Il est beaucoup plus difficile d’écrire l’histoire de la traduction française de l’Institution, que celle de l’original latin, à cause de l’extrême rareté des exemplaires imprimés du vivant même de Calvin. En effet nous avons réussi, sans trop de peine, à nous procurer, pour la Bibliothèque calvinienne que nous avons formée, la série complète de toutes les éditions latines qui ont jamais paru, à deux ou trois près, lesquelles d’ailleurs sont trop récentes pour avoir aucune importance critique : celles qui ont paru avant la mort de l’auteur, s’y trouvent toutes sans exception. Nous sommes bien loin d’avoir été aussi heureux à l’égard des textes français :; et bien que dans cette partie aussi nos recherches assidues n’aient pas été infructueuses et que nous possédions un nombre considérable d’anciennes éditions, nous devons constater encore de notables lacunes dans cette seconde collection.
Cependant notre travail critique ne sera pas incomplet pour cela. Nous avons pu heureusement combler ces lacunes au moyen des secours qui nous sont venus d’ailleurs. Nous devons surtout nommer ici les bibliothèques de Paris, de la part desquelles nous avons reçu, par la bienveillante entremise de S. Exc. M. Duruy, ministre de l’instruction publique, un certain nombre d’éditions que nous n’avons pas encore trouvé à acheter. Nous tenons à en témoigner ici notre vive reconnaissance soit à M. le ministre lui-même, soit à Messieurs les administrateurs qui sont intervenus avec un généreux empressement dans cette affaire. De plus nous saisissons avec plaisir cette occasion de remercier publiquement M. Othon Cuvier, pasteur de l’Église réformée de Metz, du généreux concours qu’il a prêté à notre entreprise, en mettant à notre disposition, depuis plusieurs années, son exemplaire de l’édition princeps de la traduction française. Nous avons les mêmes obligations à M. Michel Nicolas, professeur à Montauban, pour la communication d’une autre édition non moins rare. Grâce à ces secours tout-à-fait indispensables, nous espérons pouvoir traiter cette partie de notre sujet avec autant d’exactitude que celle qui est exposée dans les Prolégomènes du premier volume des œuvres de Calvin, et en tout cas avec plus de connaissance de cause que cela n’a pu être fait par aucun de nos prédécesseurs, moins favorisés par les circonstances.
La rareté des anciens exemplaires de l’Institution française s’explique du reste assez facilement. Tout d’abord il est fort probable que leur nombre n’a pas été très grand, même au moment du tirage, parce que après-tout la vente n’en était assurée que dans la Suisse française, et les chances de faire entrer l’ouvrage dans l’intérieur du royaume, étaient bien peu favorables avant 1561. A cette époque la situation changea pour quelque temps. Aussi voyons-nous dès lors les réimpressions se succéder on ne peut plus rapidement, non plus seulement a Genève, mais probablement en France même. Mais généralement l’inquisition persécutrice du clergé catholique, et surtout des Jésuites, réussissait à faire disparaître les exemplaires à mesure qu’ils se produisaient. Les familles huguenotes, dans le sein desquelles l’Institution de Calvin était, à côté de la Bible, le livre d’instruction par excellence, avaient toutes les peines du monde pour la soustraire à la destruction ou à la confiscation. On en arrachait le titre, comme c’est le cas pour un bon nombre des exemplaires qui se sont conservés jusqu’à nos jours :; on y changeait à la plume le nom de Calvin, ou bien on l’en ôtait avec le canif :; on la cachait sous les toits, dans les écuries, partout où l’on pouvait la croire en sûreté. Un pasteur du midi de la France, en répondant à la circulaire par laquelle nous demandions des communications littéraires et bibliographiques relatives à notre entreprise, nous fit part de la découverte qu’il avait faite d’un vieil exemplaire caché autrefois dans un poulailler et couvert d’une couche séculaire de guano.
Une traduction française de l’Institution devait être dès l’abord un besoin généralement senti. La forme primitivement très simple de l’ouvrage, son but d’abord tout pratique, son style plutôt populaire que scientifique, le désignaient d’avance pour ce genre de transformation. Il pouvait servir à un grand nombre de personnes non lettrées, soit en les éclairant sur leurs propres aspirations religieuses, quelquefois vagues encore, soit en les affermissant dans des convictions déjà formées, soit enfin en leur servant d’arme de défense contre les accusations et les attaques sophistiques des adversaires. De pareilles traductions étaient d’ailleurs à l’ordre du jour, même pour des ouvrages d’une moindre importance. Les écrits, que les principaux réformateurs publiaient dans les idiomes populaires, étaient traduits en latin pour la commodité des savants ou à l’usage des étrangers. De même les ouvrages plus scientifiques, rédigés en latin, étaient traduite en langue vulgaire pour cette partie de la noblesse et de la bourgeoisie qui n’était familiarisée qu’avec celle-ci. Le travail littéraire, dans toutes ces circonstances, si tant est qu’il se fit sous les yeux de l’auteur, ce qui était assez rarement le cas, était abandonné à quelque littérateur de second rang, secrétaire, copiste, ou famulus. C’est ainsi que l’on possède des traductions françaises de presque tous les ouvrages latins de Calvin, publiées de son vivant déjà et à Genève même. Une traduction faite par l’auteur lui-même est quelque chose d’exceptionnel. Aussi, en ce qui concerne Calvin, n’est-ce le cas que pour la première édition française de l’Institution, comme cela sera démontré plus bas.
D’après tout ce qui vient d’être dit on devrait s’attendre à ce que le petit manuel que notre auteur publia d’abord sous le titre d’Institution chrétienne, ait été traduit à une époque plus ou moins raprochée de son origine. Et pourtant il n’en est rien. Il n’a point existé de traduction de l’édition princeps de 1536. On a cru en trouver une trace dans une lettre de Calvin datée de Lausanne le 13 octobre sans indication de l’année et adressée à François Daniel (Voyez Sinner Catal. Codd. MSB. biblioth. Bern. m. 239). Dans cette lettre Calvin excuse d’abord son long silence par un voyage à Bâle, et par le séjour qu’il avait été obligé de faire dans différentes églises situées sur sa route, et qui lui avait fait perdre les bonnes occasions pour expédier des lettres. Il y mentionne une dispute à Lausanne, qui ne peut être une autre que celle qui eut lieu entre les catholiques et les protestants au commencement du mois d’octobre 1536, et à la suite de laquelle les Bernois, maîtres du pays de Vaud, décrétèrent la réformation des églises de cette contrée. Calvin y prit la parole, le quatrième jour, 5 octobre, contre Jean Mimard. Sa lettre appartient donc bien sûrement à l’année 1536. Or c’est au mois de mars de la même année qu’avait paru l’Institution. C’est donc à celle-ci qu’il faut rapporter le projet de traduction dont il parle dans sa lettre. Il est vrai que le terme de libellus, dont il se sert, conviendrait encore mieux à son traité de la Psychopannychie, dont il publia une seconde édition à Bâle, dans le cours de cette même année. Mais comme nous ne connaissons pas l’époque précise de cette publication, il est difficile de dire au juste à laquelle des deux il fait allusion. Quoi qu’il en soit, il paraît que ce projet de traduction fut abandonné après le colloque de Lausanne. De retour à Genève, Calvin eut bientôt devant lui une besogne plus importante, la lutte incessante avec les Libertins et autres adversaires de la discipline ecclésiastique. Le fait est que personne, n’a jamais vu une traduction française de l’Institution de 1536 et qu’aucun témoignage historique ne nous autorise à en supposer l’existence.
Calvin lui-même n’était rien moins que content de la première ébauche de son ouvrage, malgré la faveur avec laquelle celui-ci avait été accueilli par le public. Témoin la seconde édition élaborée et publiée à Strasbourg on 1539, et sur le titre de laquelle on lit ces mots significatifs : Institutio religionis christianae nunc vere demum titulo suo respondens. C’était là, selon lui, la première édition d’une Institution chrétienne qui méritât ce nom. Et si l’on considère que l’ouvrage est ici complètement remanié et augmenté de plus de la moitié, on se convaincra qu’il a dû le préparer de longue main, et par conséquent avoir abandonné depuis longtemps l’idée de le traduire dans sa première forme. Ces raisonnements peuvent être corroborés par ce que Calvin lui-même dit dans sa préface de 1539 : In prima huius nostri operis editione leviter maiori ex parte defunctus eram. … Il se proposa de mieux faire dans une seconde rédaction.… Et facturas id quidem eram aliquanto maturius nisi totum fere biennum Dominus me miris modis exercuisset. Ce biennium, c’est le temps écoulé entre son entrée en fonctions à Genève et son exil. S’il n’a pas trouvé alors le loisir de travailler à l’ouvrage original qui ne le satisfaisait plus, il aura songé moins encore à donner à sa première forme une espèce de consécration nouvelle. Il y a plus. L’Argument qui remplace cette préface de 1539 dans les éditions françaises, ne dit pas mot d’une traduction antérieure. Mais par la même raison, après avoir achevé ce travail relatif au texte, il a dû mettre la main à l’œuvre de la traduction, qu’il entreprit lui-même et qu’il publia dès 1541. Cette traduction a donc dû être faite par Calvin pendant son séjour de Strasbourg :; elle représente la seconde édition latine publiée dans la même ville en 1539, et nous sommes convaincus que c’est l’édition princeps du texte français. Nous en donnerons plus loin une description détaillée. Peut-être y a-t-il travaillé au fur et à mesure que les feuillets de l’original quittaient la presse :; peut-être le travail traînait-il en longueur par suite des voyages de l’auteur à Worms et à Ratisbonne. Ce sont là des faits sur lesquels aucun témoignage historique ne jette le moindre jour.