Après avoir longtemps averti, longtemps conjuré, longtemps menacé, l’Eternel avait enfin frappé. La Judée envahie, Jérusalem prise et dévastée, la famille royale massacrée, le roi lui-même privé de la lumière et emmené par les vainqueurs sur les rives de l’Euphrate avec une multitude de ses sujets captifs comme lui, tels avaient été les jugements de Dieu sur un peuple rebelle. Un petit nombre de Juifs avaient été laissés dans la Judée, colons pour ainsi dire dans leur terre natale, fermiers du monarque d’Assyrie, étrangers dans les mêmes lieux où ils avaient été citoyens. Ils n’obéissaient plus à des autorités nationales ; un officier du roi de Babylone les gouvernait au nom de son prince. Toutefois, dans ce profond abaissement, et dans une servitude universelle qui confondait tous les rangs, un homme, un Juif était resté, qui gouvernait, au moins par la parole et dans une sphère plus élevée que celle de la politique, cette nation vaincue et malheureuse. Un homme était resté, en qui l’ancienne dignité et la première gloire du peuple juif se conservaient tout entières, et vers qui tous avec respect, et plusieurs avec espérance, élevaient un regard timide. Cet homme était Jérémie, depuis longtemps habitué au martyre, victime depuis longtemps de l’ingratitude de ses concitoyens, et néanmoins l’objet de leur vénération involontaire. Non moins respecté des vainqueurs eux-mêmes, il avait été libre de les suivre à Babylone, où la considération publique et les honneurs l’attendaient. Il eût mené là, libre parmi des captifs, une vie tranquille, et plus heureuse, humainement parlant, que celle que lui avaient faite ses ingrats concitoyens dans leur commune patrie et dans le temps de leur prospérité. Maître de choisir entre Babylone et son pays, il choisit son pays : c’était presque choisir l’exil. Il ne se demanda pas où il se trouverait mieux, mais où il serait plus utile, où il était le plus nécessaire, et il n’hésita pas. Bientôt en effet l’occasion d’exercer son ministère se présenta de nouveau à Jérémie dans cette contrée désolée. Une conspiration sans portée et presque sans but vint aggraver la position de ces misérables Juifs, esclaves dans leur propre pays. Sans prévoir, sans calculer aucune conséquence, obéissant à une colère aveugle, ils tuèrent l’homme qui les gouvernait au nom du roi d’Assyrie ; et son sang était à peine versé qu’ils connurent l’imprudence de leur crime et le danger de leur situation. Incapables de profiter de la mort du gouverneur pour recouvrer l’indépendance, ils cherchèrent seulement comment ils pourraient échapper à la colère du roi de Babylone ; et alors, comme à l’ordinaire, leurs yeux se tournèrent vers l’Egypte. Toutefois, avant de se mettre en marche vers ce pays, ancien témoin de l’esclavage de leurs pères, et d’où l’Eternel les avait tirés à main forte et à bras étendu, ils consultèrent le prophète que Dieu avait laissé au milieu d’eux ; et cette consultation est le sujet du chapitre que vous venez de lire. Elle fera aussi le sujet des réflexions que nous allons vous présenter. Etudions d’abord cette histoire en elle-même, et voyons ensuite si elle est sans application à l’homme de tous les temps et à nous-mêmes tels que nous nous connaissons.
Que veulent savoir les enfants de Juda ? Que demandent-ils à Jérémie ? Ils attendent que Dieu leur déclare par son moyen le chemin qu’ils doivent prendre, et ce qu’ils ont à faire. Mais pourquoi le demandent-ils ? Ne le savent-ils pas ? Avait-elle cessé de retentir à leurs oreilles, la malédiction que, moins d’un siècle auparavant, Esaïe dénonçait à leurs pères dans ces mémorables paroles : Malheur à ceux qui descendent en Egypte pour avoir du secours[w]. Et quand ils l’auraient oubliée, ne savaient-ils pas que ce refuge leur était interdit, et que le seul qui leur fût permis, c’étaient les bras et le sein de l’Eternel lui-même ? Telle était l’alliance qu’il avait conclue avec eux. Son secours leur était assuré, mais ils n’en devaient chercher aucun autre. Après avoir, pour eux, en tant d’occasions, interrompu les lois de la nature et remué la terre et les cieux, l’Eternel avait droit, de leur part, à un entier abandon. Il pouvait, sans une ombre d’injustice, leur interdire ce que, dans des conditions différentes, il n’interdit à aucun peuple, la liberté de chercher un appui auprès des peuples étrangers. En les bénissant d’une manière extraordinaire, en faisant pour eux ce qu’il n’a fait pour aucune autre nation, il se réservait d’exiger d’eux ce qu’il n’a exigé aussi d’aucune autre nation. Ils avaient accepté les bénéfices inouïs de cette alliance, ils en devaient accepter les charges. Le motif de ces dispensations sans exemple leur était d’ailleurs bien connu, et les leur devait rendre non seulement respectables, mais sacrées. C’est à ces conditions qu’au milieu d’un monde idolâtre, ils étaient, dans toute la force du terme, le peuple de Dieu. C’était en faisant exception, pour eux, à la loi générale d’association qui s’applique aux nations entre elles comme aux individus entre eux, c’était en les isolant au milieu de tous les peuples, que Dieu les voulait soustraire à l’universelle contagion de cette impiété qui, se déguisant en religion, avait, chez tous les peuples, substitué au culte du vrai Dieu ou les forces de la nature, ou des hommes, ou des démons. Juda savait par expérience combien cet isolement était nécessaire ; car, dans l’irrésistible force d’erreur qui livrait l’humanité tout entière au culte des idoles, le moindre contact, les relations les plus passagères avec l’étranger, n’avaient jamais manqué de l’entraîner dans la commune infidélité. Sa sûreté, ses privilèges, sa gloire, son éternel intérêt dépendaient donc de cette solitude sévère au milieu de l’humanité égarée ; à cette condition seulement il accomplissait les desseins de Dieu, et conservait à sa postérité, à l’univers entier, le dépôt de la première des vérités ; à cette condition il était le terrain fort et lentement préparé où l’arbre du christianisme devait être planté et d’où il devait étendre sur toute la terre son ombre bénie.
[w] Esaïe 31.1
Le peuple savait donc que, quels que fussent ses dangers, il ne devait point aller en Egypte. C’était pour lui une question de foi et d’obéissance depuis longtemps résolue. Les chefs qui, en son nom, consultaient Jérémie, le savaient sans doute ; et plusieurs peut-être se représentaient ces maximes célèbres de l’ancien prophète : Votre force est dans le repos ; votre force est d’attendre en repos la délivrance de l’Eternel[x]. Et c’est peut-être parce qu’ils le savaient trop bien, et parce qu’ils savaient que Jérémie s’en souvenait mieux encore, que le nom de l’Egypte ne paraît point dans leur requête. Ils le suppriment avec un soin, dirai-je avec une affectation ? qui ne fait pénétrer que mieux au fond de leur pensée. Peut-être espèrent-ils, par cette réticence, rendre service à Jérémie, s’assurer sa complicité s’il est infidèle de cœur comme eux, et le mettre en état, par le vague de leur question, de leur faire une de ces réponses vagues auxquelles celui qui les donne est libre, après l’événement, d’attacher le sens qu’il lui plaît. Quoi qu’il en soit, ils se bornent à demander au prophète : Quel chemin devons-nous prendre ? ou de quel côté devons-nous diriger nos pas ?
[x] Esaïe 30.15 ; Lamentations 3.26
Mais pourquoi donc consulter le prophète ? N’était-il pas plus simple et plus court, une fois leur parti pris, de le suivre sans demander conseil ? La démarche n’est-elle pas étrange ? Elle serait plus étrange si c’était le peuple qui la fît. Mais ce n’est pas le peuple, ce sont ses chefs qui consultent Jérémie. Et leur dessein sans doute est de s’autoriser auprès du peuple de la réponse du prophète, réponse qu’ils ont peut-être quelque espoir d’obtenir favorable à leur dessein. Forts du consentement d’un homme aussi vénéré, que le peuple, tout en le maltraitant, n’a cessé de considérer comme le prophète du Très-Haut, ils entraîneront où ils voudront ce reste malheureux de la nation. Mais quand même ce serait le peuple lui-même, le peuple entier, qui consulterait Jérémie (et dans le fait il est présent à la consultation), il ne faudrait pas s’étonner. Si vous dites : Mais qui donc ce peuple veut-il tromper ? nous répondrons : Ce peuple veut se tromper lui-même. Ce peuple qui voudrait se passer de Dieu et qui ne le peut, ce peuple accoutumé à trouver sa volonté jusque dans ses sabbats, c’est-à-dire dans ses actes mêmes d’obéissance et de religion, ne saurait ni agir selon Dieu, ni agir sans Dieu ; il a besoin à la fois de suivre sa propre pensée et de s’imaginer qu’il suit la pensée divine ; et il ne sera tranquille et content que lorsqu’il sera parvenu, tant bien que mal, à se faire illusion là-dessus. Peu lui importe que le consentement du prophète lui soit extorqué ou résulte d’une méprise, peu lui importe que la réponse soit douteuse ; on n’a pas de peine à être trompé quand on veut l’être ; et la plus grossière apparence suffit à la passion bien décidée et bien obstinée ; mais il lui faut cette apparence ; il lui faut une parole, un mot. La conscience du peuple juif ne demande pas davantage, mais elle ne demande pas moins. Il faut que le prophète parle : on ne partira pas qu’il n’ait parlé ; mais quoi qu’il dise, on partira.
Avez-vous remarqué dans quels termes les chefs du peuple abordent ce même Jérémie, que peu de temps auparavant ils avaient fait jeter dans une fosse pleine de boue, pour le punir de leur avoir dit la vérité ? Reçois favorablement notre prière. Cette humilité, si nouvelle de leur part, était peu nécessaire. Si l’Eternel devait être consulté, il n’était pas besoin de supplier Jérémie de s’adresser à lui de la part du peuple. C’était sa charge, c’était son devoir. Mais on ne voit en lui qu’un homme faible. Il faut d’abord apaiser cet homme qu’on a si gravement offensé ; il faut ensuite le gagner par des louanges et par des hommages ; il faut, en feignant de s’en remettre à son jugement, ou plutôt au jugement de Dieu, le mettre sur la voie du conseil qu’on désire, et lui dicter l’oracle qu’on attend de lui ; on le lui inspire tout au moins ; on parle déjà d’un chemin qu’il faut prendre ; on laisse entrevoir la pensée d’une expatriation ; on cherche à l’émouvoir (et certes cela n’était que trop aisé !) sur ce reste, sur ce dernier reste d’un grand peuple ; car, dit-on, nous sommes restés peu de beaucoup que nous étions, comme tu le vois de tes yeux. On a tout fait pour obtenir la réponse désirée ; aller plus loin, ce serait manquer le but ; Jérémie ne pourrait feindre de n’avoir pas compris ; et à force d’avoir été clair, on le forcerait lui-même de l’être.
Le discours des chefs du peuple fut assez clair pour Jérémie. Il connaissait son peuple, il connaissait l’homme. Je vous ai entendus, dit-il. Non seulement vos paroles, mais votre pensée. Je vous ai entendus, mieux que vous ne vous entendez vous-mêmes. Je sais ce que vous attendez de moi ; mais sachez à votre tour, sachez bien ce que vous devez attendre. Je vous prends à vos paroles ; je m’y tiens ; je me soucie peu de votre secret désir, et je ne veux rien comprendre à vos insinuations. Voici, je vais faire requête à l’Eternel votre Dieu, comme vous l’avez dit ; car ce Dieu, que vous appelez mon Dieu, est aussi le vôtre ; et je vous déclarerai tout ce que l’Eternel vous répondra ; car sachez qu’en me consultant, c’est lui que vous avez consulté ; et je ne vous cacherai pas un mot. – Comprend-on qu’après ces paroles, prononcées sans doute avec gravité, et graves en tout cas dans la bouche d’un martyr, ces hommes aient osé répondre à Jérémie : L’Eternel soit témoin véritable et fidèle entre nous, si nous ne faisons ce que l’Eternel ton Dieu nous aura fait dire en t’envoyant vers nous. Soit bien, soit mal (c’est-à-dire, soit que ton conseil nous plaise ou nous contrarie), nous obéirons à la voix de l’Eternel notre Dieu vers lequel nous t’envoyons ; afin qu’il nous arrive du bien quand nous aurons obéi à la voix de l’Eternel notre Dieu. On voudrait pour ne pas voir dans ces paroles le témoignage d’une hypocrisie qui va jusqu’au blasphème, on voudrait supposer que la voix, que la vue du prophète avait fait rentrer ces hommes en eux-mêmes, et que, dans ce moment du moins, ils étaient de bonne foi ; mais le peut-on, quand on lit avec quelque attention la suite de ce chapitre, et particulièrement ces paroles : Vous avez usé de fraude contre vous-mêmes, quand vous m’avez envoyé vers l’Eternel votre Dieu, en me disant : Fais requête envers l’Eternel notre Dieu pour nous, et nous déclare tout ce que l’Eternel notre Dieu te dira pour nous, et nous le ferons ? Le peut-on ? Nous vous en laissons juges.
Dix jours s’écoulèrent depuis ce moment à celui où Jérémie apporta au peuple la réponse de l’Eternel. Comment se passèrent ces dix jours ? A quoi furent-ils employés parle peuple et par le prophète ? Nous l’ignorons ; mais on peut l’imaginer. Peut-être le peuple, à qui Jérémie reproche si expressément, si hautement, d’avoir affecté la soumission quand il était décidé à n’obéir qu’à soi-même, avait-il, dans cet intervalle, fourni au prophète des armes contre lui, en essayant de le corrompre ou de l’intimider. Quant à Jérémie lui-même, qui peut douter qu’il n’ait passé dans la retraite, dans la prière et dans les larmes cet intervalle bien mal employé par les chefs de sa déplorable nation ? Il s’agissait pour lui de conjurer loin de cette nation une grande infidélité et un immense péril. Il s’agissait de recueillir de la bouche même de Dieu les paroles que le peuple devait entendre. Car, d’ailleurs, le prophète savait d’avance la volonté de Dieu ; cette volonté n’était pas un ordre nouveau, un règlement pour le cas particulier : c’était une loi générale pour tous les cas semblables, une loi antique et fondamentale, une règle qu’on ne pouvait ignorer sans ignorer en même temps l’ensemble et l’esprit de toute l’économie sous laquelle cette nation vivait depuis des siècles ; et si Jérémie eût pu ne pas connaître d’avance la volonté de Dieu dans cette occasion, comment reprocherions-nous au peuple de l’avoir ignorée ou méconnue ? Il est vrai que Jérémie ne leur adresse point ce reproche, et qu’il se borne à leur déclarer que s’ils demeurent dans leur patrie, ils y seront maintenus et affermis, malgré tous les dangers auxquels ils semblent s’exposer en y demeurant ; tandis que, s’ils se rendent en Egypte, ils y trouveront tous les maux qu’ils ont voulu éviter, et d’autres plus grands encore. Mais n’est-il pas visible que ces promesses et ces menaces n’étaient que l’application, dans un cas particulier, et la sanction prochaine, de cette loi antique, immuable et connue de tous, qui leur défendait de recourir, même dans les plus extrêmes dangers, aux secours d’un peuple infidèle ? Mais, quoi qu’il en soit, et c’est là ce qui doit fixer notre attention, il résulte du discours de Jérémie, et mieux encore de ce qui suivit, que si le peuple avait cru, sur une question si simple et résolue d’avance, avoir besoin de consulter, toujours avait-il consulté sans sincérité, puisque, après avoir déclaré qu’il ferait la volonté de Dieu, il répondit au prophète qui la lui faisait connaître : Tu mens ! l’Eternel notre Dieu ne t’a point envoyé pour dire : N’entrez point en Egypte pour y demeurer. Mais c’est Baruc, fils de Nérija, qui t’incite, afin de nous livrer entre les mains des Chaldéens, pour nous faire mourir, et pour nous faire transporter à Babylone. Ainsi cet homme à qui on avait protesté solennellement qu’on croirait à tout ce qu’il déclarerait de la part de Dieu, on lui dit : Tu mens ! Ainsi cet homme que peut-être on a essayé, mais vainement, de corrompre, on l’accuse de n’avoir pas résisté à la corruption, et d’avoir vendu l’autorité de sa voix prophétique à ceux qui pouvaient mieux la payer ! Ainsi ce vieux martyr, cet homme qui, préférant l’opprobre du Jourdain aux délices de l’Euphrate, avait consacré à ses frères malheureux les restes d’une vie qui n’était nulle part aussi menacée que parmi eux, on l’accusait de les avoir livrés à leurs ennemis, et d’avoir vendu à des conquérants barbares les misérables restes de sa misérable nation ! Mais à ceux qui se faisaient un jeu du nom même de Dieu, et qui l’insultaient par un hommage dérisoire d’obéissance, devait-il en coûter beaucoup de calomnier un homme, fût-ce même un prophète, fût-ce même un bienfaiteur ?
Ah ! ne soyons pourtant pas trop sévères envers ce malheureux peuple. Plaignons-le d’avoir manqué de foi et de sincérité ; mais quand notre bouche s’ouvre à des paroles d’indignation et de mépris, mettons la main sur notre bouche. Ces outrages à un homme, ces outrages à Dieu, ces injustices, cette infidélité, tout était compris d’avance dans ce manque de foi aux promesses du Dieu dont Israël avait mille fois éprouvé la puissance et la miséricorde. Mais, à la place d’Israël, aurions-nous eu plus de foi ? Et quand même, portés pour ainsi dire sur les ailes de Dieu, nous serions parvenus, triomphants, dans l’heureux pays que nous habitons, quand même des prodiges incessamment renouvelés seraient venus nous rappeler chaque jour la présence et la bonté de Dieu, quand même nous aurions marché durant des années, durant des siècles, par la vue et non par la foi, est-ce que, à l’approche d’un danger tel que celui qui menaçait d’écraser les restes de Juda, notre foi aurait mieux résisté que la sienne ? Aurions-nous, avec moins d’empressement et moins d’obstination que lui, tourné nos regards vers l’Egypte ? Aurions-nous accepté sans objection, sans murmure, la déclaration du prophète ? Serions-nous, sans hésiter, demeurés sur un sol tout prêt à nous engloutir ? N’aurions-nous éprouvé aucune tentation de nous mentir à nous-mêmes, et de dire à la vérité : Tu mens ? Vous le savez, vous pouvez le savoir : car si ce n’est pas un prodige que votre longue paix et votre longue félicité, ce sont au moins des bienfaits, ce sont des témoignages de la patience de Dieu, ce sont des titres qu’il a acquis à votre confiance et à votre dévouement ; et faites-vous pour lui, en proportion, ce que vous trouvez qu’auraient dû faire les Israélites, dans leur position et dans la mesure des bienfaits reçus ? Si vous dites : Non, vous nous dispensez de le dire ; si vous dites : Oui, nous n’avons rien à dire non plus : la conscience aura son jour, et nous voulons bien l’attendre.
Le peuple consomma son iniquité, et Dieu sa justice. Les restes de Juda descendirent en Egypte. Un abîme appelle un autre abîme. Dans cette terre d’idolâtrie, ils redevinrent idolâtres. Ils brûlèrent de l’encens sur les autels de ces dieux impurs à l’adoration desquels Moïse avait arraché leurs pères. La famine, l’épée, la mortalité les suivirent dans cet asile perfide, et les forcèrent de croire à la fidélité de Dieu. Il ne demeura plus qu’un reste de ce reste malheureux qui avait cru, en fuyant loin de son vainqueur, échapper à l’anéantissement. Le vainqueur les sut trouver dans ce pays de sûreté ; car il n’y a point de pays de sûreté pour ceux que Dieu abandonne. Le roi qui devait les protéger eut lui-même besoin de protection, et n’en trouva point. Il succomba sous les coups de ce Nébucadnetsar, pour un temps le fléau de Dieu. Et que faisait cependant Jérémie ? S’était-il éteint loin de son peuple dans la vieillesse et dans le deuil ? Achevait-il, près des ruines de Jérusalem, des jours usés par le dévouement et par la douleur ? Non ; inséparable compagnon du malheur, attaché à son peuple comme la branche au tronc dont elle est née, n’ayant pu retenir ses compatriotes dans leur pays, il voulut les suivre en Egypte. Ces infortunés, pensa-t-il, ne tarderaient pas à payer la peine de leur infidélité ; ils seraient infailliblement exposés à en commettre de nouvelles ; d’autres crimes, comme d’autres misères, les attendaient en Egypte ; ils auraient besoin d’exhortations, d’encouragements, de consolations, que dis-je ? de menaces nouvelles au milieu du terrible accomplissement des anciennes menaces : ils auraient besoin de ce Jérémie, si dédaigné, si outragé. Jérémie, disciple par avance de Celui qui devait venir au monde pour servir et non pour être servi, Jérémie chargea sa croix et suivit son peuple. Sans doute, il savait ce qu’il en coûte, surtout au déclin de l’âge, pour quitter la terre de ses aïeux, lui qui s’écriait jadis avec un accent si pénétrant d’amour et de douleur : Ne pleurez pas sur celui qui meurt, et ne faites point de condoléance ; mais pleurez amèrement sur celui qui s’en va en exil ; car il ne retournera plus, et il ne reverra plus le pays de sa naissance[y]. Mais Jérémie, qui eût voulu mourir près des tombeaux paternels, ne sacrifia pas aux restes inanimés de ses aïeux les restes vivants de cette nation dont Dieu lui avait confié la garde et la défense ; là où était son peuple, là était son pays. Ce profond attachement pour son peuple, même ingrat, est un trait qu’il eut de commun avec tous ceux qui, comme lui, furent auprès d’Israël les organes de la sagesse de Dieu. Ces prophètes étaient de grands citoyens ; ces serviteurs de Dieu étaient d’excellents patriotes.
[y] Jérémie 22.10
L’histoire que nous venons de raconter est susceptible de plusieurs applications : nous en avons indiqué quelques-unes ; nous nous arrêterons sur une seule.
Nous n’avons pas besoin de vous prouver que la consultation des Juifs manquait de sincérité. La question qu’ils avaient adressée à Jérémie revenait évidemment à ceci : Devons-nous aller en Egypte ? Et d’avance ils se soumettaient à l’ordre qu’ils recevraient du prophète, c’est-à-dire de Dieu même, consulté par lui dans cette affaire. Mais parce que sa réponse est contraire à leur désir ou secret ou avoué, ils lui disent : Tu prononces des mensonges ! et ils prennent le funeste parti d’aller chercher un asile dans la terre de la servitude et de l’idolâtrie.
Le prophète pouvait s’y attendre et il s’y était attendu, lorsqu’il s’était vu consulté par eux sur une question qui n’en était pas une, et qui, de tout temps, était résolue dans leur conscience. S’ils eussent été décidés en tout cas à faire la volonté de Dieu, ils n’eussent pas consulté ; car cette volonté, ils la connaissaient. Le premier symptôme de la mauvaise foi, le premier présage de la désobéissance, c’est de consulter lorsqu’on sait déjà ce que l’on doit faire.
Mais pourquoi consulter ? Pourquoi se lier quand on veut être libre ? Pourquoi s’exposer à fouler aux pieds deux autorités, et celle qu’on trouvait au dedans de soi, et celle que, volontairement, on est allé chercher hors de soi ? Cette conduite, singulière en apparence, est fort naturelle.
Nous avons besoin de nous tromper, même grossièrement, et de nous imaginer, quand nous agissons mal, que nous agissons bien. Et lorsque, livrés à nous-mêmes, tête à tête avec notre raison ou notre conscience, nous n’y parvenons pas, nous cherchons autour de nous quelque chose ou quelqu’un qui nous aide à nous tromper. Nous ne croyons pas nous tromper quand quelqu’un se trompe avec nous ; nous croyons pécher moins quand quelqu’un veut bien pécher avec nous. La raison d’autrui, même de l’homme qui nous inspire à l’ordinaire peu de confiance, nous paraît respectable et pleine d’autorité, aussitôt qu’elle parle comme notre passion. Les signes les plus équivoques nous paraissent clairs pour peu que nous puissions leur donner un sens conforme à nos désirs. Le plus faible appui est assez fort quand nous voulons pécher. Quelque attachés que nous soyons à notre propre sens, nous devenons modestes et pleins de déférence pour les opinions qui nous plaisent. Nous nous exagérons à plaisir la gravité du personnage qui nous conseille, ou l’importance de l’indice qui nous détermine. Il ne nous faut pas davantage, mais il ne nous faut pas moins. S’il est difficile de se résoudre à bien faire tout seul, il ne l’est pas moins de se résoudre à mal agir tout seul. On veut avoir un homme, une raison, une preuve, un signe pour soi. Et parce qu’au bout du compte, rien n’est plus facile à trouver, on consulte, quoique la conscience ait assez clairement parlé, ou quoique la passion ait déjà pris son parti.
Quelquefois, il est vrai, on rencontre mal, c’est-à-dire trop bien. C’est le cas des Juifs consultant Jérémie. L’homme ou le livre à qui nous demandions conseil s’avise de parler comme notre conscience ; il se fait son allié contre nous, au lieu de se liguer avec nous contre elle. Moment critique et grave ! Se soumettra-t-on ? ou bien, comme les Juifs, dira-t-on à cet importun Jérémie : Tu mens ? Hélas ! il est bien probable que, quand on n’a cherché des conseils étrangers que pour échapper à ceux de la conscience, on ne les écoutera pas mieux qu’on ne l’a écoutée, et qu’à la voix du dehors comme à celle du dedans, on dira sans hésiter : Tu mens !
Sans doute il faut distinguer. Le principe de ces consultations inutiles est quelquefois une sorte de paresse spirituelle beaucoup trop commune, une peur de la responsabilité, un besoin de servitude, qui nous porte à nous décharger de notre conscience sur la conscience d’autrui, ou qui nous fait chercher nos inspirations tout ailleurs que dans notre raison éclairée par la Parole de Dieu, ou dans la Parole de Dieu appliquée par notre raison. Une autre fois, nous combattrons cette paresse, qui prend en vain toutes sortes de noms et de formes. Aujourd’hui c’est à un autre ennemi que nous avons affaire. Ce n’était pas la paresse, ce n’était pas une sorte de servilité de la conscience, qui inspirait les malheureux Juifs : c’était un ennemi plus habile et plus subtil, qui ne rencontre pas les doutes, mais qui les crée et les grossit. La conscience qui n’est que paresseuse pourra bien se soumettre à la vérité, si elle a le bonheur de rencontrer la vérité ; la conscience séduite par la passion ne se soumettra pas si aisément, et trouvera bien quelque raison, quelque moyen de résister à la voix de la vérité qui lui résiste en face, et de lui dire, comme les Juifs à Jérémie : Tu mens !
Or, nous ne venons pas à notre tour lui dire : Tu mens ! Nous lui laisserons le soin de se le dire à elle-même quand le moment sera venu. Ce que nous avons à cœur aujourd’hui, c’est de vous signaler cette inclination que nous avons tous à consulter autrui pour éviter de nous consulter nous-mêmes. Et comme le rempart derrière lequel se réfugient les âmes qui répugnent à s’interroger, c’est le grand nombre de cas difficiles et douteux dans lesquels peut se rencontrer la conscience, nous nous attacherons à montrer qu’il n’en est pas ainsi, et que c’est nous qui multiplions ces prétendus cas de conscience. Il est clair, d’ailleurs, que ce que nous allons dire s’adresse, d’un même temps, aux consciences paresseuses dont nous avons parlé.
Vous ne supposerez pas que nous ayons la pensée de nier qu’il puisse se présenter, même aux plus sincères, des questions de conscience difficiles, épineuses, ni que, pour les résoudre, il soit légitime de s’entourer de conseils.
Des cas difficiles ! il y en a sans doute ; et chacun en a rencontré de pareils. Mais à quoi cela tient-il ? première question. Cela tient-il à la nature de la morale elle-même et à l’insuffisance de celle de nos facultés qu’on pourrait appeler la raison morale, et qu’on est convenu d’appeler la conscience ? On conçoit très bien que Dieu ait semé de difficultés les différents champs où s’exerce notre activité ; qu’il nous ait rendu difficiles et le triomphe sur la nature, et l’explication des lois qui la régissent ; qu’il ait hérissé d’obstacles le chemin qui mène à la science comme celui qui mène à la fortune ; qu’il nous ait condamnés à manger à la sueur de notre front le pain qui nourrit l’intelligence, le pain qui nourrit le corps. On peut concevoir encore qu’il ait rendu l’accomplissement du devoir plus difficile aux uns, plus facile aux autres, quoique, à y regarder de plus près, l’égalité reparaisse, Dieu exigeant davantage de celui à qui il a donné davantage. Il est des natures plus heureuses, mieux douées, à qui la vertu coûte moins, et en qui, s’il est permis de parler ainsi, elle est déjà commencée. Reste à savoir, et Dieu seul le sait, de combien ces âmes privilégiées doivent devancer et surpasser les autres pour les égaler seulement. Mais la lumière de la conscience est la même pour tous ; pour tous le chemin du devoir est facile à discerner. La loi morale est une chose simple ; elle entre dans les yeux de l’âme comme la lumière du soleil dans les yeux du corps ; et il ne faut pas, pour ouvrir les uns, plus d’effort que pour ouvrir les autres. Cela devait être ; une seule chose était absolument nécessaire, c’était d’obéir ; le reste, en comparaison, importait peu ; il importait peu que nous fussions riches, savants, honorés : il importait, au delà de toute expression, que nous fussions vertueux. Cela importait à tous également ; pas plus, pas moins au pauvre qu’au riche, à l’artisan qu’au philosophe. Il fallait donc, pour atteindre ce but suprême de la vie, non pas que nous fussions exempts de tout travail ; aussi y a-t-il un travail de la conscience ; aussi chacun, dans l’intérêt de son salut, est-il invité à penser ; et bien penser est, selon la judicieuse remarque d’un grand homme, le principe de la morale ; mais ce qu’il fallait, c’est que chacun pût faire ce travail, pût penser ses actions ; ce qu’il fallait, c’est que chacun, quelle que fût sa condition, pût se promettre, au terme de ce travail, de rencontrer la vérité, je veux dire la vérité sur ses devoirs. Nous sentons tous qu’il y a là justice, nécessité, et à moins de renverser les idées que nous nous faisons de Dieu, nous ne saurions nous représenter qu’il ait fait de la vertu, ou de la vérité pratique, le privilège du grand loisir ou de la subtilité d’esprit. Tout le monde a assez de loisir pour être vertueux, assez d’esprit pour se sauver.
Que ferions-nous, au milieu des difficultés de la vie extérieure, au milieu des obscurités et des incertitudes que la raison ne peut pas toujours dissiper et que souvent elle multiplie, que ferions-nous sans cette boussole divine, qui, quelque position que prenne notre navire, et de quelques flots qu’il soit agité, s’obstine constamment à nous montrer le pôle ? Si la morale était une chose aussi peu simple que tout le reste, ou si elle était le moins du monde subordonnée à tout le reste, que ferions-nous pour nous décider ? qui consulterions-nous ? Le hasard, ou l’intérêt. Du premier de ces conseillers, nous n’avons rien à dire : il a suffi de le nommer. Et quant à l’intérêt, sans compter que l’admettre comme arbitre, c’est le proclamer souverain, et d’un même coup, une fois pour toutes, détrôner le devoir, c’est, dans la plupart des cas, une pauvre boussole que l’intérêt. Ce n’est pas tout de chercher notre avantage, notre plus grand avantage, un avantage qui ne puisse jamais devenir une perte, il faut le discerner ; et pour le discerner, que de connaissances, que de recherches, que de travail souvent ne faut-il pas ! Et puis, comment s’imaginer, si Dieu existe, et si la justice est la nécessité suprême, par conséquent le suprême intérêt, comment s’imaginer qu’en ne cherchant que l’intérêt, on le trouvera ? comment ne pas être certain, au contraire, qu’on le manque par cela seul qu’on n’a cherché que lui ? Comment croire que cette boussole conduise au port, et que le ciel, promis à ceux qui se sont dépouillés d’eux-mêmes pour se revêtir de Dieu, soit également ouvert à ceux qui se sont dépouillés de Dieu pour se revêtir d’eux-mêmes ? Or, le ciel, n’est-ce pas le nom de notre universel, de notre suprême, de notre unique intérêt ? La conscience est donc l’arbitre naturel, nécessaire, dans tous les cas où la raison et l’intérêt ne nous éclairent pas suffisamment ; le bien, le plus grand bien possible, c’est-à-dire ce qui est conforme et le plus conforme à la volonté de Dieu, voilà l’astre qui se lève pour nous montrer notre route quand tous les autres sont obscurcis. Il faut donc que ce soit le seul que tous les yeux puissent voir, et dont aucun nuage ne puisse intercepter les rayons. Il faut que ce qui est destiné à tout simplifier, soit simple.
Nous parlons ici comme si l’Evangile n’existait pas, et nous disons ce que le bon sens eût pu dire sans l’Evangile et a dit effectivement avant lui. A présent, croyez-vous que l’Evangile ait, sous ce rapport, empiré notre condition ou qu’il l’ait améliorée ? Sa morale est-elle moins simple, moins évidente, et peut-on dire qu’il ait, sur ce point et d’une manière quelconque, émoussé le tranchant de la conscience ? Vous ne le pensez pas.
L’Evangile, bien loin d’ajouter aux complications dont l’homme, comme nous le dirons bientôt, avait embarrassé la morale, l’a, au contraire, simplifiée, en la renouant à son seul principe, loin duquel, cessant de former une gerbe unique et serrée, elle se décompose, et retombe de côté et d’autre en mille tiges fragiles. L’Evangile a simplifié la morale, en lui donnant pour centre, en donnant pour objet à tous les devoirs, pour but à toute la vie, la volonté d’un Dieu dont il nous a révélé tout le caractère, et qu’il nous a fait aimer en nous le faisant connaître. L’Evangile a simplifié l’œil de notre âme, c’est-à-dire qu’il a donné au regard de cet œil une direction constante, fixe et unique ; le chrétien, s’il nous est permis de suivre cette image, ne voit pas double ; le devoir se présente à lui dans sa simplicité ; il a renoncé à chercher beaucoup de discours[z] ; à travers tous ces discours, à travers tous les raisonnements de la passion, et tous les prestiges du langage, il va droit au but, et son amour pour Dieu est une ligne droite qui, ne tenant compte du chemin tortueux de la passion, arrive au terme à travers les mille et les mille sinuosités qu’il va coupant sans cesse. Pour le chrétien, en un mot, toutes les questions sont plus simples, la lumière qui les éclaire est plus vive ; l’Evangile a, en quelque sorte, popularisé la morale, et tout ce qu’il y a de plus haut et de plus délicat dans la morale.
[z] Ecclésiaste 7.29
Vous insistez néanmoins et vous dites : Il y a pourtant des questions de pratique difficiles, et ce qu’on appelle des cas de conscience embarrassants. Y en aurait-il autant, y en aurait-il beaucoup si nous ne cherchions pas beaucoup de discours ? N’est-ce pas nous, le plus souvent, qui créons les difficultés, et qui serrons le nœud qui nous coûte tant de peine à dénouer ? Je ne veux que rappeler à chacun de vous un souvenir. C’est celui du lendemain de telle action que vous avez faite dans l’intérêt de quelqu’une de vos passions, vanité, vengeance, avarice, égoïsme, sensualité. L’acte consommé, votre passion assouvie, des écailles tombent de vos yeux ; vous regardez l’action que vous avez commise, et du premier coup d’œil vous reconnaissez que vous avez péché. Je dis du premier coup d’œil : vous n’avez pas examiné, discuté de nouveau : il a suffi de regarder. Que s’est-il donc passé ? La passion s’est calmée en s’assouvissant ; et avec elle sont tombés en un clin d’œil tous ces brouillards qu’elle avait soulevés autour de votre conscience. Ces raisonnements, ces apparences, ces analogies auxquels vos désirs donnaient tant de force, tout cela s’est évanoui ; et vous ne concevez plus même comment tout cela a pu vous en imposer. Or, ce que vous jugez vrai dans l’absence de la passion, n’est-il pas la vérité ? Et si la passion avait été tenue à l’écart lorsque vous délibériez, n’auriez-vous pas conclu tout autrement que vous n’avez fait ? La question, pour un cœur simple, n’était-elle pas simple ? Si elle a manqué de simplicité, n’est-ce pas essentiellement parce que votre cœur en manquait ? Cherchez si, dans les cas où votre passion n’a pas été en jeu, cherchez encore si, lorsqu’il est question d’autrui, il se présente à vous tant et de si difficiles questions. Nous osons vous assurer que celui qui veut sérieusement arriver au but risque peu de manquer le chemin, qu’il n’hésitera même que rarement, et que la conscience, à l’ordinaire, parle assez distinctement à quiconque veut l’écouter.
Que si, pour les plus sincères et pour les plus calmes, il est, dans la vie morale, de pénibles moments d’incertitude et de perplexité, nous avons bien lieu de croire que tout comme la passion, dans tel ou tel cas particulier, aveugle ou éblouit la conscience, l’habitude de prêter l’oreille à la passion, l’influence des maximes d’un monde corrompu, les préjugés d’une mauvaise éducation, exercent sur la conscience une influence qui l’affaiblit, et la rend peu propre à nous déterminer d’une manière prompte et nette, même dans les cas où nous ne sommes pas sous l’empire de quelque passion. Chez tous les hommes, la conscience est plus ou moins obscurcie ; tous, créés droits, cherchent beaucoup de discours ; tous ont l’esprit partagé parce qu’ils ont le cœur partagé : pour tous la morale se hérisse de questions difficiles dont la semence épineuse est dans les replis d’un cœur sans droiture. Le bon, le vrai, le juste, ont perdu leur évidence ; on ne voit plus, on ne connaît plus avec l’âme ; tout finit par faire question ; et l’homme simple ne saurait s’imaginer tout ce qui, dans un certain monde, devient, entre les gens d’esprit, l’objet de discussions en forme. C’est à mesure que pénètre dans le cœur l’Esprit du Dieu de l’Evangile, c’est à mesure qu’on l’aime et qu’on le préfère à tout, que toutes les pensées éparses reviennent pour ainsi dire au logis, que tous les ruisseaux retournent au fleuve, et le fleuve à la mer, c’est-à-dire, que toute la vie se subordonne à un même principe et se laisse gouverner par lui. C’est alors, et de jour en jour davantage, que la vérité sur nos devoirs nous devient plus claire et plus évidente ; la lumière se lève sur le chemin du juste, et grandit sans cesse jusqu’à ce que le jour soit dans sa perfection. Sans témérité, sans obstination, avec humilité au contraire et avec déférence, le chrétien marche d’un pas ferme et sur une ligne invariable, au milieu d’un monde qui ne se décide jamais. Il peut être indécis tour à tour sur mille choses, il ne l’est jamais longtemps sur le devoir. Son chemin est rude peut-être, escarpé, mais direct. Il aime mieux, en route vers l’éternité, se blesser que s’égarer. Peu importe qu’il arrive brisé, sanglant, pourvu qu’il arrive. Et chacun de ses pas, tracé dans la même ligne que le précédent, l’approche du but.
Ne croyez pas à je ne sais quelle inspiration surnaturelle, à je ne sais quel instinct mystérieux qui exclurait la réflexion. Il est vrai qu’à mesure que le chrétien devient plus chrétien, les vérités qui autrefois étaient hors et loin de lui s’approchent de lui, s’unissent à lui, deviennent une partie de lui-même, et que du premier mouvement il fait beaucoup de choses qui lui coûtaient naguère de longues réflexions, ou que même, après de longues réflexions, souvent il ne faisait point. Il se forme une pente vers le bien comme il s’en était formé une vers le mal. La régénération est le don d’une seconde nature ; et le chrétien, dans un sens glorieux, est aussi un homme naturel. Dieu soit loué de nous donner par sa grâce un cœur net et un esprit droit, à qui la vérité convient comme un air pur convient à notre poitrine ! Mais nous n’avons point dit que l’homme régénéré, qui, bien que régénéré, n’est point dans la même condition que l’homme avant sa chute, se conduise, en chaque occasion, par une vue intérieure et involontaire de la vérité, et par un entraînement dont il ne peut se rendre compte. Penser est pour lui, même en morale, le moyen de connaître ; et si ce n’est pas celui qui pense le plus qui agit le mieux, c’est du moins celui qui pense le mieux. Le chrétien est, dans un sens excellent, un homme de pensée, mais de cette pensée simple, naturelle, voisine de l’âme, qui occupe l’esprit sans le fatiguer et sans dévorer le temps. Quand nous ne serions pas dans le cas de penser pour éviter le mal, il faudrait penser pour accomplir le bien. Il faudrait tous les jours examiner, et sans doute examiner avec soin, ce qui est agréable au Seigneur[a]. Doux et digne emploi de l’intelligence que le Seigneur nous a donnée ! Noble exercice, aussi propre à développer les facultés de notre esprit que celles de notre cœur ! Et enfin, nous ne prétendons pas nier que l’homme ne soit plus ou moins souvent appelé à délibérer sur des cas de conscience, c’est-à-dire sur des questions que la conscience se pose et qu’elle ne résout pas du premier coup. Or, que les difficultés qui se présentent viennent de nous ou des choses mêmes, que nous en soyons innocents de toute manière, ou que nous devions attribuer notre état de doute au peu de soin que nous avons eu de vivre en présence de Dieu, et de nous rendre familières les vérités de sa Parole, il n’importe : c’est sans doute notre devoir d’examiner, de nous déterminer, de conclure. Que ferons-nous dans ces occasions ?
[a] Ephésiens 5.10
Nous avons tâché de montrer que les cas de conscience vraiment embarrassants sont beaucoup plus rares qu’on ne prétend ; mais enfin, quand il s’en présentera de pareils, faudra-t-il s’interdire de consulter ceux de qui, raisonnablement, on peut attendre des lumières ? Qui pourrait le penser ? Quoi ! enlever aux relations chrétiennes leur objet le plus pur et leur plus grand intérêt ? Tout permettre à la charité, excepté l’un des plus grands services qu’elle puisse rendre, et tout prétendre de l’amour fraternel, excepté le plus précieux et le plus irrécusable de ses témoignages ? Ordonner aux chrétiens d’être, les uns envers les autres, prodigues de tout, excepté de lumière et de vérité ? Condamner ces chaires, fermer ces temples, puisque enfin ceux qui vous y parlent ne font autre chose que conseiller votre conscience ? Que fais-je en ce moment moi-même que d’associer ma faiblesse à votre faiblesse, et, sous l’invocation de Dieu, qui est notre force commune, d’essayer si je ne pourrai pas jeter quelque lumière sur la route, encore obscure, de quelques-uns du moins d’entre vous ? Non, nous devons tous nous exhorter, nous exciter au bien ; n’est-ce pas dire, en d’autres termes, que chacun, avec sa conscience, doit venir en aide à la conscience de son prochain ? Une conscience a donc quelque chose à apprendre à une autre conscience. Toutes, également capables de s’éclairer, ne sont pas également éclairées ; et, dans cette sphère comme dans toute autre, celui qui sait moins est appelé à demander conseil à celui qui sait davantage.
Ces derniers mots renferment la première règle que vous avez à suivre dans vos consultations. Que celui qui sait moins consulte celui qui sait davantage ; qu’il aille vers le plus éclairé, vers le plus désintéressé, vers le plus consciencieux, vers le plus sévère. Certes, on n’a pas grande envie d’être éclairé, on cherche moins un conseiller qu’un complice, on use, comme dit le prophète, de fraude contre soi-même, quand on consulte au hasard, et surtout lorsqu’on s’adresse de préférence à ceux qui, ayant besoin d’être ménagés, ont quelque intérêt à nous ménager aussi. On ne consulte, au dehors, un prétendu Jérémie, un prétendu prophète, que pour voir si l’on ne pourra point échapper au prophète du dedans, à ce Jérémie invisible, qui gémit, qui proteste dans le cœur de chaque homme. De même, on agit inconsidérément ou sans bonne foi, quand, avant d’avoir épuisé tous les autres moyens, et sondé son cœur devant Dieu, on consulte ces oracles muets qui, ne disant rien, disent tout, et à qui, par conséquent, on fait dire tout ce qu’on veut. Je compte dans le nombre ces signes, ces rencontres, ces prétendus appels, ces impressions vagues que nous appelons des voix intérieures, et dans lesquelles, si des mondains nous les alléguaient en des cas analogues au nôtre, nous ne verrions que des sympathies ou des antipathies naturelles, indignes d’être prises en considération ; j’y comprends encore, sans hésiter, cette Parole de Dieu consultée au moyen du sort, et qui n’est plus alors la Parole de Dieu, mais une parole humaine, trouvée par nous ou plutôt mise par nous dans le volume de la Bible. Eh quoi ! pourrions-nous vous dire avec le prophète, aller aux morts pour les vivants[b] ! s’en rapporter à des signes arbitraires ou équivoques plutôt qu’à notre conscience ! quoi de plus contraire à cette loi parfaite de liberté[c], à cette stature d’hommes faits[d], à ce caractère d’enfants et non plus d’esclaves[e], d’enfants, dis-je, admis dans la confidence de leur Père, et toujours libres de l’entretenir et de l’interroger ? Quoi de plus contraire à la confiance due à la promesse qu’il nous a faite de nous assister en tout temps par son Esprit ? Avons-nous foi à cette promesse quand nous demandons conseil à la matière et au hasard ? Consultons-nous plus sérieusement quand nous consultons des hommes de qui nous n’avons à attendre aucune lumière ? Ah ! qu’il est bien plus probable, si nous agissons de la sorte, que ce que nous désirons véritablement, ce n’est pas de connaître la volonté de Dieu, mais de l’ignorer ! Aussi, combien de fois n’arrive-t-il pas qu’après avoir consulté, avec un grand air de confiance, quelque ami qui a pris notre requête plus au sérieux que nous ne le souhaitions, nous le combattons comme s’il nous eût attaqués, nous lui déclarons que, nonobstant les avis qu’il a bien voulu nous donner, nous persistons dans le nôtre, en un mot, nous lui disons, non pas comme les Juifs à Jérémie : Tu mens ! mais, avec cette politesse qui a fait de grands progrès depuis Jérémie : Vous n’avez pas compris mon affaire et vous vous trompez !
[b] Esaïe 8.19
[c] Jacques 1.25
[d] Ephésiens 4.13
[e] Galates 4.7
Consulter ceux qui sont les plus capables de nous comprendre et de nous diriger, premier signe de sérieux et de bonne foi dans nos consultations. Le second, qui est une suite naturelle du premier, c’est d’exposer avec une entière franchise le cas de conscience dont il s’agit. On manque trop souvent, et même sans s’en douter, à cette règle essentielle. On prétend avoir tout dit, on se le persuade ; et l’on a tout dit en effet hors un mot qui, changeant toute la question, changerait aussi toute la réponse. L’a-t-on omis par pure distraction ? Mais, dans des questions graves, et qui engagent à la fois notre responsabilité et celle d’autrui, la distraction est-elle permise ? est-elle excusable ? Avouons qu’elle n’est pas même probable. Peut-être que le mot qu’il fallait dire, le détail qu’il fallait donner, a refusé de sortir de nos lèvres ou de couler de notre plume, non parce qu’il avait trop peu d’importance, mais parce qu’il en avait trop. Un instinct prudent, si ce n’est une intention expresse, l’a retenu en chemin ; il s’était bien présenté à notre pensée, mais nous l’avons écarté sans faire semblant de le voir. Si nous avions été parfaitement sincères, nous n’en aurions pas moins répugné sans doute à dire ce mot, à donner ce détail ; mais cette répugnance ne nous aurait pas échappé ; nous aurions voulu en avoir raison ; nous en aurions sondé les motifs ; et peut-être cette recherche, apportant dans la question qui nous occupe une lumière inattendue, nous aurait fait renoncer à chercher ailleurs des conseils désormais inutiles.
Mais tout cela ne suffit pas encore : ce n’est pas tout d’avoir bien choisi notre conseiller, et de lui avoir exposé le véritable état de la question, sans lui faire mystère de certaines circonstances. Nous ne devons à personne une confiance aveugle, et nous ne devons céder qu’à la conviction. C’est donc avec notre conscience que nous devons consulter la conscience d’autrui ; c’est avec notre conscience que nous devons écouter la conscience d’autrui ; c’est notre conscience qui doit apprécier les conseils qu’on nous donne et prononcer en dernier ressort. C’est un droit, ou plutôt c’est un dépôt dont nous ne pouvons jamais nous dessaisir en faveur d’aucun homme ; c’est un pouvoir que nous ne pourrions abdiquer qu’entre les mains de Dieu même lorsqu’il nous aurait distinctement fait entendre sa voix ; et ce serait encore un acte de conscience que cet abandon de notre conscience. Les conseils d’autrui peuvent nous aider à réduire à des termes simples une question compliquée ; ils peuvent encore rétablir dans leur première clarté des principes de conscience que la passion a obscurcis au dedans de nous ; ils peuvent nous faire rentrer en nous-mêmes ; mais remarquez cette expression, que je n’invente pas, et que vous employez tous les jours ; si c’est revenir au vrai que de rentrer en nous-mêmes[f], c’est que nous avons en nous-mêmes un témoin et un juge du vrai, et qu’il suffit de nous remettre en sa présence et de nous obliger à soutenir de près son regard, pour nous remettre dans la voie de la vérité et de la justice.
[f] Luc 15.17
A moins donc que Dieu ne vous ait dit de tel ou tel de nos semblables : « Tout ce qu’il vous dira, vous le croirez ; tout ce qu’il ne vous aura pas dit, vous l’ignorerez, » vous ne pouvez rejeter sur aucun homme la responsabilité de vos déterminations ; elle retombe et repose sur vous ; c’est à vous, nous le répétons, que votre âme sera redemandée. Et soit que vous ayez purement et simplement emprunté la conscience d’autrui pour vous décharger de l’embarras de recourir à la vôtre, soit que, pressentant de la part de votre conscience de sévères conseils, vous ayez tenté d’en extorquer de plus doux à la conscience d’autrui, vous êtes hors des conditions de l’alliance de Dieu, qui, partout, honorant en vous la liberté qu’il vous a donnée, vous oblige, en dépit de votre paresse ou de votre manque de droiture, à vous faire juges entre vous et lui, à vous prononcer vous-mêmes, et nettement, entre vous et lui. Vous ne pouvez pas alléguer ici la modestie, ni l’humilité ; ce serait une fausse humilité, une absurde modestie, que celles qui vous feraient manquer à votre qualité d’hommes et à la loi de Dieu ; tout le monde est capable d’obéir ; et presque toujours obéir, c’est choisir.
La règle que nous vous proposons est celle que vous proposeront, s’ils sont vraiment chrétiens, les amis mêmes que vous consulterez. Ils vous diront, comme saint Paul : Jugez vous-mêmes si ce que nous vous disons est raisonnable[g]. Bien loin de se poser comme arbitres entre Dieu et vous, ils érigeront Dieu en arbitre entre vous et eux. Suivez le premier conseil qu’ils vous donnent, de ne vous conformer à leurs autres conseils que de l’aveu de votre conscience, et de ne pas rejeter sur eux une responsabilité qui doit, quoi qu’il arrive, peser tout entière sur vous. N’allez pas croire que votre faute, si vous en commettez une d’après leur avis, s’impute par moitié à eux et à vous ; croyez plutôt que, si la conscience n’a guidé ni eux ni vous, votre faute pèsera tout entière sur eux, et tout entière sur vous.
En vous engageant à vous consulter vous-mêmes avant de consulter autrui, à vous consulter encore après avoir consulté autrui, prétendons-nous dire que vous ne vous tromperez jamais ? prétendons-nous que vous arriverez toujours à une entière certitude sur le parti que vous devez prendre ? Nous n’osons pas vous en répondre ; mais pour qui seront de préférence la lumière et la paix, pour qui, en tout cas, l’approbation de Dieu et sa bénédiction ? est-ce pour celui qui aura fait de ses facultés, jusqu’à la fin, l’usage qu’il en devait faire, pour celui qui, jusqu’au bout, se sera conduit en homme et en chrétien, ou pour celui qui se sera déchargé sur autrui du fardeau de sa liberté, comme si la conscience était un de ces héritages qui peuvent se substituer ? Si toutes nos facultés se fortifient par l’exercice, pourquoi donc l’exercice ne profiterait-il pas à la conscience ? Pourquoi ne deviendrait-elle pas toujours plus sensible, plus délicate et plus sûre ? Comment la lumière, selon la promesse même de Dieu, ne grandirait-elle pas sur le chemin du juste ? Après tout, soit qu’il plaise à Dieu ou qu’il ne lui plaise pas d’éclairer complètement notre route, il faut toujours compter sur la fidélité de Dieu.
Ah ! de quelque manière que ce soit, il se fait trouver de ceux qui le cherchent ; il n’abandonne pas à une éternelle perplexité les cœurs sincères, et il les en affranchit tantôt en répondant à la question qu’ils lui adressent, tantôt en la faisant disparaître. Souvent sa providence tranche les nœuds que nous n’avions pu dénouer ; il enlève inopinément le sujet de notre trouble. Quoi qu’il en soit, nous pouvons toujours être tranquilles sur les résultats d’une recherche sincère ; c’est avoir trouvé la volonté de Dieu que de l’avoir cherchée, et à celui qui a tout fait pour s’éclairer, l’erreur est imputée comme vérité.
Ne pas consulter sans nécessité, ne pas consulter aveuglément, voilà, en résumé, le conseil que nous vous donnons aujourd’hui. Mais quand nous vous aurions indiqué la marche à suivre dans chacun des cas difficiles qui peuvent se rencontrer, qu’aurions-nous gagné si, avant tout, vous n’étiez décidés d’une manière générale à préférer la volonté de Dieu à la vôtre ? Et si nous pouvions former dans votre cœur cette résolution générale, combien ne serions-nous pas rassuré sur votre conduite dans tous les cas particuliers ! Voilà l’essentiel en effet : la volonté générale de Dieu vous est clairement révélée dans sa Parole ; son Esprit, invoqué, l’interprète à votre conscience ; et bien vouloir, une fois pour toutes, ce que Dieu veut, donner la volonté de Dieu pour but et pour inspiration à toute notre vie, subordonner toutes nos démarches à cette unique pensée, voilà de quoi éclairer à mesure toutes les obscurités de notre route ; voilà de quoi résoudre d’avance presque tous les problèmes qui pourront se poser devant nous ; voilà de quoi remplacer et annuler la science des casuistes. Heureux celui qui ne veut qu’une seule chose, et qui la connaît bien ! Or, vous n’en doutez pas, la vie humaine, l’homme lui-même est une unité, ou bien la vie et l’homme ne seraient pas l’ouvrage de Dieu : l’homme qui veut plus d’une chose n’a pas l’Esprit de Dieu ; on ne peut pas servir deux maîtres ; et pour quelque maître que nous nous prononcions, que ce soit le Dieu du ciel, que ce soit le dieu de ce siècle, il nous réclame tout entiers. Heureux donc qui n’aura, en général, d’autre volonté que celle de Dieu ! Or, la volonté de Dieu, c’est notre sanctificatio[h]. Voilà ce que Dieu veut avant tout, absolument, et toujours. Voilà ce que nous pouvons toujours vouloir sans hésitation et sans crainte. Voilà une volonté qui n’empêchera aucun bien, qui servira à tout bien, puisqu’elle est elle-même le bien universel, suprême et absolu. Voilà notre bien, le bien de nos enfants, le bien de nos frères, le bien du présent, le bien de l’avenir, le bien de notre patrie, le bien de l’humanité. Voilà ce qui convient à tous les intérêts, ce qui ne blesse aucun droit, voilà ce qui a une valeur en soi, voilà ce qui, bon dans le temps, sera bon aussi dans l’éternité. La sanctification ! si dans ce mot seul ne se trouve pas d’abord la solution de chacun de nos doutes, et s’il y faut joindre, dans chaque cas particulier, la réflexion et l’examen, c’est du moins la lumière sous les rayons de laquelle nous examinerons chacun de ces cas particuliers, la seule lumière dans laquelle tous les objets nous apparaîtront dans leur vraie forme, dans leur vraie grandeur et dans leurs vrais rapports.
Tenons-nous dans cette lumière. Nos doutes et nos perplexités viennent, la plupart, de nous tenir dans un jour moins pur. Tenons-nous dans cette lumière. Enveloppons-nous, par la prière, par une recherche habituelle de la présence et de l’entretien de Dieu, d’une atmosphère lumineuse et pure, où ne puissent pénétrer nulle illusion, nul fantôme. Si votre œil est simple, a dit le Sauveur, tout votre corps sera éclairé[i]. Or, nous aurons cet œil simple, à qui rien n’apparaît ni double, ni confus, si nous voyons toujours et en toutes choses Dieu seul, si nous ne voyons toutes choses qu’en Dieu. Nous trouverons bien moins de questions difficiles, quand la loi de Dieu, au lieu d’être au dehors de nous, sera, selon l’expression du prophète, au dedans de nos entrailles[j], que nous en posséderons, non la lettre seulement, mais l’esprit, que nous aimerons son Auteur, que nous vivrons habituellement en communion avec lui. Il sera lui-même, selon sa promesse, la lumière par laquelle nous serons éclairés[k]. Il nous parlera de dehors par les saintes Ecritures, de dedans par son Esprit. Enseignement doux, uniforme et continu, jour pur également répandu sur toute la vie, vérité qui s’écoulera de nous en s’écoulant de lui, union intime de la vérité avec notre conscience, habitude du vrai, instinct du bon, goût de pure lumière, quels fantômes pourraient s’élever devant nous, quels fantômes, s’ils s’élèvent, pourraient subsister, se fixer dans notre esprit, et y prendre à la longue la place de la vérité ! O Seigneur ! donne-nous cet œil simple ; rends-le plus simple de jour en jour ; lave-le, purifie-le chaque matin ; consacre-nous chaque matin à toi ; enseigne-nous dans chaque occasion à faire ta volonté[l] ; mais surtout inspire-nous et entretiens en nous le désir de faire ta volonté dans chaque nouvelle occasion ; fais-nous aimer ta volonté avant même de la connaître. Nous ne te demandons pas des inspirations surnaturelles, ni de nous révéler, heure par heure, ce que nous devons faire, ni de nous exempter d’employer, à ta gloire, les facultés de notre raison et les lumières de notre conscience ; nous te demandons de nous mettre en présence de notre raison, de notre conscience et de ta Parole, et de nous donner le besoin et l’intention ferme d’écouter notre raison, notre conscience et ta Parole ; de faire taire en nous la voix de la chair et du sang, de faire que nous restions seul à seul avec la vérité. O Dieu, nous sommes nés pour le combat, et nous ne prions pas d’être dispensés ni des fatigues ni des dangers de cette guerre sainte ; mais rends-toi présent et sensible à notre cœur tandis que nous combattons ; fortifie-nous par le combat même ; rends notre direction toujours plus décidée, notre marche toujours plus ferme, notre bras toujours plus fort, jusqu’à ce qu’enfin les doutes, les illusions, les tentations, les fantômes de la passion et du monde, tous nos ennemis, sans nous attendre, s’enfuient de devant nous, ou plutôt de devant toi, ô Dieu, notre allié, notre sûreté et notre victoire ! Ainsi soit-il !
[i] Matthieu 6.22
[j] Ezéchiel 3.3
[k] Psaumes 36.10
[l] Psaumes 143.10