Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Prédicateurs réfugiés en Hollande

La révocation de l’Édit de Nantes dispersa les membres de l’Église persécutée dans tous les États réformés. De là naquirent les Églises du refuge. Celle de Hollande fut la plus importante, par le nombre de ses membres, le renom de ses chefs et son influence sur la France et sur l’Europe entière. Ailleurs on trouve parmi les réfugiés des théologiens célèbres, mais c’est en Hollande qu’il faut chercher les grands prédicateurs. Ils forment en quelque sorte une école.

La Hollande était une agglomération de communes assez divisées entre elles, mais unies pour résister à l’étranger et pour conjurer les périls dont les menaçait surtout le voisinage de la France et de l’Angleterre. L’industrie et le commerce fondèrent sa prospérité. Disgraciée par la nature, elle se répandit sur les mers et y trouva une seconde patrie. A dater de cette époque, son histoire est belle sans chevalerie, noble, grave et puissante.

C’est en 1573 que ce pays reçut en un même jour l’indépendance nationale et la liberté religieuse. Cette liberté était aussi entière que le temps le comportait, et plus entière qu’on ne l’avait encore réalisée, ni même conçue. La part du catholicisme était chétive, il est vrai, mais il ne fut pourtant pas dépouillé. Quant aux sectes protestantes, elles obtinrent graduellement une liberté complète.

Lors de l’émancipation de la Hollande, cette contrée reçut beaucoup de réfugiés des provinces sur lesquelles le joug de l’Espagne pesait encore ; ces réfugiés fondèrent les Églises wallonnes, dont la prédication n’a pas laissé de souvenirs. La Hollande devint en même temps un asile ouvert à la liberté de la pensée ; mais c’est surtout lorsque la révocation de l’Édit de Nantes l’inonda de nouveaux réfugiés, que la pensée s’y développa avec une vigueur extraordinaire. La Hollande devint une autre France. La littérature française s’y extravasa, et l’on y imprima tout ce que la politique de Louis XIV interdisait d’imprimer dans son royaume. Les presses belges de nos jours n’ont pas encore atteint cette prodigieuse fécondité. A voir la masse de livres français publiés en Hollande à la fin du dix-septième siècle, on la croirait province française. On y publia, entre autres, quantité d’écrits sur la liberté de conscience et sur la tolérance. C’étaient des idées qui croissaient sur leur sol naturel. La théorie cependant n’en était pas complète ; on touchait aux vrais principes, mais on ne les possédait pas encore. Ces écrits sont hardis, à quelques égards même téméraires ; ils n’atteignent pas le but, ils le dépassent. Il était plus facile de devenir athée que de rester déiste, de renverser les bornes que de les établir. Il y avait donc encore beaucoup à faire ; mais après avoir fait en quelque temps un chemin considérable, on n’avança plus qu’avec une extrême lenteur. Ce phénomène se reproduit souvent dans l’histoire : on fournit une longue course en un jour, puis pour un pas il faut des siècles.

En même temps se développait en Hollande une littérature bien plus inoffensive, mais qui cependant n’aurait pas trouvé en France la liberté dont elle avait besoin. Entre les sciences mathématiques et les belles lettres, que Louis XIV protégeait, il y avait tout un domaine d’idées dans lequel on ne s’aventurait pas sans crainte. Aucun sujet n’était proscrit d’avance, mais plusieurs présageaient aux écrivains qui les auraient tentés des obstacles infranchissables. Ce qui manquait surtout en France, c’était la sécurité et le sentiment de la liberté. L’un et l’autre se trouvaient pleinement en Hollande. La critique littéraire, en particulier, s’y développa avec une grande largeur. Bayle donna l’exemple, et sur ses traces se fondèrent plusieurs publications périodiques, qui aujourd’hui encore sont une source abondante de renseignements sur la littérature de ce temps-là. C’est l’Histoire des ouvrages des savants, par Basnage de Beauval ; la Bibliothèque universelle et historique, rédigée par Jean Le Clerc ; le Journal littéraire de La Haye ; la Bibliothèque raisonnée de Wetstein[j], etc. Une autre publication sembla d’abord moins importante : nous voulons parler des journaux politiques, qui eurent la Hollande pour berceau. On cherchait en France à se procurer la Gazette de Hollande, quand on voulait savoir les nouvelles.

[j] En même temps se publiaient à Leipzig les Acta orbis eruditi, qui rendaient compte en latin des ouvrages français, anglais et allemands, et auxquels succédèrent, en 1732, les Nova acta eruditorum.

Cette France si brillante de Louis XIV était à quelques égards bien obscure. Elle était licencieuse sans être libre, et l’on pouvait prévoir déjà que l’impiété et l’immoralité déborderaient de toutes parts quand les barrières du despotisme royal seraient enlevées. Pendant la vie de Louis XIV, le trop plein des esprits s’écoulait en Hollande ; c’est là que paraissaient tous les ouvrages trop hardis pour paraître dans ses États[k], et c’est par là aussi que les écrits des esprits forts anglais passèrent sur le continent. La littérature française réfugiée devint l’organe de la pensée libre et de la réaction philosophique ; mais elle alla plus loin et produisit parfois les ouvrages les plus licencieux ; elle se couvrit d’écume, et on put se reprocher de l’avoir rendue plus furibonde en l’expatriant. La littérature religieuse profita aussi, il est vrai, de la liberté ; la plupart des livres religieux du temps s’imprimaient en Hollande, et ils allaient en France consoler et fortifier les protestants cachés. Nous en avons la preuve dans un recueil de prières que Superville plaça en tête de son premier volume de sermons et qu’il intitula : Prières pour des fidèles qui veulent célébrer le jour du dimanche dans des assemblées secrètes. Puisque nous en avons l’occasion, citons un passage de ces prières, qui se rapporte au roi et à la famille royale :

[k] Plus tard encore c’est de la Hollande que vint l’Émile de Rousseau, et chose curieuse, il pénétra en France par le canal de M. de Malesherbes, directeur de la librairie.

« Tu te sers quelquefois, Seigneur, des puissances de la terre pour le bien de ton Église. Bénis toutes celles qui te connaissent. Amène à ta pure connaissance celles qui ne l’ont pas encore. Bénis particulièrement la personne sacrée de notre roi. Établis son trône sur la justice et sur l’équité. Fais ce que son oreille et son cœur s’ouvrent à nos soupirs et à nos plaintes, et que, lui rendant toujours l’obéissance que nous lui devons, il nous permette de te servir selon les lumières de notre conscience. Conserve toute la famille royale, et bénis tous ceux que tu as établis sur nous en autorité et en dignité[l]. »

[l] Tome Ier, p. 12-13.

Malheureusement, si l’on fait le bilan de la littérature perverse, en même temps que celui de la littérature religieuse, la première se trouve surpasser de beaucoup la seconde, et l’on se demande comment tout cela pouvait se publier dans un pays grave, où les mœurs avaient toujours été respectées.

En général, les réformés de France ne firent que s’associer aux Églises wallonnes, dont plusieurs reçurent des pasteurs français, comme adjoints d’abord, puis comme successeurs de leurs ministres. Ces Églises du refuge présentèrent longtemps un aspect édifiant, par la discipline, l’union et l’esprit de bienfaisance ; mais ce dernier trait finit par dominer d’une manière trop exclusive et, la doctrine se relâchant, elles perdirent peu à peu leur caractère d’Églises, pour devenir des corporations philanthropiques. Un fait à remarquer encore, c’est que les théologiens français répandirent dans leur nouvelle patrie, et de là en Suisse et ailleurs, l’esprit de largeur et de modération de l’école de Saumur, et contribuèrent à dépouiller la controverse de ses épines.

Ces Églises devinrent bientôt les églises de la bonne société. L’élégance du langage des nouveaux ministres, leur éloquence vive et hardie, leur débit animé devaient captiver des auditeurs habitués sans doute à une prédication lourdement dogmatique. Ils furent fort courus, comme le sont aujourd’hui encore les ministres distingués des Églises du refuge qui sont demeurés en Hollande, en Suisse et en Allemagne. Il y avait là un grand piège. Saurin et ses compagnons d’œuvre surent l’éviter et demeurer fidèles devant un auditoire brillant et difficile ; mais il n’en fut pas de même de leurs successeurs. Au commencement, les prédicateurs voyaient, avant tout, le peuple exilé, qui avait laissé tant d’amis, tant de parents dans les chaînes ; mais peu à peu les réfugiés devinrent des habitants industrieux, des bourgeois paisibles, heureux dans leur nouvelle patrie, et les prédicateurs, placés au milieu d’une paroisse bien assise, cédèrent plus facilement à la mauvaise influence que leur position devait exercer. La décadence de ces Églises, due en partie à ce fait, est imputable aussi à une décadence plus générale. Elles ont subi le dix-huitième siècle. Quand vint la réaction contre la persécution et le fanatisme, quand le flot terrible de l’incrédulité monta, la France n’en fut pas seule couverte, mais l’Europe entière, et les troupeaux réfugiés ne purent lui échapper entièrement.

Quelle fut l’influence de l’expatriation sur la prédication ? — Le premier trait que chacun indiquera est une altération dans le goût, dans l’élégance du style et la pureté de la langue. Cependant le changement ne fut pas si grand à cet égard qu’on le croit ordinairement. Superville a écrit en Hollande comme il aurait écrit en France ; mais nous avons vu déjà qu’en France même les réformés étaient inférieurs aux catholiques sous ce rapport.

Un autre trait à signaler, c’est que les prédicateurs réfugiés se contraignirent moins à l’égard du catholicisme. Toutefois les meilleurs parmi eux ne donnèrent jamais l’exemple de cette acrimonie fougueuse qu’on leur reproche injustement à tous. Elle ne se retrouve que dans la tourbe tout à fait inconnue. C’est l’éloquence des gens qui n’en ont pas et qui prennent la violence pour de la force.

Chez tous l’éloquence se trempa volontiers, au commencement du moins, dans les souvenirs pathétiques de la patrie ; mais la veine était trop facile à creuser, et l’on abusa souvent de cette éloquence toute faite.

Ces prédicateurs avaient été jusque-là des prédicateurs de multitude ; ils continuèrent à l’être, mais la multitude avait changé. Elle était mélangée de Français et de Hollandais. Le nombre de ces derniers augmenta de jour en jour, et, à la seconde génération, les Français s’étant fondus dans la population du pays, ne se distinguaient plus que par leur nom et l’habitude de leur langue. Les prédicateurs avaient devant eux une masse passablement confuse, à laquelle ils donnèrent des souvenirs assez effacés. Dans cette position, ils ne pouvaient plus guère exercer la discipline comme ils le faisaient en France, et n’étant plus entourés de catholiques, ils n’avaient plus de raisons aussi prochaines de défendre et d’exposer le dogme. Ils continuèrent néanmoins à le prêcher, quoique dans une proportion beaucoup plus faible, et gardèrent, dans les commencements du moins, un juste tempérament. Ils devinrent plus moralistes et en même temps plus orateurs, deux choses entre lesquelles existe un lien que nous avons déjà signalé. Le goût oratoire avait d’ailleurs gagné, sous l’influence des grands maîtres de la chaire catholique.

Enfin, la méthode synthétique, inaugurée par Claude, continuée et fortifiée par Du Bosc, bien qu’il paraisse s’attacher à l’ancienne méthode, prend décidément le dessus avec Superville. Si la méthode analytique persiste, ce n’est plus que pour la décomposition du texte et le plan du discours ; mais elle ne va pas plus loin.

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