Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Raymond Gaches

 1615-1668 

Nous savons peu de chose de Raymond Gaches ; mais le fait qu’il fut pasteur à Charenton montre assez que c’était un homme distingué. Il desservit cette église de 1634 à 1668 époque de sa mort. Il a publié, outre un certain nombre de sermons détachés, un volume intitulé : Seize sermons sur divers textes de l’Écriture sainte[d], imprimé à Genève en 1660.

[d] La plupart des sermons détachés ont été compris dans ce recueil. Une partie d’entre eux avaient été réunis précédemment sous le titre de Décade de sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Charenton, 1656. Les quatre premiers sermons sur la deuxième Épître de saint Pierre, qui formaient déjà alors un recueil distinct, font partie de cette décade. (Éditeurs.)

Il n’est ni dialecticien exercé, ni théologien profond, comme plusieurs autres ; la justesse du jugement et la sûreté des vues lui manquent souvent ; mais il a une belle et riante imagination, qui sait tirer parti de la poésie du christianisme, tout à fait négligée par ses contemporains. Il a aussi de la sensibilité, on pourrait presque dire de l’onction, Ainsi dans le passage suivant, tiré du sermon sur 2 Pierre 1.1-2 :

« L’Église de Dieu retentit, mes frères, de continuelles bénédictions ; les fidèles unissent leurs cœurs et leurs voix pour bénir l’Éternel leur Dieu ; l’Éternel fait descendre ses bénédictions sur les fidèles ; le pasteur bénit le troupeau, le troupeau bénit le pasteur, et les fidèles, par des vœux mutuels, se bénissent les uns les autres. Il n’en est pas ainsi de la société des méchants : vous diriez que ce sont des bêtes sauvages, qui hurlent ou qui rugissent dans les antres ou dans les forêts ; ils se maudissent dans leurs querelles les uns les autres ; ils font des imprécations contre eux-mêmes dans leur impatience et dans leur désespoir ; ils maudissent Satan qui les presse, et Satan les maudit de toute sa fureur, et les enchaîne enfin avec joie dans les enfers, qui sont un lieu de malédiction et d’horreur. Que la paix, que la charité qui règne dans l’Église est une chose bien aimable ! Qu’il est doux et de bénir et d’être béni ! Mais la bénédiction encore qui est donnée par la bouche ou par la plume d’un apôtre a quelque chose de plus doux ; comme ils sont établis dispensateurs des grâces de Dieu, il semble que leurs souhaits sont efficaces, et que les bénédictions qu’ils prononcent sont suivies de leur effet. O vous donc qui avez obtenu une foi de pareil prix avec les apôtres, recevez la bénédiction que vous donne aujourd’hui un grand apôtre, qui vous souhaite ce que le ciel a de plus précieux et ce que la terre a de plus agréable : Grâce et paix vous soit multipliée[e]. »


Raymond Gaches

[e] Premier sermon sur la deuxième Épître de saint Pierre. (Pages 26-28 du recueil des quatre premiers sermons sur cette Épître.)

Ce style est à peu près nouveau dans la chaire protestante. Le Faucheur est éloquent, il est vrai ; on trouve chez lui une abondance d’images ; mais il n’a pas la grâce, le coloris aimable et la poésie de Raymond Gaches. Celui-ci a quelquefois aussi de l’élan et de la hardiesse. Le passage suivant nous en fournit un exemple :

« De quelque côté que je porte ma pensée, je ne vois que des trésors et des trésors de lumière, que des couronnes, mais des couronnes de gloire, que des fleuves, mais des fleuves de délices : en un mot, que des biens, mais des biens éternels, mais des biens infinis, qui sont offerts à l’espérance du fidèle. Ouvre ta bouche, disait l’Éternel à son peuple, et je la remplirai. Mais qui avait jamais cru qu’on pût remplir la bouche de notre cœur et satisfaire à tous ses désirs ? Peu de chose apaise la faim de nos corps ; mais qui avait cru que la faim de notre âme pût être jamais apaisée ? Ouvre néanmoins ton âme, fidèle ; conçois des souhaits dignes de celui qui a un Dieu pour père ; élève ton espérance ; forme l’idée d’une grande félicité ; joins les plus éminents honneurs à l’abondance des richesses, une santé pleine et riante à un contentement de l’esprit qui ne soit jamais interrompu ; donne des rayons à notre visage ; donne la connaissance de tous les secrets à nos esprits ; fais naître dans un beau séjour ou des lis ou des roses ; fais que l’air y soit embaumé de l’odeur du musc et de l’ambre ; présente mille beaux spectacles à tes yeux ; et, ayant uni toutes ces choses ensemble, si tu t’écries : Oh ! qui me donnera tous ces biens ? nous te répondrons, de la part de Dieu, que plus grande est encore, et mille fois plus grande, la félicité qu’il te promet. Avare, voici des trésors qu’on ne te saurait ravir ; ambitieux, voici des triomphes, voici des couronnes ; voluptueux, voici des plaisirs plus purs, mais plus doux, des délices plus innocentes, mais plus durables. O hommes, voici la vie et la gloire, mais une vie éternelle et une gloire infinie. Oh ! combien sont grands les biens que tu as préparés à ceux que tu aimes, ô Éternel ! Mon âme te désire en cette terre déserte. Puisque je souffre et que je pèche ici-bas, puisque je dois régner et t’obéir parfaitement dans le ciel, oh ! quand entrerai-je et me présenterai-je devant ta face ? Mes frères, votre cœur ne brûle-t-il pas quand vous pensez à la grandeur et au prix de ces divines promesses ? Ce que le monde a de plus grand ne vous paraît-il pas méprisable ? Ce que le monde a de plus précieux ne vous semble-t-il pas de nulle valeur ? et vos yeux, éblouis des lumières du paradis, que votre foi commence d’apercevoir, ne trouvent-ils pas triste et sombre ce que la terre a de plus beau[f] ? »

[f] Deuxième sermon sur la deuxième Épître de saint Pierre, (Pages 67-69 du recueil des quatre premiers sermons sur cette épître.)

Gaches n’atteint pas toutefois les sommités de l’éloquence. Il y a en lui le germe des plus grandes beautés, mais sans la force de le développer en plein ; c’est le bouton d’une fleur qui, à peine ouvert, se referme.

Il a plus d’intuition que quelques autres et trouve, sans le labeur du raisonnement, par une sorte de rapide synthèse[g] de belles idées, de beaux traits tels que celui-ci : « Merveille de la bonté de Dieu ! Il nous prépare tous ses trésors, et nous donne même la main pour les recevoir ; il nous donne toutes choses, et nous donne nous-mêmes à nous-mêmes[h]. »

[g] Entre savoir et connaître, il y a une grande différence. Connaître c’est identifier avec soi-même ; il n’y a que l’âme qui puisse bien connaître.

[h] Premier sermon sur la deuxième Épître de saint Pierre (Page 23 du recueil des quatre premiers sermons sur cette épître.)

Il a de l’éloquence, mais quelquefois la rhétorique paraît. On sent chez lui comme chez Charles Drelincourt, l’influence du père Senault, alors très en vogue. Comme lui, Gaches aime les citations et les allusions historiques l’érudition ornée. Voyez par exemple, dans le sermon sur le Triomphe de l’Évangile les passages suivants :

« Le prince des médecins, le grand Hippocrate, dans le traité des aliments, nous enseigne que lorsqu’une personne abattue par la faim a besoin d’être promptement secourue pour rappeler plutôt ses forces, il faut lui donner des choses liquides ou pour agir avec un succès plus présent, il faut se servir des odeurs. Démocrite conserva trois jours sa vie par la seule odeur du pain chaud, et l’on croit qu’Aristote reçut un pareil secours de l’odeur des pommes. Pour remettre bientôt une âme, pour la nourrir et la fortifier dans la vie de la grâce, l’odeur de la connaissance de Dieu est le salutaire aliment qui lui peut donner des forces, qu’elle chercherait en vain dans les sciences humaines. Ce n’est pas tout encore ; car vous savez que les odeurs purifient l’air, et pour cette raison les Égyptiens se parfumaient au matin avec quelque espèce de résine, et au midi avec de la myrrhe. L’on emploie parmi nous les parfums de bonne odeur contre les ravages de la peste. Et l’odeur de la connaissance de Dieu n’écarte-t-elle pas le venin qui donnerait la mort à nos âmes, et ne nous préserve-t-elle pas de la contagion de l’erreur[i] ? » — Sur toutes choses, que l’avarice ne tente jamais vos cœurs. Pour monter au ciel, Élie laissa toutes choses, jusques à sa manteline. Nous ne saurions voler vers le paradis avec ces ailes d’or dont parle un poète grec, faisant de la matière la plus pesante ce qui doit être le plus léger. Cédrénus rapporte que cette belle perle dont un roi de Perse faisait son plus précieux trésor, avait un chien marin pour sa garde, si bien que celui qui entreprit de la pêcher n’eut que le temps de mettre le bras hors de l’eau, pour la bailler à ses compagnons, et ce chien le dévora sur l’heure. Les richesses ont un démon à leur suite ; ceux qui se tuent pour les acquérir, à peine les possèdent-ils un moment, à peine ont-ils le loisir d’en disposer en faveur de leurs héritiers, et voilà ce démon les entraîne dans les abîmes et se repaît de leurs tourments[j]. »

[i] Le Triomphe de l’Évangile. Charenton, 1655. Pages 36-37.

[j] Le Triomphe de l’Évangile. Pages 62-63.

Je ne trouve Raymond Gaches qu’ingénieux, sans effort et sans étalage, dans le passage suivant du même sermon :

« Je sais bien que les apôtres ont été les plus pures et les plus brillantes lumières de l’Église, que leurs noms ont été écrits sur les douze fondements de la Jérusalem céleste, et qu’ils doivent être assis sur douze trônes pour juger les douze lignées d’Israël. Ils ont été des flambeaux dignement élevés sur le chandelier du temple de Dieu, qui, répandant leur lumière de toutes parts, ont dissipé la nuit du paganisme et les brouillards des hérésies. Leur bouche était une source d’eau vive, une veine de la fontaine éternelle, et la terre a pris plaisir à s’enivrer de l’abondance de leurs eaux. Je sais bien que ceux qui vous annoncent l’Évangile ne sont pas apôtres, et je confesse que, lorsque vous détournerez vos regards de ces étoiles de la première grandeur, la lueur des moindres astres n’est que pure obscurité. Néanmoins les paroles de notre texte peuvent, sans qu’on leur fasse violence, être appliquées généralement à tous les ministres de la grâce, pour ce que, si les apôtres ont eu un emploi et des grâces extraordinaires, en quoi nous ne leur succédons pas, nous leur succédons pourtant, par la miséricorde infinie du Père céleste, en l’œuvre du ministère et en la dispensation des secrets de Dieu. Si vos pasteurs n’ont pas reçu les mêmes dons, ils vous présentent néanmoins le même salut, et si ces vaisseaux ne sont pas d’une matière aussi précieuse, vous y trouvez néanmoins les mêmes trésors, qui peuvent enrichir vos âmes. Le Seigneur Jésus est toujours la matière de leurs prédications, la sainteté est toujours le chemin qu’ils vous apprennent, et le ciel est toujours le but auquel ils vous veulent amener. S’ils ne guérissent pas miraculeusement les malades de même que les apôtres, néanmoins de même que les apôtres ils convertissent les pécheurs ; s’ils ne donnent pas la vue aux aveugles, ils éclairent l’intelligence des errants ; s’ils ne ressuscitent pas les morts, ils relèvent les hommes du tombeau du vice, et s’ils ne chassent pas les démons des corps qui en sont possédés, ils renversent le trône de Satan et élèvent celui du Seigneur Jésus dans la conscience des hommes. Encore que Dieu répande souvent du sein des nuées ces eaux précieuses qui font la fertilité de nos champs, néanmoins il remplit ordinairement nos fontaines par des canaux secrets, que nous avons bien de la peine à découvrir. Mais, soit que les eaux tombent sensiblement des airs, soit qu’elles semblent naître de la terre, elles découlent toutes également de la mer, elles sont toutes également conduites par la Providence divine. Nous pouvons dire la même chose des eaux de la grâce. Elles ont été versées extraordinairement du ciel, d’une façon plus auguste et plus admirable, sur les apôtres ; elles sont communiquée aujourd’hui aux ministres de Christ par des secrets canaux, avec moins d’éclat et avec moins d’abondance ; mais elles descendent toujours de la même source de grâce, et elles sont toujours adressées à l’édification des croyants[k]. »

[k] Le Triomphe de l’Évangile, Pages 12-15.

Le style de Raymond Gaches est bien plus coulant, plus pur, plus agréable que celui de la plupart de ses contemporains ; il ne donne ni beaucoup d’aliment ni beaucoup d’occupation à l’esprit ; mais il l’attire et l’entraîne doucement sur ses pas, d’autant plus que la marche de ses idées est simple, nette et facile. Aujourd’hui encore il se ferait lire avec plaisir,

En résumé, pendant cette première période :

1° Le genre analytique domine.

2° La morale descriptive, ou la philosophie morale n’abonde pas. — Abondait-elle davantage chez les contemporains catholiques ? C’est ce que j’ignore. En tout cas, il ne serait pas équitable de mettre en regard de Bourdaloue Daillé, Gaches ou Amyraut ; car à la mort de ceux-ci, Bourdaloue commençait seulement à poindre.

Arrêtons nous quelques instants sur ces deux faits, pour les déterminer et en mesurer la portée.

La méthode analytique consiste à prendre les unes après les autres les différentes parties du texte, dans l’ordre où elles se trouvent, pour en donner à l’auditeur le sens complet et le résultat. Cette méthode n’a pas un caractère si passif et si servile qu’il le semblerait d’abord : il est impossible, en effet, que le prédicateur ne mette pas beaucoup du sien dans le travail qu’il doit faire, ne fût-ce que pour circonscrire et diviser son texte. Cependant il y a toujours une grande différence entre le sermon analytique et le sermon synthétique. Dans ce dernier, le prédicateur est plus indépendant, mais sa tâche est plus forte ; il est moins gêné, mais il est aussi moins aidé.

Dans le Traité de Claude de la composition d’un sermon on trouve quelques détails qui peuvent servir à nous faire connaître la méthode du temps. Claude distingue quatre manières de traiter un texte[l] :

[l] Claude. Traité de la composition d’un sermon, chapitres 5 à 9, dans le tome I des Œuvres posthumes, pages 205, 309, 377 et 379.

1° La voie d’explication qui suppose un texte obscur, ou difficile, ou profond, ou vaste. C’est une étoffe roulée sur elle-même, et dont on ne peut voir les dessins qu’en la déroulant (explicando), en en exposant à la lumière du jour toutes les parties. Claude voit dans cette forme la forme normale et le point de départ des autres ; c’était aussi, à ce qu’il paraît, celle qu’on préférait alors.

2° La voie d’observations qui n’est qu’une nuance de la précédente. Ici les textes ne sont pas difficiles à comprendre, mais il y a des observations utiles à faire sur les mots.

3° La voie d’application perpétuelle dans laquelle, laissant les explications et les observations qui ne sont pas importantes, on applique le texte aux auditeurs et on les exhorte.

4° « A ces trois manières il faut en ajouter une quatrième, qui consiste à réduire son texte à quelques propositions, deux au moins et trois ou quatre tout au plus, qui aient entre elles quelque dépendance et quelque subordination, et ensuite les traiter fortement et faire toute son action sur cela… Quand on prend cette voie, on a beaucoup plus de liberté que dans les autres et l’on se fait un champ plus étendu. Dans les autres, vous êtes restreint à votre propre texte, et vous ne pouvez ni expliquer ni appliquer que votre texte, ni faire d’autres observations que celles précisément qui s’y rapportent. Mais ici votre sujet, c’est la matière contenue dans vos propositions : vous les pouvez traiter à fond et les pousser aussi loin qu’il vous plaira, pourvu que vous ne choquiez pas les règles générales d’un sermon. Et il faut alors se proposer de traiter non le texte, mais les choses que vous avez choisies entre toutes celles que le texte contient. Les voies d’explication sont plus propres à donner l’intelligence de l’Écriture et celle de la théologie méthodique. La voie d’application regarde plus la pratique que la théorie. Mais celle-ci, que nous pouvons appeler la voie des propositions ou la voie des points, est plus propre à donner la connaissance de la théologie méthodique que celle de l’Écriture, et elle peut également servir à la théorie et à la pratique[m]. »

[m] Pages 379-380.

Cette dernière méthode est celle qui a fini par prévaloir. Du reste, Claude n’est pas d’avis qu’on doive en employer une à l’exclusion des autres. « Il ne faut pas penser, dit-il, que ces quatre manières de traiter les textes soient tellement séparées qu’elles ne se puissent mêler l’une avec l’autre. Au contraire, il y a peu de textes où il ne faille se servir de deux ou trois de ces manières, et quelquefois même de toutes quatre[n]. » Mestrezat lui-même réduit chaque partie de son texte à une proposition, et son sermon, si sévèrement analytique, n’est qu’une série de plusieurs sermons synthétiques. Ainsi, au fond, cela revient au même. Dans le sermon analytique, comme dans le sermon synthétique, il y a de la synthèse ; mais dans le premier elle s’attache à des parties du texte, et dans le second au texte tout entier. Il y a toutefois cette différence capitale que, dans le sermon synthétique, on traite moins les éléments verbaux que la proposition du texte. Quand on veut faire un sermon synthétique, il faut donc, tout en tirant parti autant que possible de tout ce que renferme le texte, éviter de se laisser embarrasser par les détails et ne pas sacrifier l’unité.

[n] Page 404.

La prédominance de la méthode analytique, à l’époque dont nous parlons, n’était pas une affaire de système, mais une nécessité du temps. Il fallait alors, avant tout, expliquer l’Écriture, parce que le plus simple devait, à l’occasion, rendre compte de sa foi. Tout ce qu’on ne lui prouvait pas par l’Écriture n’existait pas pour lui.

Nous avons dit, en second lieu, qu’il y a peu de morale dans les sermons de cette époque. Ceci a besoin d’être expliqué ; car, dans un sens, c’est le contraire qui est vrai. Ce qui domine chez ces hommes, c’est le désir d’implanter les dogmes dans le cœur, de transporter la vérité dans la vie ; or rien n’est plus abondant en morale que le dogme chrétien. Non seulement la morale en découle, mais chaque dogme est une vérité morale, un fait moral, qui s’accomplit en Dieu ou en l’homme, et où la volonté, la conscience, l’affection interviennent en première ligne. Cependant on peut considérer la morale sous un autre point de vue. Elle est la science des mœurs, c’est-à-dire des habitudes de l’âme ; et il se pourrait qu’on eût traité abondamment les vérités du christianisme, et qu’on eût donné peu de place à cette science des mœurs. C’est le cas pour les prédicateurs dont nous nous sommes occupés : ils forgent à grands coups l’homme nouveau sur l’enclume de la conscience, mais ne complètent pas leur œuvre par un travail plus délicat. Ils réveillent la conscience en gros, sans se soucier du détail. Souvent cela suffit, et ce premier travail est en tout cas nécessaire : avant de modeler et de limer ce fer, il faut qu’il ait passé au feu de la Parole. Cependant, à l’ordinaire, il ne faut pas s’en tenir là.

La morale est de trois sortes dans la prédication et en elle-même.

Il y a d’abord une morale descriptive qui retrace les faits du monde intérieur, soit qu’ils restent cachés dans l’âme, où le moraliste va les chercher au moyen de la conscience, soit qu’ils se produisent dans le monde extérieur. On peut distinguer deux formes de la morale descriptive : la première, qui s’attache à peindre des caractères généraux, est celle de La Bruyère ; l’autre est celle des poètes qui ont pour but de peindre non l’espèce, mais les individus, en revêtant d’un certain caractère un personnage qu’ils font vivre devant nous. Il nous serait utile d’étudier avec sérieux sous ce rapport Shakespeare, Racine, Molière. Ce procédé n’est nullement méthodique, mais il est peut-être le meilleur : il donne des faits moraux une intuition vive, plus vive quelquefois que celle que donne la vie ; mais nous n’avons pas à nous en occuper ici.

La morale explicative ou philosophie morale, passe des faits aux idées ; elle range les faits, les coordonne, en tire les conséquences : en un mot, elle construit le corps scientifique de la morale. Elle étudie toujours les faits, mais elle distingue soigneusement les faits intérieurs et les faits extérieurs, et dans l’une et l’autre de ces classes, elle distingue encore entre l’homme en état de péché et l’homme en état de grâce. Il y a un point où elle cesse d’être morale proprement dite et où elle devient spiritualité : c’est quand elle suit le filon précieux de l’influence divine dans l’homme régénéré, quand elle explique et classe les faits intimes qui se succèdent dans son âme et l’enrichissent.

Enfin, la morale prescriptive donne des directions, générales ou particulières, sur la conduite de la vie. Le prédicateur ainsi devient conseiller.

On conçoit quelle abondance de faits et d’idées la morale prête à la prédication. Mais faut-il s’engager dans cette voie ou s’en tenir éloigné ? Il s’est formé sur ce point deux écoles : l’une, objective s’attache uniquement à l’objet de la religion révélée ; l’autre, subjective s’attache aussi à l’homme, qui devient ainsi le texte vivant de la prédication. Celle-ci a, dans ce dernier cas, deux objets : Dieu et l’homme, placés en présence l’un de l’autre et s’expliquant mutuellement. — Mais, on l’a dit avec raison, il faut prendre garde de ne pas se perdre dans la contemplation de l’homme ; on pourrait exciter ainsi une curiosité profane et dangereuse. L’homme est préoccupé de lui-même et aime qu’on lui parle de lui, fût-ce pour en dire du mal. C’est, en particulier, un des caractères de notre époque, qui veut tout comprendre sans rien juger, tout expliquer, sans jamais conclure ; mais ces révélations sur l’homme, qui abondent dans les écrits du jour, sont une « voix de la terre. » Transportez ces écrivains dans le domaine des vérités révélées, objectives, et vous les trouverez misérablement insipides et indécis.

On peut sans doute se défier aussi d’une prédication qui abonde en peintures morales. Évidemment ce n’est pas tout ; mais peut-on dire que ce n’est rien ? Une prédication qui dit sans cesse. Tu es cet homme-là ! peut avoir ses dangers ; mais, pour la rejeter il faudrait être sûr que la méthode objective n’en présente aucun ; or elle en présente autant que l’autre, avec moins d’avantages peut-être. Le meilleur moyen est de les combiner, et de réunir la douce contemplation du Dieu qui nous a aimés et la douloureuse contemplation de l’homme qui ne l’a pas aimé.

Les prédicateurs que nous avons vus jusqu’ici ont employé surtout la méthode objective ; ils ont peu analysé le cœur humain ; ils avaient autre chose à faire, et ils l’ont bien fait. Nous allons voir maintenant la prédication subjective se faire jour chez leurs successeurs.

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