Le fruit défendu. – Les deux séducteurs – Délivrance des pèlerins. – Leçons importantes.
Il y avait, de l’autre côté du mur qui borde le chemin que Christiana et ses compagnons devaient suivre, un jardin appartenant au propriétaire du chien dont il a déjà été question. Parmi les arbres fruitiers qui croissaient dans ce jardin, il y en avait quelques-uns dont les branches s’étendaient par-dessus la muraille. Mais s’il arrivait que, le fruit étant mûr, quelqu’un voulût en cueillir, il se trouvait mal après l’avoir mangé. Or, les fils de Christiana, comme cela arrive ordinairement aux enfants de leur âge, étaient enchantés de ces arbres, et furent surtout flattés par les fruits qu’ils voyaient suspendus aux branches. Ils en cueillirent et se mirent à les manger. La mère ne manqua pas de les réprimander pour leur indiscrétion ; néanmoins ils persistèrent dans leur désobéissance. – Oh là ! Mes enfants, vous péchez, leur criait-elle, car ce fruit n’est pas à nous. Toutefois, elle ignorait qu’il appartînt à l’ennemi ; l’eût-elle su, qu’elle serait, je vous garantis, presque tombée morte de frayeur. Quoi qu’il en soit, la circonstance se passa ainsi, et ils poursuivirent leur route.
Ils en cueillirent et se mirent à manger.
Ils étaient environ à deux milles du lieu qui se trouve à l’entrée du chemin, lorsqu’ils aperçurent deux mauvais sujets qui venaient droit à eux, en descendant. Christiana et son amie Miséricorde se couvrirent aussitôt de leur voile, et continuèrent à marcher droit devant elles. Les enfants de même allaient du mieux qu’ils pouvaient ; de sorte qu’ils finirent par se trouver en présence les uns des autres. Les deux inconnus étaient venus avec un dessein bien arrêté. Ils s’approchèrent des femmes comme s’ils eussent voulu les embrasser ; mais Christiana élevant sa voix, leur dit : Retirez-vous, ou bien, allez tranquillement votre chemin comme vous devez le faire. Toutefois, ces deux individus ne parurent pas plus tenir compte des paroles de Christiana que s’ils eussent été des sourds ; mais ils commencèrent par poser la main sur elle, ce qui obligea Christiana de se mettre en colère et de leur lancer des coups de pied. De son côté, Miséricorde faisait tout son possible pour les éviter. Christiana leur criait toujours : Retirez-vous et nous laissez passer, car nous n’avons point d’argent à vous donner ; nous allons en pèlerinage, comme vous le voyez, de sorte que nous vivons de la charité.
— Nous ne voulons point vous enlever votre argent, dit alors l’un de ces hommes ; nous sommes venus pour vous dire que si vous voulez consentir seulement à une chose que nous allons vous proposer, nous vous rendrons heureuses pour toujours.
Mais Christiana qui soupçonnait le but de leurs intentions, répliqua : Nous ne pouvons avoir de la considération pour vous ; nous ne voulons vous écouter, ni vous accorder quoi que ce soit que vous nous demandiez. Nous sommes pressés et ne pouvons, par conséquent, nous arrêter ; il s’agit, en ce qui nous concerne, de la vie ou de la mort. – Et tandis qu’elle leur tenait ce langage, elle et sa suite firent un nouvel effort pour prendre les devants. Mais eux, s’étant mis au travers du chemin, voulurent barrer le passage, et leur tinrent ce discours : – Nous n’avons pas l’intention de vous ôter la vie, c’est autre chose que nous vous demandons.
— Ah ! reprit Çhristiana, vous voudriez nous avoir corps et âme pour nous perdre ; je sais que vous êtes capables de cela ; mais nous résisterons et nous mourrons plutôt que de nous laisser prendre dans de tels pièges. Non, nous ne voulons pas courir la chance de perdre notre bien-être à venir. Là-dessus, ils se prirent tous à crier, avec beaucoup de force : Au secours ! Au secours ! Et se mirent sous la protection de ces lois qui ont été établies pour les femmes. (Deut. 22.23-29 : Si une jeune fille vierge est fiancée et qu’un homme la rencontre dans la ville et couche avec elle,) Toutefois, ces hommes n’en persistèrent pas moins à les tracasser, pensant qu’ils parviendraient à les gagner. C’est pourquoi les pèlerins continuèrent à jeter des cris d’alarme.
Or, comme ils n’étaient pas encore fort éloignés de la Porte-Étroite où ils s’étaient premièrement adressés, leurs cris eurent assez de retentissement pour être entendus des habitants de la maison. Il y en eut même quelques-uns qui, ayant heureusement reconnu la voix de Christiana, résolurent d’aller à son secours. Mais à peine s’étaient-ils approchés d’eux, à vue d’œil, que les femmes étaient à se débattre entre les mains des assaillants, et les enfants, de leur côté, étaient atterrés de frayeur. Dès lors, ils se mirent à courir à toutes jambes, et celui d’entre eux qui avait été le plus prompt à secourir nos voyageurs, cria aux scélérats : Que faites-vous donc ? Voulez-vous faire commettre une transgression aux gens de mon Souverain ? Il se mit en même temps à les poursuivre comme pour tâcher de les attraper ; mais eux, franchissant la muraille, allèrent chercher un refuge dans le jardin de l’homme à qui appartient le gros chien ; et ainsi le chien devint leur protecteur.
Cet homme, qui fut pour nos pauvres pèlerins un vrai libérateur, s’approcha ensuite des femmes, et leur demanda comment elles se trouvaient, à quoi elles répondirent : Nous avons beaucoup d’obligation à ton Prince ; nous n’en sommes heureusement que pour un peu de frayeur. Quant à toi, nous avons aussi à te remercier de ce que tu es venu à notre secours, car autrement nous eussions succombé à l’épreuve.
Après avoir échangé quelques paroles de plus, le Libérateur fit la remarque suivante : Je m’étonne singulièrement que vous n’ayez pas adressé une pétition au maître du lieu où l’on vous a offert l’hospitalité, pour avoir un conducteur, quand vous étiez encore là-haut ; il vous aurait accordé assurément votre demande, et dès lors vous vous fussiez épargné ces peines et ces misères.
Christiana : – Hélas ! Nous étions trop préoccupées de nos bénédictions présentes, en sorte que nous oublions les dangers de l’avenir. D’ailleurs, qui aurait pensé que, si près du palais du Roi, il se fût trouvé un tel guet-apens ? Certainement qu’il eût mieux valu pour nous de demander un guide au Seigneur ; mais puisque notre Seigneur savait que nous avions besoin de quelqu’un, pourquoi, suis-je à me demander, ne l’a-t-il pas envoyé avec nous ?
Libérateur : – Il n’est pas toujours convenable d’accorder les choses que l’on ne demande pas. Le maître ne trouve pas toujours bon de disposer ainsi de ses bénédictions, de peur qu’elles ne soient trop peu appréciées. On attache du prix à une chose en raison du besoin que l’on en éprouve, et l’on use ou abuse de même d’un bienfait, suivant la place qu’il occupe dans notre estime. Si mon souverain vous avait donné un guide, vous n’en seriez pas à vous lamenter sur la négligence que vous avez mise à le demander. Maintenant vous en reconnaissez l’urgence ; aussi, toutes choses concourent à votre bien, et doivent avoir pour effet de vous rendre plus circonspects.
Christiana : – Retournerons-nous vers mon Seigneur pour lui confesser notre folie, et lui demander un guide ?
Libérateur : – Quant à votre confession, je la lui présenterai moi-même. Vous n’avez pas besoin de revenir en arrière ; car dans tous les lieux où vous irez, rien ne vous manquera. Mon Seigneur ayant pourvu abondamment à tous les besoins de ceux qui viennent loger chez lui, vous pouvez être sans inquiétude à cet égard. Dans chacune de ses habitations il y a toujours des gens qui sont au service des pèlerins. Il en fournit autant qu’il en est nécessaire, car « l’Éternel multiplie leurs hommes comme un troupeau de brebis, » mais pour cela « il veut être invoqué. » (Ezéch. 36.37 : Ainsi parle le Seigneur l’Eternel : Encore en ceci je me laisserai chercher par la maison d’Israël pour le leur faire : je multiplierai les hommes comme des troupeaux.) Certes, il faudrait qu’une chose fût bien misérable pour qu’elle ne valût pas la peine d’être demandée.
Lorsqu’il eut parlé, il s’en retourna chez lui, et les pèlerins continuèrent leur chemin. Puis Miséricorde dit d’un ton de surprise : Comme on se trouve tout à coup désappointé ici ! Je comptais que nous ne rencontrerions plus aucun danger, et qu’il n’y aurait plus lieu de s’affliger.
Christiana : – Ton innocence, ma sœur, te rend excusable à bien des égards ; mais pour moi, ma faute est d’autant plus grande que je voyais ce danger avant de quitter le seuil de ma porte. Je ne me suis point prémunie contre la tentation, alors que j’avais la liberté et l’occasion de le faire. Je suis bien blâmable.
Miséricorde : – Comment ! Saviez-vous cela avant de partir de chez vous ? Expliquez-moi, je vous prie, cette énigme.
Christiana : – Voici ce qui en est : Je fus avertie dans un songe que j’eus dans la nuit à ce sujet, alors que je me disposais à quitter le pays. Il se présenta dans ma vision deux hommes qui ressemblaient beaucoup à ceux qui sont venus nous attaquer. Il me semblait les voir debout, au pied de mon lit, se concertant sur la manière dont ils devaient s’y prendre pour me faire échouer dans la voie du salut. (C’était au temps de mes angoisses.) Ce qu’ils disaient revient à peu près à ceci : « Que ferons-nous de cette femme ? Car elle est agitée et se réveille en implorant la miséricorde divine. Si on la laisse dans cet état, nous ne manquerons pas de la perdre comme nous avons perdu son mari. » C’était assez pour me mettre en garde, et me faire rechercher les moyens dont on peut disposer en pareil cas.
— Eh bien ! dit Miséricorde, comme par cette négligence nous avons lieu de reconnaître nos imperfections, de même, notre Seigneur en a pris occasion pour rendre manifestes les richesses de sa grâce ; car il nous a envoyé un témoignage de sa bonté auquel nous ne nous attendions pas, et nous a délivrés, selon le bon plaisir de sa volonté, des mains de ceux qui étaient plus forts que nous.
Elles s’entretenaient ainsi lorsqu’elles arrivèrent, après une marche rapide, près d’une maison qui se trouve sur le bord de la route. Cette maison avait été construite pour des pèlerins qui ont besoin de repos et de consolation, comme on peut s’en convaincre pleinement par les détails qui sont rapportés dans la première partie du voyage de Chrétien.