Après avoir concentré notre attention sur Paul, sur sa situation, sur ses dispositions morales telles que cette épître nous les donne à connaître, nous devons reporter nos regards sur l’Eglise de Philippes, sur son état et sur les paroles d’exhortation ou d’édification que l’apôtre lui adresse. Commençons par ce qu’il y a de plus général dans l’épître.
Paul avait coutume dans ses lettres de reconnaître tout d’abord les divers sujets de joie que lui donnaient les Eglises auxquelles il écrivait. Il n’est pas de meilleure preuve de sa sagesse dans le soin des âmes. On obtient d’autant plus facilement la confiance des hommes, comme aussi on réussit d’autant mieux à ménager un bon accueil aux reproches et aux exhortations qu’on leur adresse, que l’on s’est montré davantage impartial, et disposé à se réjouir du bien, loin d’être enclin à un blâme universel et injuste. Puis le bien et le mal sont souvent si étroitement entrelacés, que le mal est parfois renfermé dans le bien, et réciproquement. Aussi est-il naturel et facile de passer de l’un à l’autre. La première épître aux Corinthiens est un modèle de cette sagesse qui consiste à reconnaître ce rapport entre le bien et le mal, et à ménager la transition entre la louange et le blâme sans rien brusquer. Paul, du reste, ne considère pas le bien qu’il voit dans les Eglises comme le fruit de leur activité, mais comme le fruit de l’esprit de Dieu qui travaille à les renouveler. Il se sent pressé de bénir Dieu pour ce qu’il a opéré par sa grâce dans leur âme et dans leur vie ; il lui demande de continuer, de développer et de consommer son œuvre. Il part du bien déjà accompli pour espérer que ce bien ira en croissant jusqu’à la perfection. Certes il ne nourrirait pas une telle espérance, si ce bien était à ses yeux une œuvre d’homme ; il connaît trop pour cela la faiblesse et la fragilité humaine, mais c’est précisément parce qu’il y voit la main de Dieu que son espérance est ferme. Il compte sur la fidélité de Dieu qui achèvera ce qu’il a commencé au travers de tous les combats et de toutes les épreuves. Quand Dieu fait quelque chose, il ne le fait pas à moitié.
Telle est pour ainsi dire la méthode de Paul pour commencer ses lettres. Il n’y a pas manqué dans l’épître aux Philippiens. Il bénit Dieu avant tout de leur fidélité à l’Evangile (Philippiens 1.3-5), et il exprime la confiance que celui qui a commencé cette bonne œuvre l’achèvera (v. 6). Mais en même temps il y met pour condition que les Philippiens feront ce qu’ils ont à faire ; c’est-à-dire qu’ils ne résisteront pas à cette puissance de Dieu qui n’agit pas sans l’homme, s’il est vrai que l’homme ne peut rien sans elle. Dans le chapitre 11 de l’épître aux Romains (v. 22), Paul déclare expressément que la grâce de Dieu ne demeure en nous que quand nous ne nous y opposons pas, mais que nous nous montrons disposés à la conserver. C’est au nom de cet accord nécessaire entre Dieu et l’homme que Paul recommande aux Philippiens de travailler à leur salut avec crainte et tremblement (Philippiens 2.12-13) : « car Dieu, dit-il, produit en nous, selon son bon plaisir, le vouloir et le faire. » Paul affirme ici que le salut de l’homme dépend plus ou moins de lui-même ; il doit y travailler. Et pourtant ce salut n’en est pas moins réalisé par la grâce divine, n’en est pas moins l’œuvre de Dieu en nous. Voilà pourquoi nous devons travailler avec crainte et tremblement. Il ne nous recommanderait pas une telle disposition s’il s’agissait d’une œuvre dont nous fussions capables par nous-mêmes. Mais Paul a le sentiment profond de la débilité, de l’insuffisance de toute force humaine ; il sait que par lui-même l’homme ne saura pas veiller de manière à conserver la grâce divine, et que tout ce qu’il fera sera entaché par le péché. Comment n’éprouverions-nous pas une sérieuse crainte en pensant à notre responsabilité, à notre faiblesse, aux vacillements de notre piété chancelante ? Cette crainte doit nous exciter à une vigilance non interrompue et nous jeter dans les bras de Dieu duquel toute force découle. La conscience de notre impuissance et de la puissance de Dieu pour nous sauver, telle est la disposition essentielle que Paul nous recommande en nous rappelant que tout dépend de sa volonté souveraine. Jamais le sentiment de notre dépendance à son égard ne doit disparaître ou diminuer en nous. Rien ne peut mieux nous garantir de cette confiance en nous-mêmes qui, cruellement désillusionnée, se termine souvent par le désespoir.
Toutes les exhortations que Paul donne aux Philippiens sur la vie chrétienne se résument dans ce seul point : marcher d’une manière digne de l’Evangile de Christ (Philippiens 1.27). Il caractérise dans Philippiens 2.15-16, ce que doit être leur conduite vis-à-vis du monde. Etant appelés comme enfants de Dieu à vivre dans un monde corrompu, ils sont invités à conserver, au sein même de cette corruption, cette vie divine qui constitue leur adoption et leur dignité. Ils doivent la révéler en opposition à la race perverse au milieu de laquelle ils se trouvent. Cette race est perverse, dégradée en tant que déchue de sa primitive pureté, qu’une nouvelle création peut seule restaurer. Les enfants de Dieu doivent être comme des flambeaux, comme des étoiles brillantes dans le monde des ténèbres. Tout autour d’eux est ténèbres : que tout en eux soit lumière ! Christ a également dit à ses disciples qu’ils doivent être la lumière du monde. Lui-même en est le soleil, la lumière par excellence, et ceux qui entrent dans sa communion lui deviennent semblables et sont par lui la lumière du monde. Cette lumière brille dans la vie divine des chrétiens, et rend témoignage à celui dans lequel il n’y a point de ténèbres ; il est glorifié par là, et d’autres viennent à lui pour le reconnaître et l’adorer : « Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans le ciel. » (Matthieu 5.16)
Tout ce que les hommes, d’après la révélation de leur conscience et leur instinct moral, ont désigné sous le nom de vertu appartient aussi à cette vie divine qui manifeste les enfants de Dieu, car celle-ci donne satisfaction à tous nos besoins moraux. Ce qui vient du péché est seul repoussé. Nous pouvons prendre dans ce sens cette parole de Jésus-Christ : qu’il n’est pas venu pour abolir, mais pour accomplir. Aussi Paul conclut-il ses exhortations par ces mots : « Au reste, mes frères, que toutes les choses qui sont véritables, toutes les choses qui sont bonnes (le vrai et le bien sont deux mots synonymes dans le langage biblique, le vrai n’étant pas autre chose que le bon), toutes les choses qui sont justes, toutes les choses qui sont pures, toutes les choses qui sont aimables, toutes les choses qui sont de bonne réputation, et où il y a quelque vertu, et qui sont dignes de louange ; que toutes ces choses occupent vos pensées. » (Philippiens 4.8) Paul affirme que la vie divine peut se manifester sous une forme aimable, et il en appelle à son enseignement et à son exemple : « Vous les avez apprises, reçues et entendues de moi, et vous les avez vues en moi. » (Philippiens 4.9) Quoiqu’il fût aussi loin que possible de se croire arrivé à la perfection, il pouvait néanmoins affirmer avec une pleine assurance que son enseignement était avec sa vie dans un profond accord et qu’on ne pouvait opposer ses actes à ses paroles. Il n’y avait ni exagération ni orgueil pour lui à appuyer ses exhortations aux Philippiens sur sa conduite. Comment se serait-il élevé à ses propres yeux, lui qui reconnaissait que tout ce qu’il avait de bien était le fruit de la création nouvelle, l’œuvre de la grâce ? Le chrétien a le droit d’avoir conscience de ses triomphes sur le mal, sans qu’il y ait aucun orgueil à les constater. Il sait qu’il ne doit pas ces triomphes à son propre esprit, mais à l’esprit de Dieu, à l’esprit de Christ, et il est excité par là à bénir et à louer son Dieu. Il est d’autant plus pressé à reconnaître combien il doit lutter contre le mal, et comme Paul, à oublier ce qui est derrière lui pour marcher en avant.