintenant tu dis : Va, et dis à ton seigneur, voici Élie ; car il me tuera. 15 Mais Élie lui répondit : L’Eternel des armées, devant lequel je me tiens, est vivant, que certainement je me montrerai aujourd’hui à Achab. 16 Abdias s’en alla donc pour rencontrer Achab, et il lui fit entendre le tout ; puis Achab alla au devant d’Élie.

Après être restés quelque temps avec notre prophète sous sa vigne et sous son figuier, nous allons le suivre de nouveau sur le théâtre agité et bruyant de la vie publique. A la parole de son maître, il détache sa frêle nacelle, et dans peu nous la verrons en pleine mer, battue des vents et des flots, voguant entre les brisants et les écueils, et éclairée de la lueur effrayante du tonnerre. Aujourd’hui, nous avons à considérer le départ du prophète de la petite bourgade de Sarepta ; puis ce qui se passait vers cette époque à la cour de Samarie, enfin, la rencontre d’Élie et d’Abdias.

I

Le prophète avait passé à Sarepta deux ans et quelques mois. L’Ecriture appelle cela un long temps. Le prophète ne le trouvait probablement pas si long. Sans doute, à en juger par les voies ordinaires de Dieu envers ses enfants, c’était un longtemps. Etre deux ans et plus à l’ancre, à l’abri dans un port tranquille, avoir deux ans et plus un temps continuel de fête, un ciel constamment serein, et, sauf quelques légers nuages, jouir d’un sentiment non interrompu de paix et de bien-être spirituel, sans assauts du monde et de Satan, c’est ce qui n’est donné qu’à un bien petit nombre. Ordinairement, notre séjour à Sarepta ne se compte que par jours et par heures, rarement par mois et par années. Peut-être Élie serait volontiers demeuré quelque temps encore à Sarepta. Il faisait bon y demeurer, et dans les derniers temps encore plus qu’au commencement, car le nuage de l’affliction et de l’épreuve avait déposé, sur cette paisible colline de Sion, une abondante rosée de bénédiction. Depuis cette époque, la veuve de Sarepta était devenue, pour le prophète, une sœur dans le Seigneur ; soit unité de vues spirituelles, soit pressentiment sublime et profond de cet amour qui devait baigner de sang la croix du Calvaire, ils n’étaient réellement qu’un cœur et qu’une âme, et qui sait ce qu’ajoutait à leur bonheur l’enfant bien-aimé qu’avait ressuscité le prophète. Oui, une pareille vie devait leur être chère. Et voici tout à coup arrive l’ordre : « Lève-toi, et pars d’ici. » Au torrent de Kérith, où plus d’une fois le prophète pouvait éprouver une secrète envie de partir, l’ordre portait : « Reste. » Et à Sarepta, où, à ne consulter que ses goûts, il aurait volontiers prolongé son séjour, la parole de l’Eternel lui est adressée en ces termes : « Lève-toi, et montre-toi à Achab. » C’est ainsi que la volonté du Seigneur va continuellement au contraire de nos vœux et de nos désirs. Consultons-les, et nous les verrons bientôt traversés. De fait, nos vœux et nos désirs n’ont pas grande valeur. Le Seigneur sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient, c’est pourquoi nous devrions le laisser seul projeter et exécuter le plan de notre vie, et avoir en lui cette confiance qu’il ne trompera personne, car le Seigneur est bon et fidèle, c’est une roche élevée, comme s’exprime Moïse, et toutes ses voies sont irréprochables. En avant donc, Élie. C’est un bon et habile maître qui te dirige, ce sont des mains de mère qui te mènent à la lisière ; mais que faisons-nous de donner des conseils au prophète ? Il sait mieux que nous le parti qu’il doit prendre.

« Lève-toi, prends congé de la veuve, et montre-toi à Achab. » N’était-ce pas dire au prophète : Quitte ta nacelle, et jette-toi dans la mer ; abandonne ta haute retraite, et va prendre ton gîte au milieu des lions. Mais le prophète connaissait l’art difficile de prendre avec soi et sa nacelle et sa haute retraite ; son Dieu était pour lui l’une et l’autre, un asile assuré contre tous les orages, un rempart et un bouclier. Sans doute c’était beaucoup exiger du prophète, que de le sommer de paraître devant Achab, de se livrer à la merci d’un despote cruel, qui ne respirait que vengeance contre lui, et dont le courroux avait grandi pendant trois ans et demi, à proportion de la détresse et de la misère générales. Pendant trois ans et demi, Achab n’avait été occupé qu’à découvrir la retraite du prophète ; dans ce but, il avait mis sur pied tout ce qu’il avait pu trouver d’espions dans ses états et dans les états voisins, il avait exigé le serment des peuples et des tribus, et tous ses efforts étaient restés stériles. Quelle mortification pour son orgueil, quelle humiliation de sa royale omnipotence ! Élie devait s’attendre à l’explosion la plus violente de son ressentiment et de sa vengeance, et cependant l’ordre était bref et précis : « Lève-toi, et montre-toi à Achab. » Que personne ne s’imagine cependant, que Dieu exige jamais de ses enfants quelque chose de surhumain, sans leur communiquer en même temps une force surhumaine pour l’accomplir ; que personne ne s’imagine qu’il expose notre foi au milieu de rudes combats, sans fortifier cette foi même qui doit nous y soutenir, et qu’il nous fasse passer par des sentiers ténébreux, sans avoir d’avance pourvu à ce que nous y soyons au moins préservés des angoisses de l’incrédulité et du désespoir. Et lors même qu’il en viendrait jusqu’à nous laisser pousser le cri de détresse : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » il sait faire en sorte que nous ajoutions à ce cri, sinon avec toute l’assurance d’une foi intuitive, du moins avec une foi qui est au fond du cœur, un « mon Dieu ! mon Dieu ! » et cela suffit déjà pour nous préserver d’une chute totale. Il ne nous ordonne jamais de nous enfoncer dans les ténèbres, sans y être lui-même notre bâton et la houlette qui nous conduit, et quelqu’épaisse que soit la nuit dont il nous entoure, il prend toujours soin d’y faire briller d’une manière ou d’une autre, une faible lueur qui la change toujours en un réjouissant crépuscule. Cette lampe qu’il avait allumée pour éclairer l’obscur pèlerinage d’Abraham à la montagne de Morija était, à côté de cette foi générale que « tout ce que Dieu fait est bien fait, » la pensée spéciale qui devait agiter le cœur du patriarche : que Dieu ne manquerait pas de ressusciter son Isaac. Cette pensée dut apporter bien du soulagement à la tristesse qui devait oppresser son cœur paternel pendant ce pénible trajet. Il fut donné à Job de jeter un regard d’espérance, mêlé de la plus douce joie, sur l’issue future de ses souffrances, et le jour de la résurrection : « Je sais que mon Rédempteur est vivant, et qu’il sera le dernier debout sur la poudre de la terre ; et puis je revêtirai de nouveau cette dépouille mortelle, et je verrai Dieu de ma chair. » Une pareille perspective était bien faite pour le préserver du découragement. Et que reçut Élie pour alléger les fatigues de son pèlerinage ? La promesse particulière renfermée dans ces paroles : « Montre-toi à Achab ; » c’est-à-dire, « afin que je fasse de nouveau pleuvoir sur la terre. » Afin que je fasse de nouveau pleuvoir : eh bien, Dieu soit loué, pouvait dire Élie, je vais apparaître comme un messager de bonne nouvelle, et c’est la bénédiction que j’apporte. Maintenant les choses vont changer de face, se disait-il avec joie, en apercevant sur son passage les traces désolantes qu’avaient laissées les années de sécheresse et de stérilité. Courage, courage, se disait-il à la vue de ces visages blêmes, de ces corps desséchés par la famine, dont le spectacle était si propre à le glacer d’effroi, et lorsque ses pensées se portaient sur Achab et sur la rage des ennemis que lui avait suscités sa fidélité à son Dieu, il s’y joignait pourtant la pensée consolante : « Qui sait ce qui arrivera, lorsque les cieux se rouvriront à ma voix, qui sait si l’incrédulité du peuple ne sera pas confondue par cette preuve vivante de la miséricorde divine, et s’il ne s’humiliera pas tout entier devant le Seigneur de gloire ? » De semblables pensées étaient bien propres à relever son courage et ses espérances, et à imposer silence aux mouvements désordonnés de la chair. C’est ainsi que la providence de notre Dieu est attentive à écarter des sentiers où elle nous appelle à marcher, les épines et les aspérités qui rendraient notre voyage trop pénible.

Dieu me conduit par sa bonté suprême,
C’est mon berger qui me garde et qui m’aime,
Rien ne me manque en ses gras pâturages.
Des clairs ruisseaux, je suis les verts rivages,
Et sous l’abri de son nom adorable,
Ma route est sûre, et mon repos durable !

« Montre-toi à Achab, afin que j’envoie de nouveau la pluie à la terre. » Paroles étranges en apparence. Il semble que Dieu eût besoin de son prophète pour rouvrir les cieux ; et, dans un sens, certainement il en avait besoin. Il avait, pour ainsi dire, résigné ce pouvoir entre les mains de son prophète, lorsqu’il lui avait fait faire publiquement cette déclaration solennelle : « L’Eternel, le Dieu d’Israël devant lequel j’assiste, est vivant, qu’il n’y aura ces années-ci ni pluie, ni rosée, sinon à ma parole. » Il fallait donc que la parole du prophète intervînt avant que Dieu pût envoyer la pluie. Oui, mes frères, avant que Dieu pût envoyer la pluie : car Dieu est fidèle et véritable, et ses promesses sont comme autant de chaînes de diamant dont il s’entoure, se donnant lui-même en otage à la confiance de ses enfants. Et ces chaînes dans lesquelles il s’enferme, il ne dépend plus de lui de les rompre. Il était d’ailleurs de toute importance que les cieux ne s’ouvrissent qu’à la parole d’Élie. Le crédit du prophète, et la gloire de Dieu lui-même y étaient intéressés. Si les choses avaient été différemment, nul doute que le prophète n’eût passé pour un imposteur et un fanfaron, son Dieu pour une création de son cerveau, et que les prophètes de Bahal n’eussent attribué la délivrance à leurs idoles, et chanté leur triomphe comme une victoire remportée sur Jehovah. Si donc le but de ce cruel châtiment infligé à Israël devait être atteint, Bahal couvert de confusion, et Jehovah glorifié, il fallait absolument qu’Élie le prophète de Jehovah fît cesser la sécheresse par une déclaration publique qui certifiât à tous les yeux, que son Dieu était le Dieu vivant, le seul vrai Dieu. Voilà pourquoi l’ordre lui était intimé en ces termes : « Lève-toi, et montre-toi à Achab, afin que je fasse de nouveau pleuvoir sur la terre. » Et Élie, est-il dit, se mit en chemin pour se montrer à Achab. Il se mit en chemin. Nous le reconnaissons bien, l’homme de Dieu, à cette ferme démarche, à cette pleine assurance de sa foi ; il se met en chemin entouré de mille et mille dangers, car il avait été signalé à tout le monde comme un prophète de malheur, un objet de malédiction et d’anthème pour tout le peuple, néanmoins il se met en chemin, et son Dieu l’accompagne.

II

Pendant que le prophète prenait congé de la veuve de Sarepta, le roi Achab faisait aussi, à Samarie, des préparatifs de départ. Élie se mettait en chemin en vue de la gloire de Dieu, le monarque uniquement en faveur de ses bêtes de somme, de ses chevaux et de ses mulets, dont il était, à ce qu’il paraît, grand amateur. Ce voyage nous fournit l’occasion d’une rencontre des plus intéressantes, celle d’Abdias, personnage de condition, et qui occupait à la cour un rang très élevé. Intendant du palais, et capitaine des gardes du roi, il remplissait à la fois des fonctions civiles et militaires très importantes. Nous avons d’autant plus lieu d’être surpris du témoignage que l’Ecriture lui rend : « Or Abdias craignait fort l’Eternel. » Si l’oasis que nous a présentée la petite bourgade de Sarepta, au milieu des régions idolâtres de Tyr et de Sidon, a dû exciter si agréablement notre surprise et notre intérêt, combien ces sentiments ne doivent-ils pas s’accroître, lorsque nous découvrons au milieu de la cour la plus infâme et la plus corrompue qui ait jamais existé, un personnage tel qu’Abdias. Ce fait ne prouve-t-il pas invinciblement que la crainte de Dieu n’est pas comme tant de gens se l’imaginent, un produit artificiel, une plante de serre-chaude qui ne peut croître que sous les rayons factices de la culture de l’exemple et de l’éducation des hommes ; car comment un homme craignant Dieu eût-il pu, dans ce cas, se trouver à Samarie ? On le voit évidemment ; la nouvelle naissance des enfants de Dieu n’est pas due aux circonstances favorables de l’éducation et du développement humain. Toutes ces circonstances auraient fait d’Abdias un enfant du diable, comme tous ceux dont il était entouré. C’est Dieu lui-même qui se crée et se choisit un peuple quand et où il le trouve à propos. Il à pitié de celui dont il a pitié, et il fait miséricorde à celui à qui il fait miséricorde ; et celui qu’il appelle à être son enfant, les circonstances les plus défavorables ne l’empêcheront jamais de le devenir. Et de même aussi, les privilèges des enfants de Dieu, l’adoption, la crainte de Dieu, la foi, ne sont pas de ces choses que les larrons dérobent, que les vers et la rouille puissent gâter, et qui puissent s’abîmer dans le gouffre pernicieux de l’exemple et de l’impiété du grand nombre. Ce trésor, quoique renfermé dans un vase de terre, Abdias le portait intact au milieu de tous ces écueils. Le Seigneur était puissant pour garder lui-même ce précieux dépôt, et il remplit encore le même office à l’égard de tous ses enfants.

« Abdias craignait fort l’Eternel. » Témoignage magnifique que l’Ecriture rend à ce personnage. Ces paroles signifient que la crainte de Dieu était chez Abdias, d’un degré bien supérieur à celle que pouvaient éprouver bien des Israélites de son temps. Et sans doute il était beau et grand de craindre de tout son cœur l’Eternel, dans un temps où son nom et son culte étaient devenus un objet de dérision et de mépris, et dans un pays tout couvert des plus épaisses ténèbres de l’idolâtrie. Il était beau et grand de rester fidèle à l’Eternel, au milieu d’une horde d’impies qui ne vomissaient que menaces et vengeance contre les véritables enfants de Dieu, et qui les attaquaient avec toutes les armes imaginables. Il était extraordinairement beau et grand de rester ferme dans la foi, au milieu d’une cour remplie de séductions de tout genre, où l’ennemi des âmes avait, comme de préférence, dressé toutes ses batteries, où il épuisait toutes ses ruses. Et dans un poste aussi éminent et aussi élevé que celui qu’occupait Abdias, dans un poste qui attirait sur lui tous les yeux, où sa fortune tout entière dépendait de la faveur ou de la disgrâce de son maître, dans un poste qui l’obligeait à un contact journalier avec les hommes les plus vils et les plus corrompus du royaume, dans ce lieu-là même, en dépit des mœurs et de la corruption générales, et en contradiction de tout le monde, ne pas laisser de craindre l’Eternel, et ne pas le craindre simplement à demi, mais à pur et à plein ; non pas avec ménagement, mais avec franchise ; non pas en cachette, mais ouvertement et en vue de tous ; car le mot « fort » renferme tout cela ; ô oui, il faut l’avouer, c’était quelque chose d’extraordinaire, quelque chose de bien beau et de bien grand. Mais en donnerons-nous la gloire à Abdias ? Loin de nous cette déférence qu’il repousserait lui-même comme une injure ! A Dieu seul la gloire, et à la puissance de sa grâce ! Que l’exemple d’Abdias nous serve de réponse à ceux qui nous abordent sans cesse avec ces protestations et ces doléances : qu’ils aimeraient bien servir Dieu, mais qu’ils ne le peuvent ; que leurs circonstances particulières, leur position, leurs relations les en empêchent. Aucune plainte n’est si peu fondée. C’est dire que si les circonstances extérieures changeaient, vous pourriez alors servir le Seigneur ? O aveuglement ! Les circonstances n’y font rien du tout, et elles changeraient que vous resteriez les mêmes. Il faut que la capacité de servir Dieu vous soit communiquée d’en haut comme un don de la grâce divine, et quand vous l’aurez reçu, vous servirez le Seigneur dans toutes positions, et il n’y aura pas d’obstacles qui vous en empêcheront. « Je ne puis servir le Seigneur à cause de mon mauvais cœur, » devriez-vous dire plutôt, car c’est là le fait, et ces lamentations sur les circonstances difficiles ne sont qu’un misérable subterfuge, et une preuve de l’état de mort spirituelle où l’on aime à languir. Là où la vie divine est allumée, là aussi est un feu qui ne se laisse point éteindre, un torrent qui se répand malgré toutes les digues qu’on lui oppose, un besoin intérieur de sainteté et de confession du nom de Jésus-Christ, que toutes les puissances du monde sont impuissantes à dompter.

Que la crainte de Dieu qui animait Abdias fût sérieuse, c’est ce que les faits avaient mis déjà en pleine évidence. « A ceci l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres, a dit le Seigneur ; et cette pierre de touche avait confirmé la pureté et la sincérité de la foi d’Abdias. Lorsque la perfide Jézabel accablait de ses sanglantes persécutions les prophètes de l’Eternel, Abdias prit cent prophètes ou disciples des prophètes, et en cacha cinquante dans une caverne, et cinquante dans une autre, et il ne se borna pas à cela, mais il les visita assidûment dans leur retraite obscure et solitaire, et les y nourrit d’eau et de pain. C’était une entreprise hardie, rare, et qui l’exposait aux plus grands dangers ; mais l’amour le pénétrait si fort ! Et vous, mes frères, vous aussi, allez, et faites de même. Il ne manque pas, dans notre temps, de ces fidèles serviteurs de Dieu, destitués arbitrairement à cause de leur foi, et en proie à toutes sortes de misères. De nos jours, comme au temps d’Achab et de Jézabel, dans les palais des grands comme dans les demeures des petits, s’est réveillée, rallumée une haine, une fureur, contre tout ce qui ne veut pas fléchir les genoux devant Bahal, et, prenez-y garde, les choses iront toujours en empirant. Plus d’un prédicateur devra encore quitter sa chaire, plus d’un maître son école, plus d’un artisan son atelier et son méfier, parce qu’il veut être chrétien. C’est pourquoi, nous tous qui sommes enfants de Dieu, unissons-nous par une sainte alliance pour remplir de nos jours le même office qu’Abdias ; que l’ennemi n’ait pas la joie de repaître ses yeux des larmes et des soupirs d’Israël, et puisque nous subsistons encore par la grâce de Dieu, que ces biens dont nous jouissons deviennent aussi le partage de ceux de nos frères qui sont aussi les rachetés de Christ.

Mais revenons à notre histoire. « Et Achab, est-il dit, appela Abdias son intendant, pour le charger d’une commission dont il devait s’acquitter conjointement avec le roi. » — Singulière circonstance qu’un homme tel qu’Abdias se trouve à ce point en faveur auprès d’un despote comme Achab. Cependant il n’avait certainement jamais eu l’idée de jouer envers le monarque le rôle d’adulateur, et Achab, non plus que Jézabel et toute la cour, n’ignoraient certainement pas qu’Abdias fût un fidèle serviteur de l’Eternel. Mais il paraît que la conduite toujours franche et ouverte de ce pieux Israélite avait eu pour résultat de fermer la bouche aux contempteurs du vrai Dieu, et de retenir les ennemis les plus acharnés de son règne dans les bornes d’un certain respect. Achab pouvait bien avoir remarqué de reste qu’il n’y avait pas deux Abdias dans toute la tourbe de ses courtisans. Tous devaient avouer que personne ne méritait autant la confiance la plus illimitée, et quoique le roi pût se permettre souvent de tourner en dérision les principes et la conduite de ce fidèle serviteur, cependant il n’eût pas voulu, pour tout au monde, en être privé. En effet, mes frères, il y a toujours dans le vrai fidèle quelque chose de bien propre à étonner, à confondre les adversaires les plus obstinés, et à leur arracher un secret aveu d’assentiment et de respect ; il y a dans le vrai fidèle une lumière qui met en évidence et confond leurs ténèbres, et à laquelle ils ne peuvent refuser une certaine admiration. Et l’on voit souvent, dans des occasions où les moqueries des mondains ne sont plus d’aucune ressource, des ennemis acharnés de l’Evangile se féliciter grandement de rencontrer dans leur détresse quelqu’un de ces sectaires méprisés, et de recourir à leurs conseils.

« Parcourez le pays, dit le roi à son intendant, et allez à toutes les fontaines et à tous les courants d’eau, pour voir si nous ne trouverons pas de foin pour conserver les chevaux et les mulets, afin que toutes les bêtes de somme ne périssent pas. » Ce pauvre monarque a une inquiétude extrême pour la vie de ses chevaux et la conservation de ses écuries royales ; c’était tout ce que les châtiments du Tout-Puissant avaient su réveiller dans son âme pendant ces trois ans et demi. Tous les desseins du Tout-Puissant viennent donc échouer contre la perversité des enfants des hommes. Ni les bénédictions, ni les châtiments, ni les signes et les miracles, ni les exhortations et les remontrances ne peuvent rappeler à la vie cette semence dégénérée. Il n’y a qu’un acte spécial et signalé de la toute puissance et de la grâce divine qui y puisse quelque chose. L’expérience de tous les jours ne l’apprend-elle pas ? Combien souvent n’espère-t-on pas que les circonstances pénibles où un homme se rencontre, les épreuves terribles qui lui sont dispensées, amolliront enfin son cœur, et le feront changer de sentiments ; tant de coups répétés de la verge du Très-Haut devraient, ce semble, le réveiller ! Oui, ce semble ! mais quand on y regarde, et qu’on cherche ces précieux résultats, que trouve-t-on ? Là où on espérait trouver enfin quelque pensée qui se rapportât à Dieu et à l’éternité, les gens ne songent qu’à leurs chevaux et à leurs mulets, et au lieu des saints mouvements qu’on s’attendait à apercevoir, au lieu de ces soupirs, de ces prières et de ces réflexions sérieuses sur les grands intérêts de la vie, sur les intérêts éternels de l’âme, on ne découvre qu’un épais tourbillon de pensées et de soucis terrestres, qui dissipent et obscurcissent l’âme, et la plongeront enfin dans les ténèbres éternelles. Mettez l’insensé dans le mortier, et broyez-le comme la menue farine, sa folie ne se retirera pas de lui, et vous le retrouverez encore dans chacune de ces petites parcelles. O grâce toute puissante de notre Dieu, ayez pitié de nous !

Abdias se soumet à l’ordre de son prince ; sa position lui fait de l’obéissance un devoir, et dans ce cas particulier sa conscience n’a rien à objecter. Mais comment Abdias pouvait-il consentir à rester au service d’un pareil maître, et dans la compagnie de gens aussi corrompus et aussi pervers que cette tourbe de courtisans ? Sans doute, ce ne devait pas être chose facile pour lui de résoudre ce problème. Vous serez affligés dans le monde, a dit Jésus-Christ, et ce sentiment d’affliction et de malaise qu’éprouvent les enfants de Dieu dans un élément qui leur est étranger, Abdias l’a sans doute connu. Plus d’une fois, dans le silence de la retraite, il a dû pousser des soupirs, et verser des larmes de la plus profonde tristesse, plus d’une fois il a dû répéter cette exclamation du Psalmiste : « O que je suis malheureux de demeurer si longtemps en Mésech, et d’habiter sous les tentes de Kédar. » Cette atmosphère de mondanité devait sans doute peser comme un ciel de plomb sur le pieux Israélite ; mais Abdias ne pouvait adopter ce principe commode qui conseille la fuite, lorsqu’il y a du désagrément à demeurer. Il se disait : « Cette place est celui que mon maître m’a assignée, il sait pourquoi il l’a faite et il ne lui sera pas difficile de me garder, même au milieu de cette fosse aux lions ; » et ainsi il demeura pour l’amour de son maître » Vous tous qui vous trouvez à cet égard dans la même situation qu’Abdias, allez, et faites de même. Quel que soit le mal que vous y avez sous les yeux, quelques contrariétés que vous y éprouviez, quelque mépris, quelques persécutions, quelques outrages qui vous y attendent, ce ne doit pas être pour vous un motif suffisant pour quitter un poste où le Seigneur vous a placés. Demeurez, pour l’amour de lui, jusqu’à ce qu’il vous déplace lui-même. Si l’on emploie la force contre vous, ou qu’il survienne des circonstances qui nécessitent un changement dans votre position, ou la résignation de quelque emploi, renoncez -y sans scrupules, c’est le Seigneur lui-même qui vous en sépare. Mais jusqu’alors, persévérez et demeurez ferme, soyez au milieu de ceux qui vous entourent, comme une rose au milieu des épines, comme le sel au milieu de la corruption générale, comme un fanal qui éclaire un horizon ténébreux ; peut-être quelqu’une de ces nombreuses nacelles égarées dans les tempêtes de l’Océan viendra-t-elle, conduite par cette bienfaisante lueur, chercher un asile assuré dans le port du salut. Et à quelque degré que ces flots courroucés vous fassent sentir leur fureur, ne craignez pas, le Berger d’Israël veille toujours, et l’ange de l’Eternel se campe autour de ceux qui le craignent. Sa véracité et sa fidélité sont un bouclier impénétrable, heureux ceux qui se retirent à l’ombre de ses ailes.

III

Achab et Abdias se séparent pour poursuivre dans différentes directions la tâche qu’ils se sont donnée ; ils désirent s’assurer s’il n’y aurait pas encore quelque verdure dans les lieux les plus retirés et les plus ombragés du pays. Cette tournée que faisait le roi en personne, devait, dans le dessein de Dieu, lui mettre vivement sous les yeux le tableau de la misère et de l’épouvantable désolation que présentait tout le pays. Peut-être ce spectacle aurait-il pour effet d’amollir enfin la dureté de son cœur ; mais, comme nous le savons, cette dispensation manqua complètement son but, et au lieu de retrouver dans Achab un pécheur humilié et effrayé de sa misère, nous ne le verrons venir à nous que comme une hyène furieuse, tournant sa rage contre la verge dont Dieu le frappe et qu’il s’était cependant si justement attirée par l’excès de ses forfaits et de sa tyrannie ; mais laissons Achab poursuivre sa route, et accompagnons plutôt son pieux intendant. Abdias traverse des chemins solitaires et des contrées qui offrent partout l’aspect d’une effrayante désolation ; aucune verdure ne vient récréer l’œil du voyageur, les rayons brûlants du soleil ont passé partout comme une fournaise ardente, tout est nu, flétri, desséché. Abdias contemple ce spectacle le visage accablé de tristesse, le cœur gros de larmes et de soupirs, il songe à Israël, ce peuple bien aimé du Très-Haut, il pense à la sévérité des jugements de Dieu, dont le pays désolé lui annonce partout la colère, empreinte comme en caractères de feu sur tout ce qui l’entoure ; mais ce qui l’émeut le plus fortement, ce qui lui arrache les plus tristes exclamations, c’est la vue de l’endurcissement, de l’obstination de ce peuple rebelle, dont le cœur cuirassé comme d’un triple rempart d’airain, résiste grossièrement et comme à plaisir aux sommations les plus éclatantes de la justice divine, et passe dans la légèreté, l’incrédulité et l’impiété la plus effrontée, ces temps d’épreuve et de sévère visitation qui eussent dû être pour lui des jours de jeûne et d’humiliation solennelle. Au milieu de cette troupe éhontée des enfants du malin, se trouve aussi le petit troupeau des enfants du royaume, foule timide et méprisée, sentant peser sur son cœur, et expiant souvent aussi comme son divin maître les péchés qu’elle n’a point commis. Mais pour ceux-ci, bien leur soit ; ils sont du nombre de ceux à qui est adressé l’homme vêtu de lin dont parle le prophète Ezéchiel au ch. 9, et auquel le Seigneur ordonne de traverser la ville en marquant d’un signe connu (la lettre thau) les fronts de ceux qui gémissent et soupirent à cause de toutes les abominations qui se commettent au milieu d’elle. Pendant que ces réflexions agitent le cœur et l’esprit du pieux intendant d’Achab, il voit venir à lui un homme vêtu d’un grossier manteau, et tenant en main un bâton de voyage. Sa taille élevée, sa démarche imposante, ses traits austères et cependant empreints d’une certaine douceur, fixent l’attention d’Abdias, il s’arrête, saisi d’étonnement et d’admiration. Grand Dieu, quelle rencontre ! il n’en peut croire ses yeux ! Est-ce bien lui ? Oh surprise ! oh bonheur ! Oui, c’est bien lui, c’est Élie, l’homme de Dieu. En un clin d’œil Abdias l’a reconnu, et s’est jeté à ses pieds qu’il inonde de ses larmes. O heureuse rencontre ! Élie, dont on n’avait plus depuis si longtemps aucune nouvelle ; Élie, dont on commençait à imaginer que le Seigneur l’avait secrètement retiré à lui, le voilà soudain, et comme s’il tombait du ciel. « N’es-tu pas mon seigneur Élie, » lui demande Abdias, prosterné à ses pieds. Et Élie, avec sa concision et son laconisme ordinaire, se contente de lui répondre : « C’est moi-même ; va, et dis à ton maître : Voici Élie. » Mais cette réponse devait paraître bien brève et bien tranchante à notre bon Abdias. C’était pour lui-même un coup de foudre, mais un coup bienfaisant et salutaire, car descendre dans l’enfer de son propre cœur, c’est monter d’autant dans le paradis de la grâce. Abdias avait besoin d’apprendre qu’il n’était par lui-même absolument rien, que ses prétendus mérites n’avaient aucun prix devant Dieu, et que, pauvre et misérable pécheur, il ne pouvait subsister à tout moment que du don de la grâce et de la miséricorde divine. La réussite de quelques-unes de ses entreprises précédentes, faites en vue de la gloire de Dieu, avait pu lui faire oublier son néant et son infirmité propres, il avait peut-être voulu, par une infidélité spirituelle, disposer du talent que son maître lui avait remis, comme si c’eût été sa propriété. Et maintenant la parole d’Élie vient le surprendre et l’écraser comme un frêle vermisseau. Toute sa gloire, toute sa prétendue beauté s’efface et disparaît ; il se sent comme transpercé d’un glaive pénétrant qui met à nu toute sa faiblesse et toute son impuissance naturelles. La tâche qui lui est imposée est trop forte pour qu’il puisse s’en acquitter, il s’y refuse absolument : « Quel péché ai-je commis, répond-il au prophète, que tu livres ton serviteur entre les mains d’Achab pour me faire mourir ? L’Eternel ton Dieu est vivant, qu’il n’y a point de nation, ni de royaume où mon seigneur n’ait envoyé pour te chercher, et lorsqu’on lui répondait : « Il n’y est point, » il faisait jurer le royaume et la nation qu’on ne t’avait point trouvé, et maintenant tu dis : « Va, et dis à ton seigneur : voici Élie, » et il arrivera que quand je serai éloigné de toi, l’Esprit de l’Eternel te transportera en quelque lieu que je ne saurai point, et je viendrai vers Achab lui déclarer ce que tu m’as dit, et ne te trouvant point, il me tuera. » — Pauvre et cher Abdias, que d’excuses et de paroles il sait trouver. Ce n’est pas là le langage de la simple foi, mais plutôt celui de la crainte et du désespoir. Dans le trouble de ses sens et de son imagination, il aperçoit une nuée de fantômes effrayants. Il s’imagine que s’il va annoncer à Achab la présence d’Élie, ce tyran cruel voudra aussitôt se saisir du prophète, mais que Dieu ne permettra pas que son serviteur tombe entre les mains de son ennemi ; que l’Esprit de Dieu l’enlèvera subitement, comme cela était sans doute déjà arrivé à plusieurs prophètes, et comme cela arriva plus tard à Philippe, dans le désert ; qu’Achab ne te trouvant pas, s’en prendrait à Abdias, comme si son intendant l’avait trompé ou avait été d’intelligence avec le prophète ; qu’en conséquence il lui ferait chèrement expier cette prétendue trahison, le destituerait de son emploi, et le condamnerait au dernier supplice. Telles étaient, sans doute, les pensées d’Abdias, ne consultant que la chair et le sang, il considérait, comme plus tard saint Pierre, les vents et la tempête ; il ne pensait plus au Seigneur.

Mais continuons à l’entendre. Le voici maintenant qui met en avant sa piété. « Or, ton serviteur craint l’Eternel dès sa jeunesse. N’a-t-on point dit à mon seigneur ce que je fis quand Jézabel faisait tuer les prophètes de l’Eternel ; comment j’en cachai cent, cinquante dans une caverne, et cinquante dans une autre, et comment je les y nourris de pain et d’eau ? Et maintenant tu dis : « Va, et dis à ton seigneur : Voici Élie, » et il me tuera. Je suis un homme pieux, veut-il dire au prophète, que mon costume et mon office ne te fassent pas prendre le change à cet égard ; je ne fais pas partie de la troupe des infidèles, je suis resté fidèle à l’Eternel, et peux-tu prendre sur toi de livrer ainsi à une mort cruelle un de tes compagnons en la foi. » Ainsi parle l’intendant d’Achab. Hélas oui, Abdias, nous t’en croyons sur parole, tu es pieux, sans doute, et tu le demeures malgré toutes tes faiblesses. Et qui pourrait t’en vouloir de faire ainsi étalage de ta piété, et d’énumérer tes belles actions. Ce n’est pas l’orgueil qui te dicte ces paroles, c’est la crainte et l’extrême frayeur où tu te trouves qui te les arrachent ; mais réjouis-toi avec nous, Abdias, de ce que ton salut ne repose pas sur ta crainte de Dieu et ta foi, mais sur un fondement tout différent et en dehors de toi ; sans cela, que deviendrais-tu avec toute ta piété ?

Hélas oui, chers frères, toute notre piété n’est ici-bas que misère et indigence. Si notre foi, notre ardeur, notre dévotion, notre confiance devaient être les échelons mystérieux sur lesquels nous nous élevons aux cieux, l’échelle briserait bientôt sous nos pieds, et personne n’en atteindrait le sommet ; mais il nous faut reconnaître cette fragilité qui nous est inhérente ; il nous est indispensable de la connaître pour nous accoutumer à élever toujours plus solidement l’édifice de notre salut sur le rocher assuré qui nous est offert à l’exclusion de tout autre, sur les mérites du Sauveur, seuls efficaces pour nous faire subsister devant Dieu. Notre unique refuge, notre unique consolation, et dans la vie et dans la mort, est et ne peut être que la grâce de Dieu manifestée par le sang de l’Agneau, et afin que nous ne nous attachions qu’à elle, Dieu daigne pourvoir dans sa bonté à ce que le souvenir de nos péchés nous soit incessamment offert et se ravive pour nous, et à ce que nous n’oublions jamais le pitoyable état dans lequel nous nous trouvons lorsque nous sommes abandonnés à nos propres forces. Nous imaginons-nous avoir du courage, aussitôt il fait passer sur nos têtes le bruit de la tempête, et nous reconnaissons que nous ne sommes qu’un frêle roseau agité du vent. Nous savons-nous gré de notre foi, aussitôt arrive un moment d’épreuve qui nous apprend que notre foi n’était qu’un rêve. Nous plaisons-nous dans la pureté et la plénitude de nos sentiments religieux, dans les tendres mouvements d’une dévotion sensible, notre cœur, soudain desséché comme le sable du désert, et durci comme la pierre, nous apprend que ce que nous aimions à observer en nous, était pur don de la miséricorde et de la grâce divine. Nous flattons-nous d’avoir surmonté toute crainte, et d’être en état de prouver au monde comme un chrétien peut mourir et entrer dans l’éternité, bientôt il fait passer sous nos yeux l’image effrayante de la mort, et, ô honte, la réalité vient mettre à néant tout ce fantôme d’un courage héroïque. Aimons-nous enfin à jeter un regard de complaisance sur les espaces que nous avons laissés derrière nous dans la route de la sanctification, aussitôt il fait souffler le vent de la tentation, il nous abandonne un instant à nous-mêmes, et nous voilà enfouis dans l’abîme, tout cet éclat prétendu s’est dissipé, et il ne nous reste, comme à tout véritable enfant de Dieu, que le cri de détresse : « Aie pitié de moi, qui suis un pauvre pécheur. » « Lors même que je me laverais dans de l’eau de neige, disait Job, et que je nettoierais mes mains dans l’alcali, cependant tu me plongerais dans un bourbier, et mes vêtements me feraient horreur. » Et pourquoi cela, mes frères ? Afin que l’homme diminue, et que Jésus-Christ prenne de l’accroissement. Que cette manière de procéder paraisse d’abord dure et amère, sa douceur et son excellence ne tardent pas à se faire sentir. Etre assis aux pieds de Jésus, comme un pauvre pécheur couvert de lèpre et d’ulcères, et oser se confier en lui comme en son meilleur ami, c’est quelque chose de si saintement délicieux, qu’avec toute la sainteté du monde nous nous sentirions portés à prier le Seigneur de nous laisser choir dans le bourbier, afin qu’après avoir répandu les larmes de saint Pierre nous pussions verser celles de Magdeleine pénitente.

Le Seigneur avait atteint, envers Abdias, ses desseins de miséricorde. L’humiliation était suffisante, il fit donc de nouveau briller aux yeux de ce juste la lumière qu’il lui avait retirée, et le délivra de toutes ses angoisses. A l’instant où Abdias gisait dépouillé, vaincu et anéanti aux pieds du prophète, où sa faiblesse et son indigence naturelles lui étaient ignominieusement démontrées, Élie le relève par ces paroles : « L’Eternel des armées devant lequel je suis, est vivant, que certainement je me montrerai aujourd’hui à Achab ! » Ces paroles dissipent toute l’inquiétude qu’avait conçue le pieux intendant ; humilié et confus, il se sépare de celui dont les paroles venaient de le mettre à une si rude épreuve, et va annoncer à Achab, par l’ordre du prophète, qu’Élie allait paraître devant lui.

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