Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Pierre Du Bosc

 1623-1692 

Sa vie a été écrite par son gendre, en un gros volume, très lourd dans tous les sens, malgré quelques traits heureux.

Il naquit en 1623, à Bayeux, d’un avocat au parlement de Rouen. Il était le cadet de treize enfants. Il fit de rapides progrès dans les études littéraires. A une grande facilité de conception et d’élocution, à un esprit lumineux, il joignait les avantages extérieurs, qui ne font pas l’orateur, mais qui le complètent.

Voici le jugement porté sur lui par Benoît, dans son Histoire de l’Edit de Nantes jusques à l’Édit de Révocation : « Il était fort célèbre dans la province et ailleurs, à cause de l’éloquence et de la solidité de ses prédications, et on peut dire sans le flatter qu’il avait tous les dons nécessaires à un orateur chrétien. Il avait l’esprit éclairé par la connaissance des belles-lettres. Il était bon philosophe, solide théologien, critique judicieux. Il était fort bien fait de sa personne. Il avait une voix également agréable et forte, un geste bien composé, un corps robuste, une santé vigoureuse[j]. »

[j] Tome III, partie II, page 99.

Nommé pasteur à Caen, à vingt-trois ans, il refusa constamment de quitter son poste. A trois reprises, l’Église de Paris le réclama en vain. La violence seule put l’arracher à son troupeau.

Sa réputation était grande dans les deux partis ; aussi fut-il l’objet d’une malveillance plus attentive de la part de ses adversaires. Il fut plus d’une fois dénoncé pour des paroles injurieuses à la religion catholique. La cause de cet acharnement est dans le poids qu’avait tout ce qu’il disait et dans la peur qu’on avait de son éloquence ; car, du reste, sa polémique est pleine de modération et de décence, et sa pratique à cet égard fut constamment d’accord avec les belles paroles par lesquelles commence son sermon sur les deux Souverains :

Nous avons souvent la douleur de voir servir cette chaire à des matières de controverse. J’en parle expressément comme d’une chose qui nous donne de la douleur. Car ce n’est jamais sans un sensible regret que nous nous trouvons engagés dans la fâcheuse nécessité de combattre des personnes qui nous sont chères et vénérables ; des personnes dont nous honorons le mérite, dont nous révérons l’autorité et la puissance, et dont nous souhaitons si ardemment l’amitié qu’il n’y a rien que nous ne voulussions faire pour l’acquérir, hormis de trahir les sentiments de nos consciences. Bien loin de prendre plaisir à ces déplorables disputes, nous n’y entrons jamais qu’avec une répugnance pareille à celle qu’Abner fit paraître lorsqu’il lui fallut venir aux mains avec les gens de Joab, qui, comme lui et les siens, étaient Israélites, de même nation, de même pays et de mêmes mœurs. Ce combat entre des personnes que le sang et la nature unissaient si étroitement lui faisait de la peine et lui donnait du chagrin. Il chercha les moyens de l’éviter, et quand il en vit les tristes effets, il cria dans une émotion véhémente au général du parti contraire : L’épée dévorera-t-elle sans cesse ? Ne sais-tu pas qu’il y a de l’amertume à la fin, et jusques à quand différeras-tu de dire au peuple qu’il retourne de la poursuite de ses frères ? Plût à Dieu que tout le monde en voulût user comme Joab fit dans cette rencontre ! Plût à Dieu que ceux dont notre créance nous sépare, voulussent comme lui écouter les prières et les remontrances qu’on leur pourrait faire pour les conjurer de ne poursuivre plus Israël ! Que de bon cœur nous quitterions les armes de la dispute pour les embrasser, pour leur présenter la main de réconciliation, et pour bénir avec eux le Dieu de la paix, qui nous aurait réunis dans un même corps par les sentiments fraternels d’un même Esprit[k] ! »


Pierre Du Bosc

[k] Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte convenables au temps. Rotterdam, 1699-1701. Tome IV, pages 89-90.

Bien qu’il eût beaucoup de force d’esprit et qu’il fût homme d’action, Du Bosc était éminemment doux. « Sa douceur et son humilité le mettaient à couvert de la plupart des chagrins qui sont inévitables aux âmes fières et vaines. Il sacrifiait volontiers ses intérêts particuliers à la paix et à la charité, qui tenait la première place dans son cœur. C’était un homme de paix, un vrai disciple du Prince de paix[l]. »

[l] Vie de Pierre Du Bosc. Rotterdam. 1694, p. 164.

Il fut dénoncé pour avoir, dans son sermon sur les Larmes de saint Pierre, le premier de ses sermons qui ait été publié, reproché aux bigots « d’adorer un morceau de pain en la place de notre Sauveur et de réduire ce divin Rédempteur sous une hostie prétendue, où il est au plus bas degré de l’ignominie et où d’un Dieu souverainement adorable on en fait un objet de scandale et de mépris, qui ne peut se défendre seulement de la vermine. — M. le duc de Longueville fut obligé d’employer son autorité, pour faire cesser la persécution[m]. »

[m] Ibid., p. 17.

Dénoncé de nouveau, et à tort, pour avoir parlé avec mépris de la confession auriculaire, il fut exilé à Châlons, en avril 1664 ; mais plusieurs amis ayant intercédé en sa faveur, il put revenir dans sa paroisse en octobre de la même année. La même mesure avait été prise en même temps contre plusieurs ministres, sous divers prétextes, pour imprimer de la terreur.

Sa réputation d’orateur parfait, établie de bonne heure et répandue au loin, son caractère conciliant et son talent de négociateur, firent qu’on le chargea de plusieurs missions importantes et difficiles. Une partie de son temps se passait en voyages de son Église à la cour.

Ce qu’il y a de plus mémorable, c’est l’audience qu’il obtint de Louis XIV, en 1668, pour réclamer contre la suppression des chambres de l’Édit, établies à Paris et à Rouen, et qui devaient connaître des causes qui intéressaient les réformés. Du Bosc prononça, à cette occasion, un très remarquable discours, qui rappelle la défense de Fouquet par Pélisson. Le voici en entier :

« Sire,

Nous bénissons Dieu de ce qu’il nous est permis d’approcher de Votre Majesté sacrée, pour lui faire entendre la voix de notre douleur. Ce grand Dieu, dont vous êtes l’image vivante et glorieuse, n’a jamais appelé les hommes à lui que pour leur faire du bien ; et quand son Fils éternel, qui est le roi des rois, est descendu en la terre, il n’a dit autre chose aux misérables qui étaient chargés de maux et travaillés d’ennuis, sinon : Venez à moi ! pour leur promettre en même temps de les soulager. C’est ce qui nous fait espérer, Sire, que Votre Majesté ayant trouvé bon que nous vinssions nous jeter ici à ses pieds, nous y recevrons le soulagement qui nous est nécessaire, dans l’extrémité déplorable où nous sommes réduits, et qu’en sortant de votre palais, nous aurons sujet de publier à toute la terre que vous surpassez de beaucoup cet empereur de qui l’on a remarqué que jamais personne ne se présenta devant lui qui ne s’en retournât content.

Nous n’entrerons point, Sire, dans le détail de notre misère et de nos souffrances, parce que Votre Majesté nous ayant fait la grâce de nommer des commissaires pour en connaître, nous nous promettons de leur probité qu’ils vous en feront un rapport fidèle. Nous ne parlerons donc maintenant que de cette suppression des chambres de l’Édit, dont la douloureuse nouvelle nous cause des angoisses inconcevables. Quelles paroles pourraient exprimer notre étonnement et notre surprise, puisque, dans le temps même que nous attendions de votre main secourable le remède à nos plaies, nous recevons un coup mortel, qui nous frappe au cœur et qui rend tous nos autres maux incurable ! Permettez-nous, Sire, d’en appeler de vous à vous-même, c’est-à-dire d’un roi tout-puissant à un roi juste et plus jaloux encore de sa justice et de sa sincérité que de sa puissance. Car depuis votre glorieux avènement à la couronne, vous avez témoigné à tout le monde que votre intention était de maintenir l’édit de Nantes. Vos déclarations en ont assuré tous les peuples de l’Europe, et la dernière même, donnée à Saint-Germain en 1686, bien qu’elle contienne tant d’articles qui nous font gémir, proteste cependant que votre dessein a toujours été d’observer exactement cet édit. Nous espérons, Sire, que des paroles si hautement prononcées et si souvent réitérées à la face de tout l’univers, s’opposeront à cette autre parole qui ne s’est encore fait entendre que dans votre cabinet. Car il serait impossible de maintenir l’édit en abolissant les chambres qu’il a si solennellement établies, puisque leur établissement fait la principale et la plus essentielle partie de cet édit, que son grand et illustre auteur a nommé une loi perpétuelle et irrévocable.

On a donné à entendre à Votre Majesté que ces chambres n’avaient été créées que pour un temps et pour subsister jusqu’à ce que le souverain trouvât à propos d’en ordonner autrement. Mais quand Votre Majesté daignera se faire lire l’article XXX de cet édit, elle reconnaîtra le contraire. Elle verra que ces chambres sont établies à perpétuité, sans condition, sans limitation de temps, sans réservation d’aucune clause qui puisse y apporter de changement. Elle verra même qu’à la tête de cet article il se trouve une préface, qui en est un fondement inébranlable, et une raison éternelle, dont la force ne saurait jamais cesser ; car il commence par ces termes : Afin que la justice soit rendue et administrée à nos sujets sans aucune suspicion, haine ou faveur, comme étant un des principaux moyens pour les maintenir en paix et concorde, nous ordonnons qu’en notre cour de parlement de Paris il y aura une chambre. C’est poser nettement que sans ces chambres particulières à ceux de notre religion, la justice ne saurait leur être rendue en France sans soupçon, sans haine de la part des juges, sans faveur pour les catholiques ; si bien que ruiner un tribunal si nécessaire, ce serait infailliblement retomber dans le mal que la prudence et la justice de Henri-le-Grand avaient voulu prévenir. En effet, les lois ont toujours permis de récuser les juges suspects, parce qu’il ne serait pas raisonnable de mettre la vie, l’honneur et les biens d’un homme entre les mains de ceux qu’il soupçonne d’être aveuglés ou emportés de passion contre lui. Ceux de notre religion regarderont toujours de cette manière les parlements, dont la plupart des juges ont une animosité implacable contre notre profession, animosité qu’on n’a pas vu cesser avec les anciens troubles de l’État, mais qui dure encore aujourd’hui dans toute sa violence. On en a remarqué depuis peu des preuves funestes dans le parlement de Pau, dont Votre Majesté elle-même a reconnu et condamné les emportements ; dans celui de Rouen, qui, malgré les arrêts et les menaces de votre conseil d’État, autorise l’enlèvement de nos enfants et tâche de réduire à l’aumône nos avocats, nos médecins et nos artisans, en leur ôtant tout moyen de vivre par une exclusion cruelle qui leur empêche l’entrée dans toutes les professions et même dans les métiers les plus mécaniques. Le parlement de Bretagne a déclaré l’excès de sa haine par un exemple des plus tragiques, en faisant brûler un homme d’honneur pour un crime supposé, dont les auteurs furent découverts et punis peu de temps après sa mort. Et, bien que le ciel équitable eût justifié sa mémoire, il se trouva néanmoins dans ce parlement des juges si passionnés et si inhumains que de soutenir qu’il avait été bien condamné et qu’il méritait le feu seulement parce qu’il était hérétique. Nous abandonner à des officiers si préoccupés et si impitoyables, que serait-ce, sinon nous livrer à des ennemis jurés, dont nous ne pourrions attendre que des arrêts autant rigoureux qu’injustes.

Après cela, Votre Majesté peut aisément juger si on lui a bien représenté les choses, en lui disant que la suppression des chambres de l’Édit ne serait pas de conséquence et que ceux de notre religion ne s’y trouveraient point blessés. Sire, permettez-nous de vous tenir un langage tout contraire, pour l’intérêt de votre service, aussi bien que pour celui de notre conservation, et de vous dire dans une exacte vérité que nous ne voyons rien dont les conséquences nous paraissent plus dangereuses, soit à l’égard des parlements, soit à l’égard des catholiques, soit à l’égard de ceux de notre communion.

Car, pour les parlements, quelle justice en pourrons-nous attendre après cette suppression ? Si, pendant que les chambres de l’Édit subsistaient, ils se donnaient tant de licence, ils frappaient de si grands et si rudes coups, que sera-ce quand il n’y aura plus rien auprès d’eux et à leurs côtés pour leur retenir le bras ? Comment pourrait-on espérer qu’ils gardassent l’Édit, puisqu’ils ne seront entrés dans la connaissance de nos affaires que par une grande brèche faite à cet édit ? Entrer dans un lieu par la brèche, ce n’est pas le moyen de le respecter, mais de s’y permettre toutes choses.

Pour les catholiques, que jugeront-ils, Sire, dans tout le royaume, sinon que l’intention de Votre Majesté est de nous perdre, puisqu’ils verront abattre notre sauvegarde ? Ils prendront indubitablement cette mauvaise impression, capable de les pousser aux dernières extrémités ; et, quelques ordres que vos gouverneurs donnent dans les provinces, quelques déclarations même qui sortent de votre bouche sacrée, ou qui émanent de votre autorité royale, les peuples, jugeant de votre intention par des effets apparents, se licencieront à tout entreprendre contre des personnes qu’ils s’imagineront être désormais abandonnées à leurs insultes. De sorte que, s’il y a des séditieux dans l’État, comme il n’y en a que trop, la suppression des chambres, contre votre dessein à la vérité, mais par une suite inévitable, lâchera contre nous ces gens mal intentionnés et exposera nos biens et nos vies à leurs furieux desseins.

Enfin, pour ceux de notre religion, il est certain, Sire, et ce serait trahir les intérêts de Votre Majesté que de le dissimuler, il est certain que cette suppression les jettera dans les frayeurs et dans des alarmes que tous les moyens imaginables ne sauraient jamais apaiser. Ils considéreront ce changement comme le signal de leur dernière ruine. Ils ne mettront plus de bornes à leurs craintes.

L’Édit est maintenant regardé par eux comme une digue faite pour leur sûreté. Mais quand ils verront faire à cette digue une si large ouverture, ils ne concevront plus rien qu’une chute de torrents et qu’une inondation générale. Tellement que dans ce trouble et dans ces appréhensions, chacun d’eux tâchera sans doute à se sauver par la fuite, ce qui dépeuplerait votre royaume de plus d’un million de personnes, dont la retraite ferait, un insigne préjudice au négoce, aux manufactures, au labourage, aux arts et aux métiers, et même en toutes façons au bien de l’État.

Au nom de Dieu donc, Sire, écoutez en cette occasion nos gémissements et nos plaintes ; écoutez les derniers soupirs de notre liberté mourante ; ayez pitié de nos maux ; ayez pitié de tant de pauvres sujets qui, depuis un long temps, ne vivent presque plus que de leurs larmes. Ce sont des sujets qui ont pour vous un zèle ardent et une fidélité inviolable. Ce sont des sujets qui ont autant d’amour que de respect pour votre auguste personne, en qui le ciel, par une largesse non pareille, a répandu ou plutôt rassemblé ce qu’il y a de plus rare, de plus majestueux et de plus aimable. Ce sont des sujets à qui l’histoire rend témoignage d’avoir contribué notablement autrefois à mettre votre grand et magnanime aïeul dans son trône légitime. Ce sont des sujets qui, depuis votre miraculeuse naissance, n’ont jamais rien fait qui puisse attirer du blâme sur leur conduite. Nous pourrions même en parler d’une autre manière ; mais Votre Majesté a eu soin d’épargner notre pudeur et de louer, dans des occasions importantes, notre fidélité, en des termes que nous n’aurions osé prononcer. Ce sont encore des sujets qui, n’ayant que votre sceptre seul pour appui, pour asile et pour protection en la terre, sont obligés par leur intérêt, aussi bien que par leur devoir et par leur conscience, de se tenir invariablement attachés au service de Votre Majesté. Ne craignez point, grand Roi, de faire tort à votre gloire en changeant la résolution que vous avez prise touchant les chambres dont nous parlons. Dieu lui-même, la source et le centre de toutes les grandeurs et de toutes les perfections, nous est représenté dans l’Écriture sainte comme se repentant, quand il a menacé des hommes qu’il voit ensuite s’humilier en sa présence, et nous avons en cette rencontre un intercesseur dont le mérite rendra glorieux tout ce que vous ferez en sa considération. C’est Henri-le-Grand, cet admirable héros, que Votre Majesté, par un dessein digne de son sang, de son courage et de sa vertu, s’est proposée de faire revivre en sa personne. Il vous sollicite ici en notre faveur. Il vous demande la conservation d’un édit qui est le plus grand ouvrage de son exquise sagesse, le doux fruit de ses travaux, le principal fondement de l’union et de la concorde a de ses sujets et du rétablissement de son État, comme lui-même s’en est exprimé dans la préface de cette loi solennelle. Nous n’ajouterons rien, Sire, à une recommandation si puissante, et nous finirons en priant Dieu qu’il donne au petit-fils encore plus de vertus et plus de gloire qu’au grand-père, et que, prolongeant ses années bien loin au delà de celles de son invincible aïeul, il ne le retire du monde que quand les dernières bornes de la vie humaine lui feront souhaiter d’aller dans le ciel posséder une meilleure couronne que toutes celles de la terre[n]. »

[n] Vie de Pierre Du Bosc, pages 51-59.

Au commencement de ce discours, le roi paraissait distrait ; mais bientôt, attiré par l’éloquence de Du Bosc, il l’écouta jusqu’à la fin avec une attention de plus en plus marquée. Il lui promit d’examiner la question. Lui ayant demandé ensuite si ces chambres n’étaient pas établies de telle manière qu’il pouvait, selon l’Édit, les révoquer quand il lui plairait, Du Bosc affirma que l’Édit n’en disait mot.

« Permettez-moi, Sire, ajouta-t-il, de vous dire que je vois bien que vous êtes un bon roi. Je n’en doute point, ayant eu l’honneur de voir et d’entretenir Votre Majesté ; mais je ne sais comment il arrive, soit par la mauvaise disposition des peuples, ou peut-être par l’humeur de ceux qui reçoivent les ordres de Votre Majesté, que vos intentions ne sont point suivies. Car on nous réduit partout à l’extrémité ; on rend notre condition, non seulement calamiteuse, mais entièrement insupportable ; on nous ôte nos temples ; on nous exclut des métiers ; on nous prive de tous les moyens de vivre, et il n’y a plus personne de notre religion dans le royaume qui ne songe à la retraite. Si donc Votre Majesté vient à frapper ce dernier coup, dans un temps si misérable, il n’y aura plus nul moyen de rassurer les esprits, et toute votre puissance royale ne saurait empêcher l’épouvante et la frayeur que tous ceux de notre communion en prendront. Chacun tâchera à se sauver ; ce ne sera plus qu’une débandade universelle. Faites-moi la grâce, Sire, de croire que je ne dis point ceci comme ministre. Je ne donne rien à mon caractère ni à ma religion ; je dis les choses comme elles sont. Vous tenez la place de Dieu, et j’agis devant Votre Majesté comme si je voyais Dieu lui-même, dont vous êtes l’image. Je proteste saintement en votre présence que je dis la vérité telle qu’elle est[o]. »

[o] Vie de Pierre Du Bosc, pages 62-63.

Le roi parut touché et s’écria : « Ah ! j’y penserai donc. Oui, je vous promets que j’y penserai. » Ayant passé un moment après dans la chambre de la reine : « Madame, lui dit-il, je viens d’entendre l’homme de mon royaume qui parle le mieux. » Et se tournant vers les nombreux courtisans qui l’entouraient, il ajouta : « Il est certain que je n’avais jamais ouï si bien parler[p]. » Il fut étonné, dit Benoît, d’entendre un discours d’un autre caractère que les harangues toutes pleines d’une fausse rhétorique a dont il avait les oreilles souvent battues[q]. » Cela n’empêcha pas que, peu de semaines après l’audience accordée à Du Bosc, les chambres de l’Édit ne fussent supprimées. Benoît fait bien comprendre l’importance de cette suppression et la difficulté du sujet traité par Du Bosc :

[p] Vie de Pierre Bu Bosc, page 63.

[q] Histoire de l’Édit de Nantes. Tome III, partie II, page 104.

« Le prétexte, dit-il, était spécieux. La chicane abusait de la juridiction de ces chambres, et on trouvait aisément des gens qui, par une intervention frauduleuse, évoquaient aux chambres de l’Édit les procès prêts à juger dans les parlements et donnaient lieu par ce moyen à des longueurs infinies. On accusait aussi les juges de n’y rendre la justice qu’à bon compte et d’y prendre des vacations excessives. D’ailleurs il ne semblait pas qu’on fit grand tort aux réformés de leur ôter une chambre où ils n’avaient qu’un conseiller de leur religion : faible secours contre le nombre des catholiques dont la chambre était composée, s’ils avaient voulu faire une injustice. Joint que, si la présence de ce conseiller était de quelque utilité pour eux, ils ne perdaient rien à la suppression de cette chambre, parce qu’il y aurait toujours un des réformés dans chaque chambre des enquêtes[r]. »

[r] Ibid., Tome III, partie II, page 100.

Mais les réformés considéraient la chose d’une tout autre manière. Pour eux, le seul nom de Chambre de l’Édit avait quelque chose de vénérable. « Il faisait voir, dit le même historien, que ces chambres étaient comme des colonnes de l’Édit, dont elles portaient le nom, et que par conséquent on ne pouvait les renverser sans donner atteinte à l’Édit même qui les avait établies[s]. » Ce qui augmentait le » craintes des réformés, c’était la difficulté des temps où cette suppression était proposée. Les parlements reprenaient leur ancien zèle pour extirper l’hérésie ; or il était probable qu’on leur incorporerait bientôt les chambres mi-parties, par lesquelles il s’agissait de remplacer celles qu’on allait supprimer. Il était à craindre aussi « qu’après avoir fait une si large brèche à l’Édit, dans un article si exprès, si positif, si important, sans prendre de détour et de prétexte, sans se servir du voile d’explication, d’interprétation ou d’autre semblable, comme on avait fait jusques à présent, on ne voulût de même casser une à une toutes les autres concessions qui avaient encore quelque vertu. Toutes les autres contraventions qu’on avait faites jusques à présent à l’Édit, quoique importantes et fâcheuses, semblaient néanmoins respecter l’Édit, et ne lui portaient que des atteintes indirectes ; mais celle-ci attaquait le corps de l’Édit même, et arrachant de son lieu une pierre de l’édifice qui servait à l’union des autres, il semblait qu’elle en dût ruiner et dissoudre tout l’assemblage[t]. »

[s] Histoire de l’Édit de Nantes. Tome III, partie II, page 101.

[t] Histoire de l’Édit de Nantes. Tome III, partie II, pages 101-102.

Une autre difficulté était la position de Du Bosc vis-à-vis du roi. Il fallait intéresser, par une harangue officielle, un prince distrait, fort peu instruit de la question, prévenu, d’ailleurs, et soufflé par ses conducteurs spirituels. Rarement un orateur a parlé dans des circonstances plus défavorables. L’orateur de la chaire a seul les coudées franches ; il n’a à s’inquiéter que de dire la vérité avec charité. L’orateur profane doit consulter les convenances et l’état de son auditoire ; il ne doit pas négliger les précautions, les artifices, et son éloquence, dans cette position contrainte, prend facilement elle-même quelque chose de contraint. Du Bosc est, en effet, plus naturel dans ses sermons que dans ce discours ; cependant tout y est franc, sans réticences, et en même temps grave et parfaitement mesuré. Il y traite des questions très délicates et le fait avec beaucoup de sûreté d’esprit et de finesse. En somme, ce discours est fort beau et il est étonnant qu’il ne soit pas plus connu.

Nous ne rencontrerons plus Du Bosc sur ce terrain-là ; mais cette occasion a suffi pour nous faire reconnaître en lui un homme du monde, dans le meilleur sens du mot. Son biographe se plaît à nous en donner des preuves. Je donne pour ce qu’elle vaut celle qu’il produit dans le récit suivant :

« Son exil ne servit qu’à faire voir combien il était aimé et considéré… L’évêque du lieu, de la maison de Herse Vialart, se fit aussi un plaisir de contribuer à sa consolation. Il n’y eut point d’honnêtetés qu’il ne reçut de cet excellent prélat. Il n’aurait point mangé à d’autre table, s’il en eût voulu croire sa générosité, et il le faisait deux fois réglement toutes les semaines. Comme ce seigneur lui montrait un jour sa maison, dont les meubles et les appartements étaient superbes, il lui demanda ce qu’il en pensait et si cette magnificence lui paraissait fort apostolique. M. Du Bosc, qui ne voulait ni désobliger son bienfaiteur, ni démentir son caractère, répondit qu’il avait deux qualités dans la ville, qu’il était comte et évêque de Châlons et que sa dignité de comte lui donnait des droits et des privilèges tout autres que ceux de l’épiscopat ; qu’il ne voyait rien dans sa maison qui fut au-dessus de la magnificence convenable à un pair de France. Une réponse si sage et si galante ne déplut pas au prélat[a]. »

[a] Vie de Pierre Du Bosc, pages 35-36.

Voici une autre parole, non moins galante :

« Madame la duchesse d’Arpajon est entrée, par son mérite et par sa vertu, dans la maison de la reine, dont elle était dame d’honneur. Le roi, en la lui présentant, dit : Madame, c’est la duchesse d’Arpajon, la plus belle femme de mon royaume, à qui personne ne l’a jamais osé dire. M. Du Bosc n’en fit pourtant point de difficulté, un jour qu’il la trouva en visite chez Madame de la Luzerne, et elle lui témoigna fort obligeamment qu’elle n’était point marrie de cette rencontre. Elle était encore Mademoiselle de Beuvron[b]. »

[b] Vie de Pierre Du Bosc, page 96.

Au reste, tous les ministres éminents de cette époque, sans se livrer au monde, étaient hommes du monde ; ils savaient « converser et vivre ; » ils ne bravaient pas les convenances de la société. Ils pouvaient être conduits en cela par le désir d’être utiles à leur Église, mais ils obéissaient bien plus encore à l’esprit de politesse du temps. Ils n’étaient point si farouches que quelques-unes de leurs doctrines auraient pu le faire supposer ; en particulier, ils aimaient et cultivaient les bonnes lettres. Il y avait, d’ailleurs, dans le parti protestant un très grand nombre d’hommes considérables, avec lesquels les ministres entretenaient de fréquents rapports ; c’était le cas, en particulier, pour Du Bosc, qui était d’une famille très honorable, tout près de la noblesse de robe. Il paraît qu’il donna quelques moments aux muses, et même aux muses badines, si du moins il est l’auteur, ce que je ne crois pas, de ce rondeau si connu, que son biographe lui attribue :

A la fontaine, où l’on puise cette eau
Qui fait rimer et Racine et Boileau,
Je n’en bois point, ou bien je n’en bois guère ;
Dans un besoin, si j’en avais affaire,
J’en boirais moins que ne fait un moineau.

Je tirerai pourtant de mon cerveau
Plus aisément, si je veux, un rondeau,
Que je ne bois un beau verre d’eau claire
      A la fontaine.

De ces rondeaux un livre tout nouveau
A bien des gens n’a pas eu l’art de plaire ;
Mais quant à moi, j’en trouve tout fort beau,
Papier, dorure, image, caractère,
Hormis les vers, qu’il fallait laisser faire
      A la fontaine[c].

[c] Vie de Pierre Du Bosc, page 597. — Il s’agit dans ces vers des Métamorphoses d’Ovide, mises en rondeaux par le duc de Roquelaure. (Éditeurs.)

Du Bosc ne se signala pas autant comme théologien que comme négociateur et comme orateur. Il n’a pas écrit d’ouvrage considérable sur les matières de théologie, mais des écrits plus courts, qui témoignent, ainsi que ses sermons eux-mêmes, d’une érudition solide et choisie. Il est orthodoxe et ennemi des nouveautés en doctrine ; mais personne n’a discouru plus éloquemment sur la grâce qu’il ne l’a fait dans ses trois discours sur la doctrine de la grâce, sa gloire et son abondance[d], discours dont le premier surtout est magnifique.

[d] Sermons sur l’Épître de saint Paul aux Éphésiens. Rotterdam, 1699. Tome Ier.

Voici comment son biographe résume les doctrines auxquelles il était particulièrement attaché : « Personne n’a été plus attaché à tous les dogmes de notre confession de foi, et surtout à ceux qui sont essentiels au christianisme et qui regardent la divinité éternelle du Fils de Dieu et la satisfaction qu’il a faite à sa justice par son sang, le péché originel et la nécessité de l’opération immédiate du Saint-Esprit dans le cœur de l’homme pour le convertir[e]. » Dans cette énonciation, ne sont pas compris les dogmes particuliers aux calvinistes, ce qui prouve que Du Bosc ne les regardait pas comme nécessaires à la vie.

[e] Vie de Pierre Du Bosc, page 97.

Ses opinions ecclésiastiques sont une remarquable expression des opinions de son parti. Son esprit était large ; il n’avait rien d’exclusif ; quoique presbytérien, il n’était point opposé à l’épiscopat, comme forme de gouvernement. Une lettre, qu’il avait écrite sur ce sujet à un ecclésiastique anglais et qui fut rendue publique, excita quelque rumeur parmi ses coreligionnaires. En voici la partie principale :

« Nous condamnons, à la vérité, l’abus de l’épiscopat ; nous en détestons l’orgueil, le faste et le luxe, contraires à l’humilité et à la simplicité des ministres de Jésus-Christ ; nous en blâmons les grandes et immenses richesses, qui ne servent qu’à corrompre ceux qui les possèdent, à les emporter dans les mondanités du siècle, à les endormir dans l’aise, à leur faire mépriser les petits et choquer les grands, mener une vie non de pasteurs de brebis, mais de seigneurs de cour et de gouverneurs de provinces ; qu’à les habiller à la mode de celle qui est toute luisante de pourpre, parée de pierreries et de perles, et qui tient en sa main une coupe d’or. Nous en condamnons la tyrannie, qui convertit une primauté d’ordre en une domination souveraine. Nous ne pouvons souffrir ces Diotrèphes, qui aiment tellement à être les premiers qu’ils veulent dominer sur les héritages du Seigneur. Nous rejetons cette maxime, qui pose qu’un évêque est dans le clergé, non comme un consul dans son sénat, mais comme un prince dans sa cour et comme un roi parmi ses officiers et ses conseillers, ce qui est directement opposé aux paroles du Sauveur, qui dit à ses apôtres : Les rois des nations les maîtrisent et les grands usent d’autorité sur elles ; mais il n’en sera pas ainsi de vous. Enfin, nous ne pouvons souffrir qu’un évêque tire à soi toute l’autorité du presbytère, que lui seul ait le pouvoir de l’ordination, de la déposition, de l’excommunication, et que le gouvernement de l’Église soit en sa main seule et dépende de sa tête. Mais hors cela, nous honorons et estimons autant que personne l’épiscopat. Nous savons qu’il y a plus de quinze cents ans qu’il est établi dans l’Église, qu’il a servi utilement au christianisme, qu’il a produit de grands hommes, de saints martyrs et d’admirables lumières, qui ont éclairé le monde et l’éclairent encore tous les jours par leurs écrits. Nous reconnaissons que cet ordre a d’insignes avantages, qui ne se peuvent rencontrer dans la discipline presbytérienne. Si nous avons suivi cette dernière dans nos Églises, ce n’est pas que nous ayons d’aversion pour l’autre ; ce n’est pas que nous estimions l’épiscopat moins convenable à la nature de l’Évangile, moins propre au bien de l’Église, moins digne de la condition des vrais troupeaux du Seigneur ; mais c’est que la nécessité nous y a obligés, parce que la Réformation ayant commencé dans notre royaume par le peuple et par de simples ecclésiastiques, les places des évêques demeurèrent remplies par ceux d’une religion contraire, et par ce moyen nous fûmes contraints de nous contenter d’avoir des pasteurs et des anciens, de peur d’opposer dans une ville évêque à évêque, ce qui aurait sans doute causé des troubles furieux et des guerres implacables. Si les évêques avaient d’abord embrassé la Réformation, je ne doute point que leur ordre n’eût été maintenu dans la police ecclésiastique[f]. »

[f] vie de Pierre Du Bosc, pages, 22-24.

On ne comprit pas bien les idées de Du Bosc ; on crut à tort qu’il soutenait l’anglicanisme ; mais sa manière d’accepter l’épiscopat n’est pas incompatible avec le presbytérianisme. Il abondait dans le sens protestant ; car nous pouvons bien appeler de ce nom le système qui dépossède le clergé d’attributions exclusives et surtout d’une autorité suprême en matière de doctrine, puisque c’est là, entre autres, ce qui nous sépare du catholicisme. La Réforme puisa sa force dans le principe que tous étaient, à différents degrés, des ministres de la Parole, et les prédicateurs, Du Bosc entre autres, avaient soin de le rappeler souvent.

« Voyons, dit Du Bosc, dans son sermon intitulé le Premier clergé, ce que le docteur des nations dit ici de ces premiers hommes qui ont espéré en Christ : c’est qu’ils ont été faits l’héritage de Dieu. On aurait pu traduire qu’ils ont été rendus participants de son héritage, ou appelés à la possession de son héritage. En qui, dit-il, nous sommes faits son héritage. Le mot d’héritage, dans l’original, est celui de clergé, et de là quelques-uns ont pris sujet de croire que saint Paul avait ici en vue particulièrement les apôtres, qui sont la plus noble et la plus illustre partie du clergé sous l’Évangile. Mais c’est un abus ; car dans l’Écriture sainte il ne se donne jamais en particulier aux ministres de l’Église, mais en général à tous les fidèles, à tous les chrétiens, qui en effet sont l’héritage du Seigneur, comme le dit saint Pierre, dans ce beau passage de sa première Épître, où il exhorte les pasteurs de paître le troupeau de Christ, non point comme ayant domination sur les héritages, ou sur le clergé, car c’est le mot qui se trouve dans le grec, mais comme patrons du troupeau : où vous voyez qu’il appelle troupeau ce qu’il avait nommé clergé, ou héritage, pour montrer qu’il entend par là tout le peuple chrétien, et non ceux qui servent au ministère seulement. Il est vrai que l’usage a restreint ce nom aux ecclésiastiques, comme on parle ; mais cet usage n’est point de l’Écriture, il est venu depuis et ce sont les hommes qui l’ont établi, avec une infinité d’autres mots, dont on ne saurait rendre d’autre raison que l’usage. Que si le peuple veut donner ce nom à ses conducteurs par respect, comme les reconnaissant pour la principale partie de l’héritage sacré, c’est une chose qui se peut souffrir, comme un témoignage de la considération des laïques envers leurs pasteurs. Mais si les pasteurs veulent prendre ce titre par autorité, comme leur appartenant au préjudice et à l’exclusion du peuple, c’est un orgueil, c’est une usurpation ; c’est faire comme les pharisiens, qui s’appelaient de ce nom de pharisiens, qui veut dire séparés, parce qu’ils prétendaient être d’un ordre à part et distingués du commun des Juifs par l’excellence de leur sainteté[g]. »

[g] Sermons sur l’Épître de saint Paul aux Éphésiens. Tome I, pages 418-420.

Du Bosc consacre un sermon entier à montrer que les fidèles sont juges des pasteurs. Nous en citons un passage :

« Il ne faut point dire que quand Jésus-Christ donne son approbation à ceux d’Éphèse pour avoir éprouvé les faux apôtres, il n’entend par là que l’évêque et le clergé de ce lieu, auxquels seuls appartient d’examiner la doctrine, et non le peuple, qui n’a point de voix ni de vocation dans ces matières importantes et théologiques, ce qui paraît, dit-on, par l’inscription de cette épître du Seigneur, qui s’adresse à l’ange, c’est-à-dire au pasteur d’Éphèse. Car, outre que l’on vous a fait voir souvent que ces admirables lettres du Seigneur Jésus regardent, non particulièrement les pasteurs des Églises, mais les troupeaux tout entiers et les fidèles qui les composaient, outre cela, dis-je, il faut être ignorant dans les Écritures du Nouveau Testament, pour ne savoir pas qu’au commencement du christianisme l’examen et la décision de la doctrine ne se faisait pas par les pasteurs seuls, mais par toute la compagnie des fidèles, et que chaque chrétien y était admis. Ainsi, quand il fallut établir un apôtre, pour remplir la place vacante du malheureux apostat Judas, ce ne furent pas les apôtres ni les pasteurs seuls qui agirent dans cette rencontre des plus remarquables, mais toute la troupe des croyants, qui se trouvèrent assemblés au nombre d’environ six-vingt personnes, comme on le voit au commencement des Actes. Ainsi, dans le premier concile de l’Église chrétienne, qui se tint à Jérusalem et où il fallut déterminer un point de doctrine merveilleusement considérable, savoir si la circoncision suivant l’usage de Moïse devait être retenue avec le baptême de Jésus-Christ, ce ne furent pas les apôtres, ni les évêques, ni les pasteurs seuls qui prononcèrent sur cette importante question, mais généralement toute l’Église du lieu. Et le décret de cet auguste concile fut dressé au nom de tous les fidèles de Jérusalem, en ces termes : Les apôtres, les anciens et les frères, à ceux qui sont en Antioche, salut. Il ne faudrait pas être moins étranger dans l’histoire ecclésiastique pour méconnaître que ce n’ait été là aussi la coutume et la méthode de la primitive Église, longtemps après les apôtres ; et pour ne vous fatiguer pas d’un grand nombre de citations sur ce sujet, je me contenterai d’un passage de saint Cyprien, qu’on remarque entre les autres comme ne s’en pouvant trouver de plus authentique et de plus formel. Car, ayant été consulté par quelques ecclésiastiques sur un point de conséquence, voici ce qu’il dit dans une de ses épîtres : Je n’ai pu encore faire réponse à ce que les prêtres Donatus, Fortunatus et Gordius m’ont écrit, parce que, dès le commencement de mon épiscopat, j’ai arrêté de ne rien faire de mon avis particulier, sans le conseil de mon clergé et sans le consentement du peuple. — Ce n’était donc pas l’ange et le pasteur seul de l’Église d’Ephèse qui avait éprouvé les faux docteurs : c’était aussi le peuple, c’étaient aussi les fidèles, qui s’y étaient employés conjointement avec lui et qui y avaient travaillé chacun pour son intérêt et son salut[h]. »

[h] Le Peuple juge des pasteurs. (Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 670-672.)

Personne ainsi ne devait rester inactif ; chacun avait conscience de son pouvoir ; et cette fraternité toute guerrière faisait de la Réforme un parti ou, pour mieux dire, un État. Ce système effarouchait considérablement les catholiques, menés comme des moutons par leurs chefs. De leur côté étaient le nombre, la force, le prestige de l’ancienneté ; mais du côté des protestants étaient l’énergie, l’intensité : c’était un corps organisé et vivant. Leurs assemblées étaient des assemblées populaires ; aussi n’est-il pas étonnant que les catholiques aient vu dans ces assemblées des conciliabules et dans les ministres des tribuns. Ceux-ci, d’ailleurs, quand les troupeaux se soulevaient, n’étaient-ils pas souvent à leur tête ?

Les opinions politiques de Du Bosc, non plus que ses opinions ecclésiastiques, n’ont rien de particulier ; elles sont communes à son Église et à ses collègues dans le ministère. On est frappé, en lisant des expressions comme celles-ci, de son loyalisme et de son royalisme :

« Après le service de Dieu, il n’y a rien que la Loi et l’Évangile recommandent plus fortement que celui des rois. Aussi nos Églises, qui s’attachent à l’Écriture comme à une règle parfaite de leur foi, l’ont toujours suivie fort religieusement sur cet article, et nous pouvons bien nous vanter, sans crainte d’être démentis, que notre croyance sur ce point est irréprochable. Car nous conservons l’honneur de la royauté dans tout son éclat, dans toute sa force, dans toute son étendue, et nous le portons jusqu’où il peut jamais aller. Nous croyons que nos rois ne connaissent rien au-dessus d’eux dans le monde que Dieu ; qu’ils ne tiennent leur couronne que de ce premier et éternel Roi des rois ; qu’elle ne leur peut être ôtée que par lui seul ; qu’ils ne sont responsables de leurs actions à personne en la terre ; que leurs sujets ne peuvent être déliés par qui que ce soit de la fidélité qu’ils leur ont jurée ; que toute âme, sans distinction, leur est sujette, et que tous ceux qui vivent dans leurs États, de quelque ordre qu’ils puissent être, leur doivent une égale obéissance. C’est là une doctrine que nos pères nous ont laissée, que nous laisserons à nos enfants après nous, et que nous soutiendrons toujours encore plus par nos actions que par nos paroles. Nous ferons voir par notre conduite que nous vivons dans une communion qui nous enseigne à honorer véritablement les rois ; et si jamais il se trouvait des gens assez ennemis du ciel pour manquer à un devoir si légitime, nous ne manquerions pas à nous conserver la gloire que les premiers chrétiens se donnaient, en disant par la bouche d’un de leurs plus fameux auteurs : D’où sont sortis ceux qui ont assiégé l’empereur ? D’où ceux qui ont eu l’audace d’entrer en armes dans le palais ? D’où sont venus les Cassies, les Nigers et les Albins ? D’où ceux qui se sont exercés parmi les athlètes, pour se rendre capables de faire un méchant coup[i] ? Nous espèrons qu’il ne se trouvera jamais de gens assez malheureux pour suivre les traces de ces anciens ennemis de l’ordre et du bonheur de la terre. Nous détesterons toujours leurs exécrables desseins, comme l’enfer même d’où ils naissent, et nous ne séparerons jamais dans nos cœurs Dieu et le roi[j]. »

[i] Tertullien. Apolog. Cap. XXXVII.

[j] Les deux Souverains. (Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 121-122.)

On le voit, Du Bosc est franchement monarchique ; il accepte même la monarchie absolue ; mais de plus, il admire et vénère Louis XIV :

« Peut-on s’empêcher ici, s’écrie-t-il dans le même discours, de porter sa pensée sur notre incomparable monarque, puisque le titre de Dieu-donné nous oblige à reconnaître qu’une main toute-puissante est intervenue dans sa formation ? La nature seule était trop faible pour un si grand et si merveilleux ouvrage. Vingt-deux années de stérilité, qui avaient précédé sa conception, ôtent évidemment à la nature la gloire de sa naissance. Une force au-dessus de toutes les causes secondes a produit un prince si extraordinaire, et les qualités qu’il possède en sont une preuve incontestable. Ce grand air, ce grand sens, cette force d’esprit, cette hauteur d’âme, cette sublimité de pensées, cette justesse de langage, ces lumières, ces vertus, qui le font admirer de toute la terre, ne sont-ce pas des dons du ciel et des avantages qui témoignent clairement la merveille de son origine[k] ? »

[k] Les deux Souverains. (Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 110-111.)

« Que nous sommes heureux, dit-il plus loin, de vivre sous un prince pour le service duquel notre inclination s’accorde si agréablement avec notre devoir, et en qui nous trouvons dans un degré éminent tout ce qui peut obliger à honorer les monarques. Car c’est un héros, mais un héros du premier ordre, dans la paix, dans la guerre, dans le cabinet, dans toutes les qualités qui font les grands hommes et les grands princes, sage et judicieux dans le conseil, pénétrant et clairvoyant dans les affaires, infatigable dans le travail, invincible dans les combats, savant dans tous les beaux-arts, agissant par lui-même en toutes choses, joignant en sa personne la vaillance des plus fameux capitaines, le bonheur des plus célèbres conquérants, la prudence des plus consommés politiques, la suffisance des plus grands maîtres dans chaque profession digne de lui. C’est un roi, en un mot, un roi moins par sa naissance, moins par son sacre et par sa couronne que par ses vertus. O roi, vivez éternellement ! (Daniel 6.21) Vivez à jamais, ô grand roi, couvert de gloire, comblé de bonheur, aimé ou craint de toute la terre[l] ! »

[l]Ibid. p. 122-123.

Nous trouvons les mêmes sentiments dans le discours qu’il prononça au synode de Rouen, en 1682. « On fut obligé, dit son biographe, d’y souffrir un commissaire catholique avec celui de la Religion, le roi n’ayant point eu d’égard à nos remontrances. Ils firent chacun un discours à l’ouverture du synode, et le président (Du Bosc) y répondit en ces mots :

Messieurs, voici le premier de nos synodes où nous ayons vu deux commissaires de la part du roi. Nous n’avons garde de nous en plaindre, Messieurs, parce que le profond respect que nous avons pour les ordres de Sa Majesté nous les fera toujours recevoir avec une soumission entière. Nous savons obéir au souverain, non seulement par la crainte de la colère, mais principalement par le devoir de la conscience ; et ce sentiment, qui est toujours nécessaire, est surtout raisonnable dans un temps où nous vivons sous le plus grand roi du monde, sous un monarque qui est encore plus grand par sa personne que par ses exploits et par ses victoires, bien que ses armes triomphent partout où elles paraissent. Les quatre parties du monde en ont ressenti la force : ce n’est plus l’Europe seule qui l’éprouve ; c’est l’Asie, c’est l’Afrique, c’est l’Amérique même qui tremblent sous son pouvoir ; et s’il y a des lieux où ses armes ne s’étendent pas, sa réputation l’y fait mieux triompher que ses troupes et ses vaisseaux. Mais on peut ajouter que sa présence passe encore de beaucoup et la puissance de ses armes et la gloire même de sa réputation ; et que s’il pouvait se faire voir dans tous les pays qui sont hors de son empire, comme le soleil qui est son emblème, il se ferait des sujets dans tout l’univers.

Il n’y a donc rien de plus juste que de révérer tout ce qui part d’un prince si extraordinaire. Aussi pouvons-nous protester avec vérité que si le changement qui s’est fait dans l’établissement des commissaires de nos synodes nous a touchés, c’est que nous avons craint qu’on ne voulût lui rendre suspects notre zèle et notre fidélité à son service. Rien ne saurait nous être plus douloureux que la diminution de l’honneur de ses bonnes grâces, et la vie nous deviendrait amère s’il pouvait croire que nous eussions besoin d’autres lois que de celles de nos propres cœurs pour demeurer attachés inséparablement à ses intérêts.

C’est, Messieurs, ce qui vous paraîtra dans cette assemblée. Vous n’y remarquerez qu’une obéissance sincère et religieuse, qu’une affection ardente, qu’une fidélité à toute épreuve pour Sa Majesté, et nous retirerons cet avantage de votre nombre qu’au lieu d’un témoin, nous en aurons deux de notre parfaite innocence en tous ces égards[m]. »

[m] Vie de Pierre Du Bosc, pages 119-121.

Ce loyalisme est général chez les réformés du temps. Ils étaient, quoique campés en France, jaloux de leur qualité de Français, et identifiaient, comme tout le monde, la patrie et le roi. Sans doute, la louange excessive ne peut être excusée, et celle que les prédicateurs d’alors prodiguaient à Louis XIV est une tache dans leurs sermons ; mais cette louange était sincère. La royauté avait rendu de très grands services à la nation, surtout en diminuant la tyrannie féodale, et le peuple, qui ne s’éprend pas pour une abstraction, reportait sa reconnaissance sur l’homme qui était alors le représentant de la royauté. L’amour du roi était la forme du patriotisme. Nous pouvons nous en moquer ; mais qui sait si bientôt on ne se moquera pas aussi du nôtre ? Dès maintenant, ne se trouve-t-il pas des personnes qui mettent bien au-dessus de la patrie la communauté des pensées et des sentiments ?

Les réformés devaient, ou se révolter contre le roi, ou s’attacher à lui en dépit de lui-même. Ils prirent ce dernier parti. Jamais ils ne cessèrent d’être royalistes, et alors même que la persécution les forçait à se révolter, leurs instincts monarchiques se trahissaient encore par le choix de leurs chefs, qui appartenaient aux premières familles de l’État. On a dit que le protestantisme pousse à la démocratie, et que quand il ne le fait pas, il renonce au caractère qui lui est propre. Je réclame contre cette assertion. Il a été républicain sous Calvin et Cromwell ; mais l’a-t-il été sous Luther ? L’est-il chez les Moraves, qui, malgré leur constitution démocratique, vivent avec une parfaite soumission sous toute espèce de gouvernement ? Il y a coïncidence peut-être, rapport extérieur, mais non intérieur. Le christianisme entraîne toutes les pensées avec lui, mais laisse subsister tout ce qui ne lui est pas contraire ; il influe sur l’état social, mais ne se soucie pas de la forme. Les protestants de France, au dix-septième siècle, distinguaient soigneusement les deux domaines et ne mêlaient pas la politique à la religion.

Arrivons à grands pas au terme de la carrière de Du Bosc. Son intervention en faveur de son parti devint de plus en plus nécessaire. Ainsi, en 1676, il fut envoyé, avec d’autres ministres, auprès de M. de Châteauneuf, secrétaire d’État, pour lui présenter les principaux griefs des réformés. Voici la liste qu’ils en dressèrent ; elle nous donne une idée de l’état de la nation réformée à cette époque :

  1. Les enfants enlevés au-dessous de l’âge, et les autres personnes empêchées d’embrasser notre religion.
  2. Les exercices interdits et les temples démolis, contre la disposition des édits.
  3. Le refus que l’on faisait de juger les Églises de bailliage, qui, sous ce prétexte, demeuraient privées d’exercice.
  4. L’arrêt surpris contre les ministres de fief.
  5. La vexation pour les arts et métiers, si grande qu’en plusieurs lieux on ne voulait pas même d’apprentis de notre religion.
  6. L’arrêt de la résidence des ministres, qui les arrache à leurs troupeaux.
  7. Les consulats mi-partis ôtés, avec l’entrée au conseil de la police, où se font les impositions des deniers communs.
  8. Les affaires criminelles faites sous prétexte de subornation.
  9. Les malades troublés par les prêtres et moines.
  10. La facilité d’obtenir des arrêts au conseil et aux parlements, sur requête.
  11. La rigueur exercée contre les relaps prétendus.
  12. L’arrêt surpris pour empêcher l’impression de nos livres, sans la permission des gens du roi, contre les termes formels de l’Édit[n].

[n] Vie de Pierre Du Bosc, pages 88-87.

Inutile de dire que cette requête demeura, comme les autres, sans résultat.

La réputation de Du Bosc était parvenue à son plus haut degré. Il était, avec Claude, le premier homme de son parti. Claude l’emportait surtout comme controversiste, Du Bosc comme orateur, et nous en avons la preuve dans les nouvelles démarches que fit alors l’Église de Paris pour l’attirer à elle.

« Dans ces entrefaites, dit son biographe, l’Église de Paris pensait à faire un dernier effort pour arracher M. Du Bosc à son troupeau. MM. de Ruvigny père et fils le sollicitèrent fortement de répondre à ce dessein. Ils lui dirent même qu’ils en avaient parlé au roi et que, sur la proposition qui en avait été faite à Sa Majesté, elle avait demandé deux jours pour y penser ; qu’au bout des deux jours le roi avait déclaré à M. de Ruvigny le fils qu’il consentait à cet établissement, n’ayant appris que du bien de lui et sachant d’ailleurs qu’il était honnête homme et bon sujet. M. et Madame de Schomberg, les pasteurs de Charenton et toutes les personnes distinguées s’y joignirent pour le persuader. Mais il leur fit à tous la même réponse, et qu’il était trop attaché à son troupeau pour le quitter dans l’état où il se trouvait, et que sa conscience ne le lui permettait point. M. Claude l’avait voulu engager à prêcher, peu de jours après que M. de Ruvigny le père lui eut fait la première ouverture de leur dessein, et s’en étant excusé, il fut fort étonné que M. de Ruvigny, qui était avec M. Claude et qui jusque-là n’avait point fait connaître à M. Du Bosc ce qu’il avait négocié auprès du roi, lui dit, pour seconder son pasteur, qu’il se devait rendre, que le roi était informé que tout Charenton le souhaitait et que Sa Majesté y donnait les mains. Mais, au lieu d’acquiescer, M. Du Bosc avait reparti que cela même l’obligeait à ne prêcher pas, de peur que Sa Majesté ne crût qu’il mendiât son établissement à Paris, et qu’il ne voulait pas qu’un si grand roi le pût soupçonner de faire la moindre démarche où il allât tant soit peu de son honneur.

Sa fermeté fut telle qu’il n’ajouta rien à sa première déclaration, sinon qu’il servirait l’Église de Paris, si la sienne y consentait, qu’à moins de cela il ne le ferait jamais ; mais elle n’empêcha point que le consistoire de Charenton, fortifié de quarante des principaux membres de l’Église, ne résolût à son insu de l’appeler, de notifier sa vocation en chaire, et d’envoyer même M. Ménard, avec cinq autres députés, au synode de Normandie, pour y demander son ministère. Il eut beau dire que son Église ne consentirait point à sa séparation, que c’était son principe de ne s’en détacher jamais que de son consentement, et que, quand le synode l’ordonnerait, il ne pourrait s’empêcher d’adhérer à l’appel de son Église, si elle en interjetait un au synode national. Les députés partirent et n’obtinrent rien, ni de l’Église, ni du synode, où M. Du Bosc était présent. Voyant qu’ils ne pouvaient l’avoir absolument, ils le demandèrent par prêt pour un an, et son Église s’y étant encore opposée, ils eurent un second refus du synode, tellement qu’ils protestèrent de se pourvoir de son jugement par toutes les voies qu’ils aviseraient bien être, conformes néanmoins à la discipline[o]. »

[o] Vie de Pierre Du Bosc, pages 101-103.

En 1684, on intenta un procès à Du Bosc et à son Église, sur une dénonciation calomnieuse :

« La corruption des témoins qui déposèrent contre lui et ses collègues qu’ils avaient reçu des relaps à la communion est si criante, et toute la procédure si violente et si injuste, que l’on ne peut se résoudre, dit son biographe, à en salir le papier. On fit courir cet homme illustre et ses collègues de lieu en lieu et de ville en ville, au cœur d’un hiver cruel, pour y subir divers interrogatoires et être confrontés à ces faux témoins. On les arrêta à Argentan, les constituant prisonniers par la ville. Ils n’en sortirent que pour aller à Rouen, où ils demeurèrent dans le même état jusqu’au jugement du procès, qui finit par la démolition du temple et par la condamnation de ces Messieurs, qui, par arrêt du 6 juin 1685, furent mis à quatre cents livres d’amende, interdits du ministère dans le royaume et obligés de s’éloigner de vingt lieues de Caen, avec défense de s’habituer dans aucune ville de province où l’exercice eût été interdit.

Le temple avait été fermé dès avant les fêtes de Noël de l’année précédente, et M. Du Bosc avait couru à Paris, pour tâcher de parer le coup et d’arrêter la violence. Il vit M. le chancelier, mais il n’en put tirer que des paroles fort générales pour sa personne et point du tout d’espérance pour son Église. Au contraire, il lui fit connaître que le roi était résolu d’éteindre notre Réformation et qu’il n’y avait que la mort qui l’en pût empêcher. M. Du Bosc lui repartit que c’était l’ouvrage de Dieu, et que toute la puissance des hommes n’était pas capable de le détruire et le quitta fort affligé. Il fut mieux reçu de M. le duc de Montausier, qui fit tous ses efforts pour mettre sa personne à couvert. Il en écrivit au procureur général et à la plupart des juges du parlement. La réponse du procureur général fut que sa charge l’obligeait à le pousser à toute rigueur. Il s’en acquitta bien ; car ses conclusions allaient à lui faire faire amende honorable, à le bannir à perpétuité et à confisquer ses biens ; mais elles ne furent pas suivies. Ce ne fut pas tant par un reste d’équité et de conscience que la Tournelle, où il fut jugé comme un criminel, les adoucit, que parce qu’il plaida sa cause en plein parlement avec tant de force qu’il désarma ses juges. Il y en eut qui en furent si touchés qu’ils ne purent retenir leurs larmes, et de plus ils craignirent que l’amende honorable d’un si grand homme, qui aurait sans doute soutenu cette épreuve avec une constance digne des confesseurs et des martyrs du Seigneur Jésus, ne fit trop d’impression sur les esprits. Ils se contentèrent donc de faire démolir le temple, et de l’arracher à son troupeau et à sa patrie. Cet arrêt injuste est du 6 juin, comme il a été dit. On l’exécuta à Caen sur le temple, aux fanfares des trompettes et des tambours, le 25 du même mois, avec tant de fureur que l’on déterra les morts, qui étaient dans le cimetière joignant le temple, pour jouer à la boule avec les crânes et faire toute sorte d’indignités à leurs os. On n’épargna pas même ceux de quelques seigneurs étrangers qui reposaient dans le même lieu. Pour M. Du Bosc et MM. Morin et Guillebert, ses collègues, on eut tant de dureté pour eux qu’ils ne purent avoir plus de quinze jours pour faire leurs affaires à Caen. Dans ce peu de séjour, M. Du Bosc eut la consolation de recevoir visite du curé de la cathédrale et de plu-sieurs autres personnes de la religion romaine, de toutes qualités, qui pleuraient sa destinée, et de sortir de la ville avec les bénédictions de tout le peuple catholique, tant il est vrai que ce grand homme a toujours été cher à Dieu et aux hommes[p]. »

[p] Vie de Pierre Du Bosc, pages 136-139.

A la nouvelle de sa disgrâce, l’Angleterre, la Hollande et le Danemark se disputèrent l’honneur de le posséder. Il accepta la charge de pasteur de l’Église française de Rotterdam, où il arriva à la fin du mois d’août de l’année 1685, quelques semaines avant la révocation de l’Édit de Nantes. Le premier janvier 1686, il y prêcha, sur la Nouvelle créature, un sermon remarquable par les allusions à cet événement tout récent, allusions qui montraient ce que la piété peut conserver de calme et de modération jusque dans l’extrême douleur. Voici ce passage :

« Quelle année, bon Dieu, pour nous autres réfugiés ! Une année qui nous a fait perdre notre patrie, nos maisons, nos familles, nos parents, nos amis, nos biens et nos facultés. Une année qui, par un malheur encore plus grand, nous a fait perdre nos églises, nos temples, nos sanctuaires, et nous a fait voir dans notre royaume toutes les maisons de Dieu rasées jusqu’aux fondements et changées en des monceaux de pierres. Une année qui nous a enlevé cet édit sacré, qui devait être perpétuel et irrévocable ; cet édit qui avait servi près de cent ans de fondement à notre subsistance et à notre liberté ; cet édit qui était le bouclier sous lequel nous croyions devoir être éternellement à couvert des dards les plus enflammés, des traits les plus envenimés de nos ennemis. Une année qui nous a jetés ici, sur les bords de cette terre qui nous était inconnue et où nous sommes aujourd’hui comme de pauvres corps que la tempête a poussés par ses violentes secousses. Encore comment s’y trouvent plusieurs de ceux qui s’y rencontrent maintenant ? Hélas ! comment le dire sans étouffer de douleur ? Plusieurs n’y ont sauvé qu’une partie d’eux-mêmes et gémissent jour et nuit après le reste qui leur a été arraché par la force de la persécution. Combien de maris qui pleurent ici leurs femmes, qui sont aujourd’hui resserrées et renfermées dans les donjons de l’idolâtrie, c’est-à-dire dans ces couvents où il leur faut souffrir des tourments et des violences incroyables ? Combien de femmes qui regrettent leurs maris prisonniers et arrêtés dans des fers plus cruels que la mort même ? Combien de pères et de mères qui soupirent incessamment après leurs enfants, qu’on leur a ravis et qui sont aujourd’hui les victimes de l’erreur et de la superstition ? Combien de parents qui ne vivent que de leurs larmes, dans la pensée de la perte de leurs misérables parents, qui ont succombé sous le joug des oppresseurs et qui ont eu la pitoyable faiblesse de livrer leurs âmes pour sauver une partie de leur bien, par une infirmité aussi condamnable que si l’on donnait sa tête pour garantir son chapeau, ou pour sauver du moins la moitié de son cordon ?

O année triste entre toutes les années du monde ! Et s’il y en eut jamais qui mérita d’être marquée d’une pierre noire, pour signe et mémorial de ses malheurs, celle-ci très assurément le doit être ? plus que toutes les autres. Quel changement donc cette nouvelle année ne nous fait-elle point voir dans notre condition, puisqu’elle nous montre tant de pères sans enfants, tant d’enfants sans pères, tant de maris sans femmes, tant de femmes sans maris, tant de pasteurs sans églises, tant de personnes de toutes conditions sans bien, et quelques-unes même sans pain que celui qu’elles trouvent dans le secours des personnes charitables. O année qui nous a tant changés en toute manière, combien nous obliges-tu à nous changer aussi en nos mœurs, à nous renouveler par une meilleure vie, à devenir de nouvelles créatures devant Dieu, afin d’arrêter par un bon amendement ses fléaux et ses vengeances, de mettre, une borne et une barrière à son indignation, de changer nos journées tristes et misérables en d’autres plus heureuses et plus agréables et de nous obtenir par une nouvelle vie un nouvel an de bénédiction et de grâce[q]. »

[q] Sermons sur divers textes. Tome Ier, pages 381-383.

Ce ne sont pas là les violentes invectives auxquelles les catholiques prétendent que les prédicateurs protestants s’abandonnèrent sans retenue après la révocation. Cette accusation est toute gratuite. Les passages de Saurin qu’on cite à l’appui sont remarquables au contraire par leur dignité.

Le chagrin mina la santé de Du Bosc et, quoique entouré de soins, de prévenances et d’honneurs, il succomba à Rotterdam, en 1692.

Les sermons de Du Bosc font époque ; le premier, il a conçu et réalisé l’ensemble des conditions de la prédication : il est le premier orateur complet. Nous avons de lui sept volumes de sermons, extrêmement rares. Il ne publia lui-même que les deux premiers, sous le titre de Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte (1687). Ses héritiers publièrent, en 1699, en trois volumes, ses Sermons sur l’Épître de saint Paul aux Éphésiens, contenant l’explication des principales matières contenues dans les trois premiers chapitres de cette épître. Enfin, en 1701 parurent deux nouveaux volumes, intitulés Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte convenables au temps[r].

[r] Voir dans la France protestante la liste des sermons de Du Bosc d’abord imprimés séparément, et celle des réimpressions de ses divers recueils. (Éditeurs.)

Nous diviserons notre étude sur Du Bosc en trois parties, correspondant aux trois parties de l’homilétique : l’Invention, la disposition (ou la structure) et l’exécution (ou le style).

I. Invention

Sous le premier point de vue, l’invention, Du Bosc se distingue avantageusement de tous ses devanciers ; il combine mieux, dans ses sujets, les deux éléments capitaux de la science religieuse : le dogme et la morale. Chez lui, la théologie ne reste pas un moment à l’état de dogme ou de spéculation ; le dogme se traduit immédiatement en morale ; aussi est-il édifiant d’un bout à l’autre de ses sermons, même les plus dogmatiques. Il est difficile d’en extraire des morceaux qui appartiennent exclusivement au dogme ou à la morale : c’est une théologie nourrie de morale et une morale nourrie de théologie.

On doit s’attendre à rencontrer de la controverse dans ses sermons, mais elle n’y surabonde pas. C’est surtout en exposant la vérité, qu’il combat l’incrédulité et les erreurs du catholicisme ; et du reste, quand il aborde la controverse proprement dite, elle est toujours grave et décente. Dans son exil, son langage est un peu plus âpre, mais alors même les personnes sont ménagées ; l’accent de la haine ne s’aperçoit nulle part ; la rudesse ne va jamais plus loin que dans le passage suivant de son discours sur la Conversion demandée à Dieu, prêché à Rotterdam en 1687.

« Comparez, dit-il à ses auditeurs, votre condition et votre état avec celui de ces pauvres misérables qui sont demeurés dans la Babylone dont vous êtes si heureusement sortis. Se peut-il jamais de calamité pareille à celle qu’ils éprouvent maintenant ? Je ne parle pas de la rigueur des prisons qui les renferment dans l’obscurité de leurs cachots. Je ne parle pas non plus de l’horreur des couvents qui les enserrent dans l’impitoyable clôture de leurs cellules. Je ne parle pas même du supplice des galères, qui les tiennent enchaînés dans la cruauté de leurs fers. Ce sont véritablement des souffrances qui font frémir et où l’on ne peut penser sans étonnement. Mais ils ont encore d’autres maux beaucoup plus insupportables à endurer tous les jours. Quelle pitié d’être privés absolument de la pâture de vie, de jeûner entièrement tous les jours du pain céleste de la Parole de Dieu, d’être dénués de tout exercice public de sa religion et de sa foi ! Et si David criait autrefois si amèrement : Tes autels, ô Éternel, tes autels ! parce qu’il en était éloigné et qu’il ne savait plus où les prendre pour s’y adresser, quelle doit être l’amertume de ces pauvres âmes, qui, ayant perdu leurs sanctuaires et ne trouvant plus en la terre d’église où ils puissent faire leurs dévotions, crient dans une douleur inconsolable : Tes temples, ô Dieu, tes temples, tes temples, où sont-ils maintenant ? Il n’y en a plus pour nous. — S’ils en voient, ce sont des temples profanes, où l’idolâtrie règne avec éclat, où les images blessent les yeux des gens de bien, où le langage non entendu étourdit les oreilles, sans instruire ni édifier l’esprit, où l’erreur répand ses faux dogmes, où un Dieu de pain et de farine reçoit les adorations et les hommages, où l’invocation religieuse des hommes morts rend abominable toute la dévotion des vivants, où les os secs et pourris des reliques tournent en ridicule toute la vénération qu’on leur rend. Quelle misère d’être réduits dans un si pitoyable état, de ployer les genoux devant le bois et la pierre, d’adorer un objet que les rats et les souris peuvent manger, d’invoquer des saints prétendus, qu’on sait ou n’avoir jamais été dans le monde, ou y avoir été de grands et misérables pécheurs ! Si vos frères captifs et persécutés s’accommodent de ce culte et s’ils le pratiquent, ce sont des idolâtres, possédés d’un esprit d’étourdissement, qui les rend au double enfants de la géhenne ; s’ils ne le veulent pas pratiquer et si leur conscience n’y peut consentir, ce sont des misérables qu’on accable de mille tourments, qu’on jette dans de noires et affreuses prisons, qu’on dépouille inhumainement de leurs biens pour les réduire à l’aumône, qu’on se pare de leurs femmes et de leurs familles, qu’on prive de leurs enfants, qu’on tourmente dans leurs maladies, qu’on traîne ou qu’on jette à la voirie après leur mort, et à qui un peu de terre estimée infâme, pour leur servir de couverture après leur trépas, est souvent déniée ou passe pour une faveur considérable, si on se relâche jusqu’à leur accorder cette horrible consolation[s]. »

[s] Sermons sur divers textes convenables au temps. (Édition d’Amsterdam, 1716.) Tome III, pages 394-396.

Du Bosc laisse voir qu’il a beaucoup d’érudition ; il en profite pour fortifier son raisonnement et multiplier les aspects de sa pensée ; mais il n’en fait pas un usage indiscret et puéril ; il s’abstient entièrement de cette érudition oiseuse qui prenait beaucoup de place dans les sermons de cette époque, et donne ainsi un exemple dont Saurin aurait dû profiter. Il en parle lui-même dans un discours sur cette parole de Michée : Écoutez la verge et celui qui l’a assignée. Après avoir exposé brièvement les différents sens qu’on peut donner à l’original et avoir conclu en faveur de la version reçue : « Voilà seulement, dit-il, ce que nous dirons pour justifier notre version ; car de s’étendre ici sur de l’hébreu, du chaldéen, du syriaque, du grec ou du latin, ce serait abuser de cette chaire, qui est destinée, non à des leçons de grammaire ou à des recherches de langues, mais à des leçons de piété et à des doctrines propres à sanctifier les consciences. Il ne faut ici que la science qui édifie et qui peut rendre les hommes sages à salut et accomplis dans les bonnes œuvres. Toute autre science est indigne de ce sacré lieu ; car elle est ennuyeuse aux doctes, qui ne la cherchent pas ici, et inutile aux simples, qui pour la plupart ne l’entendent pas et qui, après avoir ouï bien des citations ou des remarques de littérature, s’en retournent l’âme vide et affamée, parce que ce sont là des viandes qui ne sont pas à leur usage et dont ils ne sauraient tirer de suc ni de nourriture[t]. »

[t] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, pages 76-77.

Les sermons de Du Bosc témoignent-ils qu’il possédait ces connaissances variées, nécessaires au prédicateur : connaissance du monde de la création et de la civilisation, de l’homme individuel et de l’homme social, des faits et des idées, des choses et des livres ? Cette condition est capitale ; on ne peut pas dominer la multitude sans la surpasser. De nos jours, où chacun sait un peu de tout, il serait particulièrement fâcheux que le prédicateur ne sût pas ce que doivent savoir ses égaux dans la hiérarchie scientifique ; toutes les vérités, d’ailleurs, sont les humbles servantes de la vérité et doivent lui prêter leur appui à leur heure. Du Bosc est sur ce point au niveau de ses contemporains ; mais, au dix-septième siècle, cette science générale est moins forte qu’au siècle précédent ; les prédicateurs, et Du Bosc avec eux, se concentrent davantage dans la science théologique ; de là des lacunes regrettables, qui font tache dans leurs sermons. On sourit à quelques allusions de Du Bosc aux sciences qui lui sont étrangères, à la médecine, par exemple.

Il est une connaissance particulièrement importante pour le prédicateur, mais que les livres ne donnent pas : celle du cœur humain. Du Bosc le connaît fort bien dans ses grands traits, et mieux que beaucoup de psychologues et de philosophes, qui n’ont pas, comme lui, la Bible pour les diriger ; mais il ne se soucie pas de connaître l’homme tel qu’il est dans les détails de la vie et dans les replis de son cœur. Il a les clefs des grandes issues, mais non peut-être celles des guichets, par lesquels on pénètre plus facilement dans la place. C’est par le détail qu’on rend la vérité sensible aux intelligences inférieures. Une idée générale est pour elles comme un instrument trop gros sous la main d’un enfant : pour qu’il ne lui soit pas inutile, il faut y ajouter une petite pièce, que sa main puisse saisir. Si l’on veut que l’homme se reconnaisse au tableau de sa misère, il faut entrer dans les particularités. C’est ce qui manque à Du Bosc et à la prédication protestante de son temps, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire. Les protestants avaient à opposer à une prédication qui négligeait la Bible, une prédication qui s’appuyât sur la Bible ; ils invoquaient en même temps le témoignage général de la conscience, mais sans pousser comme les catholiques jusqu’aux détails intimes, sans faire comme eux un appel incessant au témoin intérieur. — On peut prouver la vérité par des preuves qui la laissent toujours hors de nous ; la plus grande, la meilleure preuve est la preuve intérieure ; c’est par elle seule que la vérité pénètre réellement en nous. Si un homme, après avoir étudié avec soin les preuves que l’apologétique rassemble, vient ensuite à être persuadé dans son cœur, il pourrait perdre la première partie de son trésor et n’en demeurerait pas moins en possession de la vérité. Or puisque cette preuve si excellente est à la portée des plus simples, il faut l’administrer autant qu’il est possible de le faire. Les prédicateurs protestants de cette époque en appellent bien à cette preuve intérieure, mais sous ce rapport ils sont relativement pauvres.

Nous en trouvons un exemple dans le passage suivant du sermon sur l’Amendement provisoire. Du Bosc demande pourquoi le péché contre le Saint-Esprit est irrémissible. « C’est, répond-il, que le Saint-Esprit étant la troisième personne et la dernière en ordre, il n’y en a plus d’autre après elle par laquelle on puisse obtenir le salut. Quand on a offensé le Père, on peut recourir au mérite et à la justice du Fils ; quand on a rejeté le Fils, on peut être converti par la vertu du Saint-Esprit ; mais quand on a outragé l’Esprit lui-même, vers qui désormais se tournerait-on et de quelle personne divine pourrait-on après cela espérer sa délivrance[a]. — Il y a là moins de psychologie et de philosophie que dans la Bible. Il fallait faire ressortir la vérité contenue sous ces paroles et montrer, par exemple, que le Saint-Esprit étant à la base de l’œuvre chrétienne dans l’homme, œuvre qu’il commence et qu’il achève, offenser le Saint-Esprit, c’est rendre impossible la conversion ; au lieu de se contenter de donner la formule de la vérité, il fallait la faire sentir ; car sentir est le vrai nom de connaître.

[a] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, p. 283.

Nous ferons la même remarque à propos de ce passage du même sermon :

« Le cœur de l’homme est naturellement dur et insensible. C’est un cœur de pierre et de roche, d’où vient que l’Écriture, pour exprimer la conversion du pécheur, dit que Dieu lui ôte le cœur de pierre et lui en donne un de chair et susceptible des bonnes impressions de sa grâce. Cependant, bien que ce soit là la disposition naturelle de nos âmes, cette dureté criminelle s’accroît encore tous les jours ; elle s’augmente par la coutume, par la persévérance dans le mal, par l’obstination dans le péché, par la réitération des mêmes actes vicieux, qui ajoutent un nouveau cal à la conscience et la rendent entièrement impénétrable à tous les aiguillons de la piété. Car il arrive à nos cœurs comme aux pierres qui s’endurcissent avec le temps et qui sont plus tendres au sortir de la carrière que quand l’air et le soleil ont donné dessus, ou comme à l’ambre, qui est mou quand il sort du sein de la mer et qu’il commence à paraître sur le rivage, d’où vient que les mouches s’y attachant y laissent souvent leur figure imprimée au naturel ; mais il durcit ensuite et acquiert cette fermeté que l’on y remarque. Ainsi le cœur de l’homme dans son enfance est moins dur, et l’on peut alors lui donner des impressions plus facilement ; mais sa dureté se renforce avec les années, et plus il continue à pécher, plus il s’affermit dans le vice[b]. »

[b] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, pages 297-298. — Voyez aussi, dans le même volume, le sermon sur la Résolution du fidèle convalescent.

Il faut que le prédicateur nous fasse faire des expériences séance tenante ; et comment cela sera-t-il possible si la vérité demeure toujours à distance de nos cœurs ? Il faut que chacun de nous, dans le temple, ait non seulement entendu et compris, mais vécu. Le temple est un grand atelier où l’on forge les consciences ; il faut frapper à coups redoublés, pour qu’elles prennent sous le marteau une nouvelle forme.

Peu de prédicateurs sont aussi riches que Du Bosc en pensées justes et ingénieuses, mais elles sont rarement profondes. Son argumentation est généralement solide et persuasive ; il n’a guère que des sophismes officiels et en quelque sorte obligés, qui ne sont pas de lui, mais de son époque. Il a traité, comme tous les prédicateurs de son temps, les questions difficiles de la grâce, de la prédestination et de la liberté ; il l’a fait en marchant sur les traces d’Amyraut, dont les doctrines, d’abord proscrites, avaient fini par devenir doctrines de l’Église et étaient professées à bouche ouverte par le plus grand nombre. Mais les attaques de l’école de Saumur contre le supralapsarisme sont d’une extrême faiblesse ; le tempérament qu’elle a cru trouver n’est pas heureux : ce n’est qu’un palliatif.

Dans le sermon sur l’Élection éternelle en Jésus-Christ, nous trouvons des distinctions semblables à celles d’Amyraut et également impuissantes :

« Si vous me demandez, dit l’orateur, pourquoi un tel est sauvé, je vous répondrai fort bien que c’est parce qu’il a cru en Jésus-Christ et qu’il a mené une bonne vie. Mais si vous me demandez ensuite pourquoi il a cru et bien vécu, je ne vous en saurais plus rendre d’autre raison, sinon parce qu’il a plu à Dieu lui donner la foi et l’Esprit de sanctification. Je te rends grâces, ô Père, créateur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux entendus et les as révélées aux petits enfants ; il est ainsi, Père, parce que tel a été ton bon plaisir. Où vous devez remarquer que ce bon plaisir dont il parle n’est pas ce qu’il a plu à Dieu sauver les uns et damner les autres ; ce n’est pas de quoi il s’agit ; mais de ce qu’il lui a plu donner aux uns sa connaissance et aux autres non.

Cette distinction, mes frères, d’élection à la grâce et à la gloire est nécessaire pour adoucir ce qui se trouve de rude et de choquant dans la prédestination. Car si l’on établit une fois que Dieu se soit proposé tout droit de sauver les uns, on dira de même qu’il s’est proposé de damner les autres. Et c’est là ce qui paraît si étrange et si étonnant ; c’est là ce qui scandalise et ce qui effarouche si fort les esprits, et certes avec raison ; car quelle apparence que Dieu, de gaieté de cœur et sans sujet, ait voulu perdre ses créatures, qu’il les ait sacrifiées à son plaisir, et que, sans autre raison que sa volonté sainte, il les ait de toute éternité condamnées à des flammes immortelles ? David, voyant autrefois les calamités de son peuple et de son État, s’écriait : O Dieu, aurais-tu créé en vain les fils des hommes et où sont, Seigneur, tes compassions ? Mais si Dieu damnait les âmes sans aucune considération de leurs péchés, combien plus y aurait-il sujet de lui dire : O Dieu, aurais-tu créé les hommes, non seulement en vain, mais en mal, pour prendre plaisir à leurs tourments éternels ? Et où seraient tas miséricordes, où serait même ta justice, si tu en usais de la sorte ? Que t’ai-je fait, pourrait dire un homme ainsi damné, sans qu’il y eût de sa faute ; que t’ai-je fait pour être à jamais l’objet de ton indignation et de ta vengeance ? Je suis sorti du néant ; est-ce un crime ? Et si c’en était un, ce n’est pas moi à qui il s’en faudrait prendre. Tu m’en as tiré sans moi, et tu pouvais m’y laisser. Ne l’as-tu donc fait que pour te divertir de ma misère et à me voir brûler dans les enfers ?

Pour éloigner donc ce scandale, qui donnerait sans doute un juste sujet d’offense à l’esprit et à la raison, il faut établir cette théologie, que Dieu ne s’est proposé ni de sauver ni de damner les hommes sans sujet ; qu’il n’a résolu de les sauver que dans la vue de leur foi et de leurs vertus ; qu’il n’a eu dessein de les damner que dans la vue de leurs crimes et de leurs péchés, de leur incrédulité, de leur impénitence, de leur obstination et de leur persévérance dans le vice. Jusque-là l’esprit humain ne saurait rien trouver à redire.

Il faut ajouter ensuite que Dieu s’est proposé de donner à quelques-uns la foi et la sainteté, ce qui proprement constitue l’élection et la séparation des hommes ; qu’il s’est proposé au contraire de laisser les autres dans leur corruption naturelle, ce qui proprement fait la réprobation. Et en cela on ne peut raisonnablement trouver rien à blâmer ni de quoi se plaindre. Car qu’est-ce que vous pouvez reprendre dans ce procédé de Dieu ? Est-ce qu’il ait voulu donner à quelques-uns son Esprit de régénération pour les sanctifier ? Non, ce n’est pas là un sujet de plainte, mais plutôt de remerciement et d’actions de grâce. Est-ce qu’il ait voulu le refuser aux autres ? Mais prenons les choses comme il faut et jugeons de Dieu seulement comme nous faisons tous les jours des hommes. Y a-t-il dans ce refus d’une grâce particulière de quoi pouvoir former la moindre accusation contre Dieu ? Chacun ne peut-il pas faire du sien ce qu’il lui plaît, selon la maxime du père de famille dans l’Évangile ? Les grâces ne sont-elles pas absolument libres ? Ne peut-on pas les accorder ou les dénier sans que personne s’en puisse formaliser ? Et si les hommes ont ce droit et ce pouvoir, quelle injustice, quelle insolence, quel aveuglement serait-ce de le contester à Dieu, dont l’empire surpasse infiniment celui des plus grands monarques mêmes ? Si l’on disait que Dieu damne les hommes et les destine aux supplices éternels simplement parce qu’il lui plaît, ce serait ce qui pourrait donner lieu aux plaintes. Mais que Dieu ait voulu priver quelques-uns des hommes d’une grâce qu’il ne leur devait pas et dont même ils étaient indignes, c’est de quoi sans doute on ne saurait murmurer sans traiter injurieusement la Divinité, sans prétendre l’assujettir à nos fantaisies, la rendre esclave de nos intérêts et exiger tyranniquement d’elle plus que nous n’oserions faire du moindre prince, du moindre homme de la terre, puisqu’il n’y en a point à qui on ne laisse la liberté de ses grâces.

Voilà, mes frères, comme, à bien concevoir, à bien considérer les choses, le mystère de la prédestination peut contenter également la foi et la raison[c]. »

[c] Sermons sur l’Épître aux Éphésiens, Tome Ier, pages 67-71.

Voici, dans le même sermon, un raisonnement qui a été fourni à Du Bosc par la tradition de son Église et non par l’Écriture sainte :

La gloire de Dieu, qui consiste dans l’exercice et dans la démonstration de ses vertus, requérait qu’il disposât des hommes de la manière que nous venons de remarquer, choisissant les uns et abandonnant les autres ; car sans cela il n’aurait pu exercer ses deux principales vertus, qui sont sa miséricorde et sa justice, dont l’une ne lui est pas moins essentielle que l’autre. S’il eût damné tous les hommes, il n’aurait point déployé sa miséricorde ; s’il les eût tous sauvés, il n’aurait point mis en œuvre et fait éclater sa justice. Mais par l’élection des uns et par la réprobation des autres, il a satisfait également ces deux grandes et admirables vertus, qui sont les deux plus illustres caractères de sa divinité, les deux plus vifs rayons de sa gloire, et les deux pôles sur lesquels roule toute la conduite du Souverain envers ses créatures. Saint Paul, au neuvième des Romains, nous enseigne expressément que c’a été là la vue de Dieu dans ce mystère, quand il dit des vaisseaux a préparés pour la perdition, que Dieu les a faite pour montrer en eux sa colère, c’est-à-dire sa justice, et des vaisseaux de miséricorde préparés pour sa gloire, qu’il les a faits pour donner à connaître en eux les richesses de sa grâce. D’où vient que saint Augustin s’écriait, dans la méditation de cette sainte matière : Voilà la miséricorde et le jugement, la miséricorde dans l’élection, et le juge-ment et la justice dans ceux qui sont aveugles[d]. »

[d] Sermons sur l’Épître aux Éphésiens. Tome Ier, pages 59-60.

La miséricorde de Dieu et sa justice étant toutes deux infinies, sont égales ; il devrait donc y avoir, d’après le raisonnement de Du Bosc, le même nombre d’élus et de réprouvés[e].

[e] Voyez encore, tome III des Éphésiens, pages 82 et 83, où il présente les nations sous ce point de vue faux qui les fait envisager comme des individus, pour la moralité et la responsabilité ; — tome Ier des Sermons sur divers textes, page 65, où il loue Dieu de n’avoir pas mis Adam au rang des taureaux et des éléphants, et même des chenilles et des limaçons, — et, dans le même volume, page 11, sur la sortie de Pierre de la maison de Caïphe, et page 373, sur ces mots : qu’il soit une nouvelle créature.

« Son exégèse est en général très bonne et très belle ; nous y avons cependant relevé quelques imperfections. Voici, par exemple, une explication fautive du passage : Comme en Adam tous meurent, pareillement aussi en Christ tout sont vivifiés :

De tous ceux qui sont en Christ de cette manière, l’Apôtre nous assure qu’ils sont vivifiés, oui, tous généralement et sans exception ; car comme tous meurent en Adam, il faut aussi que tous soient vivifiés en Jésus-Christ, puisque le second Adam, qui est d’un ordre incomparablement plus noble et plus excellent que le premier, ne doit pas avoir moins de force pour nous sauver que l’autre en a eu pour nous perdre. Il est vrai que l’universalité de ceux qui sont vivifiés en Jésus-Christ ne s’étend pas si loin que la généralité de ceux qui meurent en Adam, parce que celle-là est fondée sur la nature, qui est commune à tous les hommes, au lieu que l’autre est fondée sur la grâce, qui est particulière seulement à quelques-uns. Mais quoi qu’il en soit, l’Apôtre a raison de se servir du mot de tous en l’un et en l’autre, parce qu’il n’est pas moins vrai que tous ceux qui sont en la communion de Jésus-Christ sont vivifiés, qu’il est vrai que tous ceux qui sont dans la communion d’Adam meurent. Dans ces deux communions, tous se ressentent également de leur principe. Dans celle d’Adam tous meurent, comme Adam est mort ; dans celle de Jésus-Christ tous sont vivifiés, comme Jésus-Christ a été vivifié. Et comme en Adam nul n’est exempt de la mort, quelque grand et quelque considérable qu’il puisse être, puisque la couronne même n’en dispense point les rois, ainsi en Jésus-Christ nul n’est privé de la vie, quelque petit et méprisable qu’il puisse être, puisque les pêcheurs mêmes ont été les premiers sous l’Évangile honorés de cette admirable vie. Même on peut dire que l’universalité de la vie est encore plus absolue en Jésus-Christ que celle de la mort ne l’est en Adam ; car encore y a-t-il eu quelque exception pour la mort parmi les enfants d’Adam ; deux hommes au moins en ont été dispensés, l’un sous la nature et l’autre sous la loi : cet Enoch dans le premier monde et cet Élie dans le second, qui ont été ravis tout vivants dans le ciel, pour ne sentir jamais la main du sépulcre. Mais en Jésus-Christ, la vie est assurée sans nulle exception à tous ceux qui lui appartiennent. Nul en aucun temps, nul en aucun lieu, nul depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, ne manquera jamais d’obtenir cet avantage ; car en Jésus-Christ tous sont vivifiés[f]. »

[f] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 65-67.

Voici comment Du Bosc explique les derniers mots de ce passage aux Ephésiens 1.4 : Afin que nous fussions saints et irrépréhensibles devant lui en charité : La charité, en cet endroit, n’est pas celle de l’homme ; c’est celle de Dieu, celle dont il nous aime, l’amour qu’il nous porte par un principe de charité, par un mouvement de compassion et par un sentiment de miséricorde. Ainsi saint Paul veut dire que nous sommes irrépréhensibles devant Dieu, non en sa justice, mais en sa charité. Sa justice nous confondrait, mais sa charité nous excuse[g]. » — C’est extrêmement forcé.

[g] Sermons sur l’Épître aux Ephésiens. Tome I, p. 115.

Citons enfin la manière dont il interprète les mots : sans Dieu au monde, dans le sermon sur l’Athéisme des païens (Ephésiens 2.12) :

C’est ce que remarque l’Apôtre que, parce qu’ils avaient adoré et servi la créature, en délaissant le Créateur, qui est béni éternellement, Dieu aussi, par une juste rétribution, les avait livrés à leurs affections infâmes, et ailleurs, qu’il avait laissé toutes les nations cheminer dans leurs voies d’ignorance et de perdition. Toutes les nations, dit ce saint apôtre, toutes à la réserve d’Israël, qui n’était qu’un petit peuple et une poignée de gens au milieu de ce grand globe de la terre. Et c’est ce qu’entend ici notre saint auteur en disant que les gentils étaient sans Dieu au monde, c’est-à-dire par tout le monde, dans tout l’univers, à l’orient, à l’occident, au septentrion et au midi, n’y ayant point de peuple alors sous le ciel qui ne fut dans l’ignorance et dans l’abandonnement du vrai Dieu[h]. »

[h] Sermons sur l’Épître aux Éphésiens. Tome III, page 78.

La cause de ces erreurs est dans le peu d’usage que Du Bosc et ses contemporains faisaient de la philosophie. La vérité veut être pensée. Il paraît fort simple à quelques-uns de dire : « Je m’en tiens à ce qui est écrit. » Mais comprennent-ils réellement ce qui est écrit ? Et d’où vient que d’autres ne le comprennent pas comme eux ? Ils ne le comprendront comme il faut qu’en le pensant. Le but de Du Bosc et de ses collègues était d’échapper à la tradition ; mais si la tradition doit souvent être épurée, il ne faut pas toutefois la dédaigner ; dans un sens, elle est la pensée elle-même, ce qu’on a pensé sur l’Écriture sainte, le mouvement de l’esprit de l’homme, la vie elle-même. En voulant à tout prix échapper à toute tradition, ces prédicateurs tombèrent dans un littéralisme outré.

Parmi les éléments ou matériaux du discours, il en est de palpables : les idées, les arguments, les faits, etc. ; mais il en est d’autres qui sont impalpables. Quand on dissèque un corps mort, on y trouve des os, des nerfs, des fibres, des veines, des liquides ; mais il s’en est échappé quelque chose, un je ne sais quoi auquel on a donné différents noms, mais qui n’est autre chose que la vie. De même dans un sermon, il y a la charpente ou le corps ; mais il y a aussi la vie qui anime ce corps, la subjectivité, le sentiment du prédicateur. C’est ce qui constitue la plus excellente des matières du discours.

Les sentiments qui respirent dans la prédication de Du Bosc sont la gravité, l’autorité, la modération et une espèce d’urbanité. En lisant ce qu’il dit, sur la manière de prêcher la doctrine de la grâce, on se sent bien loin des premières rudesses de la Réforme :

« Je sais bien, dit-il, qu’on ne peut défendre cet aphorisme sacré sans combattre le sentiment de plusieurs, qui ne défèrent pas à la grâce autant qu’ils le doivent ; mais néanmoins je ne viens point ici maintenant avec un esprit de contention et de controverse. Je n’ai pour but que la vérité et je me la propose simplement en elle-même, sans aucun dessein de fâcher ni de contredire autrui. Mon intention n’est que de m’attacher à saint Paul, et si, en le suivant, je m’éloigne de quelques-uns, qu’ils s’en prennent à cet apôtre et non pas à moi, qui ne ferai qu’observer ses pas et que marcher sur ses traces. Au reste, me souvenant que je traite aujourd’hui de la grâce, j’agirai comme étant dans le sein même de la grâce. Bien loin d’apporter de l’aigreur dans une matière qui est toute pleine de douceur, toute découlante de lait et de miel, je n’en parlerai qu’en des termes convenables à la bénégnité de la grâce ; je maintiendrai ses droits sans offenser ses adversaires, comme en effet, bien loin de les haïr et de vouloir les désobliger, nous prions Dieu avec ardeur qu’il lui plaise de les combler de toutes les bénédictions de cette grâce que nous annonçons et qu’il les sauve un jour en son royaume céleste, par cette même grâce que saint Paul prêche, et nous après lui[i]. »

[i] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome Ier, page 62.

Ce qui frappe chez les prédicateurs protestants de cette époque et chez Du Bosc en particulier, c’est l’absence de tout esprit sectaire ou séparatiste. Cet esprit se caractérise par le besoin de séparation, — je dis le besoin et non le fait, puisque le christianisme, en fait, est une séparation. C’est un esprit de division, qui cherche plutôt des adversaires que des associés, et plutôt des associés que des frères ; c’est un désir de distinction, et pour se maintenir il faut qu’il insiste perpétuellement sur ce qui distingue, sur ce qui divise, sur des curiosités ou des subtilités. Le christianisme en lui-même a beau être une chose extraordinaire, une folie, alors même qu’il affronte l’homme naturel, il se fait comprendre de lui, il intéresse les adversaires malgré eux, il est franchement humain. Et si l’on dit : mais le christianisme, pour n’être exposé qu’à une élite de vrais croyants, en est-il moins le christianisme ? nous répondons que la supposition de cette assemblée d’élite, supposition toujours téméraire, toujours fausse jusqu’à un certain point (car toute assemblée est une multitude, et tout individu, en quelque sorte, multitude), oblige à laisser dans le silence une foule de choses dont, pour bien faire, il faut parler à tout le monde. Tout le christianisme est fait pour tout le monde. En avançant dans la carrière, on acquiert de nouvelles idées, on possède mieux certaines vérités, mais on ne répudie rien. La vie chrétienne est une et indivisible ; elle a des moments et non des parties ; sous des noms divers, on exprime la même chose par conversion, régénération et sanctification. Ces distinctions sont nécessaires dans le développement de la doctrine ; mais la vie chrétienne n’en doit pas moins être considérée comme une chaîne non interrompue. Ce qui intéresse le chrétien à l’entrée de sa carrière l’intéressera toujours ; ce qu’on dit au chrétien très avancé sera plein d’intérêt et d’instruction pour le chrétien qui débute, et pour celui-là même qui n’a pas encore débuté. Aussi rien de plus grand, de plus riche et de plus complet que la prédication adressée aux multitudes. Ce n’est pas qu’une multitude soit égale à une autre, que le nombre des chrétiens vivants ne puisse augmenter dans un troupeau, et la vie dans chacun d’eux, et que la prédication ne doive s’y proportionner ; mais le caractère demeure ; c’est toujours une multitude, c’est-à-dire, quel que soit le nombre, une réunion d’âmes à qui l’on ne demande rien que d’écouter, parmi lesquelles personne n’est de trop, et où, dans des proportions variables, tous les degrés et toutes les formes de vie peuvent se supposer. Ce qui profite particulièrement aux uns n’est pas perdu pour les autres, et le sentiment de l’auditoire auquel on s’adresse communique au discours beaucoup de simplicité et de largeur. Or, Du Bosc est essentiellement et franchement un prédicateur de multitude. Tous les grands prédicateurs l’ont été, et c’est ce qui leur donne cette ampleur, cette simplicité, qui les font lire dans tous les temps et par tous avec un vif intérêt.

II. Structure du discours de Du Bosc

C’est la méthode d’explication dans sa pureté, mais dans sa perfection. Et toutefois, c’est déjà le sermon synthétique, par l’effet du choix des textes, qui presque tous sont courts et découpés de manière à renfermer à l’ordinaire une proposition, même dans l’explication suivie de l’Épître aux Éphésiens. La décomposition est très simple. Rien n’est plus facile à suivre, plus coulant qu’un sermon de Du Bosc ; rien ne sent moins l’art ; rien n’a moins d’appareil et d’échafaudage ; mais sans digression, sans disproportion ; il trouve de telles richesses dans la ligne directe de son sujet, qu’on en est toujours étonné.

On ne peut jamais lui reprocher de diviser pour diviser ; en général, c’est l’étude du fait, non un procédé abstrait de logique, qui lui fournit ses divisions. Sa méthode se réduit le plus souvent à éclaircir et à justifier successivement toutes les parties d’un texte. Parfois cependant, il choisit des textes dont les parties ne sont pas indiquées par des articulations apparentes, celui-ci, par exemple : Vous êtes sauvés par grâce[j]. Ici il a tout à faire, et comment s’y prend-il ? Il commence par définir la grâce ; — puis il en indique les espèces —les caractères, — enfin, les degrés. C’est là tout son plan.

[j] La Doctrine de la grâce. (Sermon sur divers textes convenables au temps. Tome Ier, pages 57-108.)

Rien ne semble plus facile que des plans si simples ; mais cette apparente facilité ne doit pas faire illusion. La méthode de Du Bosc exige une logique très sûre et très délicate, et plus de travail peut-être qu’une méthode en apparence plus laborieuse. Ce sont les grands écrivains qui effrayent le moins ; les écrivains de second ordre réveillent bien plus souvent l’idée d’un travail difficile.

Avant Du Bosc, l’exorde n’était pas considéré comme une partie très importante du discours ; il n’y avait même pas d’exorde, au sens où on l’entend aujourd’hui. Ce n’était qu’une introduction nécessaire, qui jouait à peu près le rôle de l’exposition dans le drame. Chez Du Bosc, il prend une importance oratoire, une valeur littéraire. Avant lui, ce n’était que le seuil de la porte ; chez lui, c’est un portique, un péristyle. Ce n’est pas encore un discours dans le discours, mais ce n’est plus simplement le développement d’une idée prise tout-joignant le sujet, comme le veut Théremin. Du Bosc prend d’ordinaire ses exordes à quelque distance du sujet ; ils sont toujours heureux, naturels et piquants, et éveillent l’attention par quelque chose d’inattendu. Voici un des plus remarquables. C’est l’exorde du sermon sur la Doctrine de la grâce. (Éphésiens 2.8)

« La conduite de Dieu envers l’ancien Israël est sans doute admirable en toutes choses, et quand on la considère attentivement, on y voit reluire une divine et incomparable sagesse. Mais cela paraît surtout en ce que les délivrances, les succès et les avantages de ce peuple ne venaient point de lui ni de ses efforts, mais de Dieu et de sa bonté. Car si le tyran qui l’opprimait en Egypte fut contraint de le mettre en liberté, ce n’est pas qu’Israël prît les armes pour s’affranchir de son joug, qu’il levât des troupes, qu’il donnât des batailles, qu’il entreprit des sièges et qu’il allât bloquer Pharaon dans sa ville, ou le forcer dans son palais ; mais ce fut Dieu seul qui combattit pour son affranchissement et qui, armant ses anges d’une épée vengeresse, égorgea par leur main invisible tous les aînés de ce grand royaume, pour l’obliger à laisser aller son peuple. Si ensuite on le voit passer la mer Rouge, ce n’est pas qu’il équipe une flotte, qu’il bâtisse des vaisseaux, qu’il amasse des pilotes et des matelots experts, et qu’il mette en œuvre ou la voile ou l’aviron ; mais c’est que Dieu, par une faveur admirable, fend le golfe devant lui et lui fait un chemin sec au travers des eaux. Si dans le désert il se nourrit à son aise, ce n’est pas qu’il laboure la terre, qu’il sème des grains, qu’il plante des arbres et qu’il fasse ou des moissons de blés, ou des récoltes des fruits qui servent à sa nourriture ; mais c’est que Dieu lui-même lui apprête du pain et le lui envoie tous les matins à la porte de ses tabernacles par une pluie miraculeuse qui tombe du ciel. S’il se guérit des morsures venimeuses des serpents brûlants, ce n’est pas qu’il s’applique des remèdes, qu’il prenne des médecines, qu’il se serve ou de la vertu des herbes, ou de la force des minéraux, ou de la composition des thériaques et des antidotes ; mais c’est que Dieu lui-même lui sert de médecin et le délivre par miracle à la vue d’un serpent d’airain qu’il avait fait ériger devant ses yeux. S’il traverse heureusement le Jourdain, ce n’est pas qu’il fasse des ponts sur cette rivière, qu’il cherche des gués, ou qu’il entreprenne de la passer à la nage et de gagner la rive opposée à force de bras ou de rames ; mais c’est que Dieu, présent dans son arche, qui était le symbole de sa majesté, arrête ce fleuve au milieu de son canal et, le contraignant de retourner vers sa source, laisse par ce moyen le passage libre. Enfin, si ce peuple se rend maître de Jérico, qui s’opposait à son établissement et à ses conquêtes, ce n’est pas qu’il lui livre des assauts, qu’il fasse des tranchées, qu’il approche des machines, qu’il emploie ou le bélier ou la sape, et qu’il avance contre elle les forces de ses tribus ; mais c’est que le Dieu des batailles renverse par son bras puissant les murailles de cette ville insolente et en rend ses enfants victorieux, non par l’épée des soldats, ni par la vaillance des capitaines, mais par la seule haleine de ses sacrificateurs.

Que veut dire, mes frères, cette conduite remarquable et mystérieuse de Dieu, — sinon que ce n’est point à Israël, à ses forces ni à ses exploits, qu’il faut attribuer son bonheur ; que ce n’était point à ses armes qu’il devait ses délivrances ; que ce n’était point de son industrie ni de son travail qu’il tenait sa subsistance ; que ce n’est point à ses combats qu’il faut donner l’honneur de ses victoires et de ses triomphes ; mais que c’est à la seule grâce de Dieu que toute la gloire en appartient, et que ce grand libérateur, qui le sauva par tant d’illustres effets de son infinie puissance, en mérite seul toute la louange ? Et comme la délivrance d’Israël était une figure expresse du salut de l’Église, Dieu voulut par là nous élever encore à un plus haut et plus considérable mystère : c’est que le salut des hommes ne vient point d’eux, ne s’acquiert point par leurs forces, ne dépend point de leurs œuvres, ne se gagne point par le mérite de leurs travaux et de leurs vertus ; mais qu’il faut le rapporter tout entier à la grâce du Seigneur, qui nous l’accorde par un pur effet de sa miséricordieuse bonté. C’est cette vérité importante que l’apôtre des nations nous enseigne maintenant dans notre texte, où vous voyez qu’il pose cette maxime fondamentale que nous sommes sauvés par grâce, pour nous apprendre que nous ne le sommes point par nos œuvres, comme lui-même s’en exprime ouvertement dans la suite, quand, après avoir prononcé cette excellente sentence, que nous sommes sauvés par grâce, il ajoute, comme pour s’expliquer plus clairement : par la foi, et cela non point de nous, c’est le don de Dieu ; non point par œuvres, afin que nul ne se glorifie[k]. »

[k] Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Tome Ier, pages 57-61. Voyez aussi l’exorde du sermon sur l’Athéisme des païens. (Sermons sur l’Épître aux Éphésiens. Tome III.)

Du Bosc a aussi introduit, ou du moins généralisé, dans la chaire protestante, l’art des transitions, artifice innocent et très utile, qui consiste à lier d’une manière naturelle, aisée et intéressante, les différentes parties du discours.

Voyons maintenant, à l’appui de ce que nous avons dit sur la structure du discours de Du Bosc, l’analyse de quelques-uns de ses sermons, et commençons par le sermon sur la Nouvelle créature en Jésus-Christ, prêché à Rotterdam le 1er janvier 1686[l].

[l] Ibid. Tome Ier, pages 345-386.

Texte : Si quelqu’un est en Christ, qu’il soit nouvelle créature. (2 Corinthiens 5.17)

Exorde. Sur les enseignements de ce grand docteur qu’on appelle le temps. Aujourd’hui que l’année se renouvelle, il nous invite à nous renouveler.

Division :

  1. Qu’est-ce qu’être en Christ ?
  2. Qu’est-ce que la nouvelle créature ?

I. Jésus-Christ est avec nous, pour nous, dans nous. Nous sommes avec Christ, à Christ, en Christ. Il n’y a que ce dernier degré, ou ce dernier rapport, qui nous rende jouissants du salut de Christ. Être en Christ, c’est être dans l’esprit de Christ : « Si nous ne sommes à Jésus-Christ que par l’ouïe de sa parole, que par la participation à ses sacrements ou par la fréquentation de ses temples, nous ne serons point pour cela en Jésus, puisque toutes ces choses-là ne sont point en lui, mais seulement autour de lui. Il n’y a que son esprit qui lui soit intérieur, qui soit dans son sein, qui soit dans lui-même, et par conséquent ce n’est que par cet esprit qui est en lui que nous pouvons être véritablement dans ce grand Sauveur. »

On peut mourir au Seigneur, pour le Seigneur même ; ce n’est rien si l’on ne meurt dans le Seigneur.— Ici vient l’exemple du martyr Sapricius : « Un nommé Nicéphore, qui était mal avec lui, le voyant mener au supplice, touché de sa peine, et en même temps rempli de l’admiration de sa fidélité et de sa constance, courut se jeter à ses pieds, lui demander pardon de l’offense qu’il lui avait faite, le prier d’oublier tout et le supplier avec toute l’ardeur imaginable de lui accorder sa paix et de lui donner sa bénédiction. Mais cette âme dure et inhumaine n’en voulut rien faire ; cet homme implacable lui refusa sa réconciliation et ne daigna pas seulement regarder ce pauvre suppliant, qui souhaitait si passionnément son amitié, dans un temps où elle ne pouvait plus lui servir de rien. O détestable martyr ! martyr de Jésus-Christ et du diable tout ensemble, puisqu’il mourait pour la vérité de l’un et qu’en même temps il suivait les inspirations de l’autre. Il souffrit pour le Seigneur, mais hors du Seigneur, hors de son esprit, qui est un esprit de réconciliation et de paix. »

Or cet esprit est un esprit d’adoption, non de servitude, — de charité, — de zèle, — de prière, — de sainteté.

Voyez si vous avez ces caractères, et vous pourrez juger par là si vous êtes en Jésus-Christ, « et c’est cela même qui vous fera voir la force et la nécessité de la conséquence que l’Apôtre tire dans la seconde partie de notre texte, quand il dit : Si quelqu’un est en Christ, qu’il soit nouvelle créature, puisque l’Esprit de Christ produit infailliblement le renouvellement de la vie. »

II. Le texte peut aussi se traduire : Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Mais les deux sens reviennent au même.

Cette expression est une allusion à des idées juives. Quand un enfant était parvenu à l’âge de treize ans, et qu’il s’était appliqué à l’étude de la loi de Moïse et des traditions, les Juifs disaient qu’il était fait une nouvelle créature, voulant dire qu’alors, ayant acquis les connaissances nécessaires pour bien vivre, c’était un homme nouveau devant Dieu, rempli de la science de ses lois et propre à exercer les vertus d’un fidèle Israélite. Et ils alléguaient là-dessus ces paroles du quarante-troisième d’Ésaïe, où Dieu dit : Je me suis créé ce peuple-ci ; ils raconteront ma louange : d’où ils avaient tiré cette dénomination de nouvelle créature. Saint Paul donc, accoutumé à ce langage, s’en sert heureusement envers les chrétiens, pour leur insinuer dans l’esprit que ce sont eux véritablement qui doivent être les nouvelles créatures. »

C’est une régénération ; elle ne détruit pas l’homme, elle ne détruit que le mal.

Toutefois l’homme régénéré est bien une nouvelle créature. — Énumération des changements qui se font en lui : « Il a d’autres yeux, ces yeux vifs et perçants de la foi, qui pénètrent à travers les cieux, qui aperçoivent les lumières célestes de la vérité ce et les beautés divines de la sainteté et de la vertu, qui voient les choses invisibles et rendent présentes celles qui sont le plus éloignées dans l’avenir. Il a d’autres oreilles, ces oreilles attentives et obéissantes, qui prennent plaisir à l’ouïe de la parole de Dieu, qui écoutent soigneusement les oracles du ciel pour les retenir, le bruit et le tonnerre des menaces pour les craindre, la douce voix des promesses pour s’en consoler et s’en réjouir, l’éclat des exhortations et des remontrances pour en profiter… Il a d’autres sentiments et d’autres mouvements que les ordinaires. Sa crainte, c’est de pécher et d’offenser Dieu ; sa colère, c’est le zèle pour la gloire de l’Éternel ; sa tristesse, c’est la douleur de la repentance ; sa joie, c’est la paix de la conscience ; son amour, la charité envers le prochain ; sa haine, l’horreur du vice ; son espérance, l’attente des biens éternels ; ses exercices, les bonnes œuvres ; ses divertissements, les louanges du Seigneur ; sa vie, une continuelle pratique de la piété. Vous diriez que sa première nature est toute changée, qu’un autre sang coule dans ses veines, qu’un autre souffle est dans ses narines et qu’il est transporté dans un tout autre élément. » — Exemples de la pécheresse, de Saül et de l’enfant prodigue.

Ce renouvellement a lieu en tout fidèle.

Ce renouvellement est l’ouvrage de Dieu. — Du Bosc arrive à cette dernière idée par une de ces transitions qui le caractérisent :

« C’était cet heureux renouvellement que David demandait à Dieu dans le psaume de sa pénitence. O Dieu, disait-il, crée en moi un cœur net et renouvelle en moi un esprit bien remis. Son premier cœur était tout gâté. C’était un cœur qu’un amour impur avait souillé, qu’un feu impudique avait embrasé, qu’une fureur aveugle avait cruellement déterminé au meurtre d’Urie, après la débauche de sa femme. David donc pénitent avait raison de condamner ce cœur criminel et d’en demander un autre tout nouveau pour brûler désormais d’un autre amour, aussi pur, aussi saint, aussi salutaire, que le précédent avait été vicieux et condamnable. O Dieu, disait-il dans le mouvement de sa contrition, crée en moi un cœur net et renouvelle en moi un esprit bien remis. Car en effet, mes frères, cet admirable renouvellement est l’ouvrage de Dieu, c’est l’effet d’une puissance divine, et il faut que cette même main éternelle et toute-puissante qui créa le monde au commencement, soit celle qui forme encore aujourd’hui le nouvel homme dans nos âmes. »

Cette création est plus merveilleuse que celle du monde.

Elle nous est commandée dans le texte. Pourquoi nous commander ce qui n’est pas notre ouvrage ?

Première réponse : Dieu emploie la parole dans les deux créations.

Deuxième réponse : Nous sommes coopérateurs dans cette œuvre.

Troisième réponse : Cette œuvre est progressive, comme celle de la formation de l’homme physique.

Cette création est nécessaire :

1° Parce que sans elle il n’y a pas de communion avec le Sauveur. Il n’en était pas de même dans le paganisme. « On pouvait être dans le service des faux dieux avec des mœurs dépravées, parce qu’eux-mêmes en donnaient l’exemple à leurs adorateurs et à leurs dévots… Mais le Dieu des chrétiens est si pur et si saint qu’il ne peut regarder le mal sans horreur. Il faut donc ou rompre avec lui, ou faire divorce avec le péché, qui est incompatible avec sa nature et inalliable avec son esprit. »

2° Parce que, sous le règne de Jésus-Christ, tout étant nouveau, il faut que nous le soyons aussi. Jésus-Christ mettrait-il le vin nouveau de son royaume céleste dans de vieux ouaires, dans de vieux pécheurs, qui garderaient toute la lie et toute l’infection de leurs vices ? Coudrait-il l’habit neuf, la robe blanche de sa justice, le crêpe pur et luisant de ses justifications, avec les vieux haillons du péché, pour faire un habit extravagant, qui déshonorerait sa grâce ? Non, non, il n’a garde de faire un assortiment si étrange. Il veut que tout soit nouveau dans ce qui lui appartient. Et si son apôtre, nous exhortant à servir Dieu en nouveauté d’esprit, ne veut pas même souffrir que nous le servions en vieillesse de lettre, c’est-à-dire avec les cérémonies et les rudiments de la loi, combien moins avec la vieillesse du vice, avec cette lèpre du vieil homme, qui nous rend horribles aux yeux de Dieu ! Si donc quelqu’un est en Christ, qu’il soit une nouvelle créature. »

Vous y êtes particulièrement obligés, vous réfugiés[m], mais vous aussi qui nous avez accueillis et qui avez vu par ce fait vos troupeaux croître de plus de moitié dans le courant de l’année dernière. Tant de changements survenus nous disent que nous devons aussi nous changer nous-mêmes, afin que nous soyons de nouvelles créatures devant Dieu et devant les hommes.

[m] Ici trouve sa place le tableau déjà cité de l’année 1685. Voir ci-dessus.

Le sermon sur l’Athéisme des païens[n] a pour texte : N’ayant point d’espérance et étant sans Dieu au monde. (Éphésiens 2.12)

[n] Sermons sur l’Épître aux Éphésiens. Tome III, page 47.

Exorde : Il est bon de revenir sur le passé, comme saint Paul y fait revenir les Ephésiens.

Division :

  1. Les païens étaient sans espérance.
  2. Ils étaient sans Dieu.

Du Bosc ne s’est pas inquiété de mettre en relation les deux parties de son discours, et cependant l’espérance et la foi en Dieu sont étroitement unies.

I. Sans espérance. — Non pas absolument.

1. Mais ils n’étaient pas d’accord entre eux. « Quelle espérance d’une autre vie pouvait avoir le peuple, pendant que les philosophes ne s’accordaient pas sur l’immortalité des esprits, et ce qui est encore bien plus remarquable, pendant que ceux qui paraissaient l’enseigner ne s’accordaient pas avec eux-mêmes. Que croirai-je, disait un pauvre gentil, puisque nos docteurs ne savent ce qu’ils doivent croire ? Comment me déterminerai-je entre Zénon et Platon qui se disputent, entre Aristote et Épicure qui se querellent ? Et quand je voudrais me ranger du parti de ceux qui prétendent l’âme immortelle, comment le pourrais-je, puisque je les vois se couper, se contredire, s’ôter toute créance eux-mêmes, et que leur discours est comme une eau agitée qui change continuellement de face et où un flot efface l’autre ? »

2. La nature de leur espérance nous empêche de lui donner ce nom. Ils n’attendaient, en effet, que la réunion de leur âme à l’âme universelle du monde, ou son passage dans un autre corps, c’est-à-dire un état sans personnalité ni vie.

3. Leur attente d’une autre vie n’était qu’incertitude, quant à l’immortalité de l’âme et quant à la résurrection des corps. Ils en entrevoyaient bien quelque chose ; mais le peu d’assurance qu’ils en avaient les rejetait aussitôt dans le doute. Ce n’était pas l’ancre ferme et assurée dont parle l’Apôtre ; ce n’était pas réellement une espérance.

II. Sans Dieu. — Le mot employé dans l’original est celui d’athées, parce que ce terme signifie proprement ceux qui sont sans Dieu. Ce n’est pas que les païens fussent des athées, à prendre cette parole dans le sens qu’on lui donne ordinairement. Pour éclaircir cela, je distinguerai quatre sortes d’athées fort différents. »

Les premiers nient l’existence de Dieu ; les deuxièmes nient sa providence ; les troisièmes méconnaissent sa nature ; les quatrièmes le nient en action. — A ces différents égards, les païens étaient sans Dieu.

Ils étaient sans Dieu au monde, c’est-à-dire « par tout le monde, dans tout l’univers, à l’orient, à l’occident, au septentrion et au midi, n’y ayant point de peuple alors sous le ciel (à la réserve d’Israël) qui ne fût dans l’ignorance et dans l’abandonnement du vrai Dieu. C’est ce qui étonne, mes frères, c’est ce qui surprend et donne lieu à plusieurs questions. Car on demande ici pourquoi Dieu a voulu laisser périr tant de nations, durant un si grand nombre de siècles ? »

Du Bosc veut qu’on adore sans expliquer. (Il eût bien dû se le tenir pour dit.) « Imitons, mes frères, la sage retenue de ce saint apôtre ; admirons et adorons ce que nous ne pouvons comprendre. N’entreprenons pas de sonder ce qui passe la portée de notre esprit ; préférons là-dessus l’humilité respectueuse de l’ignorance à la curiosité téméraire du savoir. Ne soyons pas si présomptueux et si vains que de vouloir mesurer les décrets de Dieu à l’aune de notre faible raison humaine, puisque la distance est si prodigieuse entre ces deux choses, que les voies de Dieu ne sont point nos voies et que ses pensées sont plus éloignées de nos pensées que les cieux ne sont élevés par-dessus la terre. Qu’il nous suffise que Dieu ait voulu une chose, pour nous la faire trouver juste et raisonnable, puisque sa volonté est la source de toute sagesse. Il est ainsi, Père, parce que tel a été ton bon plaisir. »

On pourrait demander aussi pourquoi il y a si peu d’élus. Mais ce serait quereller Dieu sur ses grâces dont il est le maître. « C’est à nous, non à murmurer de ce qu’il en a sauvé peu, mais à le remercier éternellement de ce qu’il en a voulu sauver quelques-uns et ne nous perdre pas tous, comme il l’aurait pu faire sans reproche. C’est à nous à lui rendre des grâces immortelles de ce qu’il ne nous a pas traités comme les anges rebelles et apostats ; car il les condamna tous sans exception, les précipitant tous, depuis le premier jusqu’au dernier, dans les abîmes éternels, pour y souffrir à jamais la punition de leurs crimes, au lieu que les hommes ayant imité leur révolte et s’étant rendus coupables comme eux, Dieu, par sa grande miséricorde, en a daigné sauver une partie, et des enfers qu’ils avaient mérités avec les démons, les élever dans le ciel, pour y régner avec les anges saints et fidèles. Ce nous est un sujet inexprimable de bénédictions et de louanges, surtout en ces temps bienheureux, où nous vivons sous la nouvelle alliance de Jésus-Christ ; car la différence des nations étant abolie par la prédication de l’Évangile, qui appelle tous les hommes indifféremment au salut, il n’y a plus de peuple en la terre qui soit absolument sans espérance et sans Dieu au monde, puisque l’espérance de la vie éternelle est ouverte à tous les humains par tout l’univers. Il les reçoit tous également en son Fils, qui nous a rachetés de toute tribu, de toute nation, de toute langue, par son sang, et en qui il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni Scythe, ni Tartare ; mais tous sont un en ce divin Rédempteur. »

En bénissant Dieu pour les privilèges qu’il nous accorde, nous devons prendre bien garde de ruiner nos avantages par notre faute et de tourner notre bonheur contre nous-mêmes par notre mauvaise conduite. Il est vrai que nous ne sommes plus sans Dieu comme les païens, par la privation et l’exclusion de son alliance. Il est vrai que nous ne sommes plus sans Dieu comme eux, par l’ignorance de sa nature adorable ; nous le connaissons tel qu’il est, nous en avons des sentiments justes et raisonnables, et nous ne faisons aucun tort, dans les maximes de notre théologie, ni à l’unité, ni à la spiritualité, ni à l’immensité, ni à la sainteté, ni à la toute-puissance, ni à la gloire de son être. » Mais nous sommes encore exposés à l’athéisme du service de Dieu : « quand on nie la divinité en la servant mal, ou en ne la servant point du tout, en lui faisant la guerre par des mœurs contraires à ses vertus, à ses volontés, à ses lois. Hélas ! cet athéisme dure toujours, et la ruine du paganisme n’y a presque rien changé. Les hommes sont toujours gentils à ce malheureux égard ; ils vivent à la païenne dans la religion de Jésus-Christ, et il y aura même des milliers de païens qui s’élèveront un jour en jugement contre les chrétiens, parce qu’ils se trouveront avoir été beaucoup plus sages, plus justes, plus sobres, plus chastes, plus réglés dans leurs ténèbres, que nous dans toute la splendeur de nos lumières. »

Le discours se termine par des menaces et des exhortations.

Toutes ces idées sont bonnes, mais il faudrait leur donner une inflexion différente. Il y a deux choses dans un texte : la pensée, l’idée pure, abstraite, et l’intention de celui qui l’a exprimée, l’état d’âme dans lequel il se trouvait. Cette intention, cet état d’âme doivent se refléter dans le discours, qui ne peut pas traiter de la même manière une exclamation et une simple affirmation. Du Bosc, lui, se borne trop souvent à l’idée abstraite, et c’est ce qu’il fait, entre autres, dans le discours que nous venons d’analyser. Il semble avoir oublié que Paul déplorait l’état des païens et ne se bornait pas à constater un fait et à exprimer une vérité métaphysique. Cette espérance dont parle l’Apôtre n’est-elle pas un bien réel, et la privation de cette espérance, un malheur qui doit nous émouvoir ? Être avec Dieu, c’est un bien aussi, c’est le bien suprême. Être sans Dieu, c’est n’avoir point de Dieu ; or Dieu est la lumière, la loi, la vie, la satisfaction de l’âme. Quel état que celui d’un homme sans Dieu, d’un homme livré au désespoir sourd, morne et stupide de l’athée ! Et il s’agit ici de tout un monde, de générations entières, tombant l’une après l’autre dans le gouffre de l’athéisme et du désespoir. N’y a-t-il pas là quelque chose pour l’éloquence ? Cependant le discours de Du Bosc n’est pas touchant. Au lieu de s’élever et de nous émouvoir, il discute. L’orateur, c’est-à-dire l’homme qui sent, fait défaut.

Analysons encore le sermon sur les Pauvres en esprit[a].

[a] Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Tome II, pages 233-286.

Texte : Bienheureux sont les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. (Matthieu 5.3)

Exorde : Opposition entre le monde et Jésus-Christ.

Division :

  1. Quels sont ces pauvres dont parle le texte.
  2. Comment et par quelle raison ils sont bienheureux.

I. Quid non sit et quid sit. — Ce ne sont pas ceux qui sont pauvres par le sentiment de leur misère et de leur indigence devant Dieu.

1. Ce mot, en effet, n’a jamais cette signification dans l’Écriture.

2. De plus, cette déclaration est un paradoxe ; or il n’y aurait pas de paradoxe si pauvre signifiait humble.

3. L’autorité de saint Luc décide la question, car rapportant la même maxime, il se sert purement et simplement du mot pauvre, sans ajouter en esprit.

C’est donc bien de la pauvreté qu’il est question. Mais il y en a trois sortes : une pauvreté maudite, une pauvreté forcée et une pauvreté volontaire : — la première envoyée comme punition ; la seconde qui est une dispensation de la providence de Dieu pour faire éclater sa sagesse, ou même un effet de sa bonté ; la troisième, qu’est-elle ?

Ce n’est ni la pauvreté philosophique, que plusieurs des païens ont recherchée, pour philosopher plus à l’aise ; — ni la pauvreté ascétique de quelques sectaires de l’âge apostolique, — ni la pauvreté dont les moines font vœu.

Quelle est donc cette pauvreté que nous entendons sous le nom de volontaire ? C’est, mes frères, celle qui consiste à être effectivement pauvres et à le vouloir bien être ; à porter volontairement cette condition et cet état, quand Dieu nous y assujettit ; à vivre content dans la disette, sans être rongé ni de chagrin, ni d’envie, ni d’inquiétude, ni d’impatience ; à bénir le Seigneur sous le chaume de son petit toit, sous la bure grossière de son pauvre habit, parmi les herbes et les légumes de ses plus simples repas, comme si l’on était dans toute l’abondance du monde. C’est là ce que notre Seigneur appelle ici pauvre en esprit. Car dans l’Ecriture l’esprit se prend souvent pour l’affection et la volonté, comme quand Salomon, dans ses Proverbes, dit que l’homme qui n’a point de pouvoir sur son esprit est comme une ville sans murailles ; c’est-à-dire qui n’a point de pouvoir sur sa volonté et qui n’est pas maître de ses passions ; et quand saint Paul veut que la vierge soit pure de corps et d’esprit (2 Corinthiens 7.34), c’est-à-dire, non seulement de fait, mais aussi d’affection et de volonté. De même donc, pauvres en esprit, cela veut dire pauvres d’affection et de volonté, pauvres acquiesçant intérieurement à leur pauvreté et s’y accommodant sagement, avec des âmes respectueuses et soumises. Car c’est que le Seigneur veut distinguer deux différentes sortes de pauvres. Les uns qui le sont par nécessité, et c’est là une pauvreté sans louange ; ceux qui la souffrent sont des pauvres purement, parce qu’ils le sont à regret et malgré eux ; ils en gémissent d’ennui, ils en pleurent à toute heure, souvent même ils en frémissent de rage, comme un lion affamé, qui rugit quand la proie lui manque, ou qui ronge les barreaux de sa cage, quand la faim le presse dans sa prison. Les autres sont pauvres, mais en esprit, par un consentement libre de leur esprit, qui embrasse volontairement l’ordre de la Providence envers eux. »

Cette pauvreté est louable dans tous ses degrés. Le premier est de ceux qui, nés ou tombés dans la pauvreté, la supportent avec patience.

Le second, de ceux qui, pouvant s’enrichir par de mauvais moyens, aiment mieux demeurer pauvres.

Le troisième, de ceux qui, se voyant enlever leurs biens à cause de leur foi, aiment mieux abandonner leurs biens que leur foi.

Le quatrième est de ceux qui n’attendent pas qu’on leur ravisse leurs biens, mais qui les quittent volontairement eux-mêmes, par amour pour la vérité ou par zèle pour leur salut. C’est ce que firent les apôtres (Matthieu.19.27) et les premiers chrétiens. (Actes 4.34)

Voilà donc, mes frères, quels sont ces pauvres qu’entend ici notre Seigneur. Ce sont des pauvres non sans esprit, sans courage, sans affection et sans volonté ; mais des pauvres en esprit, qui conservent toujours leur esprit dans leur pauvreté, qui ne le perdent point dans la perte de tout le reste, qui en demeurent toujours en possession et en fond, et qui se servent de cette pièce admirable pour soutenir courageusement leur misère. Voilà ceux que le Fils de Dieu prononce bienheureux. Bienheureux, dit-il, sont les pauvres en esprit, et c’est ce qu’il nous faut examiner maintenant. »

II. Ce n’est pas que ce mot de bienheureux doive vous faire ici concevoir cette parfaite béatitude, qui consiste dans une entière exemption de tous maux et dans une pleine possession de tous biens ; ce bonheur souverain qui, bannissant toutes les douleurs et toutes les craintes, ne laisse pas même de lieu aux désirs, parce que l’immensité des félicités qu’il renferme passe l’étendue de tous les souhaits. Il est évident que la pauvreté est incompatible avec une telle béatitude, puisque l’indigence est toujours un mal, un manquement, un défaut, qui nous met dans la nécessité et dans le besoin et qui ouvre la porte à mille désirs. C’est une privation importune, une souffrance ennuyeuse, une incommodité pénible. C’est une source malheureusement féconde d’ennuis et d’inquiétudes, et souvent une fontaine de larmes amères. Mais aussi faut-il distinguer deux sortes de béatitudes : l’une de la patrie, et l’autre du pèlerinage, l’une du but et l’autre de la voie. Celle-là est la béatitude du ciel et celle-ci de la terre. Celle-là est un bonheur en effet, en réalité, en jouissance ; celle-ci en attente et en espérance seulement, suivant ce que dit saint Paul : Nous sommes sauvés en espérance. »

Quand l’Écriture parle de la seconde comme d’une béatitude céleste, c’est ou par opposition à d’autres personnes plus misérables, ou par la délivrance de quelque grand mal ou péril, ou parce qu’on est dans le chemin du bonheur et dans le train qui y mène, ou enfin seulement parce qu’on est destiné et disposé à être heureux.

C’est dans ce dernier sens que les pauvres en esprit sont bienheureux ; c’est que la disposition où ils se trouvent les rend propres au royaume des cieux.

Ce que c’est que le royaume des cieux. Il signifie l’empire du Messie, ce bienheureux règne qui devait être établi sous la nouvelle alliance, avec les grâces qu’il confère et les gloires qu’il promet. » S’il n’en est pas question dans l’Ancien Testament, « c’est que, tant que les Israélites possédèrent la terre de promission, ils ne considérèrent le ciel que sous l’image de cette bienheureuse terre… Leurs auteurs parlaient alors d’hériter la terre, de voir les biens de Dieu en la terre, de manger les fruits de la terre, et ils les entretenaient sans cesse du trône de David, du sceptre de Sion, de la domination de Jérusalem, parce que c’étaient en ce temps-là les idées ordinaires sous lesquelles ils se promettaient les félicités du ciel. » Quand ils perdirent ces biens terrestres, toutes leurs espérances se tournèrent du côté du ciel. « Ce fut seulement dans le temps de la captivité de Babylone, lorsque les Juifs étaient chassés de leur pays, qu’on mit en usage ces mots de royaume des cieux. La première mention qui s’en trouve, c’est dans le prophète Daniel, qui était lui-même du nombre des captifs de Babylone. Car dans le chapitre second de son livre, voulant prédire la venue du Christ en la terre, il disait : En ces jours-là le Dieu des cieux suscitera un royaume, ce que les Hébreux prirent comme si Dieu avait dit que Dieu susciterait un royaume des cieux. Alors donc, se consolant de la perte de leur terre par l’espérance du ciel, ils commencèrent à parler du royaume des cieux, et depuis il n’y eut rien de plus commun dans leur langue. Les docteurs, le peuple, tous généralement avaient ces termes continuellement à la bouche, de sorte que Jésus-Christ venant au monde, il trouva parmi eux cette expression établie. C’est pourquoi il s’en servait si souvent ; c’est pourquoi aussi son précurseur l’employait dans ses prédications, en criant aux troupes : Amendez-vous, car le royaume des cieux est approché. Et quand le Maître voulut faire son premier sermon, il débuta par là même : Bienheureux, dit-il, sont les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. »

Ce règne, qui appartient aux pauvres, les riches en sont-ils exclus ? Non, car Abraham, Job, Joseph d’Arimathée étaient riches. Les paroles de Jésus signifient donc seulement que c’est aux pauvres principalement et d’abord que ce règne est offert. Preuve de fait dans l’exemple des bergers de Bethléhem, des apôtres et des Corinthiens. (1 Corinthiens 1.26)

Jésus-Christ en cela n’a-t-il pas fait tort à son Église, à qui les riches auraient communiqué de la force et de l’autorité ? Mais l’esprit parle là-dessus autrement que la chair et le sang. Quatre raisons justifient la déclaration de Jésus-Christ dans le sens que nous venons de lui donner :

« La première est prise de la contrariété qui se trouve entre les richesses et la piété, dans la disposition ordinaire de l’esprit humain ; contrariété si grande que le Fils éternel de Dieu n’a pas fait difficulté d’affirmer qu’il est plus aisé qu’un chameau (ou un câble) passe par le trou d’une aiguille, qu’un riche entre dans le royaume de Dieu. Car il est certain que les richesses, par un effet presque inévitable, gâtent l’esprit de l’homme. L’or et l’argent ne salissent pas tant les mains qu’ils souillent les âmes de ceux qui les manient ; ils engendrent toute sorte de vices, parce qu’ils en allument la convoitise, ils en facilitent l’exécution et ils en fournissent les moyens. (Citation de 1 Timothée 6.9) Les païens mêmes ont remarqué que, quand Plutus, qui selon eux était le Dieu des richesses, entrait chez quelqu’un, il y menait avec lui le faste, l’arrogance, la mollesse, la fraude, et qu’il avait toujours une infinité de crimes à sa suite. Il ne faut donc pas s’étonner si le royaume des cieux est pour les pauvres… Ils trouvent dans leur condition beaucoup moins d’obstacles à la piété, moins de tentations au vice, moins de liens qui les attachent au monde, moins d’amour pour le siècle, et plus de penchant vers l’éternité, où leur état même les fait aspirer. »

La seconde raison se tire de la diversité des deux alliances. Sous la première, avec ses bénédictions temporelles, Dieu traitait les hommes comme des enfants.

Une troisième raison de ce procédé se prend de la conformité qui doit être entre le roi et le royaume des cieux, entre le prince et ses sujets. » — De combien de manières Jésus-Christ fut pauvre.

« Enfin, la dernière raison de ce choix, c’est la considération de la gloire de Dieu… Quoi qu’en puisse dire la chair ambitieuse et mondaine, elle éclate mille fois mieux dans la pauvreté de ses enfants qu’elle ne ferait dans leur opulence. »

Cette vérité prouvée, il reste à en tirer trois leçons :

1. Ne point se scandaliser quand on voit dans l’Église de Jésus-Christ des personnes pauvres, abjectes et de peu de considération dans le monde.

2. Ne pas mépriser les pauvres.

3. Se persuader que le vrai bonheur de l’homme ne consiste pas dans les biens périssables (en d’autres termes : ne point mépriser la pauvreté).

« Riches, qui vivez dans l’abondance des biens de la terre, vous possédez beaucoup de choses, mais une seule vous est nécessaire : c’est la foi vive et efficace, qui produit la sanctification. Sans cela votre opulence n’est que disette, votre gloire que confusion, votre félicité que misère, vos délices et vos plaisirs qu’un vain chatouillement, qui vous fera mourir en riant. Vous êtes pauvres, si vous n’êtes fidèles à Jésus-Christ. Vous êtes misérables, si vous n’êtes gens de bien. Vous n’avez rien qui vaille en faire cas, si vous n’avez la foi et la piété. Pensez donc moins à remplir vos coffres d’or et d’argent qu’à remplir vos cœurs de la connaissance de Dieu et de son amour. Travaillez, moins après la viande qui périt qu’après celle qui est permanente à vie éternelle. Soyez plus soigneux de la manne du ciel que de la graisse de la terre, et proposez-vous surtout d’être riches en bonnes œuvres.

Par ce moyen-là, mes frères, qui que vous soyez, riches ou pauvres, grands ou petits, vous serez tous opulents, tous infailliblement heureux, puisque le royaume des cieux sera à vous ; vous en posséderez les bénédictions et les grâces en la terre, qui vous rempliront d’une joie inénarrable, et enfin vous en obtiendrez les gloires dans le ciel, qui vous mettront dans la pleine et parfaite béatitude, dans cet état admirable où, la félicité étant consommée, vous n’aurez plus ni de maux à craindre, ni de biens à désirer, parce que vous y posséderez toutes choses dans une perfection sans mesure et dans une éternité sans fin. A ce grand Dieu, qui nous en a donné l’espérance, Père, Fils et Saint-Esprit, soit honneur et gloire dès maintenant et à jamais ! Amen. »

Le sermon intitulé : Les trois fléaux de Dieu[b], sur 2 Samuel 24.12-14, fut prononcé en 1662.

[b] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, pages 3-68.

Exorde sur la verge veillante, dont parle Jérémie. Elle veille toujours. Preuve en soient les fléaux qui viennent de fondre sur ce royaume. Dieu vous prêche, non plus par notre parole, mais par ses fléaux.

Division :

  1. Les trois fléaux proposés à David.
  2. Le choix qu’il fit.

I. Les trois fléaux proposés à David. — 1. Quel crime de David avait provoqué la colère de Dieu ? (La réponse à cette question nous fournit un exemple remarquable de développement.)

Cette action fut criminelle par son motif. Combien l’orgueil est odieux à l’Éternel. — C’est le plus grand des péchés. L’orgueil veut détrôner Dieu. L’orgueil prend occasion de la vertu même. — L’orgueil était particulièrement odieux en David, élevé de si bas. — Son orgueil fut accompagné de mensonge, car il avait protesté de son humilité dans des psaumes qu’il faisait chanter à tout le peuple. — David était un juste, mais c’était une raison pour que Dieu le châtiât plus sévèrement. « Car il est certain que les péchés des enfants de Dieu sont plus condamnables que ceux des réprouvés et des esclaves du diable. Ceux-ci n’offensent que leur maître, mais ceux-là outragent leur père ; ceux-ci ne sont que des sujets rebelles, mais ceux-là sont des enfants dénaturés et barbares ; ceux-ci n’abusent que des dons de la nature, mais ceux-là profanent misérablement les dons de la grâce. Et comme un Judas est bien plus abominable que Pilate !… Comme ce premier César, lorsqu’il fut assassiné dans le sénat, souffrit tous les coups de ses meurtriers sans dire mot, avec une fermeté digne de son courage ; mais quand il vit Brutus, ce Brutus qu’il chérissait tendrement et qu’il nourrissait dans sa maison, quand il le vit lever le poignard avec les autres pour le frapper, il ne fut plus le maître de sa douleur, ses entrailles s’émurent et il lui dit d’une voix mourante : Et toi aussi, mon fils ! On peut dire que Dieu sent les mêmes émotions quand il se sent attaqué par ses enfants, et que ceux qui sont non seulement reçus dans sa maison, mais destinés à régner un jour sur son trône, viennent à lui porter l’épée dans le sein par leurs rébellions et par leurs péchés. Et comme un seul Jonas, fuyant sa commission, le fâcha plus que tous les idolâtres qui étaient dans le navire (car la tempête ne s’éleva que pour lui seul), de même un seul fidèle honoré de l’alliance de Dieu l’afflige plus, quand il viole sa loi, qu’une troupe de pécheurs ensemble. » Ne vous étonnez donc pas si David, qu’il avait comblé de mille grâces, venant à commettre contre lui le crime de félonie, l’Éternel ne peut souffrir une telle indignité sans le châtier rudement.

Dieu ne veut pas, du reste, châtier seulement David, mais le peuple. Le courroux de Dieu était déjà allumé, quand David voulut compter ses sujets. Crimes du peuple. Rien n’avait retenu le courroux de Dieu que la piété du prince.

2. Dieu avertit le peuple par un prophète, au lieu de le frapper à l’improviste. C’est sa méthode ordinaire. Ainsi a fait Jésus-Christ. Dieu en cela ne ressemble pas aux hommes. Il ne veut pas perdre ceux qu’il châtie.

3. Surprise et consternation que dut éprouver David. Au fort de sa sécurité, il est atteint. Ainsi des pécheurs orgueilleux qui bravent et qui piaffent. Apostrophe aux rois sur la vengeance de Dieu, qui vient à pas de laine.

4. Châtiments proposés ; quels sont-ils ? quel est ce (trident ? Ce sont les trois fléaux les plus terribles. L’orateur est malheureusement dispensé de les décrire, ses auditeurs les ayant sous les yeux : Tous étaient propres à humilier et punir David. Application aux hommes en général, selon l’avantage que chacun possède.

5. Je t’apporte. Que ce langage est digne de Dieu ! — C’est à Dieu qu’il faut remonter pour trouver la cause des fléaux, car c’est lui qui les apporte. Causes secondes ; on a tort de ne voir qu’elles.

6. Cependant Dieu, dans sa miséricorde, donne à choisir à David, — pourvu qu’il choisisse à l’instant. « Ne vous semble-t-il pas voir ce roi de Syrie, cet Antiochus, à qui les Romains ayant envoyé un ambassadeur, pour savoir ses intentions sur une demande qu’ils avaient à lui faire, cet ambassadeur, pour l’obliger à lui répondre nettement et sans refuite, traça un cercle autour de lui avec son bâton et, par une hardiesse vraiment romaine, lui dit : Avant de sortir de ce cercle, rends-moi la réponse que je dois faire de ta part au sénat. Le prophète Gad traite maintenant de même le roi d’Israël. Cet ambassadeur du Dieu vivant, plein d’un courage digne de la grandeur de son maître, le presse et l’oblige à répondre sur le champ. Maintenant, maintenant, dit-il, avant que tu sortes de ma présence, avise et regarde ce que je répondrai à celui qui m’a envoyé. »

II. Le choix que fit David. — 1. Cruelle situation dans laquelle il se trouvait. Est-ce que le prophète n’aurait pas pu lui aider à sortir de peine ? Gad ne faisait que ce que Dieu lui avait ordonné, et Dieu voulait, à cette occasion, faire éclater en David l’esprit de sa grâce.

2. Si David eût consulté la chair et le sang, il eût choisi autrement : la guerre et la famine lui eussent mieux convenu que la mortalité. Il montre, dans le choix qu’il fait, le caractère d’un bon roi, attaché à ses sujets, dont il ne veut pas se séparer, et judicieux politique, le caractère aussi d’un vrai fidèle ; car on voit son zèle pour la gloire de l’Éternel (les ennemis eussent triomphé du Dieu de David dans l’un et l’autre des deux premiers fléaux), sa repentance et son amendement, en ce que la maladie dispose mieux l’âme que les deux autres fléaux ; sa foi enfin, qui lui fait prendre assurance dans la miséricorde du Père céleste. Comme il juge bien de Dieu et des hommes ! Il avait fait l’expérience de tous deux.

Quand l’Apôtre dit aux Hébreux que c’est une chose terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (Hébreux.10.31), cette sentence ne semble-t-elle pas répugner au jugement de David ? Nullement. L’Apôtre n’entend parler que de ceux qui tombent sans repentance entre les mains du Dieu des vengeances ; mais, dans la disposition de la repentance, rien n’est si doux que de tomber entre les mains charitables et pleines de grâces du Dieu vivant.

Application.

Le sermon qui suit immédiatement celui-ci dans le même volume, La Voix de la verge divine[c], ne fut prêché que dix-huit ans plus tard, en 1680.

[c] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, pages 71-122.

Texte : Écoutez la verge et celui qui l’a assignée. (Michée.6.9)

Exorde. Voici un autre prédicateur que ceux que vous entendez à l’ordinaire. Les prophètes et les apôtres n’ayant pas été écoutés, la verge des vengeances de Dieu prend la parole, et c’est ce prédicateur qui va aujourd’hui même vous parler par notre bouche.

Division :

  1. Le sujet dont il est parlé dans le texte : la verge et celui qui l’a assignée.
  2. Le devoir qui est prescrit : d’écouter.

I. 1. La verge. Discussion exégétique sur le mot verge. Définition de cette verge : ce sont les châtiments dont Dieu visite les hommes.

Trois espèces de verges : de correction, — de punition et de vengeance, — de destruction.

« Ce sont ces trois verges que le prophète Michée représente ici aux Juifs. Depuis plusieurs années, ils avaient senti la verge de correction, qui les avait châtiés de leurs égarements et de leurs fautes ; ils avaient même éprouvé la verge de punition, qui les avait battus rudement et qui, depuis David et Salomon, leur avait fait quantité de plaies grandes, larges et profondes. Car leur royaume avait été déchiré par un démembrement déplorable, affaibli par des accidents et des révolutions funestes, épuisé par des guerres sanglantes et cruelles, foulé aux pieds par tant d’ennemis qu’à peine pouvait-il se soutenir dans ce triste état. Il ressemblait proprement à un pauvre vieillard, qui, cassé d’années, d’infirmités et de maladies, se traîne, comme il peut, sur un bâton qui l’appuie, paraît tout courbé et tout tremblant et tout penché vers la terre, où il doit bientôt tomber pour y être enseveli dans la poudre. Même du temps de Michée, ces malheureux enfants d’Abraham avaient déjà senti la verge de destruction ; car une partie, la plus grande partie même de leurs tribus était entièrement ruinée. Dix de ces misérables tribus, qui composaient le royaume de Samarie, avaient été emmenées captives par Salmanasar en Babylone, pour n’en revenir jamais et pour se perdre dans des pays éloignés, sans laisser nulle trace de leur postérité dans le monde, comme la poudre qui est chassée par le vent se perd en l’air, sans qu’on sache ce qu’elle devient. Les deux autres tribus qui restaient dans la Judée étaient menacées du même désastre, et elles l’éprouvèrent effectivement quelque temps après. Leur ville fut brûlée, leur temple réduit en cendres, leur république renversée, leurs habitants égorgés, à la réserve de ceux qu’on chargea de chaînes, pour les mener en triomphe dans un pays étranger et idolâtre, où ils pleurèrent leurs péchés toute leur vie, sous un joug insupportable. Voilà la verge que le saint prophète leur propose, la verge qui les avait châtiés si longtemps, la verge qui les avait déjà détruits en partie, la verge qui les menaçait d’achever bientôt le reste. »

Application à l’auditoire, qui demande : De laquelle de ces verges sommes-nous frappés ? — C’est à vous à répondre, et votre réponse dépendra de l’état de vos cœurs. Si vous vous repentez, c’est une verge de correction. Examen de conscience. Exhortation, encouragement.

2. Celui qui l’a assignée. — C’est lui qui assigne les châtiments, car il en est véritablement l’auteur ; soit qu’il s’y emploie véritablement lui-même, ou qu’il y emploie ses anges, ou les hommes, les bêtes et les éléments, c’est toujours lui qui assigne la verge ; c’est toujours à lui, comme à la cause première, qu’il faut que nous remontions ; — et il ne faut pas, dans nos maux, nous attacher aux hommes, pour nous venger et nous plaindre d’eux ; car ils n’ont été que des verges entre les mains de Dieu.

C’est lui qui assigne le temps et la durée de nos maux. « Là-haut, dans le ciel, il y a une horloge immanquable, dont les ressorts sont montés de toute éternité, pour marquer les minutes et les moments de toutes choses, et il n’arrive jamais d’affliction ici-bas dont elle ne sonne l’heure et ne désigne le temps. » — Quels que soient le temps et la durée de ces châtiments, comme aussi leur nature, il faut y prendre garde, il faut écouter.

II. Puisqu’il faut écouter la verge, c’est donc qu’elle parle. En effet, tout parle, et tout parle de Dieu, — excepté l’homme, qui est fait pour parler.

La verge de Dieu parle :

1°. De nos péchés, pour nous y faire penser. La prospérité nous fait illusion sur ce sujet, mais l’adversité rompt ce silence. Exemple de Saül (1Samuel.15.23-24) et de David. (2Samuel.12.10-30)

2°. De la haine de Dieu pour le péché. Tant qu’il ne frappe pas, cette haine ne paraît pas, on n’y croit pas, on ne la sent pas ; « mais nonobstant ce silence mystérieux et concerté des foudres du ciel, Dieu ne manquera pas pourtant, tôt ou tard, à leur faire porter les peines de leurs impiétés et de leurs folies. » Il frappe le péché, même et d’abord dans ses enfants.

3°. Les verges de Dieu parlent de repentance. « C’est là proprement leur cri, c’est là précisément leur discours. » Car quand Dieu frappe, son premier but est d’amender.

La verge parle donc ; mais écoutons-nous ? L’exhortation même du prophète suppose que nous n’écoutons pas. Surdité volontaire, profonde, inouïe ; mais surdité funeste, car si nous n’écoutons pas, nous mourrons. Il faut donc écouter ; mais comment ?

1. Avec douleur ; car c’est pour cela que Dieu nous frappe.

2. La douleur ne suffit pas ; Ésaü pleura, mais ne se repentit point : il faut donc écouter dans un esprit de repentance. La douleur sans cela n’est qu’une faiblesse d’enfant.

3. A la repentance il faut joindre l’amendement. — (Mais ces deux dispositions, pourrait-on demander à Du Bosc, se conçoivent-elles séparément ? La repentance ne produit-elle pas l’amendement, aussi nécessairement que le feu produit la chaleur ?)

Importance d’écouter (et d’écouter ainsi) cette parole. Il y aurait moins de danger à ne pas écouter sa parole proprement dite. « J’avoue qu’il est bien important d’écouter cette excellente parole du Dieu vivant, qui est sa puissance à salut, le ministère de son Esprit, la lettre royale de sa grâce et la semence incorruptible de sa gloire ; mais néanmoins cette parole est un moyen ordinaire que Dieu emploie tous les jours, pour l’instruction et l’édification continuelle de son Église. C’est le pain quotidien de ses enfants, qu’ils peuvent trouver tous les matins, ou dans la chaire des prédicateurs, ou au moins dans le livre des Écritures saintes, si bien que la négligence à l’égard de cette parole n’est pas si absolument mortelle, parce que ce qu’on a omis une fois, on le peut réparer une autre… Mais la verge de l’affliction est un moyen extraordinaire, dont Dieu ne se sert pas tous les jours, et qu’il ne met en œuvre que dans les grands mouvements de son cœur, que dans les fortes entreprises de sa providence et dans les occasions rares que sa sagesse lui fournit. Car punir, dit le prophète, est son œuvre étrange et sa besogne non accoutumée (Ésaïe 28.24), si bien que la négligence ne peut manquer d’y être funeste. Quand Dieu parle, par ses verges, on ne peut, sans se perdre, remettre à une autre fois à l’écouter ; il faut prendre l’occasion et la ménager avec soin, parce qu’étant passée, il n’y a plus de retour, plus de moyen de remédier à sa faute et de retrouver la grâce qu’on a laissée échapper. O hommes donc, si jamais vous devez écouter Dieu, c’est lors qu’à la voix de sa a parole il ajoute celle de ses verges, pour faire plus d’impression sur vos âmes. »

Si nous n’écoutons pas la verge, il arrive de deux choses l’une : ou que Dieu redouble ses châtiments, ou qu’il se tait absolument, ce qui est bien plus redoutable.

Puisque le péril est si grand, prenons aujourd’hui la résolution d’écouter, et surtout de nous amender.

« Je n’irai point loin chercher des exemples qui vous y obligent. Je ne courrai ni à Ninive, ni à Antioche, et je ne feuilletterai point dans ce dessein les annales de l’antiquité ecclésiastique. Nous avons plus près de nous et en nos jours nous avons devant nos yeux des exemples illustres qui nous peuvent servir de modèle. Cette Église qui réside dans la ville capitale de notre royaume et que sa situation glorieuse met à la tête de toutes les autres, nous en fournit un extrêmement remarquable. Touchée des grands coups que Dieu a frappés depuis peu sur nos troupeaux et reconnaissant que ce sont véritablement nos péchés qui ont allumé la juste colère du ciel, elle s’est mise dans les sentiments d’une conversion admirable. On y remarque un changement extraordinaire dans toutes les conditions et dans tous les ordres. Les grands, les petits, les hommes, les femmes et les filles, les vieux et les jeunes, tous paraissent dans un même esprit d’amendement. On n’y parle que de réforme dans les habits, dans les repas, dans les conversations, dans les manières et dans tout l’air de la vie : on ne s’y entretient présentement d’autre chose. Le luxe s’y bannit pour faire place à la modestie. Le théâtre y est abandonné pour courir au temple. La lecture des livres du monde y est proscrite, pour s’attacher à la lecture de la Parole de Dieu. On y voit les inimitiés, les querelles, les procès mêmes tomber aux pieds de la charité avec une édification merveilleuse, et l’on s’y empresse à se réconcilier et à s’embrasser dans un amour chrétien, comme on faisait autrefois à se pousser, à se supplanter et à se plaider. Il semble que l’on y ait entrepris de forcer le ciel et de ravir sa grâce, par la sainte violence d’une dévotion ranimée. Le jeudi de la semaine précédente, on y célébra un jeûne public, où l’on fit paraître tant d’humiliation, tant d’émotion, tant de repentance, tant de dessein de bien vivre, que la bonne odeur même de ce sacrifice évangélique s’est répandue par tout le royaume. Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui a visité son peuple et qui lui a mis au cœur de si justes et de si louables sentiments ! C’est un sujet d’espérer qu’on pourra bientôt ajouter : Béni soit aussi ce bon et miséricordieux Seigneur, qui a fait la délivrance de son peuple !

Mais pour obtenir cette grâce si désirée, joignons-nous à ces chrétiens qui ont levé si haut l’enseigne de la repentance dans notre communion. Ne souffrons pas qu’ils viennent à la perfection sans nous. »

III. Du Bosc envisagé sous le rapport du style

Je ne m’arrête pas à définir le style. Cette définition résultera des éléments que nous ferons entrer dans l’appréciation du style de Du Bosc.

Dans l’ensemble de la composition, il est bien supérieur à ses devanciers par la proportion, la liaison, la flexibilité et le moelleux des mouvements, la douceur des articulations. Sa langue vaut mieux aussi que la leur ; mais cependant elle n’est pas comparable à celle des Bossuet et des Fléchier ; elle a des mots surannés qu’on ne rencontre jamais chez les grands orateurs catholiques (détroussement, à pas de laine, etc.) ; bien qu’épurée, elle offre quelques traces de négligence et une certaine rudesse. Du Bosc, néanmoins, a le sentiment de la phrase oratoire, du nombre et de l’harmonie, et sa rudesse même n’est pas sans mérite, comme le prouve ce passage, auquel nous avons déjà fait allusion : « O pécheurs, que vous êtes aveugles de vous endormir dans le péché ! Il vous semble, pendant que vous lâchez la bride à vos passions charnelles et que vous ne refusez rien à vos sens, que vous êtes fort heureux. Vous bravez, vous piaffez, vous dansez au son de la flûte et du tambourin, comme parle Job ; vous vous éjouissez du souhait de votre cœur, et vous voyant ou puissants en biens, ou élevés en honneur, ou appuyés des forces de la terre, vous vous imaginez que vous n’avez rien à craindre[d]. »

[d] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, page 23.

Son style a de l’ampleur, de l’embonpoint, comparativement à la maigreur du style de ses devanciers, et néanmoins il est concis et alerte.

Ce qui distingue surtout Du Bosc, c’est une parfaite et brillante clarté ; personne ne définit et n’explique aussi lumineusement que lui, et l’on peut dire que c’est là qu’il triomphe. Il n’est pas moins habile à développer, c’est-à-dire à faire sortir de l’idée tout ce qu’elle renferme, ou du moins ce qu’il est utile d’en faire sortir ; mais surtout à détailler, c’est-à-dire à vêtir l’idée au moyen d’allusions, d’exemples, de souvenirs. C’est un autre développement que celui de Massillon ; c’est moins de l’intérieur de l’idée que de ses alentours ou de ses rapports, de ses aboutissants, que Du Bosc tire sa richesse.

Lisez, par exemple, dans le sermon sur les Trois fléaux de Dieu, la manière dont il fait ressortir quel fut le péché qui irrita si fort la colère de Dieu contre David.

« Je ne doute point, dit-il, que vous ne vous trouviez surpris d’abord d’apprendre que toute la faute a de ce prince fut d’avoir dénombré son peuple. Quoi ! direz-vous, était-ce là un si grand crime, et cette action méritait-elle une si terrible vengeance ? Un roi est-il blâmable de vouloir connaître le nombre de ses sujets ? N’est-il pas intéressé à savoir de combien d’hommes il se peut faire fort pour la bataille, afin de mesurer ses desseins à son pouvoir, et de ne s’engager pas témérairement dans de vaines entreprises qui passent ses forces ? N’est-ce pas un mouvement aussi innocent qu’à un berger de compter ses brebis, à un capitaine ses soldats, à un maître ses domestiques et à un père ses enfants ? Dieu lui-même n’approuve-t-il pas ces sortes de dénombrements au trentième de l’Exode, où il veut que, lorsqu’on dénombrera son peuple, chacun lui paye par tête un demi-sicle pour l’œuvre du tabernacle ? Tous les peuples de la terre ne les ont-ils pas pratiqués sans blâme ? Les Romains n’en faisaient-ils pas souvent dans toute l’étendue de leur grand et vaste empire ? Et ce fut un de ces dénombrements généraux qui fit rencontrer la naissance du Sauveur du monde dans la ville de Bethléhem, pour justifier l’oracle ancien qui l’avait promise à cette bourgade : ce Fils éternel de Dieu ayant voulu, en venant au monde, être écrit sur le livre de César et être enrôlé entre les sujets d’Auguste, lui qui écrit nos noms au livre de vie et qui nous met au nombre des enfants de Dieu. Quel crime donc commit David en faisant ce que tous les rois, ce que tous les souverains peuvent faire dans les terres de leur obéissance ? Et quand bien même il y aurait eu quelque chose à redire dans l’action de ce prince, un homme de sa probité et de sa vertu devait-il être traité avec tant de rigueur pour une médiocre faute ? Son zèle ardent, sa piété singulière, son admirable et incorruptible intégrité dans les choses de la religion et du service divin, tant d’autres qualités héroïques, qui le faisaient être l’homme selon le cœur de Dieu, le David, c’est-à-dire le bien-aimé de l’Éternel, devaient, ce semble, couvrir ce petit défaut et être comme un poids dans la balance du Seigneur, qui, contre-pesant ce léger manquement, la fit pencher du côté du pardon et de l’indulgence. Où sont ces entrailles bruyantes de compassion, où sont ces richesses infinies de miséricorde, où sont ces affections et ces tendresses paternelles que Dieu s’attribue, s’il punit si sévèrement ses enfants, quand il leur arrive de faillir par infirmité ? Hé ! que saurait-il faire davantage à ses plus fiers ennemis, de tirer contre eux l’attirail épouvantable de sa vengeance ?

A cela, mes frères, j’ai plusieurs choses à répondre. Premièrement, il est vrai que de dénombrer son peuple est une action de soi innocente et qui n’a rien de mauvais. Mais David la rend criminelle et vicieuse par le motif qui la lui fit entreprendre ; car ce fut par ambition et par vanité, pour se glorifier de la multitude de ses sujets, pour étaler avec pompe et avec orgueil la grandeur de sa force et de son autorité royale, pour trancher du puissant et de l’illustre monarque et pour faire dire partout, non plus comme à son triomphe, après la mort de Goliath : David en a tué dix mille ! mais : David a mille milliers prêts à tuer et à combattre ceux qui voudraient s’opposer à son empire et lui faire résistance. Ce n’est pas une action condamnable à un roi de se promener sur ses remparts et de considérer, ou la beauté de ses villes, ou la gloire de sa cour et de ses palais ; mais parce que Nabucodonosor le fit avec arrogance et que, charmé de la grandeur de sa superbe Babylone, il dit en lui-même dans la vanité de ses pensées : N’est-ce pas ici Babylone la grande, que j’ai bâtie pour la gloire de ma magnificence ? Dieu l’en punit d’une manière étrange et le chassa parmi les bêtes, pour s’être si fièrement et si insolemment élevé au-dessus des hommes. Ce n’est pas une action blâmable à un souverain de haranguer ses peuples de dessus son trône ou de dessus son lit de justice ; mais parce qu’Hérode le fit par ambition, pour attirer les applaudissements de ses auditeurs et pour les rendre idolâtres de son éloquence et leur faire proférer des blasphèmes, Dieu le frappa d’une façon effroyable, envoyant son ange à l’heure même, qui confondit son orgueil et le renversa de dessus son trône, tout couvert de vers qui le firent périr misérablement. Ce n’est pas un crime à un monarque de montrer ses trésors et ses richesses ; mais parce qu’Ézéchias étala les siens par vanité aux yeux des ambassadeurs d’Assyrie, Dieu s’en courrouça si fort qu’il envoya promptement un de ses prophètes dénoncer à ce roi, quoique juste et pieux d’ailleurs, qu’il ferait périr toute sa maison pour cette ostentation criminelle. C’est ce qui arrive ici à David[e]. »

[e] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, pages 8-11.

Citons encore le passage suivant du sermon sur les Deux principes :

« L’Apôtre n’exempte personne de cette fatalité de la mort, et il l’étend universellement à tous. Tous meurent, dit-il, en Adam ; parce qu’en effet tous les hommes sans exception venant de ce premier homme, tous héritant de son crime et de sa corruption, tous aussi sans exception doivent subir la loi de la mort qui lui avait été dénoncée. S’il venait des hommes au monde par quelque autre voie que par la génération d’Adam, ils pourraient véritablement prétendre à l’exemption de la mort ; mais comme tous sans distinction entrent par cette porte, grands et petits, pauvres et riches, rois et sujets, doctes et ignorants, saints et profanes, tous sans différence viennent par ce chemin de la naissance ordinaire qu’Adam leur a ouvert, et par conséquent ils doivent s’en retourner tous par cet autre chemin de toute la terre qu’Adam lui-même leur a marqué. Personne ne saurait s’en dispenser. Rien n’est capable de nous en garantir. Les habits nous défendent de la nudité, les aliments de la faim, les maisons et les bâtiments des injures de l’air, l’étude de l’ignorance, les médecines des maladies, les armes et les forteresses de l’invasion des ennemis, les havres et les ports des naufrages et des tempêtes ; mais rien ne saurait jamais nous préserver de la mort. Il n’y a point de bouclier à l’épreuve de ses flèches, point de citadelle inaccessible à ses assauts, point de médecine capable de remédier à son accès, point de port où l’on puisse être à l’abri de sa tempête, point de lieu dans l’univers où l’on en soit à couvert. On voit des hommes privilégiés en bien des manières. Il y en a qui ne savent ce que c’est que de dépendance, qui ne voient point de supérieurs en la terre, comme les rois et les souverains. Il y en a qui ne manquent de rien et qui ignorent absolument la nécessité, parce qu’ils ont de quoi satisfaire à tous leurs désirs, comme les riches qui possèdent toutes choses avec abondance. Il y en a qui ne connaissent point les maladies et qui passent toute leur vie dans une parfaite santé. Il y en a qui ne vieillissent point et qui conservent leurs forces, leur embonpoint, leur fraîcheur jusques à la fin, comme Moïse, duquel il est remarqué qu’à l’âge de six-vingts ans sa vue n’était point affaiblie et sa vigueur n’était point passée, et l’histoire de la Genèse nous assure que Sara à cent ans donnait encore de l’amour aux rois. Mais il n’y a personne qui soit privilégié contre la mort. Il est ordonné à tout homme de mourir. Au levant et au couchant, au septentrion et au midi, on voit partout cet arrêt irrévocable s’exécuter sans rémission. Fils des hommes, déguisez-vous tant qu’il vous plaira pour vous cacher aux yeux de la mort, mettez-vous à couvert sous la pourpre des rois, sous la tiare des pontifes, sous la pompe des habits, sous l’éclat de la beauté, sous la force des châteaux et des places imprenables : au travers de tout cela la mort vous reconnaîtra pour être des enfants d’Adam, et en cette qualité vous fera payer de gré ou de force le tribut que lui doivent tous les héritiers de ce premier père[f]. »

[f] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 59-61. Voir dans le même discours, page 48, le parallèle entre Jésus-Christ et Adam.

Du Bosc est secondé, dans ce genre de développements, par une imagination féconde et libre, une vaste lecture, une mémoire imperturbable et un esprit bien fait, où tout est classé et lié, où les idées sont bien associées. Aux exemples déjà cités, ajoutons celui-ci, que nous empruntons au sermon sur l’Intolérance chrétienne :

« Il faut que nous imitions l’exemple de Dieu, qui ne brise point le roseau cassé et qui n’éteint point le lumignon fumant. Ce grand Dieu n’éteint point les astres et ne les précipite pas du ciel, pour avoir des taches. Il n’anéantit pas la terre, pour être souillée de l’écume des insectes et du venin des serpents. Il n’abîme pas les rivières, pour être mêlées de boue et de limon. Il ne brûle pas les blés, pour y avoir de l’ivraie et de la nielle. Il n’arrache pas les arbres et les fleurs, pour voir des chenilles et des limaçons se traîner sur leurs fruits et souiller par leur sale attouchement la beauté de leurs couleurs. De même, il ne perd pas les hommes, pour remarquer en eux des effets de cette corruption naturelle qui leur est héréditaire et inévitable. Il en supporte en sa grande miséricorde, il en excuse selon son immense et infinie charité. Il leur pardonne gratuitement comme un bon père qui souffre des sottises et des égarements de ses enfants. Ainsi en devons-nous user envers ceux qui faillent, quand nous avons sujet de croire que c’est, non le mépris de la grâce, mais l’infirmité de la nature qui les fait pécher. Il faut en supporter avec une indulgence et une bénignité chrétienne ; il faut plaindre en eux la condition de l’humanité, qui est toujours fragile et sujette au mal. Il faut leur tendre charitablement la main, comme à des personnes qui ont bronché et qui sont tombées, pour leur aider à se relever[g]. »

[g] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 612-613. Voir, dans le même sermon, page 615, le morceau sur ceux qui errent en matière de religion.

C’est ici le lieu de remarquer combien le savoir est utile à l’imagination. Plus on a de faits dans la mémoire, plus on peut combiner et inventer : il est donné à celui qui a. Beaucoup croient que la science diminue l’originalité, mais rien n’est si faux. Les hommes les plus féconds en imagination et les plus originaux ont été d’ordinaire ceux qui savaient le plus. Il y a là une intention évidente de la Providence, qui veut que les hommes soient solidaires les uns des autres. Nous sommes les héritiers, les donataires de nos devanciers et de nos alentours. L’homme le plus original est en grande partie l’œuvre des époques précédentes, de son siècle et de la société dans laquelle il vit. L’individualité est un germe impalpable ; quand on voudrait le dégager de tout ce qui est impulsion extérieure, il ne resterait rien. Pour son talent aussi, il n’est pas bon que l’homme soit seul.

La puissante mémoire de Du Bosc sert son imagination ; il est original de ce qu’il sait et non seulement de ce qui lui est propre. Tout son style est comme incrusté de souvenirs de ses lectures, de rapprochements intéressants et d’allusions qui, à chaque instant, réveillent l’esprit ; aussi n’est-il peut-être aucun prédicateur qui se fasse lire aussi facilement.

Sa diction est relevée par un grand nombre de figures de style (lumina orationis), de comparaisons surtout. Nous en citerons quelques-unes :

« Cette merveilleuse rosée, c’est le Messie, celui que l’Église judaïque souhaitait et demandait par ces termes du prophète, qui ont toujours été entendus de Jésus-Christ : O cieux, envoyez la rosée d’en haut. Et véritablement, comme la rosée sort au matin de la terre, par la vapeur qui en monte, mais elle est renvoyée d’en haut, pour retomber sur la terre, l’humecter, l’engraisser et y vivifier toutes choses ; aussi Jésus, ressuscitant au point du jour et au lever du soleil, fut comme une rosée matinière, une rosée sortie de la terre, mais produite néanmoins par la vertu secrète du ciel. Et cette divine rosée se répandit alors ici-bas pour y faire germer un jour les corps semés dans la terre, comme autant de nouvelles plantes, qui, par sa vertu féconde, sortiront en leur temps et en leur saison ; si bien qu’en effet la résurrection de Christ fut la nôtre, sa vie est notre vie, sa victoire notre triomphe, son bonheur notre félicité, puisque la vivification qui se fit en lui a passé en nos personnes[h]. »

[h] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 45-46.

« Le péché habite bien en eux (les fidèles), mais il n’y règne pas. Il est comme un ennemi prisonnier et désarmé, qui peut bien encore ourdir sourdement quelques petits soulèvements, mais qui ne saurait plus entreprendre de grandes révoltes ni mettre sur pied des troupes considérables. Il y est comme un lion à la chaîne, qui se débat, qui étend ses ongles et qui se souvient encore de sa férocité naturelle, mais qui, étant retenu de court, ne saurait s’élancer fort loin ni faire le mal qu’il voudrait[i]. »

[i] Ibid. Tome IV, page 610.

« Il ne faut jamais attribuer nos maux au hasard, comme ces ridicules Philistins d’autrefois, ou ces fous malins d’aujourd’hui, ces insensés athées, qui disent ou qui voudraient bien dire en leur cœur qu’il n’y a point de Dieu ; car ils rapportent tout à une fortune aveugle, et regardent toutes les calamités qui arrivent ou au monde ou à l’Église comme des coups d’aventure. Mais c’est à peu près comme les bêtes qui entendent tirer le canon durant le siège d’une ville ou le choc d’une bataille : elles s’imaginent que ce tintamarre n’est qu’un vain fracas, comme si des cailloux et des rochers roulaient tumultuairement d’une montagne ; elles en jugent ainsi parce que ce sont des bêtes et qu’elles ont le sens trop grossier pour penser à un général qu’elles ne voient point et qui conduit cette artillerie pour battre ses ennemis en ruine[a]. »

[a] Sermons sur l’Épître aux Éphésiens. Tome III, page 62.

« Il me semble qu’une âme dans la nature était proprement comme ces enfants de rois qui, ayant été dérobés ou exposés dès le berceau, sont nourris dans un pays étranger, parmi des paysans et des bergers. Quand ils viennent à croître, la nature leur donne bien quelquefois des sentiments de ce qu’ils sont : le sang qui les a formés parle en eux et leur inspire des inclinations plus nobles et plus relevées que ne porte leur état présent. Il leur semble que leur cœur ne s’accorde point avec leur fortune et qu’ils ne sont point nés pour l’étable ni pour la charrue. Cependant, comme on leur tient leur naissance fort cachée, ils ne s’assurent de rien et ils sont ainsi toujours dans le doute, jusqu’à ce qu’on vienne leur expliquer le mystère et leur découvrir leur extraction. C’est le vrai portrait d’une âme païenne, quand elle venait à se considérer elle-même[b]. »

[b] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome III, p. 91.

Du Bosc s’amuse quelquefois et s’attarde à ces comparaisons. Il y a des gens qui ne lâchent pas une idée ingénieuse, avant d’en avoir fait sortir une sottise. Il serait irrévérent d’appliquer cela à Du Bosc ; mais il est certain que ses comparaisons choquent parfois le goût, et que si elles sont toujours justes, elles ne sont pas toujours convenables.

Ainsi, parlant de Jésus dans son agonie : « Ses craintes, dit-il, et ses frayeurs furent grandes ; elles l’agitèrent, elles le secouèrent, elles le troublèrent fortement, il est vrai ; mais elles ne blessèrent en rien sa sainteté et sa pureté parfaite. Et vous le comprendrez aisément par la comparaison d’un vase et d’une fiole pleine d’eau. Si c’est une eau sale et bourbeuse, en remuant cette fiole a vous troublerez infailliblement cette eau, vous la rendrez sale et crasseuse, et s’il y a de l’infection, vous l’exciterez et en répandrez la puanteur. Mais si c’est une eau toute pure et toute nette, comme une eau de roche, vous aurez beau remuer la fiole, l’agiter, la tourner de tous les côtés, la renverser même de haut en bas et la mettre sens dessus dessous, cette eau néanmoins ne se brouillera point et demeurera toujours dans sa pureté naturelle. C’est là justement l’image et la ressemblance des passions de Jésus-Christ et des nôtres. Pour nous, qui naturellement sommes vicieux et corrompus, quand nos âmes viennent à se trouver agitées, notre dépravation s’y mêle et s’y manifeste, le péché ne manque pas à s’y glisser et à y exhaler même sa méchante odeur. Mais pour Jésus-Christ, qui était la sainteté même, toutes les agitations de son corps et de son esprit, toutes les passions de son âme n’ont pu causer le moindre vice, la moindre souillure en sa personne bénite[c]. »

[c] Jésus à l’agonie. (Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, page 296.)

Et dans le même discours : « Pourquoi la Divinité n’aurait-elle pu faire dans l’âme de notre Seigneur ce que l’âme fait souvent dans le corps : suspendre envers elle ses irradiations et ses communications favorables, pour permettre aux douleurs de lui faire sentir toutes leurs atteintes ? Imaginez-vous un miroir exposé au soleil. Tant que le soleil l’éclaire et luit dessus, on y voit l’image de ce bel astre, qui le rend lumineux et éclatant comme lui ; on en voit sortir des rayons pareils aux siens. Mais si la communication du soleil est empêchée, on ne remarque plus son image et on n’y aperçoit plus ses rayons ; mais les autres choses qui en approchent s’y peignent et s’y impriment, les noires avec leur noirceur, les rouges avec leur éclat, et ainsi des autres. Il en est de même de notre Sauveur. C’était un composé admirable d’un soleil et d’un miroir. Dieu était en lui comme un soleil éclatant ; l’homme était un miroir très pur qui en recevait les rayons. Tant que le soleil se communiquait, le miroir était tout éclatant de lumière, tout brillant de joie, de vertu et d’allégresse. Mais si le soleil venait à se retenir et à réprimer ses regards, alors le miroir n’était plus rayonnant ni lumineux comme auparavant ; mais les choses qui en approchaient y envoyaient leurs images selon leur nature et leurs qualités. Les choses noires et affreuses y paraissaient avec leurs horreurs, et c’est ainsi que dans son agonie tant de choses formidables s’étant présentées à son imagination, la remplirent de leurs idées, y causèrent, dans le silence de Dieu, dans la cessation de son action, tant de tristesses, tant d’angoisses, tant de frayeurs, qui ne sont autre chose que les impressions des objets affreux[d]. »

[d] Sermons sur divers textes convenables au temps. Tome IV, pages 306-307.

On rencontre en foule chez Du Bosc des rapprochements ingénieux, tels que celui-ci : « Loin, mes frères, loin ces discours et ces sentiments qui veulent partager la gloire de notre salut entre les forces de l’homme et la grâce de Dieu. Ce fut la fausse mère qui voulut couper l’enfant en deux. La vraie mère le demanda tout entier. Aussi la nature, qui n’est qu’une fausse mère, fait tout ce qu’elle peut pour s’attribuer au moins une partie du nouvel homme, de ce bienheureux enfant que la régénération forme dans les fidèles ; mais la grâce le veut avoir sans division et sans partage, et le grand et céleste Salomon juge en sa faveur. Il déclare qu’il n’y a qu’elle qui ait droit de réclamer cet enfant spirituel, parce que c’est elle qui lui donne la naissance et qui l’engendre entièrement dans nous[e]. »

[e] Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Tome Ier, pages 82-83.

Mais ces rapprochements sont souvent trop ingénieux, surtout dans les compositions de sa jeunesse. En voici quelques exemples :

« Quels sentiments ne doit point produire en nous cette excellente doctrine (de la grâce) ? Certainement elle est si féconde, elle est si abondante en enseignements, qu’on peut dire qu’elle ressemble à ces fontaines qui jettent l’eau par divers tuyaux et qui cherchent à sortir par quantité de conduits et de routes différentes. Car aussi la grâce est comme une eau saillante en vie éternelle, qui se répand en plusieurs façons de tous les côtés[f]. »

[f] Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Tome Ier page 95.

« Moïse nous parle d’un lavoir destiné pour les sacrificateurs, qui fut fait des miroirs des femmes qui s’assemblaient à la porte du tabernacle. Voici, mes frères, que saint Pierre nous présente maintenant en sa personne et un lavoir et un miroir tout ensemble : un lavoir dans ses larmes et un miroir dans sa repentance. Venez donc à ce lavoir pour vous y nettoyer de l’impureté de vos vices. Venez à ce miroir, non pour y composer votre visage, mais votre cœur, et le mettre en état de plaire au Seigneur Jésus[g]. »

[g] Ibid. Tome Ier

Du Bosc a été proclamé grand orateur par son siècle, mais la postérité n’a pas maintenu cet arrêt ; or, s’il est vrai, comme le dit Madame de Sévigné, que le monde n’a pas de longues injustices, il faut chercher un motif à ce changement. Rien d’étonnant, d’abord, que les contemporains de Du Bosc l’aient comparé plutôt avec ses devanciers qu’avec l’idéal de l’orateur, et aient pris sa supériorité relative pour une supériorité absolue. Nul ne peut se vanter de concevoir exactement l’idéal. Les mauvais poètes, comme les mauvais rois, n’ont-ils pas bien souvent reçu plus de louanges que les bons ? Les prédécesseurs de Corneille n’étaient-ils pas regardés comme des aigles ? Nous ne savons reconnaître l’idéal que lorsqu’il est réalisé, et alors ce qu’auparavant nous avions pris pour lui n’en est plus à nos yeux que le fantôme. Celui qui n’a vu que la lune peut croire avoir vu le soleil ; mais quand celui-ci paraît, sa brillante clarté dissipe l’erreur et rend le doute impossible.

Du Bosc est admirablement clair, d’une clarté qui est souvent de l’éloquence ; il est plus nourri et pourtant plus concis que ses prédécesseurs ; il parle à la conscience ; il a de l’esprit et une imagination agréable ; il charme, il intéresse, il instruit ; mais avec tout cela, est-il éloquent ? Nous n’hésitons pas à nous prononcer pour l’affirmative ; seulement il nous reste à voir quel est le rang qui lui revient.

Définir, expliquer l’éloquence est chose difficile. L’éloquence est un mystère ; elle échappe à l’analyse. Ceux qui ont dit avec Pascal qu’elle est un don de l’âme, ont bien dit, mais mieux encore ceux qui l’ont fait dériver de la sympathie. La logique, bien que nécessaire à l’éloquence, ne peut pas la produire ; elle est pour cela trop impersonnelle. L’éloquence est toute personnelle. Le véritable orateur est celui qui dès le début se loge dans l’âme de ses auditeurs, leur parle, non du dehors, mais du dedans, et s’associe intimement et volontairement à tout ce qu’ils éprouvent, de sorte que son discours ne soit pas une allocution, mais un dialogue serré entre celui qui parle et celui qui écoute, un échange rapide de questions et de réponses, de sommations et de répliques, comme dans la scène la plus vivante de Corneille. Ce qui est éloquent, c’est ce qui produit dans l’âme les mouvements les plus rapides et les plus vifs. Or comment produire cet effet ? comment tenir constamment un auditeur en haleine ? comment faire d’une âme paisible le théâtre de tant d’agitations ? C’est le secret de l’éloquence, secret qui ne s’apprend pas dans les livres. Il faut que l’orateur, comme le poète, entre en communion de vie avec nous, qu’il sympathise avec nous, c’est-à-dire, qu’il sente et qu’il souffre avec nous[h]. Du reste, quand nous parlons de sympathie, nous ne parlons que d’un talent et non d’une qualité morale. Il peut se faire que cette sympathie esthétique, je dirais presque hypothétique, recouvre une antipathie réelle, peut-être même de la haine. Comment l’orateur peut-il exprimer avec une vérité frappante des sentiments opposés aux siens ? C’est là un mystère insondable.

[h] Sympathiser, συμπάσχειν.

Le prédicateur n’est pas nécessairement un orateur. S’il a expliqué les oracles de Dieu avec justesse et gravité, s’il en a pressé l’application, il a rempli sa tâche et le moins orateur a pu être éloquent. Grâces à Dieu, la vérité est éloquente par elle-même. — Ainsi, nous ne demandons pas à Du Bosc d’être orateur ; nous demandons simplement s’il l’est. Si l’éloquence est telle que nous l’avons dépeinte ; si elle exige des pensées vastes et fortes, des mouvements rapides, du pathétique et l’emploi des grandes figures oratoires ; si le discours vraiment éloquent est un drame, qui a son nœud, ses péripéties et son dénouement, Du Bosc dans ce sens n’est pas un orateur de premier ordre, bien qu’il ait des morceaux qui se rapprochent de la haute éloquence. C’est le prédicateur le plus intéressant, le plus captivant même ; ce n’est pas encore l’orateur.

Mettons notre jugement à la meilleure épreuve par une citation. C’est un raisonnement oratoire, emprunté au sermon sur la Doctrine de la grâce :

« Je vous prie de reconnaître ici avant toutes choses l’avantage de notre religion et de juger laquelle est la meilleure et la plus sûre de deux doctrines, dont l’une donne à l’homme la gloire de son salut, l’autre la donne tout entière à Dieu. Car quel doit être le but d’une bonne et vraie religion ? C’est sans doute de glorifier Dieu. Et comment peut-on mieux le glorifier qu’en attribuant tout notre bonheur à sa grâce ? Toujours on m’avouera que cette créance vient d’un bon principe, d’une sainte humilité, d’un religieux respect envers Dieu, d’une louable envie d’honorer et de célébrer sa bonté. Je veux que nous nous trompions dans ce sentiment et que ce soit une erreur de rendre à l’Éternel un honneur qui ne lui appartient pas. Mais que cette erreur est innocente ! qu’elle est sainte ! qu’elle est incapable de déplaire aux yeux de Celui qui fait grâce aux humbles ! Mon crime donc, c’est que je donne trop à mon Dieu, que je défère trop à sa grâce, que je le reconnais pour l’auteur de tout le bien qui est en moi ! Heureuse faute, dont je ne me repentirai jamais, et dont je ne dois point craindre de recevoir de punition ! Que j’aime bien mieux m’abaisser ainsi par humilité que de vouloir m’élever par orgueil ! Qu’il m’est bien plus sûr de renoncer à ma propre gloire, dont le mépris est infailliblement innocent, que d’entreprendre sur celle de Dieu, où le moindre attentat est infiniment criminel ! Quand j’aurais été appelé du ciel, comme saint Paul, par une vocation extraordinairement éclatante ; quand je serais apôtre comme lui ; quand même j’aurais été ravi dans le paradis par un privilège incomparable, j’aimerais toujours mieux m’estimer avec lui le plus grand de tous les pécheurs et reconnaître que miséricorde m’aurait été faite, que de me vanter avec le Pharisien de n’être point comme le reste des hommes et d’avoir quelque qualité particulière qui ait obligé Dieu à me préférer aux autres. Bénissons, chers frères, bénissons en ceci notre religion, qui nous inspire un si saint et si salutaire sentiment. Reconnaissons qu’elle ne peut venir que de Dieu, puisqu’elle se rapporte toute à Dieu et qu’elle ne tend qu’à l’illustration de sa gloire. Avouons qu’elle est l’ouvrage de la grâce, puisqu’elle ne prêche que la grâce, qu’elle ne respire que la grâce, et qu’ôtant tout sujet de présomption à la nature, elle nous met dans un saint abaissement, qui ne peut manquer de plaire à Celui qui résiste aux orgueilleux[i]. »

[i] Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte. Tome Ier, pages 96-98.

Il y a deux choses dans l’éloquence : l’intuition, ou mieux, l’intuitivité (Anschaulichkeit) et le mouvement, — le don de faire voir les objets et celui de les faire mouvoir ; c’est le premier élément qui domine chez Du Bosc, et il est admirablement servi sous ce rapport par son imagination, sa mémoire et son esprit.

Avec Du Bosc, nous quittons la France, pour suivre dans leur nouvelle patrie les pasteurs réfugiés.

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