❦ 1596-1664 ❦
Moïse Amyraut naquit en 1596 à Bourgueil, en Touraine, d’une famille très honorable. Son père, désirant qu’il succédât à un de ses oncles dans la charge de sénéchal de Bourgueil, lui fit étudier le droit ; mais la lecture de l’Institution chrétienne de Calvin fit sur lui une impression si profonde qu’il abandonna le droit pour la théologie. Il fit ses études à Saumur, où plus tard il devint pasteur, puis professeur, et où il paraît être resté jusqu’à sa mort, arrivée en 1664.
Un collège avait été fondé dans cette ville dès 1596 ; l’académie ne datait que de 1607 et fut la plus illustre de celles que les réformés de France fondèrent dans ce siècle[a]. Trois hommes surtout contribuèrent alors à son illustration : Cappel, de La Place et Amyraut, le plus célèbre des trois. Ils avaient en général les mêmes vues théologiques et formaient une espèce de confédération.
[a] M. Vinet ajoute en note : « Zèle des réformés de ce temps pour les académies, qui devaient être payées de préférence à toutes les églises. »
Amyraut s’était formé à l’école de l’Écossais Cameron, qui avait succédé à Gomar dans l’académie de Saumur et qui avait pris une position intermédiaire entre ce célèbre docteur et Arminius. Amyraut marcha sur ses traces dans cette réaction anticalviniste. Les canons et décrets du synode de Dordrecht (1618) avaient été « reçus et approuvés » au synode national d’Alais (1620) ; ils furent de nouveau examinés, confirmés et établis » au synode de Charenton (1623) ; dans ce dernier toutefois, on s’abstint de mentionner l’origine de ces décrets, afin de faire droit aux réclamations du gouvernement, qui ne voyait pas de bon œil un synode français adopter les décisions d’une assemblée étrangère. Cette double adhésion indique elle-même un commencement de réaction arminienne. Une confession de foi est toujours, en effet, une œuvre d’actualité : c’est une protestation ou un remède. Si à cette époque deux synodes nationaux confirmèrent les canons de Dordrecht, cela s’explique sans doute par le fait que des germes d’anti-calvinisme se remuaient dans les églises et les académies de France. |
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En 1634 Amyraut publia son Traité de la prédestination, composé accidentellement, paraît-il, et pour lever le scandale que causait à un demi-néophyte la rigueur de Calvin. Ce livre souleva un orage. Amyraut et son ami Paul Testard, pasteur de Blois, qui avait écrit dans le même sens, comparurent devant le synode national d’Alençon (1637) et durent se rétracter ou s’expliquer. Ils déclarèrent que Jésus-Christ était mort pour tous les hommes suffisamment, mais qu’il était mort efficacement pour les élus seulement ; et que par conséquent son intention était de mourir pour tous les hommes, quant à la suffisance de sa satisfaction, mais pour les élus seulement, quant à sa vertu efficace, vivifiante et sanctifiante ;… sur quoi l’assemblée, quoiqu’elle fût satisfaite, décréta cependant qu’à l’avenir cet endroit : Jésus-Christ mourant également pour tous, serait retranché, parce que cette expression également avait été autrefois et pourrait encore être une pierre d’achoppement à plusieurs[b]. »
[b] Aymon. Tous les synodes nationaux. Tome II, pages 572-573.
Amyraut était aussi accusé d’avoir parlé d’une prédestination universelle ou conditionnelle ; mais il expliqua qu’il n’avait employé ces termes que « par manière de concession et pour s’accommoder au langage de la partie adverse, » et il déclara qu’il rejetait les erreurs de ceux qui croient que la foi et l’obéissance de foi, la sainteté, la piété et persévérance, ne sont pas les effets et les fruits de ce décret immuable à la gloire, mais des conditions ou causes sans lesquelles cette élection ne pourrait pas être, lesquelles conditions ou causes sont antécédemment requises et prévues, de même que si elles étaient déjà accomplies dans ceux qui étaient propres à être élus. » Le synode lui enjoignit de ne plus se servir des termes de décrets conditionnels et révocables[c].
[c] Ibid. tome II, page 574.
Il confessa également que, quoique Dieu n’ait pas voulu se laisser sans témoignage (même de sa miséricorde), et quoiqu’on soit sauvé en croyant à cette miséricorde, « cependant, à cause de l’aveuglement horrible de notre nature et son entière corruption, personne n’avait jamais été converti de cette manière et qu’il était même du tout impossible que personne le fut, sinon par l’ouïe de la parole de Dieu, qui est la semence de notre régénération et l’instrument du Saint-Esprit, dont l’efficace et la vertu seulement est capable d’éclairer nos entendements et de changer les cœurs et les affections des enfants des hommes[d]. »
[d] Ibid. tome II, page 575.
Ces explications satisfirent le synode, et les deux accusés furent renvoyés très honorablement.
Les pasteurs et professeurs de Genève avaient envoyé au synode une lettre remarquable par sa modération et où l’on peut voir déjà le changement qui s’opérait alors dans les esprits. « Nous avons reçu, disent-ils, quelque consolation dans nos esprits, lorsque nous avons appris que ces dogmes qu’on a répandus n’étaient pas si éloignés de la vérité qu’on nous l’avait premièrement rapporté, et qu’ils n’étaient pas si contraires à l’union de nos Églises, comme les termes dans lesquels ils étaient conçus nous les représentaient… Nous croyons que le re-mède le plus sûr et le plus innocent est celui d’enjoindre à toutes les Églises et aux universités de garder un profond silence sur ces doctrines, et qu’on ne les entame ni dans la chaire ni dans les écrits… » Ils citent ici l’exemple d’une république voisine, qui a coupé le mal dans le bourgeon en interdisant toutes les disputes sur ces matières[e]. »
[e] Ibid. tome II, page 609-610.
Le synode suivit le conseil que lui donnait cette lettre et ordonna aux deux partis de garder désormais le silence sur ces questions. Ce fut en vain. Les doctrines d’Amyraut se répandaient, et bientôt il dut répondre à de nouvelles attaques. Le synode de Charenton (1645) prescrivit de nouveau le silence. Il arrêta que les professeurs rendraient compte des leçons qu’ils auraient données et des thèses qu’ils auraient soutenues, et que les synodes provinciaux en feraient leur rapport au synode national. Et l’on enjoint, ajoutait-il, à tous les écoliers qui étudient en théologie, sous peine d’être déclarés indignes d’être jamais employés au saint ministère, de ne point disputer sur ces questions si inutiles, comme sont celles qui regardent l’ordre des décrets de Dieu, ou la grâce universelle que Dieu donne aux hommes de se faire connaître à eux par les merveilles qu’il a créées, laquelle peut conduire l’homme au salut : points qu’on ne propose que par pure curiosité et pour faire paraître la subtilité de son esprit[f]. »
[f] Ibid. pages 663-664. — C’est contre les doctrines d’Amyraut et de ses amis que fut rédigé le Consensus, en 1675.
Amyraut ne consuma pas toute sa carrière dans ces discussions théologiques. En même temps qu’il était homme de pensée, il était un de ces hommes d’action, nombreux alors dans l’Église réformée, à laquelle leur zèle fut si éminemment utile. Sans les efforts de ces hommes courageux, sans leur diplomatie, pleine d’habileté comme de fermeté et de droiture, la ruine de leur Église aurait eu lieu bien avant 1685. Amyraut s’occupa aussi de controverse, comme tous ses compagnons d’œuvre ; mais le style de ces traités n’était pas de nature à les faire vivre, et ils sont tombés dans l’oubli, ainsi que ses écrits politiques[g].
[g] Il a écrit sur l’obéissance passive et le droit divin, à propos de l’exécution de Charles Ier : Discours de la souveraineté des rois, 1650. In-4°.
Son ouvrage le plus considérable, et celui qui mieux que tous les autres recommande sa mémoire, est sa Morale chrétienne (1652-1660), publiée à la sollicitation de M. de Villarnoul, petit-fils de Du Plessis-Mornay. C’est le premier ouvrage complet et systématique sur la morale qui ait paru dans le sein de l’Église réformée, et un ouvrage vraiment original. Les moralistes postérieurs y ont largement puisé ; mais l’ouvrage d’Amyraut est demeuré comme un trésor caché, que quelques hommes exploitent sans le faire connaître.
Malheureusement le style de ce livre est peu agréable : il est lourd, sans couleur, sans mouvement et plus ancien que son époque. C’est la manière de Descartes exagérée ; ces deux hommes sont de la même famille, mais Amyraut est un cadet disgracié. Cette imperfection du style peut seule expliquer l’oubli dans lequel est tombé cet ouvrage, car le fond est excellent et le plan saisissant et vraiment philosophique. L’auteur s’est proposé « de faire une Morale chrétienne, dans laquelle il édifierait sur les fondements de la nature les enseignements qui nous ont été donnés par la Révélation. » Il considère d’abord la morale de la nature dans son intégrité, — puis celle de la nature corrompue par la chute, — la morale judaïque, — enfin la morale chrétienne.
Il est assez ordinaire de confondre dans un même sujet les deux premières parties. Sous le nom de nature, il y a pourtant deux choses : la nature de l’homme intact et celle de l’homme pécheur. Ce qui est commun à ces deux états, c’est l’absence d’une révélation ; il peut y avoir communication avec Dieu, il n’y a pas encore révélation ; le voile n’est pas encore écarté. L’oubli ou la négligence de cette distinction d’Amyraut est la cause de beaucoup d’erreurs et d’obscurités des moralistes qui l’ont suivi.
L’auteur a déployé un esprit de sagacité et d’analyse admirable dans ces deux premières parties, qui sont la portion la plus originale de son ouvrage. Il entre dans des détails qu’on n’aurait pas attendus. Il examine, par exemple, ce qu’auraient été sans la chute les vertus sociales (qu’il appelle homilétiques), et entre autres l’urbanité :
« L’urbanité, comme on commence à la nommer en français, est une des vertus homilétiques dont Aristote fait mention dans sa Morale, et qui doit être expliquée au nombre de celles qui concernent la conversation des hommes entre eux. Mais néanmoins ce n’est pas mon intention d’examiner ici la description qu’il en fait, ni de parler des vices qu’il lui oppose, parce que je ne considère ici sinon ce qui pouvait convenir à l’homme en l’état de l’intégrité. Je dirai seulement que si la nature n’avait point changé, la conversation civile serait, ou bien des hommes que l’on appelle faits entre eux, c’est-à-dire de ceux qui sont parvenus à un plein usage de la raison ; ou bien entre ceux qui, à cause de l’imperfection de leur âge, n’ont pas encore acquis la plénitude de la force de cette noble faculté où se forment les raisonnements ; ou bien entre les hommes et les enfants, dont les uns usent fortement de la raison, et les autres faiblement, à cause de la débilité de leurs organes. Or est-il bien hors de tout doute, qu’entre les hommes que l’on nomme faits se fût trouvée cette vertu qu’on appelle ordinairement affabilité, qui nous rend facilement accessibles les uns aux autres et qui trempe la conversation dans une douce gravité. Car, quant à la gravité, elle fût venue de cette constitution sérieuse, qui convient à une excellente vertu et à un esprit tendu aux choses grandes et dignes d’une haute estime et d’une attentive contemplation. Et pour ce qui est de la douceur, outre qu’elle eût été naturelle à l’homme, comme un germe de cette bonté et de cette parfaite charité dont nous le nous représentons imbu et pénétré de toutes parts, il y eût été encore obligé par la nature de ses objets, qui non seulement n’eussent rien eu de choquant, mais sur lesquels il eût vu semé un agrément et une grâce capable d’amollir tout ce qu’il y a de dur dans les natures les plus austères.
Mais quant à ce que l’on appelle jovialité, qui ne s’exerce point autrement qu’en faisant un petit rire le monde, il y a quelque sujet de douter si elle eût alors trouvé son lieu. A cette heure on tient cette qualité et l’exercice de cette vertu, si vertu se doit appeler, aucunement nécessaire, afin de réjouir l’esprit de l’homme, que les incommodités de la vie attristent, ou que le travail fatigue, ou à qui la trop attentive contemplation des objets difficiles et abstrus donne quelque austérité. Alors la vie eût été exempte de toutes incommodités, les occupations corporelles de l’homme ne lui eussent point donné de peine, parce que n’y étant point obligé par aucune nécessité, il se les fût dispensées lui-même par sa prudence avec toute modération ; et quant à ce qui est de l’attention d’esprit qu’il eût apportée à la contemplation, il n’y eût point commis d’excès en ce qui est de la force et de la durée de son application, et le succès, dans lequel. il eût toujours réussi très heureusement et très avantageusement, l’eût empêché de s’y lasser en le remplissant de contentement et de joie. Il est vrai que l’on dit que le rire est le propre de l’homme, et que par conséquent il est inséparable de sa nature, comme étant une nécessaire et inévitable dépendance de la raison, de sorte qu’on met entre les histoires des prodiges celles qui disent qu’il s’est trouvé quelqu’un qui n’a jamais ri. Et bien que nous ne lisions point en l’Évangile que notre Seigneur ait témoigné sa joie de cette façon, je n’oserais pas affirmer pourtant qu’il ne lui soit point arrivé de le faire en quelque occurrence. Certes il est malaisé de s’imaginer qu’il ait absolument passé toute son enfance sans cela, vu l’inclination qu’on a naturellement à égayer les enfants et celle qu’ils font paraître à se réjouir eux-mêmes… Mais quand il serait vrai qu’il n’aurait jamais ri, il ne s’ensuivrait pas de là que de ne rire du tout point, ce soit une condition nécessaire à l’intégrité de la nature. Cela pourrait avoir eu sa cause, ou dans la dignité inénarrable de sa personne, dans laquelle il faut bien considérer autre chose que la simple humanité, ou dans l’économie particulière de sa vie, qui requérait cette singularité. En effet, la résolution qu’il avait prise de subir une croix ignominieuse pour le salut du genre humain l’obligeait à mener une vie qui eût quelque conformité à une fin si lamentable. Ce ne serait donc pas de là qu’il faudrait prendre le modèle de l’intégrité de la nature en cet égard, et de fait je ne doute nullement que l’esprit de l’homme ne se fût ainsi quelquefois épanoui, quand les occasions s’en fussent offertes. Néanmoins, parce qu’Aristote dit et l’expérience nous apprend que ce qui excite le ris est ordinairement quelque chose d’un peu laid et d’un peu absurde, mais où la laideur et l’absurdité n’est pas d’importance et ne corrompt pas l’être du sujet dans lequel elle se rencontre, quand les hommes eussent ri en leur intégrité, il eût fallu que c’eût été de quelques autres sujets que de ceux qu’ils eussent fournis et présentés les uns aux autres. Car ni la structure de leurs corps, ni les linéaments de leurs visages, ni la nature de leurs mouvements, ni le biais et la façon dont ils se fussent pris à leurs actions, n’eussent eu aucune telle difformité qui eût pu exciter cette sorte d’agitation dans les esprits et cette émotion dans la fantaisie. Et quant aux opérations de leurs entendements et à leur façon de les représenter par la parole, tout y eût été si régulier et si éloigné d’impertinence et de disproportion, qu’en cet égard il n’y eût point eu de sujet de rire les uns des autres. Et si quelque chose leur en eût donné le sujet, il eût fallu que c’eût été la gaieté des autres animaux, à qui l’abondance des esprits et de la chaleur naturelle, jointe avec la vigueur et la force que la jeunesse donne ordinairement lorsque les organes se dé-brouillent ou viennent à toucher le point de leur perfection, font faire des jeux, des cabrioles et des soubresauts qui sont capables d’engendrer un peu de ris dans les âmes les plus sévères et les plus a innocentes tout ensemble. Tellement que s’il se trouvait quelqu’un qui ne se laissât jamais toucher ni émouvoir à de semblables objets, ou bien on estimerait qu’il affecterait une non nécessaire et peut-être importune gravité, ou on croirait que la nature aurait manqué dans la composition des principes de son être. Mais quant à rire les uns des autres, si les hommes l’eussent fait, il eût fallu qu’ils s’en fussent volontairement donné le sujet dans la joyeuseté de leurs propos. Or eût-il fallu que cette joyeuseté-là eût consisté en quelque pointe de paroles qui surprend la fantaisie par l’idée qu’elle lui présente d’une légère absurdité ; ou bien en quelque déguisement de l’être des choses qui fût accompagné de gaieté. Pour ce qui est de la pointe des paroles, qui pique, quoique légèrement, ceux avec qui on a conversation, je ne sais pas bien si les hommes en eussent usé, et me semble qu’il n’y a pas beaucoup d’apparence, parce que si telle sorte de railleries n’ont quelque fondement dans l’impertinence soit de la constitution, soit des actions ou des paroles de ceux contre qui on les dit, elles sont ou froides et impertinentes elles-mêmes, ou injustes et hors de raison ; et cependant nous présupposons qu’en cette intégrité des hommes il n’y eût rien eu de tel. Et pour ce qui regarde le déguisement des choses, je ne sais si d’homme grave à homme grave on en peut raisonnablement user pour faire rire seulement[h]. »
[h] Morale chrétienne, tome I, pages 545-552.
On pourrait mettre plus de finesse dans ces développements ; mais Amyraut n’en manque pas, ainsi que nous avons pu le voir dans ce qu’il a dit du rire. Il y a aussi des recherches curieuses sur la modestie :
« L’estime que l’homme devait faire de soi-même en son intégrité dépendait de trois considérations. L’une était la connaissance qu’il avait de la valeur de son être, soit à le considérer en lui-même, soit même en le comparant avec l’être des animaux ; l’autre était la comparaison qu’il en faisait avec l’être des autres hommes, et la troisième la comparaison qu’il en devait faire avec celui de son Créateur. Et pour commencer par la première de ces considérations, il n’y a point de doute que l’homme faisant réflexion sur la façon de laquelle il était composé et sur la noblesse des facultés qui lui avaient été données, ne dût avoir de soi-même une opinion proportionnée à la dignité du sujet. Car s’il ne se fût pas estimé autant qu’il valait, c’eût été parce qu’il ne se fût pas connu soi-même, ou parce que se connaissant il eût de propos délibéré rabattu de sa juste estimation dans le jugement qu’il en faisait. Or ne peut-on pas présumer qu’en l’intégrité de sa nature il ne se connût pas. La parfaite connaissance de toutes choses n’apparut tenant sinon à la Divinité, il en pouvait ignorer beaucoup de celles qui étaient fort éloignées de lui ou fort abstruses dans les secrets de la nature, sans que cela préjudiciât à la perfection de ses facultés ou de sa félicité. Mais quant à ignorer une chose qui lui était si intime que son être propre, et qui gisait au sentiment et en l’usage de ses facultés, c’est chose qui ne pouvait convenir à l’intégrité de son origine. Il n’est non plus à présupposer que de propos délibéré il eût voulu rabattre quelque chose de sa valeur et se mettre à plus bas prix qu’il ne devait être. Car quelle raison en eût-il eue, et de quoi eût alors servi, pour perfectionner sa vertu, de se faire ce tort à soi-même ? Quant à s’estimer plus qu’il ne valait, il lui pouvait encore moins arriver, parce que, se connaissant parfaitement bien, il ne pouvait rien y avoir qui fit qu’il s’élevât au-dessus de son juste prix, si ce n’était quelque pointe de vanité, de laquelle une âme si pure et si sainte était exempte.
J’ai ajouté à cette première considération quelque chose de la comparaison que l’homme pouvait faire de son être avec celui des autres animaux, non pour donner à entendre qu’il en eût pu être induit à s’élever quelque peu au-dessus de soi-même, comme il arrive souvent, dans la corruption de la nature, que la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec ceux qui nous sont de beaucoup inférieurs nous enfle plus qu’il ne faut et nous fait concevoir une excessive opinion de nos avantages. Car l’excès que nous commettons en cela vient de celui de l’amour que nous nous portons, qui s’excite et se hausse selon que nous pensons reconnaître que nous valons mieux qu’autrui. Or en l’intégrité de la nature, il n’y avait point de tel excès. Je l’ai dit seulement pour donner à entendre que l’homme en eût pu être aidé à se mieux connaître soi-même, afin de s’estimer justement ce qu’il valait. En effet cela y pouvait contribuer en plusieurs manières ; car nous connaissons beaucoup mieux les choses quand nous les mesurons que quand nous ne les mesurons pas. Celles qu’on ne mesure pas, si elles sont grandes, paraissent immenses, et si elles sont petites, elles paraissent contemptibles ordinairement. Au lieu que si vous mesurez les choses grandes, d’autant qu’enfin la mesure les vous termine, vous perdez l’opinion de leur immensité ; et si vous mesurez les petites, d’autant que vous trouvez qu’elles ont des parties éloignées et séparées les unes des autres, vous connaissez que, quoi qu’il en soit, elles ont quelque quantité et quelque grandeur. Or la comparaison d’une chose avec l’autre est une espèce de mesure. Voilà pourquoi saint Paul, châtiant la vanité de certaines gens qui étaient remplis d’une excessive bonne opinion de leurs belles qualités, dit qu’ils se mesurent eux-mêmes à eux-mêmes, pour signifier que, ne se comparant avec personne, ils ne se connaissaient point. De plus quand, par cette comparaison, l’on remarque qu’on a quelques parties qui ont de la ressemblance avec des choses méprisables, on trouve qu’au moins à cet égard on n’a pas sujet de se mettre à bien haut prix. Tellement que l’homme, trouvant qu’il avait les mêmes sujétions à toutes les infirmités de la nature, telles que sont celles de boire, de manger, de dormir, et d’autres qui viennent en conséquence, qu’avaient les autres animaux, et que d’ailleurs, pour ce qui était des sens corporels, les bêtes les avaient communs avec lui, et même peut-être quelques-uns doués de plus de vivacité et de plus de force, il en pouvait tirer une bonne leçon, non pas de s’abaisser au-dessous de sa juste valeur, mais de ne s’élever pas au-dessus de l’estime légitime de son être. Enfin, quand on trouve qu’on a des facultés ou des vertus fort éminentes au-dessus de ce qu’on fait entrer en comparaison de soi, cela empêche que le sentiment des choses esquelles on lui est semblable ne ravale le courage au-dessous de la modération dans laquelle on le doit tenir. Tellement que l’homme, en se comparant avec les animaux, et trouvant en soi-même une chose si excellente qu’est l’entendement et la raison dont la nature les a privés, comme cela ne lui donnait point d’élévation d’esprit au-dessus de ce qu’il devait, aussi l’empêchait-il d’avoir de soi-même des sentiments qui fussent au-dessous de la dignité de sa nature…
Nous pourrons encore tirer quelque lumière, tant de la comparaison qu’il eût faite de soi avec l’homme son semblable, que de la considération qu’il eût faite de la grandeur de son Créateur. De la comparaison qu’il faisait de soi avec l’homme, il pouvait tirer deux utilités : l’une, que, trouvant en l’être des autres une entière et absolue égalité, il était retenu dans cette médiocrité de ne s’estimer pas plus qu’eux, ce qui était déjà une grande aide et un grand acheminement à la modestie… L’autre est que si, comme la nature est sujette à se flatter, l’homme eût pu être touché de quelque petite présomption en se considérant soi-même et laisser aller à l’excès l’affection qu’il se portait (ce qui pourtant ne pouvait pas arriver sans quelque dégénération de l’intégrité), la considération de son prochain devait ramener ses sentiments à la raison, d’autant que, quel qu’il fût, les autres étaient autant que lui…
Pour ce qui est de la comparaison avec l’être de Dieu, elle lui fournissait des instructions encore beaucoup plus efficaces. Car quand l’homme venait à tourner les yeux sur son Créateur et à contempler en lui l’immensité de son essence et de ses propriétés, quel jugement pouvons-nous penser qu’il fît alors de la dignité de son propre être ? Si les mathématiciens n’ont point accoutumé de considérer la terre, dans le système du monde, en comparaison du ciel, sinon peut-être comme un point, l’homme, vaquant à la contemplation des êtres des choses, ne pouvait considérer le sien en comparaison de Dieu, sinon comme un rien, ce qui, sans aucune difficulté, était un merveilleux frein à son esprit pour l’empêcher de s’élever outre mesure. A la vérité, cette leçon de modestie est de cela moins efficace qu’elle ne serait autrement, que nous avons accoutumé de comparer entre elles les choses qui ont quelque proportion, et non pas celles qui diffèrent d’une distance infinie. Ainsi notre supériorité au-dessus des autres hommes est capable de nous enfler, parce que nous jugeons aisément du plus et du moins qui est entre eux et nous, et cela beaucoup plus, ce semble, que l’infériorité que nous reconnaissons en nous au-dessous de Dieu n’est capable de nous abaisser, parce que sa grandeur nous engloutit, et qu’à la considérer en son infinité, nous ne reconnaissons point entre lui et nous proprement de plus et de moins, non plus qu’entre l’être et le non-être. Néanmoins deux choses ont ici dû venir devant les yeux de l’esprit de l’homme : l’une que, puisqu’il n’y avait point de proportion entre Dieu et lui, il ne se devait rien estimer en se comparant avec lui… (or celui qui fait souvent ces réflexions sur Dieu et qui acquiert l’habitude de ne s’estimer du tout rien en comparaison de lui, acquiert par même moyen une excellente constitution pour ne s’élever pas trop en soi-même) ; l’autre est que cette infinie éminence de la dignité de Dieu, dans la comparaison qu’on en fait avec toutes autres choses et avec toutes sortes de personnes, les réduit toutes à l’égalité. Car, à comparer les hommes avec Dieu, il n’y a pas plus de proportion entre les plus grands et lui, qu’il y en a entre les plus petits et lui encore… Or, cette considération a dû avoir beaucoup de pouvoir pour empêcher l’homme de s’élever au-dessus de ce que lui permettait l’égalité de ses prochains, ou d’abuser de la supériorité que lui donnait sur sa femme et sur ses enfants la prérogative de les avoir engendrés ou la noblesse de son sexe. Et toutefois, parce qu’il est de la constitution naturelle de nos esprits que nous jugions un peu diversement des objets en les comparant entre eux, que non pas lorsque nous les considérons précisément en eux-mêmes, et qu’encore que les mathématiciens, quand ils confrontent la terre avec le ciel, ne la tiennent que comme un point, si est-ce qu’ils y trouvent une grandeur considérable quand ils la mesurent en elle-même ; la comparaison que l’homme a dû faire de soi avec Dieu, laquelle le réduisait à néant, n’a pas dû absolument empêcher que, quand il se regardait à part, il ne se trouvât être quelque chose. D’où résulte que, si la connaissance qu’il avait de son néant à l’égard de Dieu a dû former une singulière modestie en son esprit, la connaissance de ce qu’il était quelque chose quand il se considérait à part lui devait donner un courage vraiment généreux, pour ne rien faire d’indigne de soi et pour rapporter à la gloire de son Créateur toute l’excellence de son être[i]. »
[i] Morale chrétienne, tome I, pages 508-522.
Amyraut se demande ailleurs si la félicité de l’homme en son intégrité eût été active ou contemplative.
« Il est raisonnable, répond-il, de croire que plus les hommes se rapprocheront de cet heureux Éden auquel Dieu les avait colloqués, plus se pourront-ils vanter d’être parvenus à la jouissance de leur vrai bonheur, à le considérer en l’état de la nature. Or est-il certain qu’en cet Éden il n’y eût point eu de lieu pour cette félicité active que Périclès, pour exemple, et les autres politiques se proposaient autrefois, parce qu’on n’y eût connu ni la guerre, ni les intrigues ordinaires des affaires qu’on nomme d’État, et que dans cette plantureuse jouissance de toutes sortes de commodités, la principale et plus ordinaire occupation des hommes eût été dans la contemplation des êtres de l’univers. Néanmoins, comme l’homme n’est pas seulement composé d’entendement, mais que diverses autres facultés concourent à la constitution de sa nature, il est certain qu’il ne faut pas exclure l’action du rond de sa félicité.
Puisque deux natures entrent dans la composition de notre être, à savoir celle de l’animal et celle de l’homme, le souverain bonheur, auquel nous tendons naturellement, doit se rapporter à l’une et à l’autre conjointement. Mais puisque de ces deux natures celle de l’homme est incomparablement plus excellente que celle de l’animal, il faut que la félicité qui nous convient en tant qu’hommes soit si élevée au-dessus de l’autre qu’elle nous vienne presque seule en considération. Le bonheur de l’homme donc eût, à la vérité, en partie consisté dans la perfection des opérations de tous les organes de ses sens, et par conséquent dans la jouissance des objets qui leur sont destinés par la nature. Car ce n’est pas être parfaitement heureux que d’être mutilé en ses membres, perclus de quelques-unes de leurs fonctions, destitué des moyens et des occasions d’exercer leurs opérations avec contentement et privé des aides et des commodités de cette vie animale et naturelle. Et ce que tant de gens mettent tout leur souverain bien dans la possession des avantages qui nous conviennent en tant que nous sommes animaux, est bien une grande et pernicieuse erreur à la vérité, mais c’est une preuve quand et quand qu’au moins en font-ils une partie ; car on ne s’y laisserait pas aller avec tant d’excès, et cette sorte de vie n’aurait pas tant de sectateurs, si sa jouissance avec modération n’avait quelque chose de bon et de recommandable en elle. Et de cela nous avons encore une preuve plus certaine en ce que Dieu avait fait l’Éden si délicieux, qu’il a servi d’image et de représentation à la demeure des cieux mêmes. Les rivières qui y coulaient, les bocages dont il était couvert, les arbres desquels il était planté, l’excellence des fruits qui y abondaient, et généralement toutes les choses exquises et souhaitables desquelles il était rempli, fournissaient bien à la vérité à l’entendement de l’homme des occasions de s’élever à de belles contemplations ; mais leur premier et plus naturel usage consistait en la satisfaction des sens, d’où naissait la félicité de cette vie que j’ai nommée animale. Si bien que cela étant de l’institution du Créateur et de sa destination, c’est aller directement contre la raison et affecter une sapience qui est au-dessus de notre condition, que de forclore entièrement cette sorte de contentement de la définition du bonheur naturel de l’homme. Mais, comme j’ai dit, c’en est a la moins considérable partie, sans aucune compact raison, de sorte qu’il n’en faut point faire d’état au prix de celle qui convient à nos facultés raisonnables[j]. »
[j] Morale chrétienne, tome I, pages 635-639.
La seconde partie est peut-être la plus intéressante. Le sujet était difficile. Il s’agissait de déterminer les idées morales de l’homme après sa chute, ou plutôt les idées que l’homme aurait dû avoir, que quelques-uns ont pressenties, mais que sans doute aucun n’a eues. Comme dans tout le cours de son ouvrage[k], Amyraut part de l’idée du souverain bien. L’homme est forcé de s’en faire une idée quelconque, et il se dirige d’après l’idée qu’il s’en fait, le poursuivant comme un bien réel et accessible[l]. L’épreuve à laquelle Dieu avait soumis l’homme en Éden devait être un moyen de le porter plus haut. C’était un enfant parfait, mais ce n’était qu’un enfant ; pour devenir homme, il avait besoin de l’épreuve, et bien que celle-ci ait eu pour lui de si tristes conséquences, par la chute dont elle a été suivie, et qu’avec la maturité elle lui ait apporté la maladie, elle a développé ses besoins et placé plus haut son idéal du souverain bien. Dans son premier état, l’homme se contente de la terre et n’aspire pas au delà ; après la chute, il ne peut plus s’arrêter au présent. Telle est l’idée qu’Amyraut développe.
[k] Voyez, entre autres, tome I, page 126 ; tome III, page 6, et un chapitre remarquable de la seconde partie, sur l’idée du souverain bien au point de vue de l’homme déchu (tome II, pages 135-152).
[l] Ceci ne ressemble toutefois en rien à l’eudémonisme.
La troisième partie de l’ouvrage peut paraître ne s’appliquer qu’à un peuple, mais c’est aussi la morale de tout homme sous la loi. Voici comment l’auteur décrit, dans cette troisième partie, la félicité proposée aux hommes de l’Ancien Testament :
« Il se trouve des gens qui s’imaginent que le traité fait avec les Juifs par le ministère de Moïse était purement charnel et qu’il n’y a que le seul peuple chrétien avec qui Dieu ait dressé des alliances spirituelles. Néanmoins, c’était déjà une chose étrange, et qui devait donner de l’étonnement à ceux qui la considéraient attentivement, que cette alliance de la loi n’étant rien, sinon l’accomplissement ou le renouvellement de celles qui avaient été faites avec Abraham, Isaac et Jacob, ils n’eussent, quant à eux, eu aucun sujet de s’attendre à la félicité terrienne, mais bien d’aspirer à celle du ciel, et qu’au contraire leurs descendants n’eussent, par l’établissement de la loi, aucun droit de prétendre à la félicité du ciel, et que Dieu eût voulu attacher leurs espérances et leurs désirs seulement à celle de la terre. Car quoi ? N’étaient-ils pas héritiers des promesses faites à Abraham, et le droit qu’ils avaient au souverain bien ne leur était-il pas dévolu des promesses faites à ce saint homme ? Comment donc s’était tellement changée la nature de sa succession par le temps, qu’en vertu de ces promesses il eût obtenu le ciel et que, quant à eux, ils n’hériteraient sinon la terre ? Après cela, si Dieu n’appelait son peuple à aucune autre possession qu’à celle de Canaan, qu’était-il besoin de si grands efforts et de tant de sortes de miracles ? A quoi servaient cette longue servitude d’Israël sous le joug de Pharaon et tant de plaies pour l’en tirer ? Fallait-il pour cela fendre la mer, pour le faire passer à travers, le faire tournoyer quarante ans dans le désert, et pendant tout ce temps l’abreuver des entrailles des rochers, secs et stériles auparavant, et lui faire tous les matins descendre son pain des nues ? N’eût-il pas été plus aisé d’introduire les patriarches en Canaan comme de plain-pied, et y bénir tellement leur semence et y faire foisonner leur postérité de telle façon qu’elle eût supplanté les anciens habitants du pays, que Dieu pouvait d’ailleurs diminuer et exterminer peu à peu par mille autres voies ? Dieu donc voulait mettre quelque crayon des choses futures dans ces grandes choses de sa main, et bien que les fidèles n’entendissent pas distinctement les mystères qu’il y cachait, il avertissait pourtant par ce moyen leurs esprits que sa providence regardait plus loin, et qu’ils devaient porter leurs yeux autant qu’ils pourraient au delà de la première apparence de ces choses.
Mais trois choses entre les autres ont été capables d’enseigner et de persuader cette vérité aux plus indisciplinables. L’une est que la félicité leur était promise sous une condition dont l’exécution était absolument impossible ; car Dieu ne promettait la paisible possession de la terre de Canaan, ni l’abondance de toutes les bénédictions en elle, ni la jouissance de ces bénédictions à perpétuité, sinon à ceux qui accompliraient ponctuellement tous les commandements de la loi. Or en cette corruption dans laquelle l’homme était tombé, qui pouvait espérer de s’acquitter de ce devoir, ni par conséquent de parvenir à la félicité promise ?…
L’autre est, que l’expérience même, qui est la maîtresse des moins entendus, leur faisait voir à l’œil et toucher à la main qu’à cause de leurs transgressions, la promesse de cette félicité était entièrement frustratoire… La troisième est que, dans toute cette économie de la loi, contenue dans les quatre derniers livres de Moïse, et tissus comme une belle tapisserie de diverses sortes de commandements, de merveilleusement belles promesses, de sévères dénonciations, de récits d’histoires, de représentations de choses énigmatiques et d’emblèmes, de narrations de miracles, de doctrines excellentes, de beaux enseignements moraux, de maximes politiques, d’ordonnances cérémonielles et de propos sentencieux, qui rendent cet ouvrage le plus divers et le plus agréable du monde, Moïse avait enchâssé quelques oracles touchant les choses futures, quelques déclarations de la miséricorde de Dieu et quelques instructions qui ne regardent point cette vie, qui non seulement devaient d’elles-mêmes donner aux Israélites de belles élévations vers le ciel, mais qui les devaient avertir que toute cette admirable dispensation était allégorique et mystérieuse. En effet, à quoi faire tout ce grand appareil du culte divin, tout ce grand attirail du tabernacle et toute cette pompe de promesses et toute cette ostentation de rares et extraordinaires bénédictions, si cela devait enfin aboutir, comme il était inévitable qu’il ne le fît, à ce que les païens ont autrefois représenté sous la fable de Tantale ?
… Certainement, quand ils n’auraient eu autre preuve de cela que celle qu’ils pouvaient tirer de la condition de leur propre législateur, ils n’ont pas dû révoquer cette vérité en doute. Quelle apparence qu’ils dussent être plus heureux que lui, ou qu’il se réservât une espèce de félicité en leur en proposant une autre ? Ne les induisait-il pas à craindre et à honorer le même Dieu qu’il servait, et ne prenait-il pas sa part dans les commandements qui leur étaient donnés et dans les promesses qui leur étaient faites ? Il a été non seulement le plus homme de bien d’entre eux, mais un exemple extraordinairement signalé de toutes sortes de grandes vertus à la postérité dans tous les siècles. Il a été gratifié des plus belles révélations et des visions les plus magnifiques qui aient jamais été adressées à aucun prophète. Dieu même lui a rendu les plus glorieux et les plus authentiques témoignages qu’un mortel pouvait jamais recevoir, et de quelque côté qu’on le puisse regarder, aucun des siècles où il a vécu, ni de ceux qui l’ont précédé, ne lui a été comparable. A-t-il donc ou cherché ou trouvé son souverain bien ici-bas et fourni au peuple d’Israël quelque occasion de l’y espérer par son exemple ? De six-vingts ans qu’il a vécu, il en a passé quarante en la cour de Pharaon et dans l’éclat des grands emplois, mais néanmoins dans le mépris de toutes ces gloires mondaines. Les quarante suivants ont été consumés par lui en exil dans un désert à paître les troupeaux de Jéthro, lui qui avait conduit des armées. Enfin, les quarante derniers ont été employés à gouverner et à conduire Israël, parmi des murmures continuels et d’importunes séditions, et des menaces fréquentes d’attentats à sa personne et de lapidation, et des fâcheries d’esprit qui l’ont quelquefois outré jusques à tel point, lui qui était le plus patient et le plus modéré de tous les humains, qu’il s’est dégoûté de la vie. Puis, pour couronnement de tout cela, il est mort sur la montagne de Nébo, regardant de bien loin cette félicité qu’il promettait aux autres en Canaan, hors d’espoir d’y pouvoir atteindre. Il a donc fallu nécessairement qu’il eût établi l’espérance de son souverain bien ailleurs que dans l’enceinte de cette vie. Et s’il a couvert celle du ciel de l’institution de la loi, de sorte qu’on ne l’ait pu apercevoir qu’à travers l’embarras de cette alliance, c’a été par la même raison qu’il mit un voile sur son visage, quand de la montagne il le rapporta resplendissant de la communication familière qu’il avait eue avec Dieu. C’est que les entendements des Israélites n’étant pas capables de soutenir l’éclat de la béatitude céleste, si on la leur eût révélée clairement et tout à nu, il a été nécessaire d’en affaiblir un peu les rayons en l’enveloppant du voile de la terrienne. Depuis, les autres prophètes ont suivi la tablature de celui-là, et tellement mêlé ces deux choses l’une avec l’autre qu’elles allaient, dans leurs oracles et dans leurs enseignements, à peu près d’un même pas, excepté qu’à mesure qu’ils ont approché de la manifestation de notre Seigneur, ce voile de la loi s’usait peu à peu, et la révélation de la félicité céleste s’éclaircissait par les nouveaux rayons qu’ils y ajoutaient, selon qu’il plaisait à Dieu leur en donner le commandement et la connaissance[m]. »
[m] Morale chrétienne. Tome III, pages 38-47.
Quant à la quatrième partie, c’est évidemment la morale de l’homme, puisque le christianisme doit être universel.
On pourrait présumer qu’Amyraut est un prédicateur moraliste ; il n’en est rien cependant. Sans doute ses spéculations morales lui ont beaucoup servi et se réfléchissent dans ses discours ; mais ceux-ci sont essentiellement dogmatiques et même théologiques. Nous ferons l’analyse de deux sermons, qui renferment moins de théologie que la plupart, et qui nous paraissent aussi édifiants qu’instructifs.
Analyse du sermon sur 1 Jean 5.7 : Il y en a trois qui rendent témoignage au ciel, le Père, la Parole et le Saint-Esprit, et ces trois-là sont un[n].
[n] Dans le volume intitulé : Sermons sur divers textes de la Sainte Écriture, prononcés en divers lieux par Moyse Amyraut. Seconde édition. Saumur, 1653.
L’orateur indique lui-même comme suit le dessein et la division de son discours : « Je me propose de considérer en ce texte, où saint Jean, comme il appert clairement par la suite de son propos, veut prouver par des témoignages indubitables que Jésus est le Fils de Dieu et le Messie promis par les oracles des prophètes : premièrement, le nombre et les qualités des témoins qu’il produit, à savoir, le Père, la Parole et le Saint-Esprit ; puis après, leur unité et leur consentement, car il dit que ces trois sont un ; et enfin, leur témoignage et le lieu d’où ils le rendent, à savoir du ciel. »
- Nombre et qualité des témoins : le Père, le Fils, l’Esprit. Ils ne se rapportent pas seulement à un, ils sont un. La différence dans l’objet ou le mode de leur témoignage ne nous fait pas voir en eux trois êtres séparés.
- De leur unité d’essence résulte nécessairement l’unité de leur témoignage.
- Leur témoignage : la voix du Père, les visions du Fils (à Paul, à Jean, etc.), les apparitions de l’Esprit (colombe, langues).
Application. Après ces développements, que nous trouverions bien abstraits, l’orateur se tourne vers ses auditeurs :
« Nous donc maintenant, leur demande-t-il, demeurerions-nous insensibles à de si claires et de si vives démonstrations de cette divine vérité ? Le rocher que nous avons naturellement dans le cœur serait-il si dur que de ne recevoir pas l’empreinte de la persuasion que produisent de si grands et de si magnifiques témoignages ?…
Si nous avions été du temps que ces choses sont arrivées, disent maintenant quelques-uns, nous n’en douterions pas non plus que ceux qui vivaient alors ; mais quelle assurance avons-nous que ces choses sont arrivées selon le récit qu’on nous en fait ? »
La première réponse de l’orateur à cette objection est tirée de l’analogie des jugements judiciaires :
« Quand on apporte devant des juges souverains des informations faites à cent lieues d’ici, ils les reçoivent comme véritables, si elles ne sont point accusées de faux ; ou si on s’est inscrit en faux à l’encontre d’elles, et que les moyens de faux ne se soient pas trouvés bons, elles sont tenues pour valables, et sur les dépositions des témoins lesquelles y sont contenues, on juge des biens et de l’honneur et de la vie des hommes, et n’y a rien de si important dont on ne prononce décisivement sur des preuves de cette nature, dont on n’a jamais vu ni les greffiers, ni les auteurs. Je vous prie donc, quels dépositaires des actes publics que les hommes font entre eux, et de leurs dépositions et témoignages, ont jamais si bien mérité d’être crus dans le rapport qu’ils nous en font que ces apôtres et ces évangélistes méritent que nous leur ajoutions foi dans les récits qu’ils nous font des choses dont je vous parle ? Et si quelques-uns ont eu l’audace de les accuser de nous avoir impudemment supposé de fausses narrations, y a-t-il jamais eu accusation moins soutenue que celle-là et dont les preuves aient été moins recevables ? »
Après avoir développé cette pensée, l’orateur examine si les contemporains ont eu réellement un si grand avantage sur nous :
« Si maintenant, dit-il, que je parle à vous, vous voyiez subitement fendre la voûte de ce temple et resplendir par là une lumière extraordinaire d’en haut, et qu’il en éclatât pareillement une voix qui criât à l’égal du bruit d’un tonnerre : Jésus, le fils de Marie, dont les Évangiles ont parlé, est le Fils de Dieu éternel et le rédempteur de l’univers ! — je ne doute pas que vous ne fussiez merveilleusement étonnés et qu’il ne vous en arrivât ce qui est arrivé aux prophètes et aux apôtres autrefois, c’est-à-dire, que ne pouvant soutenir l’effort de cette vision, vous ne tombassiez tous de frayeur le visage contre terre. Mais quand vous seriez revenus de votre étonnement, cette pensée vous viendrait incontinent en l’esprit : Est-ce point une illusion ? L’esprit malin ne nous a-t-il point abusés par quelques fausses impressions qu’il ait faites en l’air, lui qui a tant de pouvoir sur les nuées et dans les météores ? Est-ce point lui qui a ouvert le comble de ce temple et puis l’a refermé ? — Et jusques à ce que vous en fussiez assurés d’ailleurs, quelque extraordinaire que fût cette apparition, vous en hésiteriez pourtant en vos consciences. Par quel moyen donc vous pourriez-vous assurer que cette vision serait divine ? Vous y appliqueriez incontinent votre raisonnement et diriez : Il y a eu dans cette lumière quelque chose de trop radieux, dans la voix que j’ai entendue quelque chose de trop fort et de trop éclatant, dans toute l’apparence de cette vision quelque chose de trop brillant, dans l’effet qu’elle a produit en mon esprit quelque chose de trop sensible et de trop vif, dans l’empreinte qu’elle a laissée en mon entendement quelque chose de trop profond, dans la persuasion qui m’en reste quelque chose de trop fixe et de trop permanent, pour avoir été produit d’une autre cause que divine. — Et ainsi, des marques et des caractères que vous verriez en l’objet extérieur, et de l’efficace qu’il aurait déployée en vos consciences, vous raisonneriez qu’indubitablement il en est ainsi, que c’est Dieu qui a parlé à vous, que cette voix ne peut être sinon véritablement céleste. Et telle a été sans doute la façon de laquelle ceux qui ont autrefois ouï ces voix des cieux se sont assurés qu’elles étaient des cieux, Dieu leur donnant les yeux de leurs entendements illuminés pour apercevoir dans ces divins objets les marques de leur divinité, et en recevoir une pleine certitude de persuasion en leurs âmes.
Sachez donc, frères bien aimés, que votre condition n’est de rien moins avantageuse. Car j’oserai bien vous dire cela hardiment, qu’il n’y a jamais eu ni voix des cieux, ni visions quelles qu’elles puissent être, qui aient porté de plus certains ni de plus indubitables caractères de leur divinité que ce Vieux et ce Nouveau Testament, qui vous attestent que Jésus-Christ est le Fils de Dieu et le Sauveur du monde. Car si vous les considérez bien attentivement, vous y trouverez que la voix de Dieu y parle si hautement et si intelligiblement, que la splendeur de sa gloire y est si magnifique et si luisante, que les doctrines lesquelles y sont contenues sont si sublimes et si célestes, que les vérités qui nous y sont enseignées sont si certaines et si évidentes, que l’efficace qui les accompagne est si puissante, que l’illumination que vous en recevez en l’entendement est si claire, que la consolation que vous en sentez en vos consciences est si vive, que le renouvellement et la sanctification que vous en expérimentez en vos affections est si sensible, que l’espérance qu’ils engendrent dans vos cœurs vous élève si haut dans le ciel, que la patience et la constance qu’ils produisent en vous est si invincible à toutes tentations, enfin qu’ils vous donnent un si merveilleux courage contre les appréhensions de la mort, qu’il faut nécessairement que ce soit Dieu qui en ait donné les inspirations à ses serviteurs et qui produise tous ces admirables effets en vos consciences. Ni les inventions des hommes, ni les illusions des anges, qui qu’ils soient, ne peuvent avoir un génie si divin, ni une vertu si émerveillable. Et qui a senti l’efficace de cette divine parole, qui en a goûté et savouré la bonté, qui en a reconnu les merveilles, qui en a aperçu l’excellence, qui en a sondé les secrets, qui en a expérimenté les consolations, n’a point à faire ni des oracles des cieux, ni des visions des esprits, ni des apparitions mêmes de Jésus-Christ, pour être persuadé qu’il est son Dieu et son Sauveur ; et qui ne croit point à cette Parole de Dieu ne croirait point aux morts quand ils ressusciteraient, ni aux visions célestes. C’est cette divine Parole qui engrave la croix et la résurrection du Seigneur Jésus dans le cœur ; et qui en a le saint portrait profondément empreint là dedans, n’a point besoin qu’il descende des cieux devant ses yeux pour se faire reconnaître. C’est cette divine Parole qui résonne continuellement en nos esprits ; et qui l’entend résonner là dedans n’a point besoin que le Père céleste lui fasse autrement ouïr ses oracles. C’est cette divine Parole qui nous fait sentir la vertu du Saint-Esprit ; et qui a le Saint-Esprit en sa conscience n’a point besoin de le voir descendre des cieux, ni en forme de langues de feu, ni en figure de colombe. Il est assez persuadé par l’expérience qu’il en fait, que c’est le Seigneur Jésus qui l’a envoyé du ciel pour tendre dans son cœur la gloire de son tabernacle. Partant, frères bien-aimés, puisque cette divine Parole vous atteste si hautement que Jésus est le Fils de Dieu et le Messie que les prophètes avaient promis, demeurez-en aussi profondément et persévéramment persuadés que s’il vous avait été certifié par tous les oracles des cieux et par toutes les visions les plus miraculeuses. Cette voix par laquelle le Père a crié : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ! ne s’est pas perdue en l’air ; elle a été recueillie dans ces divins cahiers, et, par le moyen des saints caractères que les évangélistes y ont employés, elle y est demeurée fixe et permanente, aussi résonnante qu’elle était autrefois et portant autant de marques de son origine céleste. Cette lumière si merveilleuse de l’apparition du Seigneur à saint Paul, cette forme si auguste et si resplendissante de l’apparition du même Seigneur Jésus à saint Jean, ne s’est point dissipée ni évanouie. Elle est demeurée portraite d’un rayon de l’Esprit de Dieu dans ces divins écrits, et vous la y pouvez voir aussi vive, aussi lumineuse, aussi rayonnante que saint Jean la vit autrefois, aussi capable de ravir vos esprits en admiration et de donner d’incomparables mouvements en vos consciences. Cette miraculeuse manifestation du Saint-Esprit en forme de colombe et en apparence de langues de feu ne s’est point dissipée par le temps. Elle est peinte, non sur les parois de nos temples ou dans les tableaux qui servent d’ornement à nos maisons, mais dans cette divine Parole a de Dieu, d’un pinceau si inimitable et si divin que la portraiture y en demeurera ineffaçable jusques à la consommation des siècles.
Croyez donc, frères bien-aimés, de plus en plus à un si auguste et si illustre témoignage, et ne vous scandalisez point, ni de l’incrédulité des Juifs, ni de l’impiété des mahométans, ni de l’ignorance des païens, ni de l’infidélité des mauvais chrétiens, comme si cela pouvait déroger quelque chose à l’autorité de ces témoins qui vous parlent. Ces Juifs, qui se montrent maintenant si obstinés à l’encontre de Jésus seront convertis pourtant et regarderont celui qu’ils ont percé avec componction de cœur et lamentation de repentance. Ces Mahométans, qui le blasphèment maintenant, sentiront la force de son bras, quand il le déployera pour mettre leur empire en pièces. Ces païens, qui n’en ont point ouï parler, entendront quelque jour la prédication de sa croix, et s’ils n’y veulent obéir, ils sentiront en son avènement la frayeur de son jugement et de sa vengeance. Ces mauvais chrétiens, qui abusent maintenant de son nom, auquel ils ne croient pas pourtant, seront surpris d’épouvantement à l’heure de son avènement et reconnaîtront, quand il n’en sera plus temps, l’horreur de leurs sacrilèges. Quant à nous, puisque nous le reconnaissons pour être le Fils de Dieu et que nous avons cru à ce témoignage, rendons-lui l’hommage qui lui est dû, et adorons comme nous devons Celui qui est élevé au-dessus de toute grandeur et de toute puissance[a]. »
[a] Pages 411-417.
Il y a dans ces dernières pages une liberté de spéculation qu’on ne s’attendrait pas à rencontrer à cette époque, et qu’on retrouve cependant souvent chez Amyraut et chez plusieurs de ses contemporains, chez le vieux Mestrezat, par exemple. Il ne faut pas chercher la théologie de ce temps-là uniquement dans les confessions de foi et les décrets des synodes : la forme seule est là, l’idée est ailleurs. La liberté de spéculation a étendu la confession de foi théologique ; elle l’a rendue plus compréhensive et plus compréhensible ; dans les sermons en particulier, il y a beaucoup de libéralité, de largeur, plus même qu’au siècle suivant, malgré ses apparences plus libérales. Si la fidélité est autre chose que le culte de la lettre, si elle est l’attachement du cœur aux doctrines de l’Évangile et aux choses que celui-ci nous transmet, les plus fidèles ne seront-ils pas en même temps les plus libéraux ?
Le second sermon que nous nous proposons d’analyser est remarquablement bien fait, et, n’étaient quelques détails et les défectuosités du style, il pourrait servir de modèle.
En voici le texte : Il y en a trois qui rendent témoignage en la terre, l’Esprit, l’eau et le sang, et ces trois-là se rapportent à un. (1 Jean 5.8)
Division :
- Les témoins.
- Le témoignage.
- Le consentement des témoins entre eux.
I. Les témoins. — Ici l’auteur entend par Esprit, non plus le Saint-Esprit, comme dans le verset précédent, mais les dons extraordinaires ; l’eau désigne la sanctification, et le sang la justification, d’où naît la consolation.
II. Le témoignage. — Ces trois choses rendent témoignage à Jésus-Christ :
1o Dans les figures de l’Ancien Testament et leur accomplissement.
2o En elles-mêmes : « Si vous venez à considérer la chose en elle-même et sans faire de particulière réflexion sur les anciennes prédictions, vous trouverez qu’elle porte un caractère certain et indubitable de cette vérité, que celui au nom et à l’occasion de qui ces choses ont été communiquées de la sorte ici-bas est véritablement le Messie. »
L’auteur commence par comparer la nouvelle économie à laquelle appartiennent ces choses avec l’état de la gentilité ou du monde en général :
« Quant à ce qui est de la connaissance, qu’était-ce autre chose que ténèbres d’erreur et d’ignorance, si profondes et si épaisses qu’à peine y reluisait-il aucune étincelle de vérité ? Les cieux avaient horreur des idolâtries qui se commettaient entre les hommes ; la terre avait honte de leurs superstitions, et parmi les nations qui se vantaient le plus de l’étude de la sapience et de la vérité, ce n’était que folie et extravagance et prodiges d’opinions en ce qui regarde la divinité. Quant à ce qui est de la vie et des mœurs, grand Dieu immortel, quelles infâmetés et quelles abominations ! Et si les démons eussent été incarnés et fussent venus habiter en ce monde-ici, y eussent-ils répandu plus d’ordure et de vilenie ? Enfin, pour ce qui est de la consolation qui naît du sentiment de la justification, ou les hommes vivaient en une profonde sécurité de la chair, ou, si quelques-uns étaient touchés de quelque sentiment de leurs péchés, les effrois et les épouvantements, les détresses et les alarmes, comme autant de furies des enfers, logeaient continuellement chez eux et harcelaient sans cesse leurs consciences. Quand donc, au lieu de ces ténèbres de l’ignorance, on a commencé à voir une si grande lumière de vérité ; quand, au lieu des faux dieux, dont les images étaient placées dans les temples, la croix de Christ est venue se planter, avec le nom du vrai Dieu, dans le cœur des humains ; quand, au lieu de toutes ces bizarres spéculations auxquelles les hommes s’adonnaient auparavant, on a vu resplendir dans la prédication des apôtres, des évangélistes et des autres ministres de l’Évangile, des révélations si sublimes et des connaissances si lumineuses ; quand la pureté a succédé à la souillure, la sainteté et l’honnêteté à l’ordure et à la dissolution ; quand la consolation et la paix, qui naît de l’assurance de sa réconciliation avec Dieu, a pris la place ou de la sécurité charnelle, ou des épouvantements des enfers, a-ce pas été comme un renversement universel de l’empire du malin et comme la constitution d’un nouveau monde ? Or à qui appartenait-il de causer au monde un si merveilleux changement, sinon à Celui qui avait été destiné pour être son restaurateur et le moyenneur de sa délivrance[b] ? »
[b] Pages 438-439.
L’auteur compare ensuite la nouvelle économie avec l’alliance juive :
Qu’on ne me dise point ici qu’à la vérité parmi les nations et l’ignorance et la débauche de la vie et la sécurité de la conscience ont absolument régné, et que ni l’Esprit, ni l’eau, ni le sang n’y ont point déployé leur efficace ; mais qu’on ne peut pas nier que parmi le peuple d’Israël il n’y ait eu des prophètes à qui Dieu a communiqué de beaux rayons de son Esprit, des gens de bien qu’il a sanctifiés par sa grâce, des fidèles à qui il a fait sentir la rémission de leurs péchés, quoique le Messie ne fût pas encore révélé : ce qui semble montrer que ni l’Esprit, ni l’eau, ni le sang ne sont pas d’indubitables arguments de la révélation du Fils de Dieu et de l’envoi du Sauveur du monde. Car, je vous prie, pour ce qui est de l’Esprit, au temps de quel prophète a-t-on jamais vu et que Dieu ait adressé aux hommes de si excellentes révélations, et qu’il les ait communiquées à tant de gens qu’elles fussent comme vulgaires et populaires, ainsi qu’elles ont été en la naissance du christianisme ? Où a-t-on vu que, par la seule imposition des mains des serviteurs de Dieu, les grâces extraordinaires de son Esprit descendissent sur ses enfants, comme vous voyez que cela s’est fait au commencement de la prédication de l’Évangile ? Quel Moïse, quel Elie, quel Ésaïe, ou quel Daniel a jamais eu la vertu de communiquer l’Esprit dont il recevait les inspirations, comme ont eu les apôtres de Jésus-Christ, quand, après avoir amené les hommes à la foi, ils ont invoqué son nom sur eux, comme nous en voyons tant d’exemples ? A l’un de ses serviteurs Dieu adressait autrefois une vision, à l’autre il faisait voir un songe, à l’autre il faisait entendre un oracle des cieux, à l’autre il envoyait un ange, et cela successivement et de temps en temps, seulement comme qui allumerait une chandelle en un lieu obscur, à laquelle on en substituerait incontinent une autre, lorsqu’elle serait usée. Mais quand l’Évangile de Christ a été prêché, douze apôtres ont été remplis de l’Esprit de Dieu, septante diacres en furent illuminés incontinent après ; je ne sais combien de prophètes furent suscités en même temps ; mille et mille personnes parlèrent langages étranges. Un enthousiasme saisit ici l’un, une révélation est là adressée à l’autre ; tant de gens expérimentent ces divines inspirations qu’entre les Corinthiens l’apôtre saint Paul se sent obligé de leur donner l’ordre de parler langages, de prophétiser, d’interpréter successivement, pour éviter la confusion que la multitude de ces choses engendrait à leur Église. De sorte qu’il en fut de cette première naissance de l’Église chrétienne comme de la formation du ciel, où Dieu sema cette infinie multitude d’étoiles que vous y voyez en un jour et en rendit toute cette belle voûte resplendissante.
Quant à ce qui est de la sanctification, qui consiste en la vraie charité, feuilletez, je vous prie, toute l’histoire de l’Ancien Testament et m’y trouvez, si vous pouvez, quelque chose de semblable à ce qui nous est raconté des premiers chrétiens au commencement du livre des Actes, que tant de gens se convertissent à Dieu et renoncent à leur péché par une prédication seulement, comme si une nation naissait en un jour ; que leur dilection se porte en si peu de temps à si haut point que de perdre et la souvenance et le sentiment de tous les intérêts humains, que de ne posséder rien à soi, que d’apporter tout son bien aux pieds des apôtres pour la nécessité des souffreteux ; que tant de milliers de personnes ne possèdent, par manière de dire, qu’un même cœur, ne soient touchées que de mêmes affections et aient leurs âmes comme mêlées et fondues ensemble ! Non, non, mes frères, il en a été de la connaissance et de la sainteté qui la suit à peu près de même façon. Le prophète, nous voulant représenter les divers degrés de la révélation qu’il a plu à Dieu donner de soi et de sa vérité aux hommes, jusques à ce qu’enfin il en a manifesté la plénitude en l’apparition du Rédempteur, dit que Dieu lui fit voir des eaux, qui lui venaient premièrement aux chevilles des pieds, et que puis après elles montèrent aux genoux, et de là arrivèrent jusques aux hanches, puis qu’enfin elles montèrent si haut qu’elles vinrent jusques aux aisselles, en sorte qu’il y nageait tout à son aise ; c’est-à-dire, que de fort petits commencements, comme étaient ceux des révélations adressées à Noé, à Abraham, à Moïse, aux autres prophètes subséquents, Dieu a amené la connaissance de sa vérité à tel point, qu’au lieu que du temps des patriarches et des prophètes c’étaient comme de petits ruisseaux, à l’avènement du Rédempteur ce devaient être comme de profonds abîmes. Ainsi a crû la mesure de la sanctification, à proportion de celle de la lumière de la foi, et au lieu de quelques flammes, belles, pures et lumineuses à la vérité, que Dieu en a allumé dans le cœur de ses serviteurs autrefois, ce que les apôtres en ont senti, ce que les fidèles en ont expérimenté à l’apparition du Sauveur, a été comme un grand embrasement, qui a couru tout d’un coup, non la Judée seulement, mais toutes les nations circonvoisines.
Enfin, pour ce qui est du sentiment de la consolation, qui naît de la connaissance de la satisfaction, représentée ici sous le nom de sang, il faut bien que les fidèles du Vieux Testament en aient goûté quelque chose ; autrement ils eussent été engloutis dans le désespoir. Mais, ô Seigneur Jésus, que les effets de la prédication de ton Évangile, où la miséricorde de ton Père nous est montrée tout à nu ; que les consolations de ta croix, où on t’a vu répandre ce pur et précieux sang qui a fait la propitiation des péchés, ont bien été sans comparaison plus illustres et plus sensibles que tout ce que les fidèles en ont jamais expérimenté sous la dispensation légale ! Sachez, frères bien-aimés, que jamais on n’entonna aux oreilles des Israélites ces paroles de la loi : Maudit est quiconque n’est permarnent en toutes les choses de cette loi ! quelque adoucissement qu’y apportassent les déclarations de la Parole de Dieu et les oracles qui concernaient le Messie, qu’ils ne sentissent en leurs cœurs quelque chose de ces tremblements, de ces éclairs, de ces tonnerres, de ces cris d’épouvantement et de ces voix de frayeur et d’alarme qui accompagnèrent la publication de la loi sur la montagne ; au lieu que ces mots : Crois et tu seras sauvé, ont apaisé en un moment dans les esprits des fidèles toutes ces émotions et y ont produit une paix qui surmonte tout entendement, une joie inénarrable et glorieuse. Voyez, frères bien-aimés, jusques où va la force de ce témoignage que saint Jean attribue ici à l’Esprit, à l’eau et au sang, pour attester que Jésus est le Fils de Dieu et le Sauveur du monde.
Je dis que quand en ces premiers temps du christianisme vous ne considéreriez que les apôtres seulement, la merveille de leurs révélations, la sublimité et profondeur de leurs connaissances, l’ardeur et la constance de leur charité, la pureté incomparable de leur vie, la paix et la tranquillité de leurs esprits, la fermeté inébranlable de leur consolation, leur zèle, leur piété, leur espérance, ce mouvement par lequel ils ont anticipé du désir et de la pensée la félicité des cieux et souhaité la dissolution de leurs corps pour en être jouissants, sont des grâces qui n’ont pu être communiquées à aucun homme mortel, que le temps des prophéties ne fût accompli et que le Fils de Dieu n’eût été révélé au monde[c]. »
[c] Pages 440-445.
III. Le consentement des témoins. — « Ces trois-là se rapportent à un, dit l’Apôtre. Ces trois choses, l’Esprit, l’eau et le sang, ne sont ni personnes subsistantes, ni choses de même nature proprement, mais néanmoins elles ne laissent pas de s’accorder entièrement en la certification de cette même vérité. » Elles ne sont pas un. La cause est la même, c’est l’Esprit de Dieu ; mais la façon ou le mode est si différent qu’on pourrait dire que le principe même diffère.
Preuve pour les trois choses : « Comment est-ce que l’Esprit de Dieu produit la consolation en nous ? En ce qu’il ouvre les yeux de nos entendements, pour nous faire voir la vérité de l’Évangile, qui nous enseigne que Jésus est le Sauveur et que quiconque croit en lui n’a désormais plus rien à craindre. Ainsi c’est proprement la Parole de Dieu qui console nos cœurs, quoique c’est l’Esprit de Dieu qui ouvre nos entendements, afin que nous puissions apercevoir la vérité de cette Parole. Et derechef, comment est-ce que le Saint-Esprit nous sanctifie ? En ce qu’il nous fait voir la beauté de la sainteté, telle qu’elle nous est représentée en l’Évangile de Jésus-Christ, et l’excellence du modèle de la mortification du vieil homme et de la vivification du nouveau, que nous avons en sa mort et en sa résurrection. C’est donc l’Esprit qui ouvre les yeux de nos entendements, pour apercevoir en cette Parole les motifs de notre sanctification ; mais c’est la parole de l’Évangile qui nous en fournit les motifs et qui par conséquent nous sanctifie ; c’est pourquoi saint Pierre dit que nous avons été régénérés par la parole de Dieu, laquelle demeure éternellement, et les autres apôtres de même[d]. »
[d] Pages 447-448.
Mais, quoique différentes, ces choses concourent unanimement à la confirmation de cette double vérité :
1° Que celui qui les a apportées est le Messie, ou le Rédempteur. (Pour cela il montre l’état d’ignorance, de corruption et d’effroi où le monde était avant lui, et rapproche ces témoignages de ceux que Dieu a donnés de lui dans la nature.)
2° Que c’est le fils de Marie qui est ce Rédempteur. — Ces trois choses conspirent à en rendre témoignage.
a) N’est-ce pas lui qui a envoyé le Saint-Esprit, et ceux qui l’ont reçu ne lui ont-ils pas rapporté cet envoi ?
b) Les plus sanctifiés n’en ont-ils pas rapporté toute la gloire à Jésus-Christ ?
c) Et pour ce qui est de la consolation qui naît de la rémission des péchés, d’où est-elle née que de la satisfaction que ce Jésus a rendue à la justice divine ? — Impuissance de la révélation naturelle et de la révélation judaïque pour consoler.
Application. Saint Jean ne produit pas ces témoins seulement pour confondre l’incrédulité, mais pour confirmer la foi des disciples.
Qu’on ne dise pas que ce triple témoignage est moins clair aujourd’hui. Si nous n’avons plus les apôtres parmi nous, nous avons leurs divines paroles, dans lesquelles nous reconnaissons « les ravissements de l’Esprit de Dieu et du médiateur de la nouvelle alliance. » L’auteur cite ensuite l’exemple des réformateurs pour prouver que le témoignage de l’Esprit n’a pas manqué dans les temps plus récents ; « et sachez, ajoute-t-il, que ces beaux dons de savoir, d’éloquence, de vigueur, de prudence, de dextérité, de sainteté, de sincérité, que les adversaires de l’Évangile sont contraints de reconnaître en ceux qui le vous annoncent ordinairement, sont autant de beaux et de lumineux rayons de cet Esprit, qui éclatent au milieu de cette génération ténébreuse[e]. »
[e] Page 459.
Quant à la sanctification, ce témoin ne manque que par notre faute. Rendons-lui la voix. Cela fera revivre le troisième témoin, « qui consiste en consolation. »
Nous trouvons dans le même volume six discours, purement théologiques, sur la distribution et la communication du salut[f]. Amyraut y embrasse volontairement toutes les difficultés du sujet. Il dit lui-même que la matière de ces exercices « est un peu extraordinaire[g]. » Il avertit aussi ses auditeurs qu’il s’écarte dans ces discours de sa méthode habituelle, qui est la dissection du texte. « Nous vous prions, leur dit-il, de ne trouver pas étrange si nous ne suivons pas notre méthode accoutumée en cette sorte d’action, et si nous ne tâchons pas à anatomiser ce texte en toutes ses parties[h]. »
[f] Pages 37 à 299 de la seconde édition. — Ils avaient, en 1636, été publiés séparément à Saumur sous ce titre : Six sermons de la nature, étendue, nécessité, dispensation et efficace de l’Évangile. (Éditeurs.)
[g] Page 250.
[h] Page 76. Voir aussi page 40.
La plupart de ces discours sont des dissertations, plutôt encore que des sermons synthétiques. L’auteur saisit dès l’entrée l’idée générale renfermée dans la portion de l’Écriture qu’il a choisie, sauf à redescendre ensuite de cette idée vers les parties logiques ou verbales du texte ; on voit qu’il ne pense nullement à faire un sermon, mais à éclaircir une vérité et à la prouver.
Les questions qu’il traite sont fort ardues, et en thèse générale la prédication doit peut-être se les interdire. Autre chose est, en effet, de jeter aux pieds de Dieu toutes nos couronnes, de proclamer sa pure et libre grâce, autre chose de discuter curieusement en chaire la distribution de cette grâce.
La dialectique d’Amyraut est habile, stricte ; mais qu’est la dialectique sans la spéculation ? Ses raisonnements ne sont pas toujours très solides, et beaucoup de ses arguments, poussés un peu plus, se retourneraient contre lui. Il y a chez Amyraut deux hommes, qui n’ont pas le sentiment de leur désaccord : le libre spéculateur et le dialecticien attaché à une certaine doctrine. Le premier dépasse le second et avance souvent des choses que celui-ci contredit, quand il vient à dominer. Voici, par exemple, l’idée qu’il donne de la foi :
« Le mot de croire n’a point besoin de particulière considération ; car est-ce pas celui duquel l’Écriture sainte se sert ordinairement pour exprimer la condition que Dieu requiert de nous en l’Évangile ? Et n’y a personne qui ne sache que croire est être persuadé de la vérité d’une chose qui nous est proposée à entendre, mais, dis-je, être persuadé de la vérité selon la nature de la chose même. Car autre est la persuasion que nous avons que l’éclipse du soleil vient de l’interposition de la lune entre lui et la terre, et autre celle que nous avons que Dieu est souverainement aimable et que la créature lui doit la reconnaissance de tout ce qu’elle est. Cette première sorte de persuasion s’arrête là et ne tire après soi aucune action en conséquence.
L’entendement, ayant trouvé cette vérité, se repose là-dessus et s’en contente. L’autre sorte de persuasion, si elle est telle qu’elle doit être, tire après soi nécessairement l’amour de Dieu, et la déférence que la créature lui doit rendre en est par-dessus toutes choses. Or est notre Seigneur Jésus, mort pour l’expiation de nos offenses et ressuscité pour l’assurance de notre justification, un objet de cette nature, que la foi par laquelle on l’embrasse ne consiste pas seulement en quelque vague pensée de sa vérité, mais est une persuasion vive, profonde, qui descend si avant en l’âme qu’elle la pénètre, qui tire après soi toutes les affections et emmène prisonnières toutes les pensées des hommes[i]. »
[i] Pages 253-254.
Cette idée de la foi est parfaitement juste ; mais Amyraut perd souvent de vue les notions qui en découlent.
L’Esprit de Dieu n’est pas lié ; dans un certain sens, on peut en dire autant de l’esprit de l’homme, et l’Évangile est mesuré à ce besoin. Il ouvre à la spéculation, tout en lui traçant des limites, un espace plus grand que celui que lui aurait ouvert la pensée libre. Celle-ci est toujours renfermée dans des limites conventionnelles. Il s’est écoulé des siècles, pendant lesquels on croyait penser librement ; puis est venu un homme de génie, comme Bacon ou Descartes, et il a brisé le cadre de la tradition, qui enfermait cette philosophie prétendue souveraine et spontanée. — Toujours il y a eu, toujours il y aura pour la philosophie une autorité ; l’esprit humain accepte, sans y prendre garde, le joug d’un élément historique et dominateur ; puis, quand la révélation se présente, il se récrie sur ses limites. S’il y en a, elles sont le fait de l’homme, qui rétrécit l’Évangile ; mais l’Évangile par lui-même est immense, et chaque théologie particulière n’eu présente qu’un aspect. Amyraut avait aussi la sienne ; car quel est l’homme qui peut embrasser tout l’Évangile ? Mais le christianisme du cœur élargissait sa pensée et lui donnait un caractère spéculatif. Les discours dont nous avons à nous occuper sont d’ailleurs l’œuvre d’une réaction, qui tenait compte de bien des paroles de l’Écriture sainte négligées auparavant, tout en en négligeant d’autres à son tour. L’adversaire qu’Amyraut combat ici, réellement, quoique indirectement, est le supralapsarisme.
Le premier discours traite de la miséricorde, comme attribut particulier du Dieu de l’Évangile. Le texte est tiré d’Ézéchiel 18.23 : Prendrai-je en aucune façon plaisir à la mort du méchant, dit le Seigneur l’Éternel, et non plutôt qu’il se détourne de son train et qu’il vive ? L’orateur repousse, comme une horreur et un blasphème, l’idée que Dieu veuille le péché des hommes, il montre que Dieu prend plus de plaisir en l’exercice de son amour qu’en celui de sa justice. Il distingue ensuite deux miséricordes en Dieu : l’une qui destine le salut à tous les hommes qui croiront, l’autre qui donne à quelques-uns de croire.
Ici, son argumentation est faible, et il donne beau jeu à ses adversaires, qui le forceront à revenir à eux ou à se jeter dans une extrémité dont il a horreur autant qu’eux. Cependant la manière dont il expose ses idées est originale et intéressante.
« Certes, dit-il, comme il n’y a point de contradiction entre ces deux sortes ou ces deux degrés de miséricorde, aussi n’y en a-t-il point entre les deux volontés qui en dépendent. Il veut que tous hommes soient sauvés. Il est vrai, et le veut avec affection ; mais c’est selon cette miséricorde qui présuppose la condition et non autrement. Si la condition ne se trouve pas en eux, il ne le veut pas. Il veut que peu d’entre les hommes soient sauvés. Il est vrai ; mais c’est selon cette seconde sorte de miséricorde, qui n’exige pas la condition, mais la crée ; qui ne la présuppose pas, mais la fait en l’homme. Et pour expliquer cela plus populairement, nous ne craindrons pas de nous servir des comparaisons de l’Écriture, prises des affections que les hommes ont pour rechercher les femmes en mariage. Un homme peut-il pas aimer une fille jusques à ce degré que de la vouloir épouser pourvu que telles et telles conditions s’y rencontrent ? Il l’aime et l’aime même avec quelque véhémence ; mais il ne l’aime pourtant que jusqu’à ce point. Si ces conditions ne se trouvent en elle, il ne contractera point avec elle ses alliances, c’est-à-dire, il ne la prendra point pour sa femme ; au contraire, il la prendra en haine, si elle vient à mépriser sa personne et ses recherches. Là où ce même homme viendra à en aimer une autre tellement que, encore que ces conditions n’y soient pas, il la veut épouser. Si on lui dit : Elle n’a point de bien ! il répondra : J’en ai pour nous deux. Si on ajoute : Elle n’est pas de bonne extraction ! il dira : J’ai de la noblesse assez pour elle. Si on presse encore : Mais elle n’est pas belle ! posé qu’il ait la puissance de l’exécuter, il dira : Eh ! je la ferai belle. Quoi que c’en soit, je la veux épouser, et la veux épouser pour ce que je l’aime, et l’aime pour ce que je l’aime. — De cette première sorte d’amour Dieu a aimé tout le genre humain. De cette seconde il a aimé son Église[j]. »
[j] Pages 61-62.
Mais, aurait-on pu dire à l’auteur, tous étant également incapables de croire, ou tous également capables, ce qui revient au même, Dieu pourrait satisfaire sa miséricorde, en donnant à tous de croire. Pourquoi ne le fait-il pas ? Est-ce que sa justice en souffrirait ? Si vous dites qu’elle en souffrirait, ne souffre-t-elle pas déjà de fout exercice de miséricorde ? Est-ce que, quand tous croiraient, il ne serait pas juste que tous fussent heureux ?
Le second discours, sur Romains 1.19-20, fait voir que Dieu a manifesté ses perfections, et notamment sa miséricorde, hors de l’Évangile, ou dans la révélation naturelle. Amyraut décharge Calvin d’avoir enseigné, comme l’en accusaient les catholiques-romains, que Dieu a prédestiné la plus grande partie des hommes aux peines éternelles, sans considération de leur péché :
« Même, ajoute-t-il, il ne les prend pas, comme on dit, au pied levé, ne les punit pas tout aussitôt qu’ils ont péché, mais les attend en grande patience, et par la démonstration de ses vertus émerveillables en ses ouvrages, et par les bénédictions temporelles qu’il leur envoie continuellement, et par la longue attente dont il use envers eux. Avant que de venir à mettre la main à ses foudres, il fait, sinon ce qu’il pourrait (car s’il voulait, que ne pourrait-il point davantage ?) au moins certes ce qui suffit, selon cette sorte de miséricorde, pour fondre leurs cœurs, s’ils n’étaient point si endurcis, et les réduire à repentance. »
Néanmoins il a été absolument impossible que les hommes vinssent à la salutaire connaissance de Dieu par ce moyen-là[k]. » — Mais alors comment les païens demeurent-ils sans excuse, et comment faire disparaître l’odieux afin que[l], qu’Amyraut lui-même repousse ? Au reste, il convient qu’une connaissance distincte de Jésus-Christ n’est pas nécessaire au salut, ou qu’une connaissance non-distincte de Jésus-Christ peut sauver, et que Dieu ne nous rend pas responsables d’une erreur involontaire.
[k] Page 100.
[l] « Afin qu’ils soient rendus inexcusables. » (Romains 1.20) (Éditeurs.)
Nous voyons dans ce discours la lutte dont nous avons parlé, entre les doctrines d’Amyraut et son christianisme personnel.
Le troisième discours a pour sujet la folie de la prédication, d’après 1Corinthiens1.21. Ce discours est bien fait et renferme de beaux morceaux. Nous en citerons seulement une page :
« L’effet de la mort de notre Seigneur Jésus se doit considérer, ou en l’assemblage du corps de ce l’Église en généra], ou en la plénitude de la foi et ce de la connaissance de chacun de ses membres. Et quant à l’assemblage de l’Église, il était absolument nécessaire pour le composer que la croix de a Christ fût prêchée par l’univers. Car posé, mes frères (et nous verrons tantôt ce qui s’en doit tenir), que Dieu eût voulu amener ses élus à la jouissance du salut en ouvrant seulement à chacun d’eux l’entendement par la puissance de son Esprit afin d’apercevoir sa miséricorde en sa patience et en sa longue attente, et les convertir ainsi à repentance : quelle communion eussent pu avoir les fidèles entre eux, quelle connaissance de leur foi et mutuelle charité, quelle consolation de se voir avec plusieurs autres participants d’une même espérance ? Certes, ce n’eût pas été comme quand le peuple d’Israël voyait clair en Goscen, tout étant plein de ténèbres au reste de l’Egypte ; car ils étaient tous ramassés en un corps et avaient la consolation de s’entrevoir et de s’entreconnaître. La condition de chacun fidèle eût été comme d’un homme cheminant tout seul de nuit à la lumière d’une chandellie en un désert, où il n’entendrait rien que hurlements de bêtes sauvages, tant le monde était couvert d’épouvantables ténèbres d’ignorance, d’idolâtrie, de superstition et d’erreur ; tant cette ignorance avait rendu les nations, en ce qui regarde Dieu, sauvages et barbares. Un chrétien qui voyage seul parmi les Toupinambouts a sans doute bien de l’ennui de sa solitude et peut bien dire avec David : Combien de tempe habiterai-je encore entre les tentes de Kédar et de Méscec ? Mais au moins a-t-il cette consolation qu’il sait bien qu’il y a des chrétiens en un autre lieu ; il entretient communion avec eux des mouvements de sa pensée ; l’espérance lui demeure toujours de retourner en son pays, et plus il en voit grande la difficulté, plus l’envie qu’il en a devient-elle véhémente. Que si la mort le surprend entre les barbares, il sait qu’il trouvera aux cieux Abraham, Isaac et Jacob, et s’asseyera là-haut à table avec notre Seigneur Jésus-Christ même.
Mais un homme illuminé de l’Esprit de Dieu jusques à ce point que de pouvoir reconnaître sa puissance, sa sagesse, sa bonté, sa justice et en quelque façon sa miséricorde, par les voies de la nature et de la Providence, et qui au reste n’a rien davantage, quelle consolation pourrait-il avoir, ou de la communion de la foi de ceux qui ont été devant lui, qu’il ne peut avoir connue ; ou de ceux qui vivent en même temps que lui, qu’il ne peut connaître non plus ; ou de l’assemblée des esprits déjà recueillis dans les cieux, dont il n’aurait jamais ouï parler ; ou de l’inestimable douceur de la présence de notre Seigneur Jésus, le nom même duquel il n’aurait jamais entendu de ses oreilles ? Il fallait donc, comme dit saint Paul, que les uns fussent donnés pour être apôtres, les autres pour être prophètes, les autres pour être évangélistes, et les autres pour être pasteurs et docteurs, pour l’assemblage des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps de Christ, jusqu’à ce que nous nous rencontrions tous en l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, homme parfait, à la mesure de la parfaite stature de Christ. Autrement, tous les membres de ce corps eussent été dissipés, sans aucune connaissance les uns des autres, par la terre[m]. »
[m] Pages 142-144.
Le quatrième discours, sur le ministère de la lettre et celui de l’esprit, d’après 2 Corinthiens.3.6, est fort remarquable et peut servir de modèle.
Le cinquième est sur ces paroles de saint Paul : O profondeur des richesses et de la sapience et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impossibles à trouver. (Romains 11.33) C’est une revendication de la liberté de Dieu :
« Il a montré son inclination à la pitié envers les pécheurs repentants à toutes nations. Et toutefois c’a été de son bon plaisir qu’aux uns il ne l’a fait voir que fort obscurément, et encore par la voie naturelle de la conduite de sa providence, aux autres il l’a voulu faire paraître par une révélation plus claire et par une voie extraordinaire et surnaturelle. Enfin il a voulu accompagner la prédication de sa miséricorde révélée en son Fils de l’efficace invincible de sa grâce en quelques-uns, et néanmoins c’a été de la liberté de sa volonté qu’a dépendu qu’il ne l’a pas fait sentir aux autres. Que si de ces choses vous nous demandez les raisons, que vous pourrions-nous répondre, si-ce non : O profondeur des richesses et de la sapience de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impossibles à trouver ! C’est ce qui nous a fait choisir ce texte, mes frères, pour vous parler plus au long de cette liberté de Dieu : non en examinant chacune de ses paroles à part ; beaucoup moins en essayant d’approfondir les abîmes que l’apôtre saint Paul dit ici excéder de si loin toute connaissance ; mais pour remarquer les occasions pour lesquelles il s’écrie ainsi, afin d’apprendre, à son exemple, à ne rien penser des actions de Dieu qu’avec respect, n’en rien dire qu’avec toute sobriété, n’en chercher point de raisons quand il ne nous en propose point d’autres que sa volonté et, en réprimant la curiosité et la témérité naturelle de nos esprits, adorer ses secrets en un profond silence[n]. »
[n] Pages 213-214.
Voici comment l’orateur explique les paroles qui précèdent son texte : Dieu a tout enclos sous rébellion, afin qu’il fît miséricorde à tous :
« Depuis que Dieu avait choisi la postérité d’Abraham, afin de lui faire des traités particuliers avec elle et commettre la garde de ses oracles, il avait laissé cheminer les nations en leurs voies, se contentant seulement de la révélation qu’il avait faite de soi en la nature et en l’administration de sa providence. Et au reste, cette révélation étant si indignement méprisée par les gentils, Dieu avait versé sur eux son ire d’une façon épouvantable, les abandonnant à toutes sortes d’affections infâmes, de sorte que, comme à l’envi et à qui en ferait pis, ils avaient mené une vie, non licencieuse et débordée seulement, mais entièrement horrible. En Judée il n’en était pas ainsi. D’un côté, il y avait plusieurs gens de bien et véritablement fidèles, en qui les promesses du Rédempteur, accompagnées de la vertu de l’Esprit, avaient eu une grande efficace. D’autre côté, il y en avait plusieurs qui, bien qu’ils n’eussent que l’esprit de servitude, qui était destiné au ministère de la loi, sans rien sentir de la vraie sanctification, qui fait embrasser la parole de la grâce, si est-ce que le frein de la loi réprimait l’impétuosité de leurs cupidités et empêchait que, quant à l’extérieur, ils ne menassent une vie fort sujette à répréhension. Et de cette sorte étaient tant de pharisiens, tant de scribes, tant de docteurs de la loi, tant de gens de cette nature, dont l’hypocrisie est si souvent et si sévèrement taxée en l’Évangile. Le reste du peuple vivait en quelque obéissance des lois, et peut-être que le peuple n’était pas la pire partie de la nation judaïque. Partant, à faire comparaison de ces deux sortes de peuples ensemble, les Juifs et les gentils, il eût pu arriver, par la dissemblance de leur vie, à l’estimer par l’extérieure conversation, qu’on eût cru les Juifs beaucoup plus honnêtes gens que les gentils, et que, ou bien ils n’eussent point eu affaire de rédempteur, ou que, s’ils en eussent eu affaire, c’eût été beau-coup moins que les autres. De façon que peut-être le salut des Juifs, à le considérer en soi-même, eût été cru fondé en quelque façon en la miséricorde de Dieu ; mais à le comparer avec celui des gentils, il eût pu sembler tenir autant de la justice que de la miséricorde. Afin donc de faire paraître clair comme la lumière que ni les uns ni les autres ne pouvaient être sauvés que par une pure et simple miséricorde, Dieu, par son juste jugement, a permis que les Juifs soient tombés en cette extrême rébellion, et par cette rébellion en une sorte de vie qui n’est en rien meilleure que celle des gentils, pour infâme qu’elle puisse être. Ainsi, quand Dieu viendra à les relever de la ruine en laquelle ils sont tombés, alors toute âme, quelle qu’elle soit, sera contrainte de confesser qu’en cet égard les Juifs n’ont point d’avantage par-dessus les gentils, et que ce que les uns et les autres sont sauvés, c’est de pure miséricorde. Ces mots donc : à celle fin de faire miséricorde à tous, se doivent entendre, non de la chose en elle-même, mais de la déclaration et manifestation de la chose ; comme il est assez ordinaire en la langue hébraïque, dont le Nouveau Testament imite les phrases, de dire que les choses se font à l’heure qu’elles paraissent et viennent en évidence. Ainsi est-il dit que le frère et l’ami naissent au jour de l’affliction, pour ce que c’est alors que se montrent ceux qui le sont véritablement, et que Christ a été engendré le jour de sa résurrection, pour ce que lors tout le monde a dû reconnaître qu’il était sans doute le Fils de Dieu[o]. »
[o] Pages 217-219.
Parlant des œuvres de la sagesse de Dieu, l’orateur dit qu’elles sont de deux sortes :
« Il y a quelques-unes de ses œuvres qui découvrent les raisons de la sapience que Dieu a observées en leur production, et font que nous l’y admirons à la vérité, mais que nous l’y admirons avec connaissance. Comme, par exemple, ce que la terre tient au monde le lieu le plus bas, c’est bien une œuvre de la sagesse de Dieu, mais c’est en telle façon que nous apercevons la raison de cette constitution des choses. Car Dieu y a eu égard à leurs qualités et les a agencées selon leur nature. La terre étant un élément si pesant, il fallait nécessairement qu’il occupât le lieu le plus bas du monde… Mais il y a quelques autres ouvrages de Dieu dont nous ne comprenons nullement les raisons et où par conséquent nous admirons sa sagesse ; mais c’est sans connaissance, en une humilité profonde, comme à l’égard de choses qui excèdent infiniment toute intelligence[p]. »
[p] Pages 241-243.
Cette idée n’est guère juste. On peut admirer quoique l’on ne comprenne pas, mais non parce que l’on ne comprend pas, puisque l’admiration n’est que le plus haut degré de l’approbation, qu’approbation implique jugement, et jugement connaissance des deux termes. Nous ne connaissons, il est vrai, que les bords des œuvres de Dieu, mais cela suffit pour nous permettre d’en apprécier l’étendue.
Le plus intéressant de ces discours est le sixième, sur ce texte : Quiconque a ouï du Père et a appris vient à moi. (Jean 6.45) L’orateur examinera : « Premièrement, que c’est que venir à Christ ; secondement, que c’est qu’ouïr du Père et apprendre ; et en troisième lieu, comment quiconque a ouï du Père et a appris vient à Christ[q]. »
[q] Page 251.
Il veut prouver qu’on ne peut être efficacement enseigné que de Dieu et que toute l’œuvre de notre foi lui appartient. Il combat ceux qui prétendent que cet enseignement de Dieu se termine à mettre l’homme en état de croire s’il veut croire ; en telle sorte que l’objet de la foi viendrait de Dieu, et la foi même de nous, et que l’enseignement étant le même, la capacité de croire la même, d’un individu à l’autre, c’est la volonté qui fait la différence.
A quoi il objecte :
1° Que croire ne peut être, en aucun cas, le fait de la volonté ;
2° Que quand même la volonté disposerait de l’entendement, encore faut-il que cette volonté soit déterminée par un motif, qui est la vérité ou l’utilité, desquelles deux choses c’est l’entendement qui juge ;
3° Que si la volonté pouvait se décider sans raison, ce ne serait que dans les choses d’une minime conséquence ; or il est ici question de choses d’une conséquence infinie ;
4° Que vainement ils diront que la volonté, en se déterminant à croire, suit l’invitation des raisons que l’entendement lui montre, puisque, selon eux, toutes ces raisons ne peuvent avoir d’effet que de mettre la volonté dans un état d’indifférence : or nous cherchons comment elle sortira de cet état pour se diriger vers la foi, et on ne nous l’apprend pas ;
5° Que l’indifférence de l’entendement est incompatible avec son illumination, c’est-à-dire avec la connaissance certaine de Jésus-Christ comme notre souverain bien ;
6° Que quand il s’agit de l’Évangile, cette indifférence ne peut être qu’un grand péché ; c’est donc jusqu’à un état de grand péché que l’illumination divine nous aurait élevés ;
7° Qu’il est impossible que la volonté se tire elle-même de cette indifférence. Pour le prouver, l’orateur invite à considérer deux choses :
« La première est qu’Adam étant autrefois en état d’intégrité, et néanmoins en une condition muable, pour entier qu’il fût, la tentation n’a pas laissé de le corrompre et l’a fait passer de cette bonne constitution en une mauvaise. Si donc l’homme étant en une bonne constitution n’a pu s’y maintenir, comment est-ce qu’étant en une mauvaise (car nous avons vu que cette indifférence l’est), il passera de soi-même et par la seule liberté de sa volonté en a une bonne ? Les tentations sont-elles à cette heure moins puissantes qu’autrefois ? Le diable est-il moins vigilant à prendre les occasions de nous subvertir ? Et quand cette indifférence ne serait point si mauvaise qu’elle est, serait-il pas plus aisé à l’ennemi de tirer à soi la volonté, quand elle branle encore irrésolue entre les deux partis, qu’il ne lui a été autrefois de tirer la volonté d’Adam au mal, du bien vers lequel elle était déjà excellemment déterminée ? L’autre chose est que nul ne doute que l’homme n’ait de soi-même de mauvaises habitudes en la volonté, comme l’avarice, l’ambition, et en un mot les inclinations merveilleusement violentes à toutes autres choses mauvaises. Je demande donc si, quand Dieu, par l’illumination de l’entendement, met la volonté en indifférence, ces mauvaises habitudes sont corrigées ou non. Car si elles sont déjà corrigées, vu que la sanctification de l’homme consiste en la correction et amendement des mauvaises habitudes de la volonté, l’homme sera sanctifié auparavant que d’avoir cru ; car celui-là n’a pas cru qui est encore en indifférence. Or est-ce chose prodigieuse en la théologie qu’un homme soit sanctifié avant qu’avoir la foi. Si elles ne sont point encore corrigées, vu que s’il y a chose aucune qui selon nature soit capable de déterminer la volonté, ce sont les habitudes dont elle est imbue de longue main, et que les mauvaises notamment la tiennent comme liée sous leur joug, comment est-ce que d’elle-même elle se pourrait déterminer au contraire[r] ? »
[r] Pages 277-279.
C’est donc par la vertu de Dieu que nous croyons. Si nous y perdons notre liberté, à la bonne heure ; mais nous ne l’y perdons pas :
« C’est cette prétendue liberté qui nous fait esclaves de péché. Vaudrait-il pas mieux sans comparaison en être délivrés, pour être faits serfs de Dieu et de justice ? Certes ceux qui le servent, et qui le servent de cœur et d’affection, voire qui le servent en telle façon qu’ils ne peuvent qu’ils ne le servent, ceux-là non seulement sont libres, mais ils règnent. Serions-nous donc si affolés de cette vaine liberté que nous ne voulussions pas être mis en la condition en laquelle sont les anges ? que nous dédaignassions d’être conjoints aussi indissolublement avec Christ comme les esprits bienheureux qui sont recueillis là-haut ? que nous nous plaignissions qu’on nous mît en l’état auquel notre Seigneur était quand il cheminait en la terre ? qui non seulement n’a point péché, mais n’a pu pécher ; qui pour cela ne s’est point plaint d’être privé de sa liberté, a pensé qu’en cela consistait, après cette admirable union avec la divinité, tout l’ornement et toute l’excellence de sa nature humaine.
Mais quoi, mes frères, ne craignons pas que cette invincible vertu de la grâce de Dieu en nous nous ravisse notre vraie liberté. Elle nous dompte, elle nous captive, elle se rend maîtresse de nous absolument, elle plante son enseigne en nos cœurs, elle triomphe de nous et de toute la puissance que le péché avait en nos âmes. Mais pourtant l’action par laquelle elle fait toutes ces choses est si douce, si agréable, remplit nos esprits de tant de joie et de consolation, engendre en nos volontés des mouvements si véhéments et si ardents vers notre salut et son auteur, et nous remplit au reste d’une telle connaissance de l’excellence de la chose que nous embrassons, qu’il est impossible qu’elle ne nous dérobe à nous-mêmes. Ce ne sont pas charmes ; car les charmes fascinent les yeux, et la grâce de l’Évangile les nous ouvre. Ce n’est pas contrainte ni violence, qui nous entraîne malgré que nous en ayons ; car toute contrainte est importune à l’esprit humain, et ce que nous croyons en Christ, que nous venons à lui, que nous nous y collons, est conjoint avec une incroyable allégresse, une joie inénarrable. C’est néanmoins quelque chose de plus puissant que les contraintes les plus violentes, quelque chose de plus doux que les charmes les plus attrayants, quelque chose en somme qui tient tout à fait de la manière en laquelle Dieu se communiquera à nous dans les cieux et retiendra nos yeux en l’admiration et nos affections en l’amour éternel de ses vertus émerveillables[a]. »
[a] Pages 294-296.
Un discours prononcé par Amyraut aux eaux de Bourbon[b] nous conduit à un autre pôle de son esprit. Il s’y écarte des habitudes de la chaire ; mais il est bon parfois que les esprits soient dépaysés : une secousse brusque peut réveiller quelque partie endormie. Le discours d’Amyraut n’est pas même un sermon proprement dit[c]. L’orateur commence par Messieurs et n’indique pas de texte ; toutefois il développe dans tout son discours cette parole de l’Écriture : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive.
[b] – Dans le volume intitulé : Cinq sermons prononcés à Charenton ; ensemble un discours chrétien prononcé à Bourbon. Charenton, 1658.
[c] M. Vinet ajoute en note : « Un ancien propriétaire de mon exemplaire a écrit à la marge de l’exorde : Ce discours est très bon, très solide, et on peut en faire un très bon sermon. — Aujourd’hui on ne lui refuserait pas ce titre. (Éditeurs.)
L’orateur applique d’abord les symptômes de la soif à la soif spirituelle, et dit comment cette dernière doit chercher à se désaltérer. Il signale ensuite les ressemblances et les différences qui existent entre les eaux de la grâce et les eaux de Bourbon.
- Ressemblances.
- Ni les unes ni les autres ne sont un produit de l’industrie humaine.
- Cette eau est chaude par l’effet de sa combinaison avec quelque minéral. La chaleur de la foi, c’est la charité.
- Quelques autres éléments lui communiquent des vertus médicinales.
- Cette source est aussi ancienne que le monde, et pourtant ses vertus ont été longtemps inconnues.
- Les gens du pays en usent peu.
- Elle est abondante et bouillonne incessamment.
- Nul n’est exclus de la participation de ces eaux.
- On les donne pour rien.
- On prend de la même façon ces eaux et celles de la grâce : Il en faut boire et en boire largement. Il faut s’y baigner pour en tirer la chaleur et la vigueur. Il faut quelquefois qu’elles tombent d’en haut avec impétuosité.
- Différences.
- Ces eaux sourdent de la terre et les autres du ciel.
- Ces eaux ne sont pas bonnes pour toutes les maladies.
- L’usage de ces eaux a quelque chose d’importun.
- Il faut se vider le corps de ces eaux après les avoir prises.
- Ceux qu’elles ont guéris peuvent retomber malades, et dans tous les cas ils mourront.
- Conclusion. Nous avons laissé nos familles et nos affaires pour venir à ces eaux. On en parle beaucoup, tandis qu’on les prend. Quand on en a été soulagé, on en parle à son retour. En sortant d’ici, on emporte des ordonnances auxquelles on se conforme. Ceux qui ont été soulagés exhortent les autres. — En tout cela nous avons des images de ce que nous devons faire pour les eaux de la grâce.
Cherchons pour nos âmes des sources nouvelles, comme l’on chercherait les sources thermales qui pourraient encore se trouver dans le royaume, et apprécions ces eaux salutaires, comme des eaux thermales se recommandent à nous par les forces qu’elles communiquent à nos membres.
A côté d’excellentes idées, ce discours en renferme dont l’ingéniosité fait sourire ; l’impression toutefois est sérieuse.
Faisons mention encore d’un discours prononcé en 1658 pour la convalescence du roi, qui était alors âgé de vingt ans et dont une grave maladie avait menacé les jours. Les protestants montrèrent un grand empressement dans cette circonstance. Amyraut s’excuse dans son exorde de se trouver en retard, en même temps qu’il témoigne de l’affection, et du zèle de ses frères pour ce monarque bientôt persécuteur. — Nous avons remarqué à la fin de ce discours cette prière : « Donne-lui de reconnaître que c’est à l’amplification et à l’affermissement du règne de notre Seigneur Jésus-Christ qu’il doit employer la puissance et l’autorité du sien, et d’avoir soin que tous ceux qui te servent en pureté jouissent de repos et de tranquillité dans les lieux de son obéissance. »
A tout prendre, Amyraut est bien moins remarquable comme prédicateur que comme écrivain polémique et comme moraliste. On peut dire que c’est moins un pasteur qu’un docteur en théologie, qui porte ses discussions dans la chaire. Il se montre dans ses sermons dialecticien exercé, subtil et pourtant loyal. On voit en lui un esprit habitué à la méditation et à l’analyse, versé dans la philosophie, choisissant des sujets et des points de vue où il s’agit plutôt de convaincre que de persuader et de toucher. On s’aperçoit qu’il n’a pas exercé longtemps le ministère ; il lui manque ce qui doit manquer plus ou moins à tout prédicateur non pasteur : l’expérience, il y a des choses qu’on ne sait bien, qu’après les avoir expérimentées. Amyraut a pourtant parfois les vrais accents de l’éloquence pastorale.
Examinant de plus près la forme de son esprit, on y trouve en petite mesure l’élément de l’intuition immédiate, cette perception vive et rapide des objets, cette synthèse instantanée, qui présuppose l’analyse, mais n’en laisse pas paraître les éléments distincts. Ses idées lui sont fournies par le raisonnement, le syllogisme, et non par l’intuition. Il est moins préoccupé de la substance des idées que de leur rapport logique.
Il y a chez lui peu de mouvement oratoire, point de passion. Son discours est une exposition, quelquefois animée ; mais il ne sort généralement pas de la forme expositive. Un de ses grands défauts, c’est le manque de proportion et de perspective dans les développements. Son langage est suranné, plus ancien que celui des autres prédicateurs de son Église, son style négligé, sa phrase embarrassée d’incidentes. Il n’a nul sentiment de la période ; il a peu de sentiment du style parlé, mais de temps en temps des passages d’un style ferme, net et rapide, et des phrases bien frappées.
Un caractère distinctif d’Amyraut est le plus parfait naturel. Il a su se préserver, comme du reste la plupart de ses contemporains protestants, de cette rhétorique de mauvais goût qui faisait invasion à cette époque. Il a peu d’intentions oratoires, mais des traits ingénieux et une éloquence parfaitement vraie, quand il lui en échappe quelques jets.
Quant à sa théologie, elle paraît claire au premier regard, beaucoup moins au second. Elle revient par un détour aux difficultés qu’elle a voulu éviter, et fait seulement sentir l’impossibilité d’un moyen terme en certaines questions.
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