Le prince et le prophète

Solitude et amertumes

Le 10 août 1949, selon le vœu du défunt, alors qu'Israël venait à peine de sortir vainqueur du combat que lui avait livré cinq armées acharnées à le détruire (et dont la plus redoutable était l'œuvre de la Grande-Bretagne) – en ce jour, le Parlement israélien décida d'exaucer ce dernier désir du Prince mort.

Après accord avec ce qui restait de la communauté juive de Vienne, un avion d'Israël ramenait le 16 août les restes de Herzl, après avoir survolé toute l'étendue de l'État.

David Ben-Gourion ne manqua pas de rappeler le vœu de Joseph une fois la captivité égyptienne rompue, en ces termes :

« Ce ne sera pas une procession de deuil qui conduira la dépouille de Herzl vers Jérusalem mais un cortège triomphal qui célébrera la victoire de la vision sur la réalité ! »

Toute la nuit Herzl fut entouré par une garde d'honneur, au bord de la mer à Tel-Aviv, afin de donner à la population la possibilité de venir rendre ses hommages. Et le lendemain, empruntant exactement la route suivie par le leader en 1898, le cortège atteignit Jérusalem en matinée.

De tout le pays, mais à vrai dire venus des quatre coins de l'horizon, des délégations de toutes les localités, de tous les kibboutzim, s'étaient donné rendez-vous sur la colline choisie pour porter le nom du Prince qui revenait. Et toutes versèrent dans la fosse un peu de leur terre – de la terre d'Israël.

Ils étaient présents, eux aussi, les rescapés des camps de la mort nazis. Authentiques ossements ressuscités, en ronde austère mais secrètement joyeuse, autour du prince visionnaire.

Et si Hechler avait été là, sans doute y aurait-il vu le signe même de l'Avènement messianique, sur une autre colline proche, celle des Oliviers, lorsqu'Israël dansera, délivré de tout mal, non plus devant un Prince mort – mais face au Roi de gloire !

Dès ce jour Hechler est seul dans la vie. Cette mort, et quelques bouleversements européens amenant le premier conflit mondial, feront de lui un isolé. Quand on a passé huit ans d'amitié intense avec le Prince du Retour, consacrant toute son existence à l'idée commune, tout le reste parait fade.

Le pasteur atteint ses soixante ans. Heureusement il ne sait nullement qu'il lui reste encore vingt-cinq ans à vivre ! Une suite presque ininterrompue de désillusions, de déboires, d'amères déceptions : il va devoir assister à la détérioration dramatique des rapports entre les “puissances protestantes” d'une part, et le sabotage de l'État juif… par la politique et l'armée anglaises ! Sans parler de la montée d'un mouvement satanique en Allemagne, dont il sera l'un des rares à avoir, de suite, dès ses premières manifestations, diagnostiqué les effets mortels pour le peuple juif.

Les événements de 1917 marqueront peut-être le seul moment dans sa vie, après la mort de l'Ami, pouvant rappeler les heures exaltantes des premiers Congrès sionistes.

En huit ans, il avait vu Herzl rencontrer, parmi les Princes : Frédéric de Bade, Guillaume II, le Sultan, les Princes Heinrich et Gunther, Ferdinand de Bulgarie et Victor-Emmanuel d'Italie ; parmi les Ministres : Chamberlain, Landsdown, Cromer, pour l'Angleterre ; Plehve et Witte pour la Russie, von Bülow et Eulenbourg pour l'Allemagne, Koerber pour l'Autriche – sans oublier le cardinal del Val, secrétaire d'État de Pie X, et ce dernier lui-même. Sans compter un nombre imposant d'ambassadeurs, de députés, et de hauts dignitaires religieux anglicans et autres.

Tout cela en huit brèves années, et en grande partie dû à l'activité infatigable de l'ami pasteur.

Certes des souvenirs qui peuvent meubler vingt-cinq ans supplémentaires dans la vie d'un Jonathan qui aurait perdu son David !

Le moment est venu de se poser la question essentielle, en relation avec cette exceptionnelle amitié de huit années. Haim Weizmann, premier Président de la République d'Israël, la pose lui-même dans ses Mémoires 15 :

15 Haim Weizmann : “Naissance d'Israël” ; pp. 70-71 (Gallimard 1957).
« Herzl qui fréquentait les hommes importants, princes et dirigeants qui devaient nous “donner la Palestine”, poursuivait un mirage… Herzl flattait les riches et les puissants… il comptait sur la diplomatie pour acquérir la Palestine… le résultat pratique était nul… »

Première remarque, marginale pour le débat qui nous occupe : il est plaisant de noter ce mépris des puissants et de la diplomatie chez un Weizmann, lequel, une fois à la tête du Mouvement sioniste, dépassera de beaucoup Herzl en naïveté et fautes de jugement politique !

En effet, ni la bonne volonté de Frédéric de Bade, ni les audiences impériales et sultanesques, ni les rencontres avec tel prince ou tel Pape – n'ont donné à Herzl la Palestine. Pas plus que les “bons sentiments” du russe Plehve et des ministres anglais. Mais comment ne voient-ils pas, ceux qui partagent les critiques de Weizmann, que ces années si brèves ont fait connaître le Sionisme dans le monde entier, dans toutes les chancelleries et auprès des Cours – ce que jamais les groupes d'“Amants de Sion”, tel ouvrage sioniste isolé, où les activités gentiment révolutionnaires et socialistes d'un Weizmann et des siens – n'auraient réalisé. Ceci n'était-il pas déjà la moitié de la victoire ? Comment ne comprennent-ils pas que la poursuite du “mirage herzlien” préparait en fait la carrière politique et sioniste de Haim Weizmann, et la fameuse Déclaration Balfour ? En voici les preuves :

C'est ce lord Balfour que Herzl rencontre à Londres en 1903, amenant la fameuse lettre de l'Ouganda que Weizmann lui-même salue comme “établissant à nouveau l'identité et la personne légale du peuple juif”. À peu près au moment même, c'est un certain Lloyd George qui prépare pour Herzl un projet de Charte africaine, et c'est le même Lloyd George qui prend, en juin 1904, au Parlement, la défense des idéaux sionistes. Lors des négociations en vue de la colonisation éventuelle de la zone d'El-Arish, au Sinaï, Herzl rencontre Lord Cromer, lequel plus tard apportera son soutien à la Déclaration Balfour. C'est enfin Sir Edward Grey, que Hechler avait recommandé à l'ami sioniste, qui se révélera un soutien constant du Sionisme, jusque dans les débats aux Communes.

Lorsque Weizmann rencontrera, bien plus tard, Balfour à Londres, l'homme d'État exprimera sa profonde admiration pour Herzl. Ainsi s'exprimaient d'ailleurs tous les hommes d'État qui avaient approché le visionnaire. Car ce dernier avait conscience de sa grandeur ou plus exactement de l'extraordinaire dignité de sa vocation. Il parlait à tous, même aux Princes, comme un égal, et cela froissait bon nombre de personnalités sionistes moindres, et c'était le cas de Weizmann – lequel d'ailleurs avait succombé au charme étrange et froid d'Asher Ginzberg – dit Achad Ha-Am – l'ennemi le plus résolu de Herzl, produit typique du ghetto intellectuel et spirituel d'Europe orientale.

Dès le premier Congrès sioniste, le monde réalise qu'un mouvement vient d'être lancé que rien ne pourra étouffer ; même les milieux antisémites s'en rendent compte, c'est le cas pour un des bons amis de Herzl : Alphonse Daudet, c'est le cas du plus farouche antisémite : Drumont, lequel avait été vivement touché par les écrits et la personne de l'auteur de “l'État juif”.

Enfin, le monde juif avait perdu le goût, et l'habitude, de voir un de ses enfants reçu par les Grands et les Puissants, sur un pied d'égalité. Cela flattait secrètement toute conscience juive, amie, ou hostile à l'homme ; cela décida plus d'une fortune juive à se ranger aux côtés de lui, de son vivant et après sa mort. Car quel était donc ce Juif qui rencontrait la tête haute des rois et des ministres, et qui n'était ni banquier, ni médecin de Cour, ni quémandeur de faveurs passagères – mais qui réclamait au nom d'Israël, le droit à l'indépendance et à la dignité d'une patrie oubliée ? Il y avait là de quoi faire rêver même un Rothschild – il y avait là de quoi réveiller en bien des consciences la nostalgie et l'amour des promesses divines faites aux Pères.

C'est dans cette ligne que William Hechler fut le prophète de Théodore Herzl et du Sionisme au berceau. Tout autant serviteur des prophètes hébraïques que du Christ juif, il est venu modestement apporter ce “supplément d'âme”, que tout rabbin aurait dû alors offrir au visionnaire.

Symbole d'une réalité trop rare, que cette amitié au confluent des deux courants sionistes, le juif et le chrétien. Côte à côte en marche vers un même Royaume, vers une même Jérusalem.

Herzl est la pierre de l'angle sur laquelle repose alors tout l'édifice sioniste. Loin d'être ce rêveur et cet amateur de chimères que nous présente Weizmann, il est au contraire réaliste, et bien davantage que les théoriciens russes de cette époque, dont le sec Achad Ha-Am était le maître à penser, Herzl concentre tous ses efforts sur le seul maître de la Palestine de son temps : le Sultan – à la fois par des relations directes, et par des pressions exercées par des tiers.

Ce n'était certes pas le fruit d'un hasard aveugle, si au début de sa vocation sioniste, Herzl rencontre un homme, un théologien protestant aux relations assez exceptionnelles. Hechler va mettre en marche l'engrenage des démarches et des rencontres qui, plus tard, après la mort du Prince sacrifié, portera ses fruits sur la scène internationale.

Herzl ne s'y est pas trompé, qui demandait à son peuple de ne jamais oublier son ami William Hechler, fidèle des premières heures, confident des derniers instants – et porteur du testament spirituel de celui qui mourut pour que revive Jérusalem, et qu'à nouveau “retentissement les cris de joie des enfants, et s'assemblent les vieillards sur les places de la Cité sainte”.

Jusqu'en 1910 – l'année de sa retraite – William Hechler assumera ses fonctions d'aumônier d'ambassade. Avec plus de zèle et d'exactitude que durant les huit années de compagnonnage herzlien ! Il n'a plus à se rendre auprès de tel prince, auprès de tel évêque ; Berlin ne le voit plus sonder l'aumônier de Cour Dryander sur les états d'âmes du Kaiser. Et de son côté, l'ambassadeur de Sa Majesté britannique n'est plus prié, au pied-levé, de remplacer son aumônier en présidant le culte dominical dans sa propre chapelle – ou de couvrir à contre-cœur telle supplique envoyée à Londres par dessus son bonnet !

Par contre Hechler consacre une grande partie de son temps à l'étude d'un phénomène viennois prenant sans cesse plus d'ampleur, et que l'on commence à appeler “l'antisémitisme”. Vienne possède en effet le triste privilège d'être le berceau du Nazisme à venir. Le maire de cette capitale d'Empire, Karl Lüeger, chef du parti chrétien-social (?) d'Autriche fait de la haine contre toute manifestation juive, toute présence juive, son principal cheval de bataille. Non sans mal : son élection au poste de maire devant attendre plusieurs années l'accord et la reconnaissance de l'Empereur lui-même.

Hechler commence à pressentir que ce monde de langue allemande va prendre la relève des pogromes d'Europe orientale. Pour le vieux pasteur, ce danger s'annonce bien plus grave, car ce mouvement politique organisé, pensé, s'inscrit dans un tout autre contexte qu'en Russie. Une véritable théorie de l'antisémitisme officialisé, étatisé, est en construction.

Depuis plusieurs années, Hechler est membre de la Société combattant l'antisémitisme que dirige la baronne von Suttner, que Herzl avait bien connue. Présidente de l'Association mondiale pour la Paix, elle devait en 1905 obtenir le prix Nobel. Avec elle l'aumônier a de longs entretiens, afin de la persuader de l'évidence suivante le Sionisme est la seule solution satisfaisante au drame de l'antisémitisme.

Si le Prince est mort, le Mouvement est en marche. Péniblement, mais vers la bonne direction. Le septième Congrès qui se réunit à Bâle du 27 juillet au 2 août 1905, sous la présidence de Max Nordau, décide d'abandonner le projet "Ouganda" et de consacrer tous ses efforts à la colonisation de la Palestine déserte.

À l'occasion des préparatifs du Comité sioniste de Vienne, un banquet est organisé par les étudiants sionistes de la capitale en l'honneur de Hechler. Celui-ci ouvre son discours en demandant à son auditoire si tous ont bien récité leurs prières du matin ! Car un vrai sioniste est un sioniste pratiquant et croyant, puisque le Mouvement est dans la ligne de l'accomplissement des ultimes promesses bibliques… Raisonnement serré, mais qui ne fait pas moins sourire la majorité de ces jeunes socialistes. Décidément, c'est bien là “le vieux Hechler”, qui prêche en toute occasion, et pas seulement le dimanche en la chapelle de l'ambassade anglaise !

Après le banquet, Hechler invite quelques étudiants (parmi ces derniers : Martin Buber) à l'accompagner sur la tombe de Herzl, pour une cérémonie “importante”. On se rend au cimetière, puis, arrivé près de la tombe, Hechler fait demander le gardien, sort d'une des immenses poches de sa redingote un petit sachet.

– Monsieur, veuillez faire en sorte que la tombe soit ouverte ! J'ai là quelque chose à déposer sur le cour du Dr Herzl…

Stupéfaction du fonctionnaire (et des assistants sionistes) Monsieur est-il de la famille ? Monsieur possède-t-il une permission spéciale ?

– Il ne faut de permission spéciale pour déposer sur le cœur du Dr Herzl, un peu de terre provenant de Jérusalem !

“Un fou” ! pense la gardien qui s'éloigne en haussant les épaules.

Hechler, revolté, est bien obligé de rentrer chez lui, muni de son sachet qu'il avait fait spécialement venir de Jérusalem.

Les étudiants, émus malgré le comique de la situation, prennent la mesure de l'amitié qui unissait ce chrétien au visionnaire disparu.

En 1907 c'est au tour de Frédéric de Bade de quitter ce monde et c'est Hechler qui reçoit la délégation sioniste venue prendre part aux cérémonies de deuil. Un pont de plus qui disparaît avec ces années exaltantes. Un palais dont Hechler ne franchira plus le seuil ; peut-être le dernier prince européen avec lequel il faisait bon ouvrir sa bible, vient alors de prendre congé.

L'année suivante, l'aumônier anglais a un geste qui le résume, un geste qui montre son amour pour Sion, naïf et touchant, que ne rapporte aucun journal, et que le Sionisme a complètement oublié.

Remontons plusieurs années en arrière, au moment où Vienne apprend que le Sultan a reçu Herzl en audience. En ce jour, William Hechler se présente devant les bureaux du Comité sioniste en un noble appareil : la berline dans laquelle Sir Moses Montefiore avait parcouru la Palestine, quelque vingt ans avant la naissance de Herzl, et dans une même vision. Par conséquent “le carrosse de Sion” par excellence, et le symbole d'un nouvel Exode, digne et ordonné !

Hechler fera si bien, il saura si bien importuner les édiles municipaux, que la berline lui échoit. Non pour son usage d'aumônier britannique, mais afin d'en faire don au Musée Bezalel de Jérusalem !

Après vingt-cinq années de séjour viennois, William Hechler est appelé à prendre sa retraite. Il peut quitter cette capitale où une Volonté plus haute que celle du Foreign Office l'avait placé. Il ne sait pas que peu de temps le sépare de la date où le Sionisme établira son quartier-général, précisément dans la nouvelle capitale de son choix : Londres.

Hechler pressent une grave crise européenne, laquelle ne manquera pas de bouleverser l'équilibre des forces au Moyen-Orient. Avec plus d'attention, plus de passion, il s'applique à déchiffrer cette Histoire qui s'accélère. D'autant plus que son vieux rêve de protestant naïf est à présent assuré de demeurer à jamais un rêve ! Le parrainage anglo-allemand de la résurrection palestinienne s'estompe sans cesse davantage dans les brumes opaques des sourdes rivalités de chancelleries. L'entente cordiale se noue entre Londres et Paris, les relations se rafraîchissant entre Londres et Berlin. Le spectre du pan-germanisme s'étend non seulement sur la Turquie, mais sur le domaine "réservé" franco-anglais : l'Afrique…

En Turquie, les “Jeunes turcs” fomentent une révolution de Palais : le Sultan et une bonne partie de sa clique sont balayés en 1909. Ceci grâce aux activités des agents et officiers allemands. La voie ferrée filant vers Bagdad indique assez clairement que les Indes sont visées. Si ce projet est mené à terme, l'armée allemande se trouvera à quelques jours de transport de cette forteresse britannique…

Toutes les cartes dans le jeu de Hechler, se brouillent. Les vieilles données d'alliance par affinités religieuses ont vécu. À nouveau se plonger dans les Prophètes hébreux, afin de tenter s'y découvrir si l'enfantement de Sion doit se faire dans l'harmonie, ou dans le drame…

Du 9 au 15 août 1911, Hechler se trouve à Bâle, à l'occasion du dixième Congrès sioniste. Lequel marque un tournant que Herzl n'avait pas osé prévoir : l'hébreu devient langue officielle ! Dans les tribunes, le vieux théologien protestant sourit dans sa barbe en se souvenant de ses premières leçons, penché sur cette langue morte par excellence. Décidément, ces Juifs n'ont pas fini d'étonner le monde, d'étonner l'Église…

C'est également ce congrès qui examine pour la première fois la croissance de communautés agricoles nouvelles, et dont on va beaucoup parler : les kibboutzim. Que de noms nouveaux apparaissent sur la carte de Terre promise, et qui rappellent parfois de vieux sites archéologiques, bien morts eux aussi ! Hechler y trouve un remarquable essai de réaliser l'idéal social des prophètes où les mots égalité, fraternité, ne sont pas de vains et beaux slogans électoraux.

Et sans doute fallait-il que ce fut en Terre promise qu'une telle révolution humaine prît corps ; sans doute fallait-il qu'elle advînt des mains de paysans juifs ! Par des hommes que des lois séculaires – si souvent d'Église – avaient bannis de la terre et de la vie noble de la terre. Des citations bibliques surgissent spontanément dans l'esprit du pasteur sioniste :

« Ils planteront des vignes et en boiront le vin. Ils cultiveront des vergers et en mangeront les fruits… Ils habiteront en paix… chacun près de sa vigne et sous son figuier… Et jamais plus ils ne seront arrachés de leur terre ! »

Dans sa retraite londonienne, William Hechler se dirige vers la septantaine. Il se tient droit, vit à la spartiate, étonne toujours et souvent fait sourire. Il se lève avec le jour, allume ses deux bougies : les deux bougies qui depuis le début de ses études sont pour lui et lumière et chauffage même en hiver…

Il ne porte pas de lunettes et confie à ses rares proches qu'il en porta autrefois, lorsqu'il était jeune précepteur : mais en promenade un jour en compagnie du prince Ludwig de Bade, il les égara dans la forêt – et décida ainsi de ne plus jamais en porter !

Depuis ce temps également l'étrange personnage ne porte pas de chaussettes : il a trouvé mieux que ces choses détestables qu'il faut sans cesse changer et laver ! Bien plus commodes, bien plus chaudes, les pages du "Time" quotidien ! D'autant plus que les ladies et les lords, les princes et les évêques qui le reçoivent ne s'en aperçoivent évidemment jamais.

Il ne mange pour ainsi dire pas, et semble vivre de toasts et de thé ; et s'il dévore, avec un appétit stupéfiant à toute heure du jour et de la nuit, ce sont les livres, dont les piles dans son studio le cachent à la vue des visiteurs. Lui seul se retrouve dans ce chantier où la place lui manquera toujours pour dérouler tout à l'aise ses chartes et ses cartes. Il a réussi à remplacer l'harmonium qui n'était vraiment plus digne des accents de l'hymne sioniste, de plus en plus de circonstance. Il possède à la fin de sa vie plus d'un millier de bibles en toute langue, en tout dialecte pour lesquelles il a trouvé un abri original (car il faut bien garder un peu de place pour le lit et autres meubles indispensables). En effet, lorsqu'il avait appris en 1898 de la bouche de son collègue Dryander à Berlin, que le Kaiser avait décidé de se rendre en Terre sainte, il avait écrit à l'Agence Cook, agence que Guillaume avait daigné agréer. Cook avait alors fait savoir à Hechler, qu'en reconnaissance, elle lui offrirait volontiers une croisière à son choix. Grand merci ! avait répondu Hechler, de Jérusalem j'en reviens et pour ce qui est de mes déplacements je les accomplis au service du Dr. Herzl, pas de temps pour les croisières d'oisifs ; mais si vous pouviez me trouver un endroit où remiser mes centaines de bibles qui finiront bien par me mettre à la porte de mon studio, bien volontiers ! C'est ainsi que Cook, jusqu'à la mort du pasteur, fut le gardien bénévole de cette masse d'Écritures saintes.

Les finances pastorales ont toujours été fort précaires. L'homme n'a jamais su calculer autre chose que l'Histoire à l'échelle des prophètes. Les livres, les œuvres charitables, une foule de sociétés missionnaires de par le monde, avaient chaque mois prématurément raison de son budget d'aumônier d'ambassade. La retraite n'arrange nullement cette situation, car elle se révèle chiche. En fait, le pasteur vivra plus de vingt ans encore dans la pauvreté, sans en rien montrer et bien entendu sans se plaindre. S'il s'en tire, c'est grâce à “ses jours” qu'il entretient, principalement chez des amis juifs, essentiellement dans la famille du Grand-Rabbin Gaster et dans celle du juriste Herbert Bentwich.

Cette pauvreté ne trompe cependant pas les intimes sionistes, lesquels, s'appuyant sur le vœu exprimé par Herzl de ne pas oublier l'ami fidèle, obtiennent de l'organisation sioniste, une pension de dix livres sterling par mois. Cela Hechler l'accepte, non qu'il pense avoir mérité une quelconque reconnaissance juive, mais pour deux raisons : premièrement, la volonté du prince disparu, et deuxièmement, “tout ouvrier mérite son salaire”, et jusqu'à sa mort il se considérera en service commandé de la Cause de Sion.

En septembre 1913, le onzième Congrès décide de fonder à Jérusalem une Université Hébraïque (dont la première pierre ne sera posée, et pour cause, qu'en 1918, en présence de Lord Balfour). Cette décision comble Hechler qui voit dans cette décision la future pépinière de génies israéliens au service de Sion, mais aussi au service des voisins arabes (une lumière pour les Nations…).

Quelques mois auparavant, il s'était mis au service à Londres de l'ambassadeur itinérant du Congrès sioniste, Nahum Sokolov. Pour lui comme pour le Prince autrefois, il se lance dans de multiples démarches auprès du Foreign Office et du Haut-clergé anglican. Mais au fur et à mesure que les années défilent, plus rares se font les amis haut-placés. Il se retrouvera bientôt seul et lors des Congrès auxquels il assiste “religieusement”, plus nombreux sont les délégués qui demandent : Quel est donc ce noble rabbin ?

Les dernières semaines de l'an 1913 voient Hechler en Grèce, auprès d'une des princesses qui fut son élève. En fait il s'y rend afin de prendre sur place le pouls de la fièvre balkanique. Dans cette région d'Europe, c'est “le panier de crabes” en permanence, il faut bien le dire. Les Jeunes turcs, tombés fatalement dans le piège nationaliste, irritent les petites nations, et principalement la Serbie, secrètement animée par St Petersbourg. En 1912, la Serbie, la Bulgarie et la Grèce constituent une Ligue balkanique dont les clauses secrètes visent à installer les bulgares à Constantinople et les serbes sur l'Adriatique…

En une première manche, les turcs sont rapidement défaits, à la surprise générale. Seule la région des Détroits demeure dans les mains turques et l'Autriche fait reconnaître dans le fameux panier un crabe de plus : l'Albanie. La défaite turque irrite sourdement Berlin qui pousse vivement son amie viennoise à intervenir contre la Serbie. Or cette dernière est la protégée de la Russie, liée à la France, liée à l'Angleterre, et ainsi de suite…

Toutefois, avec le début de 1914, une sensible amélioration amorce un rapprochement entre Londres et Berlin. Mais Hechler est inquiet. À ses yeux, la course aux armements, le poids fantastique des budgets nationaux militaires, et surtout les passions nationalistes, dans les pays qu'il traverse (le plus souvent à pied !) ne le trompent pas. Il a compris que Vienne et Berlin voulaient à tout prix un conflit localisé si possible, tout comme la Turquie cherchant sa revanche. Les jeux sont faits !

Hechler – c'est bien lui  se rend alors à Berlin, dans la folle intention de rencontrer le Kaiser. N'a-t-il pas été l'intime de son oncle ? N'est-il pas l'ami du collègue-aumônier, si écouté de Guillaume II. Une fois de plus, une dernière fois peut-être, ouvrir la vieille Bible devant un grand de ce monde ; plaider la cause de l'union des puissances protestantes pour le bien de Jérusalem !

Ainsi en mars 1914 il se rend d'Athènes à Berlin, marchant quand il le faut ! Il aura 70 ans l'année suivante…

Bien entendu, dans la capitale allemande, il n'ira pas plus loin que le bureau du pasteur Dryander, lequel lui fait fermement comprendre qu'il n'est pas question d'importuner l'Empereur avec des sornettes de ce genre. Et le vieil Hechler réalise tristement que cet aumônier est lui-même gagné à la cause du pan-germanisme allemand, pour la plus grande gloire du Kaiser, et jusqu'aux Indes si possible. Un grand-prêtre de plus au service de César… Les deux aumôniers ne se verront plus.

Mais à Berlin, Hechler rencontre pour la seconde fois Martin Buber, sur la demande du pasteur. Lequel l'intrigue fort depuis un long voyage fait ensemble par le train, la vieille du deuxième Congrès sioniste. Le philosophe entend alors d'étranges prophéties :

« Dr Buber, votre patrie vous sera bientôt rendue. Car une très grave crise va éclater, dont le sens profond est de provoquer la libération du joug des Païens votre Jérusalem messianique… Nous allons vers une “Weltkrieg”…"

Weltkrieg ?

Dans quel passage obscur de son Apocalypse, cet homme au visage de Mage a-t-il été cherché une telle expression ? Un conflit européen à la rigueur, bien que ce printemps 14 soit de bon augure… Martin Buber, racontant la chose 16, ne cachait pas son étonnement profond. Combien souvent, dès l'assassinat de l'Archiduc à Sarajevo (quelques semaines après les paroles énigmatiques de Hechler) il revivra cet entretien avec le vieil homme, tout pénétré de sa vision biblique de l'Histoire.

16 Lorsque Buber évoquait pour l'auteur la personne de Hechler – il utilisait toujours le terme “visionnaire”.

L'Autriche tient à présent son occasion d'étrangler la Serbie. La Guerre mondiale peut commencer…

Dès les premiers coups de canon, Hechler réalise la naïveté de son rêve “politique”. Rien dans les Écritures ne pouvait indiquer de manière indubitable, cette naissance d'Israël par l'entremise affectueuse des nations, protestantes ou non.

Dans ce conflit où Londres et Berlin se combattent, et qui voit la Turquie aux côtés de l'Allemand, l'issue pour un étudiant de la littérature biblique, ne fait pas de doute : Berlin sera vaincue et Constantinople se verra enlever son Empire moyen-oriental. Jérusalem sera libérée par des troupes anglaises partant de l'Égypte, et c'est à Londres que reviendra le lourd et redoutable privilège d'organiser un nouvel Exode, le dernier Exode des enfants d'Israël. Après tout, il ne s'était trompé qu'à demi, ce vénérable disciple d'Ézéchiel ; et les vaisseaux de Tarshish, une fois le conflit terminé, pourront ramener les Douze tribus, “comme en un rêve” ! Tel est le message que va prêcher durant tout cet horrible conflit, le pasteur à la retraite à tous ses amis, juifs et chrétiens, jusque dans les moments les plus sombres de la guerre, vraiment mondiale dès 1917, l'année terrible…

Dès à présent, il convient de contribuer, dans sa très humble mesure, à préparer le terrain : avertir l'Archevêque, les quelques amis évêques et hauts-fonctionnaires ça et là. Encourager surtout les leaders sionistes, lesquels en ont tragiquement besoin, puisque le conflit tranche en deux camps obligatoirement hostiles, les rangs du mouvement sioniste ! Les ponts sautent entre sionistes de langue allemande et sionistes de langue anglaise, plus de congrès possible, tant que durera le conflit. William Hechler ne manque pas d'utiliser cet argument douloureux : “mes amis juifs, comme vous le constatez amèrement, la folie de la politique européenne vous oblige à vous combattre. Un signe de plus, qui vous indique la Terre promise, celle où personne ne pourra forcer les enfants d'Israël à se combattre…”

Le Judaïsme est une puissance dans le monde, c'est indéniable. Les deux camps vont ainsi rivaliser d'efforts (et de promesses) pour faire basculer dans leur camp le Judaïsme qui n'est pas directement engagé dans le conflit : essentiellement l'américain, mais aussi, nous allons curieusement le constater, le russe.

Trois raisons jouent politiquement pour amener Londres à soutenir à présent fermement les aspirations sionistes :

  1. Couper la route des Indes aux allemands.
  2. S'installer solidement au Moyen-Orient pour protéger l'Égypte par une Palestine-tampon.
  3. Faire revivre une terre désertique sans qu'il en coûte grand chose au Trésor britannique, les juifs sionistes étant déjà à l'œuvre dans ce sens…

C'est ainsi, pense Hechler, que les Nations sont amenées à accomplir la volonté de Dieu dans l'Histoire, dans l'histoire d'Israël…

Le 22 novembre 1915, en ouvrant le “Manchester Guardian” le Reverend Hechler y découvre un éditorial demandant que la Palestine soit transformée en État juif. Pour les raisons énumérées à l'instant – mais le pasteur se hâte d'envoyer une longue lettre à la rédaction, expliquant la quatrième raison, la plus importante, avec de nombreux passages prophétiques à l'appui !
En fait, il s'agit de prendre l'Allemagne de vitesse, car ne parle-t-on pas d'une Déclaration “sioniste” du gouvernement de Berlin – ne cite-t-on pas de mystérieuses rencontres en Suisse et en Hollande entre des diplomates allemands et certains grands personnages juifs…

Enfin, l'alliée française ne perd pas son temps, de son côté, et rêve sérieusement de la belle époque des Croisades ! Londres n'ignore pas que les alliés d'aujourd'hui sont les rivaux de demain, et sait fort bien qu'à plusieurs reprises, en 1915 par la bouche de M. Picot, la France a réclamé, lorsque l'heure du partage des dépouilles turques sonnera, toute la Syrie “jusqu'aux frontières égyptiennes !” Londres prend bonne note et se dit qu'un État juif qui n'en serait pas un tout en étant “protégé” serait un bon tour à jouer à l'alliée qui se prétend encore “Protectrice des Lieux-saints…”

Lorsqu'il devient évident aux yeux de tous que l'alliée russe commence à trembler dangereusement sur ses bases enneigées, on se souvient des six-cent mille juifs servant dans ses armées – et l'on découvre que les services “psychologiques” (déjà !) de l'armée allemande parachutent des tracts de ce genre sur les lignes russes :

« La marche puissante de nos armées a forcé le gouvernement russe despotique à la retraite. Nos drapeaux vous apportent la liberté sociale et religieuse. Souvenez-vous de Kichineff et des centaines d'autres pogromes ! Vous devez vous soulever comme un seul homme, afin d'apporter votre aide à cette cause sainte… Participez à la victoire de la justice et de la liberté… »

Londres doit définitivement prendre Berlin de vitesse, en cette fin 1917 qui voit l'alliée russe abattue, libérant ainsi un nombre considérable de divisions ennemies. Les dirigeants sionistes sont consultés ; on leur demande de formuler leurs désirs ! Contenter d'un même coup les juifs alliés et les juifs russes (dont on dit qu'un si grand pourcentage siège dans les rangs révolutionnaires) n'est pas à dédaigner, si la chose peut se faire d'un même geste.

Mais ce que les sionistes ignorent, et pour cause, c'est que le Haut-Commandement britannique en Égypte a fait de merveilleuses promesses au Sheriff Hussein, lui laissant entrevoir toute la Syrie une fois le conflit terminé ! Ce même Haut-Commandement surestimera sans cesse l'apport arabe dans le conflit l'opposant au Turc. On peut dire qu'en 1919 c'est essentiellement Hussein qui retire les plus gros marrons du feu, en échange de quelques charges de cavalerie arabe, savamment organisées par le fameux Lawrence. Et pour citer ce dernier :

“… rien d'autre que ce flot d'or (onze millions de livres-or !) n'aurait pu accomplir le miracle de maintenir en campagne quelques mois cette masse de tribus… Mes hommes étaient des ennemis héréditaires issus de trente clans différents. Sans ma présence ils se seraient journellement massacrés… »

Jamais des hommes ne reçurent tant pour avoir si peu donné. Quoi qu'il en soit, le 2 novembre 1917, Lord Rothschild recevait la lettre suivante, signée Arthur James Balfour :

« J'ai le grand plaisir de vous adresser, de la part du Gouvernement de Sa Majesté, la Déclaration suivante, sympathisant avec les aspirations juives sionistes, Déclaration qui a été soumise au Cabinet et approuvée par lui :
Le Gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national Juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif – étant clairement entendu que rien ne sera fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non-juives en Palestine, ainsi qu'aux droits et aux statuts politiques dont les Juifs pourraient jouir dans d'autres pays.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette Déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste »
.

Hechler, de suite, note la formulation étrange, ambigüe, de la promesse britannique, qu'il trouve beaucoup moins satisfaisante que celle faite à Abraham ! Que signifie l'expression nouvelle en jargon diplomatique : Foyer National ? Pourquoi pas État ?

Hechler, lui non plus, ne connaît pas les clauses secrètes de l'accord “Mac-Mahon-Hussein” – c'est pourquoi il fait toute confiance à Londres, et se réjouit de tout cœur, car – n'est-ce pas un signe de plus ? quelques jours plus tard Jérusalem tombe miraculeusement, sans un coup de feu – inaugurant ainsi l'ère prophétique où les Goyim cessent de fouler aux pieds la Cité de David, selon la prophétie même du Christ. Un drapeau chrétien flotte sur Jérusalem, annonçant pour demain un drapeau israélien !

Comme il est tenté de calculer, le cher homme, l'heure de la Parousie ! Mais il est assez sage pour réaliser qu'il ne sera plus de ce monde. Si le Prince non-couronné n'a pas eu la joie de vivre la Déclaration Balfour, pourquoi William Hechler aurait-il celle de vivre sur terre le retour de son Sauveur… ?

Un aspect particulier du Sionisme tient tout particulièrement Hechler à cœur : l'amitié judéo-arabe.

Lorsqu'il avait accompagné Herzl en Terre sainte, le pasteur avait été vivement intéressé par les bonnes relations existant généralement entre pionniers sionistes et fellahs arabes. Ces derniers commençaient à entrevoir, grâce aux cousins juifs, une possibilité de sortir de leur séculaire asservissement aux gros propriétaires vivant dans le luxe de leurs demeures libanaises et autres. Hechler avait rencontré l'écrivain Farid Kassab lequel lui avait offert son ouvrage intitulé "Le nouvel Empire arabe, la Curie romaine et le prétendu péril juif universel" où il était dit notamment :

« La Palestine est la terre des juifs, leur seule patrie, ils n'en ont pas d'autres… »

Un des intimes de Hechler à Londres, le grand-rabbin Gaster, lui avait souvent répété qu'il connaissait bien des sheiks palestiniens se réjouissant de l'arrivée des pionniers sionistes. Ils considéraient en effet qu'avec ces derniers revenait la “barakat” en terre biblique – la bénédiction – puisque de nouvelles pluies avaient elles aussi fait leur apparition simultanée !

Ainsi tout laissait prévoir une belle fraternité judéo-arabe, selon l'étonnante prophétie du prophète Ésaïe (fin du chapitre XIX).

Le 12 décembre 1918, avait paru dans le “Time” une interview retentissante de l'Émir Faiçal, dont voici le passage central :

« Les arabes et les juifs, les deux branches principales de la famille sémite, s'entendent parfaitement.
J'espère qu'après les débats de la Conférence de la Paix, qui s'inspireront du principe des nationalités et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes – chaque nation avancera progressivement vers son idéal. Les arabes ne sont pas envieux. Ils ne veulent pas gêner l'effort des juifs sionistes et entendent user de procédés loyaux à leur égard ; ceux-ci ont dit aux nationalistes arabes qu'ils ne désiraient pas non plus empiéter sur leurs droits propres. Les turcs, par leurs intrigués, avaient créé un sentiment de jalousie entre colons juifs et paysans arabes. Mais la compréhension mutuelle des droits nationaux effacera la dernière trace de cette amertume laquelle, déjà avant la fin de la guerre, était presque oubliée, grâce à l'activité en Syrie et ailleurs du comité révolutionnaire secret arabe… »

Hechler, début janvier 1919, va trouver dans la déclaration suivante une nouvelle occasion de se réjouir :

« Son altesse royale l'Émir Faiçal, représentant et agissant au nom du Royaume arabe du Hedjaz – et le Dr Haim Weizmann, représentant de l'Organisation sioniste et agissant en son nom, prenant en considération la parenté de race et les liens anciens existant entre les nations arabes et le peuple juif – comprenant que le plus sûr moyen de travailler à la réalisation de leurs aspirations nationales réciproques, est d'établir la plus étroite collaboration possible pour le développement de l'État arabe et de la Palestine – et étant en outre désireux de consolider la bonne entente qui règne entre eux, ont convenu des articles suivants : (…)
Article IV – Toutes les mesures nécessaires seront prises afin d'encourager et stimuler l'immigration des juifs en Palestine sur une grande échelle, et pour établir dans le plus bref délai ces immigrants juifs sur leur territoire, grâce à une colonisation plus dense et à une culture intensive du sol… (…)
Article VII – L'Organisation sioniste propose d'envoyer en Palestine une commission d'experts chargée de dresser un tableau d'ensemble des possibilités économiques du pays, et de rédiger un rapport quant aux moyens les meilleurs en vue du développement du territoire. Elle mettra cette commission à la disposition de l'État arabe… elle emploiera tous ses efforts afin d'aider l'État arabe à obtenir les moyens indispensables en vue du développement de ses ressources naturelles et de ses possibilités économiques… »

Enfin, le 3 mars 1919, dans une lettre adressée par Faiçal à la délégation sioniste, lors de l'ouverture de la Conférence de la Paix :

« Nous sommes convaincus que les arabes et les juifs sont des parents de race très proches, ayant subi tous les deux des persécutions de la part de forces supérieures aux leurs… Nous tenons à adresser aux juifs nos vœux cordiaux de bienvenue à l'occasion de leur retour dans leur patrie… Il y a en Palestine assez de place pour les deux peuples. Je crois que chacun des deux a besoin de l'autre, et de son soutien, afin d'aboutir à un succès véritable… »

Oui, tout avait vraiment merveilleusement commencé…

Or il advint ceci : en avril 1920, des massacres éclatent en vieille ville de Jérusalem, où des gangs d'arabes fanatisés se lancent contre la population juive (jusque dans l'hôpital) au cri : “Le gouvernement avec nous !” La police anglaise intervient, mais c'est pour empêcher la milice juive de protéger les siens ! Le gouvernement militaire anglais refuse de recevoir la délégation juive, et emprisonne tout juif surpris entrain de se défendre une arme quelconque à la main. Bilan : soixante morts et plusieurs centaines de blessés, des centaines de demeures détruites ou sérieusement endommagées, dont l'hôpital. Parallèlement, en Galilée et à Jaffa, des troubles identiques ont lieu. Le vaillant chef de la milice juive, Vladimir Jabotinski, ancien officier de Sa Majesté (après avoir été officier du Tsar) est condamné à quinze ans de réclusion. Les assassins ne sont pas arrêtés.

Que s'est-il passé ?

Cette question, même le Gouvernement de Londres se le demande qui sent bien que le Mandat palestinien peut lui échapper… au bénéfice de la France, comme le demande une forte minorité sioniste. Hechler ne veut pas croire qu'un pogrome a pu éclater à Jérusalem alors que Londres y est le maître.
L'entrée des Alliés à Jérusalem, sous le commandement du général Allenby, le 9 décembre 1917, correspondait exactement à la Fête juive de la Lumière (la Hanoucca des frères Maccabés). C'était plus qu'un signe pour beaucoup…

Mais l'armée anglaise laissa entendre, par la bouche de son état-major, qu'elle voyait dans la Déclaration Balfour une erreur très regrettable. En fait, durant les trois années de gouvernement militaire provisoire, aucune mention de cette Déclaration ne sera faite – les généraux et officiers supérieurs anglais agissant tacitement d'accord avec le Haut-Commandement installé au Caire énergiquement opposé à toute autonomie juive dans cette chasse-gardée du Moyen-Orient, par les bons soins du Colonial Office.

Aussi bien l'armée que les hauts-fonctionnaires considéraient les pionniers sionistes comme des "bolcheviks déguisés" nourrissant le perfide désir de travailler à la chute de l'Empire ! Le général Moyne, commandant au Caire, laissait entendre à tout un chacun qu'à ses yeux la Déclaration Balfour était une folie de civil et qu'il n'avait rencontré personne "pouvant lui expliquer ce qu'elle pouvait bien signifier".
C'est ainsi que dès 1918, il fut annoncé dans toute la Palestine que l'hébreu ne serait pas une des langues officielles, et que les délégations juives se devaient de s'adresser à la puissance administrative en anglais ou en arabe ! De nombreux officiers allaient répétant “que tromper les juifs par de belles promesses avait été un sport royal durant des siècles…”

Le disciple de Herzl, Nordau, suppliait les dirigeants sionistes d'amener de suite 500.000 immigrants en Palestine, car disait-il :

« Vous avez, messieurs, la Déclaration Balfour, mais vous ne connaissez pas la politique anglaise ! »

Au même moment, Allenby disperse la Légion juive dont l'action avait été décisive dans les derniers mois de la campagne, et interdit dans une large mesure, la vente de terrains aux pionniers et l'immigration juive. Un signe parmi d'autres, de cette mentalité de militaire anti-sioniste : lors d'une cérémonie scolaire, comme l'hymne sioniste était joué (pas celui de Hechler !) lord Moyne et tout l'état-major anglais, restèrent ostensiblement assis, alors que l'assistance s'était levée. Aucun dirigeant sioniste ne releva l'offense ; on imagine les réactions d'un Herzl !

Enfin en guise de toile de fond : les généraux anglais faisaient de leur mieux pour expulser les français de Syrie et fomentaient des révoltes à Damas…

Il faut le dire car telle est la sordide vérité : le pogrome de Jérusalem fut organisé par le Haut-Commandement anglais. Le but était simple et classique pour toute politique colonialiste : élever deux groupes ethniques l'un contre l'autre, par l'œuvre de tueurs à gage, afin de prouver dès les origines à la SDN que le Foyer National juif était “une regrettable erreur” tout à fait irréalisable, et qu'il convenait par conséquent de laisser la Palestine aux bons soins du Colonial Office.

Voilà ce que Hechler apprend dans l'amertume et la révolte intérieure. Pauvre William qui jusqu'à sa mort aura les yeux fixés sur Jérusalem – assistant à la constante dégradation de ce qui s'était annoncé si simple et si exaltant.

Heureux Herzl qui n'est plus là pour vivre un pogrome dans sa Jérusalem ! Mais si l'auteur de “Altneuland” avait vécu, il y a une expression de la Déclaration Balfour qu'il n'aurait vraisemblablement jamais acceptée…

Son ami pasteur réalise qu'il a mal lu ses prophètes. Il se met donc à les relire, à la lumière tragique des événements de Palestine.

Emporté par son enthousiasme, son patriotisme, sa candeur et disons-le, par sa bonne conscience protestante – il avait pensé que des anglais, militaires ou non, ne pouvaient que tenir leur parole donnée face aux nations, face à Jérusalem et devant Dieu. Il réalise bien que le message des prophètes hébreux ne laisse aucune illusion possible quant à l'affection des nations vis-à-vis de Jérusalem et de son peuple. Depuis un certain pharaon-génocide les grands de la haute politique ont toujours poursuivi à l'égard de la Cité de David des plans d'occupation et de soumission. Avec certes un Cyrus de temps en temps, un par millénaire…

Car quel est donc ce peuple qui, esclave de l'Égypte, de Babel, d'Athènes, de Rome, et enfin esclave d'un régime impérialiste dit chrétien, refuse de se complaire dans l'esclavage et l'Exil ?

Quel est donc ce peuple qui revendique tout au long des siècles cette terre qu'il appelle – et cela irrite les professeurs d'histoire – sa terre promise ! Terre par ailleurs admirablement située au carrefour de trois continents, fertile et privilégiée entre toute autre dans ce Croissant fertile ?

Quel est ce peuple enfin qui refuse de plier les genoux devant les dieux imposants de Memphis, de Babylone et de Rome ? Devant les rigides dogmatiques des nouveaux “docteurs de la Loi” du monde chrétien ? Ce peuple qui se permet, depuis tant de siècles de propager les idées subversives, bolcheviks, messieurs les militaires de carrière !

– d'égalité et de dignité humaine. Ce peuple qui prétend, c'est vraiment un comble, être intimement lié au salut du monde… Comme si le salut du monde intéressait les tyrans et les serviteurs de Mammon.

Ce peuple que ses prophètes présentent comme donnant au monde un Libérateur qui jugera les nations et leurs chefs, et parait-il, elle est bien bonne ! venant sur les nuées… De qui se moque-t-on enfin ? Un roi juif jugeant un jour, de sa Jérusalem méprisée, les Césars et les Constantins, et sans doute aussi Sa Gracieuse Majesté britannique ? Est-ce que tout cela ne mérite pas un petit pogrome de temps en temps, afin de rappeler ce peuple exécrable à la réalité de sa fragile condition, à l'humilité de bon ton ?

Ce peuple qui refuse de rejoindre les rangs d'un Christianisme triomphant (et savamment évolué par rapport à certains enseignements “juifs” attribués à Jésus et aux Apôtres…). Ce peuple qui refuse de se jeter en pleurant dans les bras du Saint-Père, dans les bras du Saint-Synode ou dans les cathédrales anglicanes !

C'est à ce peuple-là qu'il faudrait présenter la Terre sainte sur un plateau d'argent ! Qu'il se convertisse d'abord – comme disait ce bon Pape. Ensuite, il sera peut-être loisible d'envisager leurs éventuelles revendications nationalistes et charnelles…

Voilà ce que William Hechler découvre en relisant les vieux compagnons de la Bible – à 75 ans ! À la lueur sanglante d'un pogrome palestinien.

Aussi lorsqu'il assiste à Londres, le 24 juillet 1922, à la ratification du mandat palestinien sous autorité anglaise, est-ce sans enthousiasme et rempli de pressentiments funestes.

D'autant plus qu'il ne s'agit plus de la Palestine biblique et messianique : les Messieurs du Caire et du Colonial Office avaient su “corriger” très sensiblement les cartes naïves de ce pasteur sioniste !

Que s'était-il, là encore, passé ?

Parmi les articles de la Ratification par la SDN figurait un paragraphe 25, qui n'avait pas échappé à Hechler: 

« Dans les territoires s'étendant entre le Jourdain et la frontière orientale de la Palestine telle qu'elle sera définitivement fixée, le Mandataire aura la faculté avec le consentement du Conseil, de retarder ou de suspendre l'application des stipulations du présent Mandat, qu'il jugera inapplicable en raison des conditions locales existantes… »

Il est évident que jamais un Herzl n'eût accepté une telle clause, décidant froidement de l'amputation possible de la Terre sainte. En fait, dès 1920, 75.000 km2 avaient été arrachés au Fonds National juif, comme par hasard des terres très fertiles…

Apprenant cette mutilation, le Président Wilson, en bon disciple de la Bible, et conscient de l'indivisibilité de la Palestine, avait envoyé ce message à Londres :

« La cause sioniste est liée à la sécurité des frontières bibliques ; elle veut mener à bien le développement économique du Pays. Cela signifie qu'au nord la Palestine doit atteindre la rivière Litani et les sources venant de l'Hermon, qu'à l'est elle doit comprendre les plaines du Jaulon et du Hauran. Autrement nous serions devant un cas de mutilation… Je tiens à vous rappeler que ni Washington ni Paris n'ont manifesté d'opposition au plan sioniste, ni à l'obtention des frontières bibliques indispensables… »

Mais ce geste de Londres assurait en Transjordanie une base solide au cœur du Moyen-Orient, dans le cas attristant où ces juifs réussiraient malgré tout à obtenir leur État. Plus tard la Transjordanie deviendra le seul pays entièrement interdit à l'immigration juive, “Judenrein” selon la belle expression nazie… Au contraire, entre 1921 et 1931, cent dix mille arabes s'installeront librement en Palestine, alors que tout immigrant juif devait présenter de multiples garanties, financières et autres ! En attendant l'époque où un certain général Glubb, narguant les Nations-Unies, bombardera la Jérusalem juive depuis les Lieux-saints de son christianisme !

On voit le machiavélisme de cette première partition ; il fallait vraiment être ce Wilson citant sans cesse les Prophètes juifs, pour oser s'y opposer !

Un des amis de Hechler, dans sa période londonienne – Léo Lauterbach, nous confiait sa surprise devant les réticences du vieux pasteur à aborder toute question politique.

C'est qu'il nous semble que cet homme, qui durant quarante ans avait basé tout son idéal biblique sioniste sur une politique “protestante” anglo-allemande, cet homme si respectueux devant toute autorité – ne pouvait que garder le silence à la mesure de son amertume. Il est dur de réaliser à 75 ans que l'on a raisonné toute sa vie comme un enfant. Il est dur de reconnaître à cet âge que l'Empereur allemand qui pouvait ouvrir les portes de Jérusalem à Israël n'est après tout qu'un névropathe belliqueux et hypocrite. Il est dur de réaliser à cet âge de la sagesse patriarcale que le Gouvernement de Sa Majesté anglicane et composé d'hommes nourris de la Bible, fait passer, avec quel cynisme, les promesses bibliques bien après des intérêts qu'il faut bien appeler en langage pastoral, les intérêts de Mammon.

Hechler n'est pas de ceux qui accusent ou renient leur patrie. Il choisit de se taire et de souffrir en silence, et de retourner à l'école des prophètes. Et ce qu'il y découvre l'encourage bien davantage encore à garder le silence…

Hechler comprend enfin l'antagonisme irréductible Israël-Nations. L'État juif se dressera un jour, mais dans le sang. L'expression classique “monter contre Jérusalem”, appliquée à toutes les nations, ne signifie pas obligatoirement une marche les armes à la main ; mais implique toute la gamme de subtiles manœuvres pour que Jérusalem ne revive pas – que Jérusalem ne soit pas la capitale d'Israël.

L'engrenage des tueurs à gage arabes, assassinant dix fois plus d'arabes amis du Sionisme que de pionniers juifs, est engagé – il ne peut mener qu'à un conflit violent et rapide. Hechler sait à présent qu'il ne verra pas cette prophétique indépendance – et que la Parousie (comme il avait mal lu Zacharie !) ne marquera pas l'inauguration solennelle et paisible d'un monde réconcilié autour de Jérusalem – mais qu'elle sera l'ultime geste de Dieu pour empêcher in extremis la destruction de tout Israël, et peut-être de la terre entière…

Doux Hechler qui avait imaginé le Cabinet londonien saluant l'État d'Israël la Bible en main et les larmes aux yeux, devant un Etat-major entonnant les psaumes de Pâques… !

César affirme parfois sa piété le dimanche matin ou dans de glorieux Te Deum. Il ne dédaigne pas de mettre Dieu de son côté, ou d'inscrire Son nom sur des ceinturons militaires. Mais là se bornent ses bons sentiments. Les Ministères des Colonies sont la, c'est l'évidence même, pour faire “suer le burnous” des indigènes au maximum. Quant aux militaires de carrière, leur rôle est certes de donner de temps en temps la parole aux mitrailleuses, mais surtout de veiller à ce que les civils qui les commandent ne versent pas dans la mystique.

Allons Hechler ! Continue, à la lumière de tes bougies et les pieds au chaud dans quelque exemplaire du “Time” à scruter tes bibles. Tiens haut la bannière de Herzl et sois fidèle à son testament spirituel en prêchant à tes frères juifs le retour à Sion !

Mais vous savez Seigneur que ça n'est pas facile, et qu'ils sont davantage attachés à leur exil doré qu'à la Jérusalem future. Bien sûr on fait son possible pour expédier là-bas les cousins pauvres trop heureux d'avoir échappé aux pogromes, on fait parfois de généreuses contributions – puis, détail capital, n'est-on pas couvert par la terminologie rassurante de cette fameuse Déclaration Balfour. Grâce aux bons soins de quelques juifs anglais de qualité comme Sir Montagu (lequel estimait son rang de Ministre incompatible avec la notion de “patrie juive”), qui avaient tant insisté pour que le texte ne mentionne pas d'État ou indépendance précise…

À Londres même, certains se laissent toucher par le devoir de faire revivre la terre des Pères : c'est le cas de plusieurs des enfants de Herbert et Suzanne Bentwich, famille où Hechler avait son jour. De tels exemples font que le vieillard ne se décourage pas de voir se rassembler sérieusement en terre d'Israël ceux des Douze tribus dispersés, et qui n'ont pas de pogromes à fuir, mais de confortables existences à sacrifier.

La prédication sioniste de ce vieux Reverend n'étonne plus. Cela passe pour un de ses dadas – ne dit-on pas qu'il fut très lié à Herzl, qu'il rendit à ce dernier d'éminents services, et qu'il fut le récipiendaire, devant le lit de mort, d'un bref et émouvant testament…

On le laisse causer, le pasteur octogénaire, et l'on sourit (jaune parfois). Ceux qui ne le connaissent pas le prennent volontiers pour un rabbin, dont il a pris l'allure depuis plusieurs décades ; d'autant plus qu'un rabin aux discours sionistes mérite le déplacement !

Régulièrement le vendredi soir le voit chez ses amis juifs, et le samedi dans l'une des synagogues londoniennes. Il aime saluer les fidèles d'un énergique “Shabbat shalom !”, surtout pour le plaisir à s'entendre répondre “Shalom rabbi !”

N'est-il pas ce patriarche tout droit issu des pages du Livre mystérieux, un des rabbins messianiques de l'Israël nouveau venu prendre la relève de quelques autres… ?

Mais William Hechler doit assister à d'autres drames encore, avant de mourir.

L'énorme majorité des fonctionnaires palestiniens anglais est venue des Colonies : Rhodésie, Sierra Leone, Côte-de-l'Or ou Kenya – tous lieux où il convient de mener les indigènes à la trique. Et qui oserait prétendre que ces “juifs” ne sont pas des “natives” comme les autres ? Plus difficile à manier d'ailleurs il faut bien le dire ! Peu soumis mais fiers, mauvais caractères et la tête pleine de projets insensés. Heureusement que le fellah arabe, comme le petit bourgeois, sont là eux aussi, et qui acceptent la supériorité du maître…

On s'apprête à se débarrasser des deux derniers hauts-fonctionnaires juifs du Mandat : A. M. Hyamson, directeur du département de l'Immigration (qui avait pourtant fait de son mieux pour limiter selon les ordres le nombre des immigrants juifs) et le Procureur général, Norman Bentwich.

On a trouvé de sérieux hommes de main, tueurs experts et parfois trop zélés et qu'il faut officiellement réprimander tout en les consolant dans les coulisses ! Le chef de ces tueurs : Hadj Amin et Husseini ; égyptien d'origine, chef de gang condamné après les troubles de 1920, il se réfugie en Syrie avec la complicité de la police. Grâcié, en signe de bonne volonté (?), par le premier Haut-Commissaire de Palestine, un juif anglais, Herbert Samuel ! Puis installé par ce dernier, malgré une farouche opposition arabe au poste de Grand-Mufti de Jérusalem (titre qui n'est pas reconnu par l'Islam…). Une espèce d'Aga-Khan palestinien fabriqué pour les besoins de le cause en plein cœur du Foyer national juif. L'homme peut dès à présent, organiser officiellement d'autres pogromes, d'autres assassinats, sous le couvert de ses charges administratives et religieuses. Il ne s'en privera pas. On le verra, dès les premières manifestations nazies, agent nazi lui-même en Palestine. On le retrouvera à Berlin, hôte personnel de Hitler, chargé de la formation de régiments de S.S. musulmans – puis de la propagande pour l'extermination juive et la “libération de la Palestine”. 17

17 Fait prisonnier par l'armée française en 1945 et placé en résidence surveillée en Seine-et-Oise, il est "enlevé" sans doute par la grâce de l'Intelligence Service. Depuis cette date il est l'éminence grise des conseillers nazis de Nasser préparant l'extermination de l'État d'Israël…

Dès 1922 un Livre Blanc qui porte le nom de Churchill limite considérablement l'immigration juive. Mais trois années de calme et de prospérité vont suivre le "règne" médiocre de Herbert Samuel, sous la forme du proconsulat de Lord Plumer (jusqu'en 1928), lequel ne supportera aucun trouble et le fait savoir dès le premier jour au Mufti et à sa bande.

Mais peu après le départ du second Haut-Commissaire, Husseini déclenche un pogrome beaucoup plus grave que le précédent, en faisant circuler le bruit que les sionistes s'apprêtent à détruire la Mosquée d'Omer afin de reconstruire le Temple !

À quelques pas de la Mosquée se dresse le Mur des Lamentations ; des ordures y sont déversées, et un officier anglais vient troubler les prières juives, ce qui déclenche le cri désormais classique dans les rangs des tueurs : “Le gouvernement avec nous !"”

Le 16 août 1929, les massacres éclatent simultanément à Jérusalem, à Hébron, à Sefed et eux abords de certaines colonies agricoles, ainsi qu'à Jeffe. Les troubles vont s'étendre sur huit jours, presque toujours dans l'indifférence des forces de police anglaise. Puis tous les juifs portent des armes sont arrêtés. Une délégation du kibbuotz Ekron, venu demander conseil auprès de l'officier anglais de district, eu sujet du bétail menacé, s'entendit répondre : “Mettez-le dans votre synagogue !”

Émoi dans le monde entier : Lawrence en personne déclara que 400 policiers pouvaient immédiatement rétablir l'ordre. Rabindranath Tagore accusa l'Angleterre d'instaurer délibérément en Palestine un état de guerre civile, afin de tuer le Foyer national juif et de rester ainsi à jamais maître de la place.

Les deux principaux responsables du maintien de l'ordre furent sanctionnés de la sorte : le premier, Luke, faisant fonction de Gouverneur, fut nommé gouverneur de Malte, et le second Caffetera qui s'était contenté d'assister aux massacres de Hébron la ville sainte, fut décoré pour l'héroïsme…

Une Commission d'enquête britannique fut envoyée en Palestine et elle publie le rapport Shaw, au printemps de 1930 ; on chercherait difficilement rapport plus cynique : la responsabilité des massacres était rejetée sur “l'activité des sionistes” et leurs achats de terres “dépossédant le pauvre fellah” ! Il fallait donc freiner bien davantage encore l'immigration juive.

Un seul membre de cette Commission, Lord Snell, se permit de mettre en doute les conclusions de l'étrange rapport. Il accusa le Mandat d'encourager les arabes “à croire qu'ils subissent un grand dommage et que l'immigrent juif constitue une menace permanente pour leur vie… alors que l'activité sioniste a déclenché la prospérité du pays et élevé le standard de vie de l'ouvrier et du fellah arabe”.

Lloyd George, attaquant le Rapport Shaw, déclara aux Communes :

« Le rapport établi par le gouvernement que je dirigeais en 1919 par des techniciens et des ingénieurs, avait démontré que par une planification intelligente, un million d'ares pouvaient être ajoutes aux terres arables du Payset de ce fait le chiffre de la population pourrait être multiplié par seize ! »

Lord Snell s'était permis une note, en bas du rapport, stigmatisant les activités criminelles du Mufti ; cette note ne fut pas publiée…

Une seconde Commission fut envoyée sur place, afin de vérifier les conclusions de la première – conduite par Sir Hope-Simpson. Le second rapport fut publié le 20 novembre 1930 : il était plus dur et plus cynique que le premier. Et le même Lloyd George de s'écrier aux Communes :

« Il n'ose pas tuer d'un coup le Sionisme, il essaie… simplement de le mettre au frigidaire ! »

Enfin pour couronner le tout, Londres publia un deuxième Livre Blanc, portant le nom de Lord Passfield, personnage original flirtant avec le marxisme, mais condamnant le Sionisme comme déviation ! Ce Lord avait déclaré le 11 novembre 1930 au “Jewish Daily Forward” : “Étant socialiste, je ne m'oppose pas aux nouveaux immigrants parce qu'ils sont socialistes et syndicalistes, mais parce qu'ils sont sionistes”. Comprenne qui pourra – mais c'est un fait que le socialisme d'un membre fortuné de la Chambre des lords paraissait assez éloigné de celui des pionniers luttant contre la malaria et jetant les bases d'une société nouvelle…

Ce Livre Blanc recommandait l'arrêt total de l'immigration, ce qui était le plus sûr moyen cette fois, de “tuer d'un seul coup le sionisme” et d'enterrer par la même occasion la Déclaration gouvernementale portant le nom de Balfour.

Haïm Weizmann, président de l'Agence Juive, et qui avait suivi jusqu'alors docilement la politique britannique en Palestine, toute d'apaisement et de coups de freins – offrit alors sa démission.

Disons pour conclure ce triste chapitre de l'agonie d'une noble idée : la réconciliation judéo-arabe – que le gouvernement anglais était alors socialiste, et présidé par MacDonald !

William Hechler suit depuis quelques années les progrès d'un nouveau parti allemand, conduit par un certain Hitler – et dont le programme comporte “l'extermination du fléau juif sur tout territoire allemand”.

Il est de bon ton de ne pas prendre ce Parti et son Führer au sérieux. Hechler ne s'y trompe pas : les financiers, les industriels et le Nonce Pacelli soutiennent cet aventurier, il a donc tout pour réussir. Ce mouvement, n'annonce-t-il pas “les souffrances de l'enfantement de Jacob” ?

L'antisémitisme politique, rationnel et scientifique, né en Autriche, va s'étendre à toute l'Europe où le terrain a été fort bien préparé par des siècles de mauvaise catéchèse chrétienne. Avec Moscou qui s'oppose au Sionisme, comme mouvement hérétique, et Londres qui a déjà commencé sa politique d'étouffement, on ne voit pas comment ce furieux nazi pourrait échouer dans ses plans de génocide juif. En préparant la fermeture des portes de Palestine (précisément close en 1939…). Londres livre, sans le vouloir certes des millions de juifs européens aux fours crématoires à venir…

Hechler pressent le massacre. Aucun nuage ne trouble plus la vision déchirante du prophète sioniste. Il peut mourir.

L'homme qui avait plaidé auprès de tant de princes et de diplomates la cause du retour à Sion – il peut mourir : il connaît la valeur des promesses des hommes.

L'homme qui s'était écrié, à la libération de Jérusalem en 1917 “les prophéties s'accomplissent !” – il peut mourir : il a vu les militaires et les colonialistes à l'œuvre, et leurs pogromes fomentés en plein cœur de Jérusalem.

Puisqu'il fallait une première guerre mondiale pour forcer la libération de Jérusalem du joug païen du Turc – sans doute faudra-t-il un second conflit mondial pour créer la patrie juive. Au travers de combien de souffrances et de sang… il n'ose pas y songer. Il peut mourir 18.

18 Quelques mois avant sa mort, William Hechler devait déclarer au gendre du leader sioniste Sakolov : “une partie du judaïsme européen va être immolé, pour la résurrection de votre patrie biblique…” On ne l'avait pas compris alors…

Dans la solitude, l'abandon et la pauvreté de sa chambre commune du Midway Memorial Hospital, à Londres, le 30 janvier 1931. Il avait plus de 85 ans. Il avait rencontré le Prince de sa vision près de 45 ans auparavant.

Une délégation sioniste officielle était venue représenter l'Exode ultime vers Sion, aux humbles obsèques “du plus dévoué ami”. Des hommages furent rendus dans la presse juive de par le monde, et rappelé dans bien des langues le destin peu banal de ce chevalier de Jérusalem.

Quelques semaines plus tard, certaines personnalités sionistes de Londres se rendirent au dernier domicile du défunt, afin de rassembler tous les papiers relatifs à l'histoire du Mouvement et de cette amitié pour Herzl. Et qui sait quelles chartes cabalistiques, quels plans et quelles visions étonnantes, ces papiers ne recelaient-ils pas ?

Mais les propriétaires, d'origine allemande, pour des raisons mystérieuses, avait brûlé le tout !

Personne ne saura ainsi quelles furent les secrètes études de ce théologien hors-série et que l'on nous permettra d'appeller le parrain protestant de l'État d'Israël au berceau.

Qu'on nous permette aussi de penser que parmi tous ces papiers détruits le pasteur au visage de patriarche avait laissé un dernier message, son propre testament spirituel aux siens et à Israël engagé sur la voie douloureuse de sa Terre promise…

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