Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Jean Claude

 1619-1687 

Nous arrivons avec Claude à la seconde période de la prédication réformée au dix-septième siècle. La transition toutefois n’est pas brusque, et l’on pourrait dire presque aussi bien qu’il termine la première période. Mais on aperçoit dans ses sermons les premiers symptômes de la révolution homilétique qui s’accomplit. L’analyse devient synthèse. Jusque-là l’explication avait dominé, explication docile et suivie d’un texte ordinairement étendu. On s’efforçait sans doute de lier entre elles les différentes parties et de leur donner un but final, mais cet effort n’était pas très énergique. De là jusqu’au sermon proprement dit, qui dans un texte saisit une idée, il y a une grande distance remplie par des intermédiaires. Claude en est un. Il ne se détache pas de l’ancienne méthode, il la modifie. Dans cette conciliation qu’on essayait alors, on veut avant tout donner une explication fidèle, solide et détaillée du texte, mais en même temps développer une idée dont on fait le sujet du discours. La tâche était difficile et ne pouvait guère s’accomplir sans nuire en quelque degré à cette simplicité d’allures qui sied à la chaire. Les écrivains sacrés n’ont pas écrit des textes pour nos sermons. Si nous voulons développer notre idée, il faudra donc souvent faire abstraction de certaines circonstances du texte ; si nous voulons expliquer celui-ci, il faudra faire abstraction de notre système. Les prédicateurs protestants n’ont pas toujours évité le danger de la méthode qu’ils ont choisie, et ils ont souvent été conduits à tordre ou leur esprit ou leur texte. Cela valait mieux, il est vrai, que la méthode des prédicateurs catholiques, qui se moquent du texte et ne le traitent pas.

Un autre caractère des sermons de cette seconde période, c’est que la controverse y occupe de jour en jour moins de place.

Jean Claude fut l’homme le plus éminent de l’Église de son temps ; les catholiques l’appelaient le fameux ministre Claude. Il naquit en 1619, à La Sauvetat, dans le Rouergue, où son père était ministre. C’est sous la direction de celui-ci, homme d’un grand mérite et d’un grand savoir, qu’il fit toutes ses études, même celles de théologie[a], bien qu’il eût désiré d’aller à Saumur, où l’attirait l’élégance des mœurs et du langage. Après sa consécration, il devint pasteur de la petite Église de Sainte-Afrique, dans le Midi ; où il put donner à l’étude une grande partie de son temps. Appelé comme pasteur à Nîmes, en 1654, il y enseigna aussi la théologie avec succès.

[a] La France Protestante donne des renseignements un peu différents dans son article sur Claude : « Son père se chargea de lui donner la première lecture des belles-lettres, qu’il aimait et qu’il cultivait lui-même avec succès, et après lui avoir fait faire de bonnes humanités, il l’envoya étudier la philosophie et la théologie à Montauban, sous Garisolles et Charles. Ces détails sont empruntés à l’Abrégé de la vie de M. Claude, par A. B. B.D. L. D. P. (Éditeur.)


Monsieur Claude

Il présida le synode provincial de Nîmes en 1661 et s’y opposa à des projets de réunion qui couvraient des vues d’oppression prochaine. On voulait, d’un côté diviser, de l’autre diminuer la force morale d’un corps dont toute la force était morale. Claude déclara que les réformés ne pouvaient consentir à unir la lumière avec les ténèbres, Christ avec Bélial, et, malgré l’opposition du commissaire royal, il fit insérer cette déclaration dans le protocole. A la suite de cette opposition courageuse, le ministère lui fut interdit dans le Languedoc. Il se rendit à Paris pour réclamer, mais ne put réussir à faire lever cette interdiction.

C’est alors que s’ouvrit pour Claude la carrière des controverses, dans laquelle il rendit de grands services à son Église. Madame de Turenne le pria de réfuter un traité manuscrit, qui avait été composé en vue de la conversion du maréchal. Sa réponse se répandit au loin avant d’être imprimée. C’est de là que date son illustration.

Il réfuta ensuite le livre de la Perpétuité de la foi sur l’Eucharistie, dans lequel Arnauld et Nicole soutenaient que le dogme de la présence réelle a été de tout temps admis dans la chrétienté. Les Jésuites travaillèrent eux-mêmes à répandre la réponse de Claude, s’en faisant une arme contre les Jansénistes.

Il est curieux de rapprocher cette tactique des Jésuites de la décision suivante, prise par le synode national de Montauban, en 1594 : « Ceux de l’Ile de France seront vivement censurés de ce qu’ils ont proposé à cette Compagnie s’il serait bon d’agir politiquement contre le pape avec ceux de la religion romaine de ce royaume, pour maintenir les libertés de l’Église gallicane. Il sera écrit aux dits sieurs que leur proposition a été jugée indigne d’être mise en délibération[b]. »

[b] Aymon, Tous les Synode nationaux. Tome I, page 190.

Boileau est souverainement injuste et même injurieux envers Claude, dans ces vers qui commencent l’épître à Arnauld sur la mauvaise honte (1673) :

Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude,
Et romps de leurs erreurs les filets captieux.
Mais que sert que ta main leur dessille les yeux,
Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle,
Près d’embrasser l’Église, au prêche les rappelle ?
Non, ne crois pas que Claude, habile à se tromper,
Soit insensible aux traits dont lu le sais frapper ;
Mais un démon l’arrête, et, quand ta voix l’attire,
Lui dit : Si tu te rends, sais-tu ce qu’on va dire ?
Dans son heureux retour lui montre un faux malheur,
Lui peint de Charenton l’hérétique douleur,
Et, balançant Dieu même en son âme flottante,
Fait mourir dans son cœur la vérité naissante.

Claude eut encore une autre controverse avec Nicole, écrivain ingénieux, qui a rendu des services dans le champ de la morale, mais qui se montre trop souvent subtil. Dans ses Préjugés légitimes contre les calvinistes, il avait pris à partie la Réforme dans son ensemble, l’attaquant avec beaucoup d’habileté. Claude répondit par sa Défense de la Réformation. Cet ouvrage capital étendit sa réputation parmi les protestants et parmi les catholiques.

Nommons encore un livre posthume de Claude, sa Réponse à un traité de l’Eucharistie, traité attribué au cardinal Le Camus, alors évêque de Grenoble. Cette controverse s’engagea, comme beaucoup d’autres, à la demande d’un protestant de haut parage, qui bientôt passa au catholicisme. Plusieurs grands seigneurs se trouvaient mal à l’aise dans une religion disgraciée ; mais il fallait, pour la quitter, sauver les bienséances et observer certaines formes. De là ces controverses, qui ne pouvaient pas aboutir, mais qui étaient toujours des événements.

Claude fut nommé en 1666 ministre à Paris. Dès lors son importance fut grande dans les conseils des réformés. Il était le chef et l’âme de son parti. On le mettait en avant dans toutes les occasions importantes. La plus célèbre est la conférence qu’il eut avec Bossuet, sur l’invitation d’une parente de Turenne, Mademoiselle de Duras. Ce n’était qu’un spectacle, mais qui fait dire involontairement : Heureux ceux qui y assistèrent ! Il n’est pas facile de savoir qui l’emporta ; mais Bossuet dit lui-même, en parlant de Claude, dans la préface de sa relation : « Il me faisait trembler pour ceux qui l’écoutaient. »

A la révocation de l’édit de Nantes (1685), il fut distingué dans la proscription générale. Tandis qu’on accordait aux autres ministres un délai de quinze jours pour sortir du royaume, Claude dut partir dans les vingt-quatre heures. Il fut accueilli partout sur son passage par des marques de considération, de la part même de catholiques. Il se retira à La Haye, où il continua à prêcher, tout en s’occupant d’autres travaux. Il y mourut au bout de dix-huit mois.

Nous n’avons à nous occuper ici que de ses sermons, qui malheureusement sont en fort petit nombre. Ceux qui nous ont été conservés sont presque tous renfermés dans un volume intitulé : Recueil de sermons sur divers textes de l’Écriture sainte, prononcés par Jean Claude[c].

[c] Genève, chez Samuel De Tournes, 1693. — Ce volume renferme : cinq sermons sur la parabole des noces ; cinq autres sur Proverbes 16.6-7 ; sur Éphésiens 4.30 ; sur la section 73 du catéchisme (communion sous les deux espèces et manière dont Jésus-Christ est présent dans l’acte de l’eucharistie) ; sur Ecclésiaste 7.14 ; sur Matthieu 10.32-33 ; enfin, l’exhortation pour ceux de son troupeau de l’Église de Paris, sur Genèse 17.7-8. — Le seul sermon que nous connaissions en dehors de cette liste est un sermon sur Matthieu 16.18, publié à Rotterdam en 1684. (Éditeurs.)

Claude appartient décidément, par la langue et le style, à cette époque littéraire qu’on appelle le siècle de Louis XIV. Il a le goût pur des grands écrivains de ce siècle, un langage classique et l’horreur de tout faux brillant. Il exprime lui-même, dans le passage suivant du premier discours sur la Parabole des noces, son aversion prononcée pour la subtilité et la minutie :

« Je ne m’arrêterai pas à vous faire ici un parallèle importun, composé de toutes les conformités qui se peuvent trouver entre une noce et l’Évangile du Sauveur du monde, et beaucoup moins m’appliquerai-je à pousser avec excès cette figure de la noce et à la convertir en allégorie. Ces manières allégoriques et paralléliques, si j’ose ainsi parler, sont d’ordinaire de méchants jeux d’esprit, qui ont ce malheur de ne plaire à personne, mais qui de plus n’édifient nullement la conscience[d]. »

[d] La Parabole des noces expliquée en cinq sermons. Saumur, 1676. Page 17.

Claude est encore consciencieusement attaché à la méthode analytique, mais tend cependant vers le sermon synthétique. Il est fidèle au texte et l’épelle comme ses devanciers ; mais il ne se contente plus de le suivre pas à pas, il cherche à le résumer dans une ou deux idées, à le ramener dans la forme d’un sujet : en un mot, il a un plan. Il l’énonce d’ordinaire au commencement de son sermon. Ainsi, dans le second sermon sur la Parabole des noces (sur Matthieu 22.1-7) : « Venez ici, chrétiens, apprendre deux importantes vérités : l’une, ce que peut la corruption de l’homme privé du secours de la grâce, et l’autre, ce que fait la justice divine lorsque l’homme abandonne son devoir. Ce sont les deux points que nous avons à traiter. Nous avons à voir, premièrement, ce que firent les conviés, lorsque le roi leur envoya ses serviteurs pour les appeler ; secondement, nous avons à considérer ce qui leur en arriva[e]. »

[e] Ibid., pages 47-48.

Nous n’avons rien vu de semblable chez aucun de ses devanciers. Citons encore la manière dont il énonce son sujet et son plan dans le troisième de ces sermons (sur Matthieu 22.8-10) : Ces paroles se divisent d’elles-mêmes en deux points : le premier contient ce que le roi dit à ses serviteurs, et le second ce que les serviteurs firent pour exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu. L’un est la vocation des gentils, en tant qu’elle a Dieu pour auteur, et l’autre cette même vocation, en tant qu’elle a été exécutée par les ministres que Dieu avait choisis pour cela[f]. »

[f] La Parabole des noces. Pages 95-96.

Et dans le cinquième sermon (sur Matthieu 22.14) :

« Plusieurs sont appelés, mais peu sont élus. C’est en effet la conclusion que notre Seigneur tire de tout ce qu’il avait dit dans sa parabole, et c’est la raison qu’il donne de ce que les Juifs avaient rejeté son Évangile, et de ce qu’entre les gentils qui l’avaient reçu extérieurement, il s’en était trouvé quelques-uns qui n’avaient pas apporté à son divin banquet les dispositions qu’ils devaient. Pour traiter plus distinctement une si grande matière, nous la diviserons en deux points. Le premier sera de la vocation et de l’élection considérées en elles-mêmes, car il faut expliquer ce que c’est ; le second regardera leur étendue selon les bornes que notre texte leur donne : Plusieurs sont appelés et peu sont élus[g]. »

[g] Ibid. Pages 192-193.

Du reste, nous ne trouvons rien de bien remarquable chez Claude dans la décomposition de ses textes et de ses sujets. Il a peu d’invention, mais il est judicieux et pénétrant. Ce qui frappe aussi en lui, c’est un bon sens imperturbable et une fermeté d’esprit que rien ne déconcerte.

Son style est précis, net et prompt ; chaque phrase, chaque mot va droit au but, ad eventum festinat. Il se distingue aussi par une correction en général irréprochable.

« Il ne regardait pas le public, dit l’éditeur de ses œuvres posthumes, avec cette fière sécurité que nous voyons en plusieurs auteurs, et il ne s’estimait pas assez infaillible pour devoir acquiescer à ses premières pensées. Son principe était qu’un homme ne peut jamais trop réfléchir sur ce qu’il écrit et que, quand il est question de paraître aux yeux de tous, on ne saurait s’y présenter ni avec trop de chasteté, ni avec trop de sagesse. C’est ce qui l’obligeait à repasser souvent sur ses productions et à les retoucher avec sévérité[h]. »

[h] Les Œuvres posthumes de M. Claude. Tome I, préface, page 1.

Quant à l’imagination, il en a peu, soit de celle qui invente des idées, soit de celle qui invente des images ; mais il a de l’autorité et de la vigueur. Il était naturellement sévère ; Benoît l’appelle avec raison l’inflexible Claude[i], et il ne trouva que trop d’occasions de montrer sa sévérité. L’état de l’Église réformée était désespéré, à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes ; le caractère protestant s’était détrempé ; l’ensemble de l’Église s’était peu à peu endormi : de là, à côté d’actes héroïques, le grand nombre d’actes de faiblesse que la persécution provoqua. Il n’y eut pas autant de défections que les flatteurs de Louis XIV voulurent bien le lui faire croire ; toutefois elles eurent lieu en masse, et dans telle province, à peine la trentième partie des réformés demeura-t-elle fidèle à son culte ; les grands seigneurs s’étaient laissé gagner par l’appât des faveurs de la cour. Ce fut le cas, sans doute, pour Turenne, dont la défection (1669), trop semblable à celle de Henri IV, fut d’un exemple désastreux. D’autres défections célèbres suivirent. De leur côté, les industriels et les négociants protestants, les plus riches du royaume, devaient supporter avec impatience leur état d’humiliation, et beaucoup ne se résignaient qu’avec peine à rester en dehors d’un cercle où tout les conviait à entrer. La révocation fut, dans la main de Dieu, une verge pour quelques-uns, en même temps qu’un moyen de fortifier les autres.

[i] Histoire de l’Édit de Nantes. Delft, 1695. Tome III, partie III, page 904.

Comment s’étonner qu’une situation semblable ait inspiré à Claude des paroles sévères ? Ce ne sont pas des lieux communs ; son caractère, modéré et plutôt froid qu’emporté, nous garantit aussi que ce ne sont pas des exagérations, mais un portrait fidèle de la situation morale de ses auditeurs. Il montre dans ses réprimandes une hardiesse tout apostolique, sans âpreté, et parfois il s’y élève jusqu’à la véritable éloquence.

Ainsi, après avoir parlé de la ruine du peuple d’Israël après la mort de Jésus-Christ, Claude s’adresse en ces termes à son auditoire :

« Apprenons, mes frères, de ce grand et terrible exemple, à connaître et à craindre la justice divine ; et vous, profanes, soyez-en saisis d’étonnement. Il n’est plus ici question de chicaner et d’ergoter sur la religion chrétienne ; il s’agit de trembler à la vue du plus épouvantable objet qui se présente jamais aux yeux des hommes. Quand un pyrrhonien est seul et en repos dans son cabinet, il peut philosopher à son aise et chercher des arguments pour révoquer en doute les choses les plus sensibles ; mais quand il est en plein air et qu’il voit l’orage crever et le tonnerre tomber auprès de lui, que le tonnerre fracasse les grands arbres et embrase les maisons, qu’il voit dans un tremblement de terre le feu qui descend du ciel et qui monte en même temps de l’abîme, et des villes entières englouties ou consumées, alors il ne s’agit plus de faire le subtil, il faut être effrayé, il faut sentir malgré qu’on en ait l’effet de ce qu’on ne veut pas croire. Il en est ici de même. S’il s’agissait de dogmes et de mystères, nos esprits forts pourraient faire les chagrins et les difficiles ; mais il s’agit d’une foudre qui est partie de la plus puissante main qui soit dans tout l’univers ; il s’agit d’une plaie incurable, qui saigne encore et qui a saigné depuis seize cents ans ; il s’agit d’un incendie qui fume à nos yeux et qui fumera jusqu’à la fin du monde : et qui peut n’en être pas épouvanté ? J’avoue que Dieu ne déploie pas tous les jours ses jugements d’une manière si éclatante ; aussi ne s’en présente-t-il pas tous les jours de semblables occasions ; le Fils de Dieu ne descend plus sur la terre pour être personnellement crucifié. La ruine des Juifs fut un événement singulier, et de là vient que l’Écriture nous la représente comme une image du jugement dernier et de la fin du monde. Mais, en gardant la proportion, je dis que Dieu ne laisse point les crimes des hommes impunis et surtout ceux qui outragent ou qui méprisent son Évangile ; et si nous voulions ouvrir les yeux pour reconnaître les voies de sa providence, tous les siècles, et le nôtre même, nous en fourniraient des exemples assez remarquables. Apprenez donc à craindre, et sachant ce que c’est que de la frayeur du Seigneur, souffrez au moins qu’on vous induise à la foi. Pendant que Dieu se tient caché dans la nuée de sa miséricorde et de sa longue attente, et qu’il a, pour ainsi dire, les bras liés, vous ne concevez ni sa puissance, ni sa colère, ni sa justice ; mais sachez que si vous vainquez sa patience par votre dureté, la victoire vous en coûtera cher. Souvenez-vous de ce que Dieu disait au méchant dans le Psaume 50 ; car, après lui avoir représenté ses péchés, il ajoute : Tu as fait ces choses, et parce que je m’en suis tu, tu as cru que j’étais semblable à toi ; mais je t’en rédarguerai et je déduirai le tout par ordre en ta présence. Il est vrai que Dieu a mis également nos maux et nos biens, nos punitions et nos récompenses entre les idées de l’avenir ; mais ce que saint Paul a dit pour la consolation du juste : Si le Seigneur tarde, attends-le, car il viendra et ne tardera point, nous le pouvons dire encore à plus forte raison pour imprimer de la terreur au méchant : Si la justice divine tarde, elle viendra et ne tardera point. C’est à mon avis ce qu’on peut dire à plus forte raison des effets de sa justice que de ceux de sa bonté ; car il n’y a rien dans le méchant qui ne hâte sa justice, au lieu que sa bonté trouve dans les plus justes mille sujets de retardement.

Mais, dira-t-on, pourquoi nous parlez-vous ainsi ? Nous ne sommes, par la grâce de Dieu, ni méchants, ni profanes, ni infidèles ; nous croyons en Jésus-Christ et nous avons fait profession de son Évangile ! — Mes frères, je sais que nous faisons tous profession d’être chrétiens, et que s’il ne s’agissait que de condamner l’action des Juifs, aucun de nous ne voudrait en entreprendre la défense. Je suis même persuadé qu’encore qu’il y ait parmi nous plusieurs profanes et plusieurs mondains qui ne font aucun état de la religion, il y a pourtant plusieurs bonnes âmes qui désirent de faire leur salut ; et si cela n’était pas, Dieu ne nous conserverait pas comme il fait le ministère de sa parole. Mais ne nous rendons-nous pas, pour la plupart, tous les jours indignes de sa grâce par ce grand nombre de péchés que nous commettons, et par le peu de compte que nous faisons de l’Évangile ? Nous sommes intéressés et avares, durs et inflexibles, injustes et violents, fiers et arrogants, sensuels et adonnés à nos plaisirs, envieux, médisants, malins, implacables comme le reste des hommes ; et comment pouvons-nous nous glorifier de notre christianisme ? C’est sur cela que Dieu nous fait entendre sa voix depuis fort longtemps ; il nous exhorte, il nous censure, il nous presse, il nous sollicite, il nous châtie, il nous supporte, et cependant combien sont petits les fruits qu’il a recueillis jusqu’ici de tant de soins ? Nous avons donc un juste sujet d’appréhender qu’enfin il ne s’irrite contre notre négligence et notre ingratitude, et nous l’avons d’autant plus que, quelques menaces qu’il nous en ait faites et quoi qu’il ait déjà commencé d’exécuter contre nous, on n’en voit nul amendement au milieu de nos troupeaux. Nous sommes déjà tout meurtris des coups de sa verge, et pas un de nous ne se met pourtant en peine de l’apaiser. On ne songe pas même à sa colère ; car on est si fort occupé des idées de la terre, on a ses yeux si attachés sur les causes secondes, qu’on ne s’élève presque jamais jusqu’à la providence divine pour en reconnaître les voies dans les afflictions publiques qui nous arrivent. Que pouvons-nous donc espérer, ou, pour mieux dire, que ne devons-nous pas craindre de notre état, puisque nous sommes sourds à sa parole et aveugles à ses jugements, également insensibles à sa voix et aux coups de sa verge ? Un des plus mauvais signes qu’on puisse remarquer dans un malade est que les remèdes qu’on emploie pour sa guérison, au lieu de lui profiter, ont un effet tout contraire à la pensée du médecin ; car c’est une marque infaillible que la nature défaut et que la mort approche. Je ne sais ce qui nous arrivera ; mais il est vrai qu’on voit en nous quelque chose de fort semblable. Les remèdes que Dieu a jusqu’à présent employés pour notre conversion n’ont point produit d’autre effet que de nous endurcir de plus en plus dans nos vices ; il semble que nous soyons cette terre dont saint Paul parle au sixième de l’Épître aux Hébreux, laquelle boit souvent la pluie qui vient sur elle, mais qui ne produit pourtant que des épines et des chardons. Car quant à la parole, soit qu’elle soit forte ou qu’elle soit douce, il n’importe ; soit qu’elle se tienne dans les simples termes de l’exhortation ou qu’elle aille jusqu’aux censures et aux menaces, tout est égal : elle n’a plus d’efficace sur nous. Nous ne la regardons plus que dans une seule vue, qui est celle de notre divertissement, et désormais ce n’est plus à la conscience qu’il faudra prêcher, c’est à l’esprit et à l’imagination. Et quant aux afflictions dont Dieu nous visite, elles n’ont pas un meilleur succès. D’un côté, il nous dépouille peu à peu de nos biens temporels, il appauvrit nos familles à vue d’œil, il fait tomber sa verge sur ce que nous aimons le plus, sur nos maisons, sur nos champs, sur nos affaires, sur nos prétentions. Mais que produit cela, si ce n’est le malheur de nous rendre plus ardents et plus attachés à la poursuite a de ces faux biens ? Plus ils fuient, et plus nous les suivons. Nous courons et nous crions après celui qui nous les emporte comme après un ennemi, de la même manière que Laban courut après Jacob en lui disant : Pourquoi m’as-tu dérobé mes dieux ? Mais il n’en est pas de même lorsque Dieu nous châtie dans les choses qui appartiennent immédiatement à la religion ; comme lorsqu’il abat nos temples, qu’il nous ôte en plusieurs lieux la liberté de nos assemblées, qu’il nous ravit les moyens de nous avancer dans la connaissance de ses mystères et ceux de nous fortifier et de nous con-soler nous-mêmes dans nos angoisses. Car, à cet égard, au lieu de nous faire courir avec plus de force après ces biens célestes et de nous les faire désirer plus ardemment, ce qui serait le juste effet que cette affliction devrait produire en nous, elle n’en produit point d’autre que de nous accoutumer à leur privation et de nous faire re-garder notre religion comme une religion mourante, à qui nous disons : Va-t’en en paix ! — Mais, misérables, si elle s’en va, que deviendrez-vous ? Pourrez-vous bien vivre sans elle, et ne craignez-vous point de tomber dans cette faim terrible de la parole de Dieu dont les prophètes menaçaient autrefois les Juifs ? Et quand vous pourriez vivre sans elle, pourriez-vous bien mourir sans elle, et ne la regretterez-vous pas quand vous serez sur le point d’aller comparaître devant le tribunal de votre souverain juge ? Ne vous souvenez-vous point de l’état où se trouvait David, lorsqu’il faisait son séjour au milieu des Philistins et qu’il était privé des consolations de sa religion ? Comme le cerf, dit-il, brame après le décours des eaux, ainsi mon âme aspire après toi, ô Dieu ! Mon âme a soif de Dieu, du Dieu fort et vivant. Oh ! quand entrerai-je et me présenterai-je devant la face de Dieu ? Mes larmes m’ont été en lieu de pain jour et nuit, lorsqu’on me disait : Ou est ton Dieu[j] ? »

[j] La Parabole des noces (Sermon 2). Pages 82-89.

Claude a partout aussi l’éloquence de la raison, mais celle de l’âme émue, de l’onction, lui manque presque entièrement.

Sa théologie est celle d’un vrai théologien, ce qui était le cas ordinaire chez les pasteurs de ce temps-là. Elle est orthodoxe et d’une orthodoxie intelligente. Claude ne redoute pas les questions difficiles ; il était, au reste, plus ou moins forcé de les traiter. Ainsi, dans le cinquième sermon sur la Parabole des noces, après avoir exposé la doctrine scripturaire de l’élection : « J’avoue, ajoute-t-il, que si nous étions assez sages, il ne faudrait pas aller plus avant ; cela devrait suffire pour notre édification, et une âme qui craindra Dieu ne trouvera rien dans cette conduite à quoi elle n’acquiesce, et qui ne soit digne de la sagesse, de la justice, de la bonté et de la majesté de son Créateur. Mais l’esprit humain, qui est toujours inquiet et toujours ennemi de son repos, s’est si fort agité sur cette matière et il l’a tournée de tant de côtés, qu’enfin il lui a fait produire plusieurs questions et plusieurs difficultés épineuses, qui sont devenues importantes par la contestation. Ces questions et ces difficultés sont à la vérité pour la plupart des fruits de l’égarement et de la témérité ; mais comme elles ne laissent pas de faire de la peine à la foi et de troubler même quelquefois la tranquillité des plus gens de bien, vous ne serez peut-être pas fâchés que nous employions ici quelque temps à les éclaircir[k]. »

[k] La Parabole des noces. Page 216.

L’Église de ce temps-là ne pouvait subsister que par la théologie ; tous les protestants étaient plus ou moins théologiens, et plusieurs de ces questions difficiles étaient intéressantes pour eux comme le sont pour chaque habitant d’une ville les fortifications, qui ceignent la ville entière et non chaque maison.

Claude traite ces questions avec candeur et loyauté, mais non toutefois sans préoccupation. Il se pique de courber la raison sous le joug de l’Écriture, et néanmoins se sert quelquefois d’arguments purement rationnels, sans citer, au moins pour les expliquer et les ramener à son sens, les passages de l’Écriture allégués par les adversaires[l].

[l] Voyez, par exemple, dans le cinquième sermon sur la Parabole des noces, le plus théologique de tous, comment il réfute l’opinion que la grâce une fois reçue peut se perdre. (Pages 218-222.)

Ses sermons sur la Parabole des noces sont les plus connus. Le dessein de ces discours est indiqué dans le premier comme suit :

« La parabole se divise en deux parties générales. La première contient l’histoire de ceux qui avaient a été au commencement conviés aux noces du prince, et la seconde celle de ceux qui y furent ensuite appelés, sur le refus que les autres firent d’y venir. La première propose quatre grands mystères sous quatre différentes images : la manifestation du Messie, sous l’image des noces d’un fils de roi ; la vocation des Juifs, sous l’image des conviés qui furent appelés aux noces ; la réjection que ces mêmes Juifs firent du Messie, sous l’image du refus que les conviés firent de venir à ces noces ; la punition exemplaire de ce peuple, sous l’image du châtiment que le roi fit de ces conviés. La seconde partie représente quatre autres mystères également importants sous un pareil nombre d’images : la vocation des Gentils, car c’est ce que signifie cet envoi des serviteurs pour appeler ceux qui étaient aux carrefours et aux grands chemins ; le succès de cette vocation, qui est que le lieu des noces fut rempli de gens qui étaient à table ; le mélange des hypocrites, des mondains et autres pécheurs avec les vrais fidèles dans une même profession extérieure de l’Évangile, ce qui est représenté par la rencontre que le roi fit d’un homme qui n’avait pas la robe de noces ; la punition de ces pécheurs et de ces hypocrites, car le roi dit à ses serviteurs : Liez-le pieds et mains, et le jetez aux ténèbres de dehors. Et enfin, après tout cela, il y a une conclusion que Jésus-Christ tire de toute sa parabole : Plusieurs, dit-il, sont appelés et peu sont élus[m]. »

[m] La Parabole des noces. Pages 6-7.

Il règne dans ces discours beaucoup de simplicité et de majesté ; ils sont éloquents, si l’éloquence peut être autre chose que le brillant du style et de l’exposition. Il y a de l’éloquence dans cette suite de pensées rapides, bien liées, dont le ton mâle et sérieux saisit la conscience. Le fond même est très instructif ; on n’a rien écrit sur ce sujet avec plus de justesse et de clarté ; c’est un modèle d’explication de l’Écriture. Le caractère de ces discours semble dogmatique, mais la tendance en est essentiellement pratique.

Jusqu’ici nous avons vu Claude revenir à quelques égards à la méthode analytique ; nous allons le voir maintenant sur un autre terrain, où nous le trouverons plus maître de sa marche et se rapprochant davantage du sermon systématique. C’est dans le sermon sur les Fruits de la repentance[n]. L’emploi de ce titre montre déjà l’intention de l’orateur de prêcher sur un sujet. Le sujet, du reste, déborde le texte. Il y aurait là la matière de trois sermons.

[n] Les Fruits de la repentance. Sermon prononcé à Charenton, le 3 avril 1676, jour de jeûne. Charenton, 1676.

Le texte est cette parole de Salomon : Il y aura propitiation pour l’iniquité par gratuité et vérité, et par la crainte de l’Éternel on se détourne du mal. Quand l’Éternel prend plaisir aux voies de l’homme, il apaise même envers lui ses ennemis. (Proverbes 16.6-7)

Exorde. Sur les déclarations générales qui promettent des bénédictions à la repentance.

Division : Trois effets de la repentance :

  1. A l’égard de Dieu.
  2. A l’égard de nous-mêmes.
  3. A l’égard de nos ennemis.

I. A l’égard de Dieu : le pardon ou la propitiation. Observation préliminaire. Cette doctrine est chrétienne, quoique nous la tirions d’un livre de Salomon.

1. Cette propitiation est parfaite, s’appliquant à toute espèce de péchés, et à nos péchés passés et futurs.

2. Elle a pour condition, de notre part, la gratuité et la vérité (c’est-à-dire la miséricorde et la sincérité).

II. A l’égard de nous-mêmes : la crainte de Dieu. — Il la définit : c’est la piété.

Observation préliminaire. C’est par la seule crainte de Dieu qu’on se détourne du mal.

1. Tous les autres principes ne sont pas assez forts.

2. « La seconde raison est que quand ces principes produiraient en nous tout ce qu’ils prétendent, ils ne sauraient former une véritable vertu, parce qu’ils ne l’inspirent pas. Ils inspirent tout au plus une certaine honnêteté morale et civile, pour ne rien faire qui soit indigne de l’excellence de notre nature, ou qui choque le commerce que nous avons les uns avec les autres. Mais ce n’est pas là la véritable vertu. Il n’y a point de véritable vertu que celle qui est l’image et le fruit des vertus divines. Otez à la créature la relation qu’elle a à son Créateur, ne lui laissez que les relations qu’elle a ou à elle-même, ou aux autres créatures, vous lui ôtez la véritable vertu et ne lui en laissez qu’une ombre, une matière informe, un corps mort et inanimé. Qu’est-ce donc que la véritable vertu ? C’est l’impression de Dieu dans toute l’âme de l’homme. Si Dieu n’en est et la cause et le motif, et l’exemplaire et la fin, il n’y a point de véritable vertu. Salomon a voulu dire cela même par ces paroles : Et par la crainte de l’Éternel on se détourne a du mal[o]. »

[o] Les Fruits de la repentance. Pages 14-15.

Or cette crainte de Dieu est un fruit de la propitiation :

a) Car déjà notre repentance, qui est elle-même une condition de la propitiation, nous y dispose, en contient le germe, etc.

b) La propitiation elle-même, fruit de la repentance, nous engage à craindre Dieu : le péché nous paraît plus odieux et déshonnête qu’auparavant.

c) Elle fait plus, elle produit en nous la crainte de Dieu, en nous étalant toutes les perfections de Dieu et toute notre misère.

(Ici Claude présente un caractère tout nouveau dans la chaire. Il explique, par un procédé perceptible à l’intelligence, l’opération du Saint-Esprit dans l’œuvre de la conversion. On avait été conduit, par le désir de tout rapporter à Dieu, à soutenir que l’âme est tout à fait passive et n’offre au Saint-Esprit autre chose qu’un espace à remplir ; mais on n’ôte rien à la gloire de Dieu en reconnaissant avec Claude que l’âme aussi est active dans cette œuvre. Cet effort pour se rendre compte des causes est l’entrée d’une sorte de philosophie du christianisme, expression que, du reste, Claude eût repoussée de toutes ses forces.)

III. A l’égard de nos ennemis : Dieu les apaise.

Explications préliminaires sur les voies de l’homme et les voies de Dieu.

Développement de la thèse. — Malgré la droiture de nos voies, et même à cause de leur droiture, nous avons des ennemis. Comparaison de l’Église et du monde avec l’esprit et la chair. Dieu apaise ou tempère la haine du monde contre l’Église.

Application. 1. J’ai supposé la repentance : Êtes-vous repentants ? — Il les y provoque au nom des souffrances et des périls de l’Église :

« La colère de Dieu ne parut jamais ni si grande, ni si inexorable, qu’elle a paru contre nous depuis un assez long temps. Nos afflictions s’entassent les unes sur les autres comme les flots d’une mer irritée ; elles se suivent les unes les autres de si près qu’à peine avons-nous le loisir de soupirer pour chacune d’elles. Notre ruine ne fut jamais ni si ardemment désirée, ni si hautement demandée, ni attendue avec plus d’espérance. Édom ne cria jamais ni plus vivement, ni plus fortement sur la misérable Jérusalem : A sac, à sac, qu’elle soit embrasée et jusqu’au pied des fondements rasée ! Avec tout cela on ne vit jamais dans nos troupeaux, et en particulier dans celui-ci, tant de vices et tant d’actions scandaleuses que nous en voyons aujourd’hui. Il n’y en eut jamais un si grand nombre de tout ordre et de toute espèce. Nous n’entendons parler que d’injustices et de violences, de querelles et de ressentiments, d’usures et d’oppressions, de fourberies et d’infidélités, d’adultères et de sales intrigues, d’ivrogneries et de dissolutions. Nous ne sommes plus cette génération élue, cette nation sainte et ce peuple acquis que nous étions autrefois ; nous ne pouvons plus nous appliquer ce que saint Paul a dit de l’Église, quelle est sans tache et sans ride, irrépréhensible et sainte, et que Jésus-Christ s’est donné soi-même pour elle afin de la sanctifier. Vit-on jamais l’ignorance, l’indifférence de religion, le mépris de la parole de Dieu, le blasphème, l’impiété régner avec plus d’audace qu’aujourd’hui ? Vit-on jamais plus d’orgueil et de vanité dans nos actions, plus de licence et de hardiesse dans nos discours, plus de médisances et de railleries amères dans nos entretiens, plus de jeux, de ris et de divertissements mondains dans nos assemblées de famille, plus de faste et de somptuosité dans nos habits, dans nos équipages et dans nos ameublements ? Nous sommes à deux doigts de notre ruine, et nous vivons pourtant encore dans la dernière corruption et dans la dernière sécurité. Je ne le trouve pas étrange de ceux qui ne prennent nul intérêt en la religion : de quelque côté que la chose tourne, ils trouveront leur compte partout. Mais vous, gens de bien, car ce n’est qu’à vous que je parle, serez-vous si endormis qu’on ne puisse encore vous réveiller ? Aurez-vous tellement perdu l’usage de vos yeux que vous ne voyiez pas l’état où nous sommes, et en le voyant dans toute son étendue vous contenterez-vous d’une médiocre repentance ? Serez-vous satisfaits de quelques mouvements de douleur passagère, de quelques regrets ordinaires, de quelques soupirs échappés ? Ah ! mes frères, il ne s’agit plus de cela ; il s’agit de détourner le plus grand de tous les orages dont Dieu nous ait jamais menacés ; il s’agit, non d’arrêter sa bénédiction et d’empêcher qu’elle ne nous quitte, mais de la rappeler de fort loin, car il y a déjà long-temps qu’elle nous a quittés, et vous voyez bien que pour cela il faut des efforts extraordinaires. S’il y reste donc quelque chose à faire, comme je n’en doute pas, faites-le, je vous prie, dans cette heure et dans ce moment même qui est destiné à la propitiation ; faites-le à la vue du sang de Jésus-Christ, à la vue de sa croix et des douleurs de son sacrifice, dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire. Ce sera lui qui criera pour vous vers la grâce, afin de la faire revenir. Aidez, si je l’ose ainsi dire, aux tendresses de sa miséricorde par une profonde affliction. Elle commence déjà, je m’assure, à s’ébranler en votre faveur ; achevez de l’émouvoir en répandant à ses pieds un torrent de larmes. Dieu vous dit aujourd’hui ce qu’il disait autrefois à la maison d’Israël : Venez maintenant et débattons nos droits. Mais quels droits avons-nous à débattre devant toi, Seigneur, si ce n’est les droits de ta justice ? Tu es un Dieu trop bon et nous un peuple trop ingrat ; tu nous as comblés de bénédictions, et nous avons couvert notre vie d’iniquité ; tu as été jusqu’ici trop indulgent à nos crimes, et nous avons poussé ta patience à bout. Il est temps que tu réveilles ta jalousie et que nous soyons abîmés. C’est ainsi qu’il faut débattre avec Dieu, en soutenant ses droits et en abandonnant les nôtres. Mais si nous en usons de la sorte, quelle sera la fin de cette querelle ? Quelle en sera la fin ? Dieu prendra en main nos droits abandonnés, et laissant là sa justice et nos péchés, il n’aura égard qu’à notre misère et à notre repentance. Écoutez ce qu’il ajoutait lui-même dans son prophète : Quand vos péchés seraient rouges comme du cramoisi, je les blanchirai comme de la neige ; et ce que Salomon dit maintenant : Il y aura propitiation pour l’iniquité[p]. »

[p] Les Fruits de la repentance. Pages 27-30.

2. Souvenez-vous des conditions auxquelles la miséricorde de Dieu est assurée à votre repentance : ce sont la gratuité et la vérité.

3. Il faut de plus (outre l’exercice de ces vertus) vous détourner du mal.

4. Mais souvenez-vous que pour cela il faut la crainte de Dieu, et pour l’établir dans vos cœurs,

a) Mettez-vous devant les yeux les terribles exemples de la vengeance divine ;

b) Appliquez votre esprit à considérer la majesté de Dieu dans les différents objets qui vous la représentent ;

c) Méditez sur vos péchés et sur la bonté que Dieu a eue de vous les pardonner.

5. Si vous faites cela, Dieu apaisera vos ennemis ; du reste, aimez-les et pardonnez-leur.

« Priez Dieu qu’il lui plaise par sa miséricorde de leur pardonner leurs péchés, et en particulier ceux que leur fait commettre cette excessive aigreur qu’ils ont conçue contre nous sans raison. Priez-le qu’il les illumine, afin qu’en distinguant désormais les objets un peu mieux qu’ils n’ont fait jusqu’à cette heure, ils reconnaissent le tort qu’ils nous font et celui qu’ils se font à eux-mêmes. Ils ne nous haïssent que parce qu’ils se sont formé de nous une idée fort étrange ; mais si Dieu daignait exaucer nos vœux, et qu’en les désabusant de leurs faux préjugés, il leur fît voir l’innocence et la justice de notre profession telle qu’elle est en effet, de quelle componction de cœur ne seraient-ils pas touchés et quelle serait notre joie ? J’avoue qu’un si grand bonheur est assez éloigné de l’apparence, et néanmoins il ne faut pas laisser de le demander. Toutes choses sont possibles à Dieu ; il est le maître des hommes aussi bien que des temps et des saisons. Cependant, si nous prenons soin de disposer tellement nos voies qu’elles lui puissent plaire, il faut espérer qu’il apaisera nos ennemis envers nous. Il adoucira leur esprit et changera cette humeur fâcheuse qui les anime contre notre religion. Et quand il ne le ferait pas, nous devons toujours être assurés qu’il nous accordera sa paix et sa bénédiction, qui est le plus grand de nos biens[q]. »

[q] Les Fruits de la repentance. Pages 42-43.

Ici vient un passage sur Louis XIV :

« Ce sera, mes frères, sous cette bénédiction que nous jouirons aussi de la protection de notre puissant monarque, laquelle, après celle de Dieu, doit être notre unique refuge. Ce grand prince n’ignore pas l’ardeur, le zèle et la fidélité que nous avons pour son service ; mais nous ne devons pas ignorer aussi de quelle nécessité nous est sa bienveillance. Tout serait déclaré contre nous, s’il retirait cette ombre ou, pour mieux dire, ces rayons sacrés de son autorité, qui nous couvrent et qui nous défendent. Nous ne pouvons avoir sur la terre d’autre recours qu’à sa justice ; elle seule est l’asile qui reste à notre espérance. C’est ce qui nous doit d’autant plus obliger à prier le Roi des rois, que, par sa providence immortelle, il veuille le garder et le conserver en toutes occasions et particulièrement aujourd’hui dans les périls de la guerre où Sa Majesté va s’exposer pour le repos de ses peuples. Que Dieu donc soit son soleil et son bouclier, comme il l’était autrefois de David ; qu’il l’accompagne dans ses expéditions militaires et qu’il préside lui-même dans ses conseils. Prions-le de plus qu’il lui plaise d’incliner son cœur vers nous et de nous le rendre favorable. C’est ce que Dieu fera sans doute si, de notre part, nous apprenons à bien régler notre conduite et notre vie, si nous sommes pieux et zélés, humbles et patients, justes et charitables, simples et modestes, fidèles et sincères, doux à nos inférieurs, équitables à nos égaux, soumis et obéissants à nos magistrats. De cette manière, nous devons espérer que Dieu aura soin de nous, et quand notre roi aura la bonté de vouloir s’informer par lui-même de ce que nous sommes, il lui arrivera ce qui arriva à un de ses illustres et glorieux prédécesseurs, sur le sujet des habitants des vallées de Provence. Ces pauvres fidèles, qui a étaient alors les tristes restes des Vaudois, furent cruellement accusés et poursuivis devant ce prince, comme des hérétiques et des criminels. On excitait sa colère et sa justice contre eux par de fausses et odieuses imputations, et on ne demandait pas moins que leur sang et leur ruine entière. Mais avant que de se déterminer, ce prince équitable voulut envoyer des commissaires sur les lieux, et quand les commissaires lui en eurent fait leur rapport, ayant reconnu visiblement leur innocence, l’histoire remarque qu’il s’écria : Ils sont plus gens de bien que tout le reste de mon royaume. Faisons en sorte que notre grand monarque dise la même chose de nous, et qu’un semblable témoignage de sa bouche royale soit notre apologie dans ce siècle et notre gloire envers la postérité[r]. »

[r] Les Fruits de la repentance. Pages. 43-44.

Il y a sur ce sermon plus d’une observation à faire. Et d’abord, l’étude du texte laisse à désirer. Claude pouvait facilement s’apercevoir que la version autorisée, espèce de Vulgate, dont il se servait, était fautive sur ce point ; mais il ne la soumet à aucune critique et se sert d’un hasard de cette version pour donner une unité à des paroles qui n’en ont pas. Pour arriver à la repentance, dont il n’y a pas un mot dans le texte, il doit appliquer à l’homme ce qui est dit de la gratuité et de la vérité, profitant de ce que Dieu n’est pas nommé.

Nous n’avons plus ici cette explication naïve du texte, suivie, si possible, d’une application. Dans un sens il y a progrès. C’est le commencement de la méthode applicative, qui se développera de plus en plus ; mais cet essai n’est pas heureux et fait pressentir l’écueil de cette tendance, dans laquelle le texte, sacrifié souvent aux applications, devient facilement un prétexte. L’ancienne méthode, tout imparfaite qu’elle était, valait mieux sous ce rapport. Quelle que soit celle que l’on suive, il faut étudier son texte dans l’original et se garder d’y introduire des idées qui ne s’y trouvent pas.

Claude franchit les limites ou les barrières ordinaires de son éloquence dans l’Exhortation qu’il prononça peu de jours avant son bannissement et lorsque l’édit de révocation, déjà rédigé, était sur le point d’être mis à exécution[s]. Cette époque était bien solennelle et bien douloureuse, et le fond du calice était plus amer encore qu’on ne l’avait prévu. Claude lui-même, si sévère et si méthodique, si froid hors de la réprimande, s’abandonne à ses douloureuses émotions.

[s] La révocation fut signée le 18 octobre 1685. Le 21, une assemblée devait encore avoir lieu dans le temple du Charenton, sur la permission des autorités, qui avaient préparé pour ce jour là une manœuvre, au moyen de laquelle on aurait obtenu une apparence d’abjuration du troupeau, Claude eut des soupçons et annonça que la réunion n’aurait pas lieu.

Son texte est le suivant : J’établirai mon alliance entre moi et toi et ta postérité après toi en leurs âges, pour être une alliance perpétuelle, afin que je te sois Dieu et à la postérité après toi. Dieu dit aussi à Abraham : Mais toi, tu garderas mon alliance, toi et ta postérité après toi en leurs âges. (Genèse 17.7-8)

« Mes frères bien-aimés (dit-il en tête de son discours imprimé), vous avez souhaité cette exhortation ; je vous la donne avec tous mes vœux. Elle fut conçue à la hâte et dans le plus grand trouble de ma douleur. Mais comme je m’aperçus, par un torrent de larmes qu’elle vous tira, qu’elle était bénite, je fis scrupule d’y rien changer. Ce n’est pas une explication régulière du texte : la douleur ne souffre pas l’art et la méthode. Ce sont les mouvements de mon cœur navré de tristesse et des conseils dont je vous conjure de conserver la mémoire. »

Il explique les jugements de Dieu par l’infidélité de son peuple, puis il ajoute :

« Quand je pense à la postérité malheureuse qui s’élèvera en jugement contre nous, hélas ! malheureux enfants des plus malheureux pères ! Mais vous avez le temps de pleurer. Ménagez le seul moment a qui vous reste. Dieu vous abandonne ; ceci en est le présage ordinaire ; c’est ici la rupture : Je ne les paîtrai plus ; que celui qui meurt meure ! Et où s’en iront-ils, Seigneur ? Celui qui est destiné à la mort, à la mort ; celui qui est destiné à la famine, à la famine ; celui qui est destiné à la captivité, à la captivité. Et nous malheureux, qui étions destinée à former les nœuds sacrés de cette union, verrons de nos yeux cette séparation et en serons les tristes témoins ! Oh ! plût à Dieu qu’à l’exemple du souverain sacrificateur Jéhojadah, nous fussions en ce moment employés à renouveler l’alliance entre Dieu et son peuple ! Promettez à Dieu de cheminer en ses voies, que sa vérité vous sera plus chère que toutes choses et de lui être fidèles jusqu’à la mort, et je vous jurerai de sa part qu’il sera encore votre Dieu. Oui, a dit l’Éternel, je leur serai Dieu. Vous le promettez ? Vous cieux, je vous prends à témoin entre ce peuple et son Dieu. De la sorte Dieu sera toujours votre Dieu. Vous serez sans pasteurs, mais vous aurez pour pasteur le grand Pasteur des brebis, que vous irez entendre dans sa Parole. Vous n’aurez plus les serviteurs, mais vous aurez le Maître. Vous ne viendrez plus entendre nos prédications, mais vous irez au sermon du Fils de Dieu et tirerez les instructions de sa bouche. Vous n’entendrez plus notre parole, mais vous entendrez la voix du Seigneur, le chef et consommateur de la foi ; vous puiserez dans la source même, des lumières plus pures et plus efficaces. Vous n’aurez plus de temple ; mais le Souverain n’habite point ès temples faits de main. De tous vos cœurs bien unis en la foi, faites-lui une maison sainte, qui s’élève pour être un tabernacle de Dieu en esprit ; de vos maisons faites des temples ; con-sacrez-les à Dieu par un jeûne solennel, et là rendez-lui soigneusement vos services. Surtout que le jour du Seigneur vous soit saint, car ce jour est saint à l’Éternel. Et comme par vos péchés vous avez ôté ce bien précieux à vos enfants, souvenez-vous que vous leur devez, en réparation de cette perte, plus d’instruction, que vous leur devez sans cesse inspirer la vérité de la religion avec plus de soin que vous n’avez fait, et que c’est là le principal devoir de votre vie. Vous craignez pour eux ; mais consacrez-les à Dieu : ils seront à lui, ils seront gardés en son nom, et nul ne les ravira de sa main. Priez-le qu’il les conserve dans son alliance. Cette prière est sacrée ; elle sera bien reçue, elle sera exaucée ; ces enfants seront la semence de l’Église. Cette génération à venir, pour laquelle vous vous consumez d’un pieux souci sera dans son temps la génération élue, la nation sainte, la sacrificature royale, le peuple acquis. Vous aurez à souffrir : après s’en être pris aux temples de pierres, on attaquera les temples du Saint-Esprit… C’est là le chemin : par plusieurs tribulations il nous faut entrer au royaume des cieux. La porte est étroite et le chemin qui mène à la vie est tracé du sang et des larmes de tant de justes.… Et n’êtes-vous pas touchés de cette pensée que, dans cet état, le ciel a les yeux sur nous et que l’Esprit de Dieu et de gloire repose sur nous ? Si par la séduction de la chair vous êtes tentés et que vous disiez : Non, mais nous irons au pays d’Egypte, afin que nous ne voyions point de guerre et que nous n’oyions point le son du cornet et n’ayons point disette de pain ; écoutez là-dessus la parole de l’Éternel : Vous, les restes de Juda, ainsi a dit l’Éternel, le Dieu d’Israël : Si vous dressez votre face, résolus d’aller en Egypte, il adviendra que l’épée dont vous avez peur vous attrapera en Egypte et la famine vous y joindra. Stupide et insensé, si Dieu te veut perdre, qui est-ce qui te délivrera de sa main ? As-tu oublié ces paroles du Fils de Dieu : Qui voudra sauver sa vie la perdra, mais qui voudra perdre sa vie pour l’amour de moi la sauvera. On vous fera des promesses : Je te donnerai ! Mais, ô fidèle, que te donnera-t-on qui te récompense de la perte de ton Sauveur, qui te regardera comme un lâche, et qui dira : Jetez le serviteur inutile, pieds et mains liés, aux ténèbres extérieures ? Que te donnera-t-on qui te puisse dédommager de la perte des biens éternels et qui te puisse consoler des tourments infinis de l’étang ardent, qui est la part des lâches et des timides ? Écoute plutôt la promesse du Sauveur : Sois fidèle jusques à la mort, et je le donnerai la couronne de vie. Regardez, chrétiens, à ce grand jour auquel Jésus-Christ viendra avec les millions d’anges citer tous les hommes devant son tribunal. Percez tous les siècles, car il ne faut ici rien de froid : Dieu, qui nous a donné de bien autres lumières, attend de nous des résolutions plus hautes. Pensez à la présence de ce Sauveur, qui fera le bonheur et la joie de celui qui lui aura été fidèle. Souvenez-vous, frères bien-aimés, dans le désastre de l’Église, qu’il n’y a point d’asile assuré que l’innocence. Si par la vanité des honneurs vous abandonnez Dieu, Dieu vous livrera ès mains des hommes ; mais si, par la crainte de Dieu, vous méprisez les menaces des hommes, Dieu vous délivrera de leurs mains. Si, toujours innocents et fidèles à Dieu, vous faites ses affaires sur la terre, il fera les vôtres dans le ciel. Disons tous d’un cœur sincère : Nous te suivrons partout, fût-ce même à la mort. Sainte résolution, que vous nous êtes chère, et que nous vous chérirons dans les cieux ! Surtout soyez saints : ce n’est plus le temps des divertissements et des plaisirs… Jeunes gens, rachetez le temps, car les jours sont mauvais. Et vous, jeunes enfants, qui nous coûtez tant de vœux et de chagrins, soyez bénis au nom de notre Dieu, et que puissiez-vous être par sa grâce la bienheureuse semence de l’Église !…

Dans ce désastre, nous prierons comme vous : nous sommes toujours vos pasteurs. Oui, le dernier moment de ma vie, qui, dans mon pieux dessein, eût été le dernier de mon ministère parmi vous, sera le dernier de mon amour. Jérusalem, si je t’oublie, que ma dextre s’oublie. Sainte famille de mon Père, cher héritage de mon Dieu, sacré troupeau de mon divin Maître, si je ne vous prêche dans ce lieu, je vous rassemblerai dans mon cœur ; si je ne vous bénis de cette chaire, je vous bénirai dans mon cœur, et là vous ferez le principal sujet de ma joie ou de ma tristesse, l’unique sujet de mes prières et la continuelle matière de mes vœux ardents. Les heures qui étaient destinées à vous prêcher le seront à prier et à conjurer le ciel pour attirer ses grâces sur vous. Et toi, Seigneur, je ne te laisserai point que tu ne les aies bénis. Bénis cette vigne, que ta main a daigné planter, les enfants de ces généreux pères qui ont donné leur sang pour ta querelle, qui te seront fidèles. Père saint, garde-les en ton nom ! Seigneur Jésus, ne permets pas que les portes d’enfer prévalent contre eux. Et toi, Esprit-Saint, auteur des lumières et des grâces, remplis-les de consolation et de sainteté. O notre Dieu ! que pas une brebis ne périsse ! Oh ! que puissions-nous, à ce grand et dernier jour, les voir toutes à la droite de Jésus-Christ, et qu’ils soient notre joie et notre couronne en la journée du Seigneur ! Amen[a]. »

[a] L’auteur ajoute : « A la fin, lire le Psaume 105 en prose, » et après la prière : » Lire le Psaume 74 et 137 en prose.

Dans les dix années qui ont précédé la révocation, les sermons offrent peu de traces des convulsions qui agitaient alors l’Église. Les circonstances les plus graves, les situations les plus critiques n’avaient pu faire sortir l’éloquence de sa réserve : je ne connais point d’exemple d’improvisation à cette époque. Les temps les plus tranquilles n’ont pas une prédication aussi méthodique, une éloquence aussi contenue. Les pasteurs sentaient que leur Église ne pouvait se soutenir que par la science ; aussi ne montaient-ils jamais en chaire sans s’être soigneusement préparés. D’ailleurs ils étaient surveillés et devaient souvent produire leurs discours. A mesure qu’on approche de 1685, l’émotion se trahit plus fréquemment, mais empreinte toujours de retenue et d’une gravité calme. C’est ce calme lui-même et cette réserve qui sont éloquents.

Nous en avons trouvé un exemple remarquable dans un sermon prononcé en septembre 1682 par Jean de La Porte, au dernier synode des Cévennes, sur les paroles de Paul aux anciens d’Éphèse : Et maintenant voici, étant lié par l’Esprit, je m’en vais à Jérusalem, etc. (Actes 20.22-24) Il vient de rappeler à ses frères dans le ministère que les conducteurs des troupeaux sont toujours les premiers et les plus rudement attaqués, et que le temps approche sans doute où ils en feront l’expérience.

« Ce n’est pas, ajoute-t-il, que notre grand et triomphant monarque n’ait toujours pour nous, aussi bien que pour tous ses autres sujets, des affections de père, et que sa parole royale, qu’il a bien voulu nous donner, et sa clémence et sa justice qui, après Dieu, ont été par le passé notre seul appui dans le monde, ne nous assurent encore pour l’avenir qu’il continuera à nous couvrir des rayons sacrés de son autorité et qu’on ne viendra jamais à user d’aucune violence contre nous, que sa bonté et son équité naturelle n’ouvrent incontinent ses yeux et ses oreilles à nos pleurs et à nos plaintes. Mais nous avons ce malheur que les ennemis de notre religion lui en font des portraits si désavantageux qu’on ne doit pas trouver étrange si, dans la créance où il est que nous sommes hors de la véritable Église et dans un chemin de perdition et de damnation, il veut bien qu’on s’emploie à nous convertir, comme on parle ; à quoi, par un mouvement de son amour et de sa tendresse envers nous, il n’entend pas qu’il se mette en usage que des voies de douceur, comme il vient de s’en expliquer. Mais, grand roi, qu’il me soit permis de vous parler ici et d’ouvrir tout mon cœur à Votre Majesté, l’image la plus expresse du grand Dieu vivant que nous adorons tous. Hélas ! qu’au préjudice de vos royales et paternelles intentions et de vos déclarations mêmes ; hélas ! que votre peuple, votre pauvre peuple réformé, va voir bien des choses ! Nos biens et nos vies mêmes sont à vous, et notre plus grande gloire sera toujours de les donner pour votre service. Mais notre conscience, qui ne peut reconnaître d’autre supérieur que Dieu, nous obligeant, pour n’être pas des malheureux hypocrites, à nous tenir où nous en sommes, que ne feront point, pour tâcher à nous ébranler, des gens animés et poussés de la créance et du désir de faire une bonne œuvre et à qui leur religion permet des voies et des méthodes qu’ils appellent communément fraudes pieuses ? Ha ! Sire, qu’il nous soit permis de craindre, quand nous voyons qu’un grand orage va fondre sur notre sainte religion, que nous croyons n’être en effet et qui en effet n’est autre chose que l’Évangile du Fils de Dieu, qui nous sera toujours mille fois plus cher que la vie.

Et vous, saints et bien-aimés pères et frères, qui allez soutenir le premier et le plus rude choc, en cas qu’il plaise à Dieu de mettre nos Églises dans les épreuves que nous avons lieu d’appréhender, armez-vous d’un courage et d’une patience invincibles, ne faisant cas de rien que de votre devoir. Évitez autant qu’il se pourra qu’on ne vous fasse des affaires ; tenez-vous cois et rachetez le temps. Mais si, nonobstant tous les ménagements d’une sainte prudence, il arrive qu’on vienne à vous inquiéter et même à vous faire un crime capital d’une chose très innocente, comme cela est déjà arrivé à quelques-uns de vous, faites état qu’alors vous êtes liés par l’Esprit, que c’est là votre vocation, et qu’en l’état où sont aujourd’hui les affaires, vous ne pourriez sans lâcheté et sans trahison abandonner le poste où vous a mis la sage Providence. Quelle honte aux pasteurs qui fuient dans cette occasion et cherchent le calme pour eux, tandis qu’ils laissent leurs pauvres troupeaux exposés à la tempête ! Pitoyable et criminelle conduite ! conduite, à mon sens, d’un vrai mercenaire, c’est-à-dire d’un faux pasteur, le bon berger ne pouvant pas, dans un temps comme celui-ci, se séparer de ses brebis, quelque danger qu’il y ait pour lui à demeurer auprès d’elles. Oui, ministres du Seigneur, le seul bon parti que vous avez à prendre est de vous bien munir contre la tentation et de l’attendre de pied ferme, priant toujours le Seigneur qu’il veuille vous fortifier et vous revêtir de la vertu nécessaire de son Esprit, en sorte que vous puissiez souffrir paisiblement et avec joie tous les outrages et tous les maux qu’on pourra vous faire à l’occasion de l’Évangile. »

Tels se montraient constamment alors les membres persécutés de la Réforme française : toujours soumis et résistant à toutes les provocations par lesquelles on cherchait à les pousser à la révolte.

Les sermons de Claude ne sont pas ceux de ses ouvrages qui font le mieux juger de son mérite. Son génie éminemment théologique se trouvait à l’étroit dans la prédication, qui de tout temps a eu quelque chose de conventionnel et de gênant ; mais dans ses écrits de controverse, dans sa Défense de la Réformation en particulier, il se meut avec plus de liberté et il s’élève quelquefois à une vraie éloquence. L’action la plus profonde de ces hommes de lutte était dans les débats de controverse. Les livres sont leur terrain.

Claude dédaigne tous les ornements oratoires. Cela était dans sa nature ; mais on peut y voir aussi une protestation contre la rhétorique brillante qui menaçait d’envahir alors la chaire réformée, comme elle avait envahi déjà la chaire catholique, et à laquelle Gâches sacrifiait quelque peu. Un mot de Claude, que nous avons cité déjà, nous montre qu’il comprenait le danger : « Nous ne regardons plus, dit-il, la parole que dans une seule vue, qui est celle de notre divertissement, et désormais ce n’est plus à la conscience qu’il faudra prêcher, c’est à l’esprit et à l’imagination[b]. » C’est, croyons-nous, la première fois que cette plainte se fait entendre dans la chaire. Claude n’y a jamais donné lieu ; il n’a pris du siècle de Louis XIV que ce qu’il en fallait prendre.

[b] La Parabole des noces. (Sermon II.) Page 87.

On ne croyait pas alors que le prédicateur dût être orateur. Son affaire était d’exposer clairement la vérité, comptant sur cette vérité elle-même et non sur ses paroles pour faire impression dans les âmes. De là le calme qui nous frappe dans la prédication de cette époque. On croirait, à l’entendre, que ces ministres étaient bien dotés, soutenus par l’État, protégés par les mœurs et placés dans une position des plus paisibles ; et cependant ils prêchaient dans des temples qui le lendemain pouvaient être démolis.

Ce calme s’explique en partie par la gravité du dix-septième siècle. C’était une gravité surtout extérieure, un certain respect de soi-même, un sentiment des bienséances, qui se montraient dans le langage et dans la littérature (la comédie exceptée), et qui tenaient certainement à un ensemble de mœurs. La bienséance seule aurait interdit aux prédicateurs protestants un style emporté, une éloquence échevelée et tumultuaire ; mais ils en étaient surtout éloignés par le profond sérieux qui chez eux s’ajoutait à la gravité, sérieux de conviction et de position. Le travail d’érudition, qui se mêlait pour eux aux débats les plus animés, influait nécessairement aussi sur la forme de leurs écrits. Souvent leurs dissertations théologiques sont de véritables pamphlets, et cependant là encore on retrouve un ordre très exact et une régularité extrême. Enfin le caractère de la Réforme française est la dialectique. C’est sa méthode et sa force. Or la dialectique ne peut se concilier qu’avec un certain degré d’éloquence.

Celle de Claude et des prédicateurs contemporains est donc, et par tous ces motifs, calme, peu animée, impassible. Le bruit de la persécution n’y a pas pénétré. L’émeute gronde autour du sanctuaire ; mais au dedans tout est tranquille, et l’on y étudie en paix un texte minutieusement disséqué. Ces discours deviennent éloquents par ce contraste même, qui nous remplit d’émotion et de respect : c’est une éloquence de contre-coup.

Claude a laissé, parmi ses œuvres posthumes, un Traité de la composition d’un sermon, dont la lecture offre un intérêt pratique, par les excellents conseils qu’il renferme, et en même temps un intérêt historique, en ce qu’il constate les idées du temps sur la prédication. Ce n’est pas un traité complet d’homilétique. L’auteur traite successivement de la connexion, — de la division du discours, — du choix des textes, — de la tractation (par voie d’application, d’observations, d’application perpétuelle et de propositions[c], — enfin, de l’exorde et de la conclusion. Claude ne s’élève pas dans cet ouvrage aux principes, aux idées générales : il les suppose. Ce qui le distingue, ce sont des sources d’invention, « des règles particulières, qui mènent pour ainsi dire par la main, » comme dit l’éditeur de ses Œuvres posthumes[d], et puis un grand nombre d’exemples ou d’applications de sa méthode, des sermons presque tout entiers. Le long chapitre des sources de l’invention[e] en renferme vingt-sept. Nous en indiquerons quelques-unes : S’élever de l’espèce au genre ; — descendre du genre à l’espèce ; — observer les divers caractères d’une vertu ou d’un vice ; — considérer les relations d’une chose à une autre ; — voir les suppositions d’une chose (« une alliance suppose deux parties qui traitent ensemble ; une victoire suppose des ennemis, des armes, un combat, etc. ») ; — réfléchir sur la personne qui parle ou qui agit ; — réfléchir sur l’état de celui qui parle ou qui agit ; — considérer les circonstances du temps, du lieu, les personnes à qui l’on parle ou envers qui l’on agit, leur état particulier ; — comparer la parole ou l’action avec d’autres semblables ; — considérer les différences d’agir et de parler en différentes occasions ; — faire des suppositions ; — réfuter les objections, etc.

[c] Voir ce qui a été dit de ces méthodes, pages 295-298, du présent volume. (Éditeurs.)

[d] Préface, page X.

[e] Pages 311-377 du tome Ier des Œuvres posthumes.

Il y a là quelque chose qui paraît séduisant au premier abord ; mais c’est une séduction dangereuse, surtout pour des commençants. Loin d’éveiller la pensée, cela peut désaccoutumer de penser ; loin de favoriser l’invention, cela peut en étouffer le germe. Roques, dans son Pasteur évangélique, fait à ce propos une réflexion pleine de justesse : « En général, dit-il, toutes ces sources ne servent qu’à faire croire qu’on peut tirer des réflexions de tout, pour en composer un corps, qui ensuite n’a rien d’assorti ni d’uniforme, où l’on trouve bien, à la vérité, de beaux morceaux, mais où l’on ne découvre ni but, ni liaison particulière. Celui qui est instruit de l’Écriture sainte, qui connaît le cœur humain et son troupeau, n’a qu’à réfléchir attentivement sur la proposition principale de son sujet, et il découvrira assez de matière ; surtout, il découvrira avec facilité ce qui convient particulièrement au sujet qu’il a choisi[f]. »

[f] Page 376.

Chaque sujet doit, en effet, dicter sa méthode. S’attendre à la trouver quelque part toute faite, c’est s’exposer à bien des désappointements. On est bien plus maître de ce qu’on a trouvé soi-même.

On peut comparer le prédicateur avec le médecin, à qui chaque maladie, quoique générique, c’est-à-dire commune à plusieurs individus, apparaît comme individuelle et unique. Généralement parlant, un texte, un sujet n’est égal qu’à lui-même, et il ne faut pas tant y voir un problème à résoudre, une difficulté à tourner, qu’un chemin à parcourir, pas tant un but qu’un moyen. C’est ce point de vue qui doit dominer jusque dans les sermons que nous faisons à titre d’exercices.

Le livre de Claude a eu sans doute une grande influence, et on peut lui attribuer en partie ces prédications à formes banales, à méthode facile, qui se ressemblent toutes dans leur fadeur et leur nullité ; toutefois, ces réserves faites, nous pouvons en recommander la lecture : on y recueillera beaucoup d’observations importantes, beaucoup d’idées justes, sagaces, qu’on ne trouverait pas chez un rhéteur et qui sont le fruit de l’expérience. En voici une qui nous a frappé :

« En matière de religion et de piété, n’édifier pas beaucoup, c’est détruire. Un sermon froid et pauvre fait plus de mal dans une heure que cent beaux sermons ne sauraient faire de bien. Je voudrais donc, non qu’un prédicateur fît toujours ses derniers efforts, ni qu’il prêchât toujours également bien, car cela ne se peut ni ne se doit : il y a des occasions extraordinaires pour lesquelles il faut réserver toutes ses forces ; mais je voudrais au moins que, dans ces actions ordinaires et médiocres, il y eût un certain degré de plénitude qui laissât l’esprit de l’auditeur content et rempli. Il ne faut pas toujours le porter hors de soi-même ni le ravir en extase ; mais il faut toujours le satisfaire et le maintenir dans l’amour et dans le désir de pratiquer la piété[g]. »

[g] Œuvres posthumes, tome Ier, page 193.

Nous pouvons conclure de là que ces auditoires ne se contentaient pas d’une prédication médiocre ; il fallait une prédication forte de structure comme de doctrine. Un sermon froid et pauvre calomnie le ministère et la vérité. Il dépend, au reste, de tout prédicateur de ne pas faire un sermon pauvre : il n’a pour cela qu’à prendre son sujet au sérieux.

Citons encore un passage remarquable sur l’ordre naturel :

« Il y a deux ordres naturels, l’un naturel à l’égard des choses mêmes, et l’autre naturel à notre égard. Le naturel à l’égard des choses mêmes est celui qui met chaque chose dans sa naturelle situation, de la manière qu’elles sont en elles-mêmes, sans avoir égard à l’ordre de notre connaissance. L’autre, que j’appelle naturel à notre égard, observe la situation qu’ont les choses lorsqu’elles paraissent en notre esprit ou qu’elles entrent en notre pensée. Par exemple, dans le texte que je viens d’alléguer : Par laquelle volonté nous sommes sanctifiés, à savoir par l’oblation une seule fois faite du corps de Jésus-Christ, l’ordre naturel des choses veut qu’on mette la proposition en cette forme : Par la volonté de Dieu, l’oblation du corps de Christ nous sanctifie, ou la volonté de Dieu, par l’oblation de Jésus-Christ, nous sanctifie, car : — 1° La volonté de Dieu, c’est le décret de son bon plaisir, qui envoie son Fils au monde ; — 2° L’oblation de Jésus-Christ est le premier effet de cette volonté ; — et 3° notre sanctification est l’effet de l’oblation, par cette volonté. L’ordre, au contraire, naturel de notre connaissance veut que premièrement nous considérions cette oblation ; en second lieu, cette sanctification qu’elle produit, et enfin, la volonté de Dieu qui lui donne cette efficace. Quand on a des textes où l’ordre naturel des choses est différent de celui de notre connaissance, il est arbitraire de prendre l’un ou l’autre. Je crois néanmoins qu’il vaut mieux suivre celui de notre connaissance, parce qu’il est plus facile et plus clair pour les auditeurs[h]. »

[h] Œuvres posthumes, tome Ier, pages 172-173.

L’idée qui ressort de l’ensemble du livre est que le sermon proprement dit, tel que nous le comprenons aujourd’hui, n’existait pas alors ; mais Claude l’entrevoit et l’inaugure, pour ainsi dire, quand il parle des sujets traités par voie de propositions[i]. Il marque ainsi la transition de l’ancienne forme de la prédication à la nouvelle, du sermon sur un texte au sermon sur un sujet.

[i] Voir plus haut, page 297.

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