Ayant exposé, aussi clairement et aussi fidèlement que nous l’avons pu, la doctrine paulinienne de la rédemption, il nous reste à dire quelques mots des objections que cette doctrine soulève et des réponses qu’on y peut faire, pour autant que l’apôtre nous les suggère lui-même ; car nous n’entendons pas quitter le terrain de la théologie biblique pour celui de la spéculation. Ces objections, que nous ne pouvons pas développer, mais que nous avons à cœur de ne point affaiblir, peuvent se réduire à une seule : la rédemption, telle que Paul l’enseigne, nous est présentée comme étant, par un côté essentiel, une propitiation ou une expiation ; l’étude que nous avons faite des textes ne nous laisse aucun doute à cet égard. Or, l’expiation est contraire aux données fondamentales de la conscience ; elle heurte notre sentiment de justice. Ces données, Paul les connaît ; cette justice, il la définit très bien. Il affirme positivement, dans le chapitre 2 de son épître aux Romains, que Dieu rendra à chacun selon ses œuvres ; qu’il y aura tribulation et angoisse pour quiconque fait le mal, honneur et paix pour quiconque fait le bien ; que ce ne sont pas ceux qui connaissent la loi, mais ceux qui la pratiquent, qui seront justifiés. Il n’ajoute pas, il ne fait entendre nulle part que ces principes, éternels et universels, comportent une exception ; que dans l’économie évangélique ils soient supprimés ou modifiés. Au contraire, nous ne risquons pas de nous éloigner de sa pensée en affirmant que, selon lui, l’Evangile, son Evangile, établit et confirme la loi, la loi naturelle aussi bien que la loi de Moïse (Romains 3.31). Il enseigne aux chrétiens eux-mêmes qu’ils seront jugés d’après leurs œuvres (2 Corinthiens 5.10) et que chacun recueillera ce qu’il aura semé (Galates 6.7-8) ; que chacun portera son propre fardeau (Galates 6.5). Ce qu’il y a au monde de plus personnel, de moins réversible, c’est la responsabilité morale.
S’il en est ainsi, comment l’innocent peut-il souffrir pour le coupable, c’est-à-dire tout ensemble à sa place et à son profit ? Comment, pour employer les expressions mêmes de l’apôtre (2 Corinthiens 5.21), Jésus-Christ le juste a-t-il pu être traité, à cause de nous, comme le péché même, et comment nous, injustes, devenons-nous en lui et à cause de lui justice de Dieu ? Comment une telle substitution a-t-elle pu satisfaire Dieu ? (On sait la place que ces mots de substitution et de satisfaction ont tenue dans la théologie.) Saint Paul assure que la rédemption, telle qu’il l’enseigne, est une manifestation — sans doute la manifestation par excellence de la justice de Dieu (Romains 3.25). N’est-ce pas plutôt injustice qu’il faudrait dire ?
Il faut reconnaître que ces objections ne sont pas inventées à plaisir, et il faut respecter les scrupules quelles font naître dans des consciences droites. Saint Paul ne les aborde jamais. Il discute et réfute d’autres objections élevées contre sa doctrine, mais pas celles-là. Ce n’est pas le seul exemple de ce genre. L’apôtre est, à coup sûr, toujours resté un fidèle et zélé monothéiste ; or Jésus-Christ est pour lui, à côté et presque à l’égal de Dieu le Père, un objet de foi, d’amour religieux, on peut dire d’adoration, et il ne se préoccupe jamais de concilier cette dualité avec le monothéisme. « Il faut, dit-il, que toute langue confesse que Jésus-Christ est le Seigneur, à la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2.11). Il en est de même à l’égard des deux doctrines, qui paraissent contraires l’une à l’autre, de la responsabilité et de l’expiation. Toutefois un examen attentif nous fait découvrir, sous la plume de l’apôtre, certaines considérations ou affirmations qui nous paraissent propres à éclaircir jusqu’à un certain point les difficultés et à atténuer le scandale que nous avons signalé.
Avant tout, rappelons-nous que la mort rédemptrice et expiatoire du Sauveur est de sa part un sacrifice volontaire offert à Dieu pour les hommes. Y a-t-il dans ce fait quelque injustice ? Prétendra-t-on interdire au saint de se dévouer pour le pécheur ? à Dieu, d’approuver un tel acte et d’en faire bénéficier ceux qui en sont les objets ? Si l’on ôtait de la terre le dévouement, que resterait-il de grand dans la vie humaine ? Je sais bien que cette considération, qui n’est pas nouvelle, est loin d’éclaircir toutes les difficultés de l’expiation, car elle laisse imparfaitement résolue cette question : comment la justice divine s’accommode-t-elle de cet arrangement et y trouve-t-elle son compte ? Néanmoins, cette persuasion que Jésus-Christ a souffert par obéissance et par amour, apporte déjà un véritable apaisement à la conscience. Vous vous en convaincrez, si vous comparez au sacrifice du Sauveur une expiation vraiment injuste. Pour apaiser les mânes ou les enfants des Gabaonites massacrés par Saül, David fait mettre en croix six des malheureux et inoffensifs descendants de son prédécesseur (2 Samuel 21). Y a-t-il quelque chose de commun entre cet acte révoltant et celui que Dieu accomplit, quand il accepte le sacrifice de son Fils pour le salut du genre humain ?
Une autre vérité qu’il ne faut pas oublier et qui nous conduira plus loin, c’est la vertu sanctifiante de la mort du Sauveur, qui occupe une si grande place dans l’enseignement de saint Paul, et que nous avons cherché à faire ressortir dans notre précédente leçon. Cette réflexion n’explique pas, il est, vrai, comment Jésus-Christ a pu porter notre péché, mais elle nous aide à comprendre comment nous devenons participants de sa justice. Où est la difficulté du pardon, de la justification gratuite ? — Dans l’encouragement à persister dans le péché, qu’un traitement si indulgent paraît fournir au pécheur. Le Dieu juste et saint pardonne afin qu’il soit craint (Psaumes 130.4). Pour qu’il puisse pardonner, il faut et il suffit qu’il soit sûr, qu’il ait en quelque sorte la garantie, que son pardon sera pour celui qui le reçoit un motif et un moyen de rompre avec le péché et d’entrer dans une vie nouvelle. Or, Dieu trouve cette garantie dans la vie et dans l’œuvre de Jésus-Christ, et tout particulièrement dans sa mort, qui en est le couronnement. Nous avons vu qu’elle devient pour le croyant le principe de la mort au péché et de la mort du péché. En d’autres termes, Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié, rend l’humanité pardonnable parce qu’il lui ouvre la voie du salut et de la sainteté, parce qu’il introduit en elle un principe fécond de justice et de vie. Chaque pécheur est pardonné du moment où il entre par la foi en communion avec Jésus-Christ et où, dans le sens qui a été expliqué, il participe moralement à sa mort. Dès lors, l’acte de grâce par lequel Dieu le justifie ne manque ni de justice, ni de vérité.
Sans doute, saint Paul ne donne pas explicitement la réponse que nous venons de formuler à une question que ; comme nous l’avons déjà remarqué, il ne pose même pas. Mais s’il distingue la sanctification de la justification, il ne les sépare pas l’une de l’autre ; s’il place habituellement la justification en première ligne, il lui arrive d’adopter l’ordre inverse : par exemple, il écrit aux chrétiens de Corinthe, après leur avoir rappelé la corruption profonde dans laquelle ils étaient autrefois plongés : « Vous étiez tels… mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés, au nom du Seigneur et par l’Esprit de notre Dieu » (1 Corinthiens 6.11). On dirait ici que la sanctification commencée a rendu la justification possible. Nous retrouvons la même succession d’idées dans un autre passage déjà plus d’une fois cité : Tite 3.6, et dans la parole de Jésus : « Repentez-vous et croyez à l’Evangile » (Marc 1.15), parole que Paul reproduit en substance dans son discours d’adieu aux anciens d’Ephèse (Actes 20.21).
Ce qu’est la repentance dans l’histoire de chaque croyant, à savoir le commencement d’une vie nouvelle, la vie et la mort de Jésus-Christ l’ont été dans l’histoire de l’humanité (nous aurons à revenir sur cette pensée). Le pécheur est sauvé ou pardonné du moment où, s’unissant au Sauveur par la foi, il reproduit en lui-même cet acte de rupture avec le péché que Jésus-Christ a accompli au nom de l’humanité toute entière. Toutefois, comme tout en lui est imparfait, il est reçu en grâce, non pour le mérite de ses œuvres, ou de sa repentance, ou de sa foi elle-même, mais à cause de la propitiation offerte à Dieu par Jésus-Christ.
Une idée sur laquelle Paul s’explique plus au long (naturellement sans lui donner son nom moderne), et qui contribue beaucoup à faciliter l’intelligence de la rédemption, c’est l’idée ou plutôt le fait de la solidarité humaine. Il est à peine nécessaire de le définir, tant il a passé à l’état de lieu commun, tant il remplit les livres, les journaux, les discours des hommes politiques, les leçons des professeurs, les sermons des prédicateurs chrétiens ; c’est presque le seul article de croyance sur lequel aujourd’hui tout le monde soit d’accord. En ce point, que nous nous en rendions compte ou non, nous sommes tous plagiaires de l’apôtre Paul. La solidarité humaine, en effet, est à la base de tout son système, si système il y a.
La solidarité, on le sait, c’est l’influence de l’hérédité et du milieu, c’est l’action de tous sur chacun et de chacun sur tous, c’est l’enchaînement mystérieux et indéfini des vies et des volontés humaines. Dieu seul peut démêler ce qui, dans le mal qui est en nous ou que nous faisons, et dans le bien aussi, nous est personnellement imputable et ce qui ne l’est pas. Nul n’est seul coupable de ses propres fautes ; nul n’est complètement innocent de celles d’autrui (1 Timothée 5.22). Le fait de la solidarité ne supprime pas la responsabilité individuelle, mais il la limite et l’environne de toutes parts, comme l’océan environne la terre ferme, la perçant de ses golfes et maintenant son propre niveau à l’aide des fleuves qu’il en reçoit.
Si chaque individu a une certaine influence sur ses semblables, ces influences ne sont pas égales. Il y a des hommes représentatifs. Il y a des hommes qui personnifient une nation, un siècle et qui le font en quelque sorte à leur image. Saint Paul ne s’arrête pas à faire ces constatations ; il n’écrit pas une philosophie de l’histoire. Mais il va droit au fait capital, primordial. Il y a un homme qui a fait à son image, non pas un peuple ou une époque, mais l’humanité ; c’est le premier homme, Adam (pour simplifier, je laisse de côté sa compagne, comme le fait Paul lui-même). Les destinées de notre race étaient entre les mains de notre premier ancêtre. Il a péché et les conséquences ont été terribles ; « par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort » (Romains 5.12). Comme tous les hommes sont mortels, tous aussi sont pécheurs ; il ne dépend pas d’eux de ne pas l’être ; ils sont donc responsables et coupables, non de l’existence du péché dans leurs cœurs et dans leurs vies, comme l’ont cru à tort saint Augustin et Calvin, mais bien de telles et telles fautes qu’ils ont commises et qu’ils auraient pu et dû éviter.
Ce rôle d’Adam explique le rôle à la fois analogue et contraire de Jésus-Christ. Puisque nous nous trouvons être héritiers du péché et de la mort sans l’avoir voulu ou en tout cas avant de l’avoir voulu, je ne veux pas dire que Dieu nous devait une réparation, l’apôtre n’eût pas toléré un tel langage, pénétré comme il l’était des droits souverains de Dieu. Mais enfin, il était digne de Dieu, digne de sa justice aussi bien que de sa sagesse et de sa bonté, d’opposer au premier Adam un second Adam, et à la solidarité du mal une solidarité du bien : de nous faire bénéficier de la justice d’un autre, comme nous portions les conséquences du péché d’un autre ; de nous ouvrir un fleuve d’eau pure et vivifiante où nous pouvons nous laver des souillures dont nous a couverts le fleuve de boue qui procède de la première chute. C’est bien ce qu’enseigne saint Paul : « De même que par la désobéissance d’un seul homme, tous les autres ont été rendus pécheurs, ainsi, par l’obéissance d’un seul, tous les autres seront rendus justes. »
Objectera-t-on que cette doctrine ne fait que réparer une injustice par une autre injustice ? Exigera-t-on que chacun porte exclusivement son propre fardeau et soit l’arbitre unique de sa propre destinée ? Je réponds que cet individualisme exagéré est contraire aux faits et aboutit logiquement à protester contre l’existence même de l’espèce humaine. J’ajoute que Dieu sait ce qu’il fait et que, pour réparer les injustices dont on croit avoir à se plaindre, il a devant lui l’éternité.
Dans le parallèle que Paul établit entre Adam et Jésus-Christ, l’acte réparateur de Jésus, opposé à la transgression d’Adam, est qualifié par le mot d’obéissance (Romains 5.19). C’est dire que la justice de Jésus-Christ est ici envisagée par ce que la théologie appelle son côté actif. Mais elle a aussi un côté passif. Dans un monde où règnent le péché et la mort, l’obéissance est nécessairement une souffrance. Celle de Jésus-Christ consiste dans l’acceptation humble et entière, par le second Adam, de la solidarité douloureuse qui pèse sur notre race et qui s’est concentrée et accumulée sur sa tête innocente. De là l’expiation.
D’après l’apôtre, les suites de l’obéissance de Jésus-Christ, comme celles de la faute d’Adam, s’étendent, en principe, à tous les hommes. Règne universel du péché et de la mort par le premier Adam ; règne universel de la justice et de la vie par le second ; tel est le plan de Dieu. Toutefois, comme la solidarité limite la liberté, la liberté à son tour limite et conditionne la solidarité. Quoique l’hérédité seule suffise à nous rendre pécheurs et mortels, ce n’est qu’après avoir, sous une forme ou sous l’autre, imité et répété la faute d’Adam, que nous devenons vraiment coupables et dignes de condamnation. De même, les circonstances de notre naissance et de notre milieu suffisent à nous rendre participants de bienfaits nombreux qui découlent de la venue et de l’œuvre de Jésus-Christ. Mais nous n’avons part à sa justice, nous ne sommes héritiers de la vie éternelle, qu’après être devenus par la foi membres de son corps, c’est-à-dire de son Eglise vivante ou de l’humanité nouvelle dont il est le chef. Ces deux affirmations, l’une et l’autre expérimentales, font la part de l’universalisme et celle de l’individualisme chrétiens.
Une dernière explication, suggérée aussi par Paul lui-même, de la doctrine de la rédemption ou de l’expiation, consiste dans la puissance unifiante de la foi et de l’amour, dans la vertu que l’amour (et la foi aussi dans sa mesure) possède d’abaisser les limites des personnalités, de les entrelacer en quelque sorte sans aller jusqu’à les confondre.
« Je suis moi, tu es toi. Chacun de nous deux est l’auteur responsable de ses actes. Chacun portera son propre fardeau (Galates 6.5). On ne peut donc en bonne justice, ni t’imputer le mal que j’ai fait et t’en faire supporter les conséquences, ni m’imputer le bien que tu as fait ou les souffrances que tu as endurées et m’en faire recueillir les fruits. » Tel est le point de vue où se placent les critiques de Paul pour montrer les difficultés, quelques-uns disent les impossibilités morales, de la doctrine de l’expiation. Et certes, ce point de vue a sa vérité, mais c’est une vérité relative. Il y a d’autres vérités, non moins vécues, pourrait-on dire, qui constituent un aspect des choses différent et même opposé. Nous l’avons déjà fait sentir en parlant de la solidarité. Nous allons essayer de le montrer encore en parlant de l’amour, qui n’est au fond que la solidarité voulue.
Chacun sait que le propre de l’amour est de donner, de faire part de tout ce qu’il a, c’est-à-dire, toutes ses richesses. Mais l’amour a une autre face moins aperçue peut-être : il entre en autrui ; il prend part à tout ce qui appartient à l’être aimé, je veux dire ici à ses souffrances, à ses misères, à ses infirmités quelles qu’elles soient. Personne ne le sait et ne le sent mieux que Paul, qui a pu écrire aux Corinthiens : « Chaque jour je suis assiégé par le souci de toutes les Eglises. Qui est faible, que je ne sois faible ? Qui vient à broncher que je n’en aie la fièvre ? » (2 Corinthiens 11.28-29). A ce compte, si Dieu aime l’homme pécheur et malheureux, il a dû, par sa compassion, porter et s’approprier les misères de sa créature, et l’on comprend que le comble et le dernier terme de cette compassion ait été de les endurer réellement dans un autre lui-même. Plaçons maintenant ce Fils de Dieu, ce juste, cet être sans tache, en face ou plutôt au milieu de cette race méchante et souffrante qu’il est venu sauver. Il porte de deux façons le mal qui la dévore et la tue : au dedans par sa compassion, au dehors par les souffrances qu’il endurera, par les blessures qu’il recevra dans sa lutte contre le péché. Ceci ne jette-t-il pas quelque jour sur ces étonnantes paroles de l’apôtre : « Il a été fait péché, il a été fait malédiction pour nous » ? Comme nous l’avons rappelé, ce n’est pas malgré lui sans doute, mais au contraire en vertu d’un libre sacrifice et par un effet de son amour sans bornes, qu’il a fait avec nous cet échange. Faut-il nous étonner de ce que la souffrance ainsi endurée, la mort ainsi acceptée et subie, soient expiatoires ?
Réfléchissons. L’humanité que le Fils de Dieu a aimée, qu’il a épousée malgré son abjection, avec qui il a fait cause commune jusqu’à lui dire : nous vivrons ou nous mourrons ensemble, l’humanité dis-je, après que Jésus-Christ a vécu et souffert pour elle, n’est plus dans la même situation qu’auparavant vis-à-vis de Dieu. En tant que pécheresse et coupable, elle est toujours l’objet de son déplaisir ; en tant qu’épouse de Jésus-Christb elle est relevée, réhabilitée. Si Dieu était en Christ, si l’amour de Jésus-Christ était l’amour même de Dieu, désormais, en principe Dieu n’impute plus aux hommes leurs péchés, dont il s’est chargé lui-même dans la personne de son Fils.
b – Je n’oublie pas que ce n’est pas l’humanité, mais l’Eglise qui est appelée : épouse de Jésus-Christ. Mais Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, l’Eglise universelle est en sorte l’humanité idéale, l’humanité telle qu’elle sera un jour.
Cependant, pour que le salut de l’humanité devînt effectif, il manquait encore quelque chose.
Il fallait que l’épouse dit : « oui » à l’époux et mit sa main dans la sienne ; il fallait que l’humanité s’ouvrit à cet amour qui, de si haut, était descendu si bas pour la chercher et la sauver. Cela l’humanité ne le fait pas en bloc, mais à mesure que chacun le fait, il a part au salut qui lui a été acquis à un grand prix par Jésus-Christ et recueille le fruit de sa rédemption.
C’est bien ainsi que l’entend saint Paul. Après nous avoir montré Jésus-Christ devenant un avec les pécheurs par son amour, il nous montre le pécheur devenant un avec Jésus-Christ par la foi. Ce n’est pas pour lui une théorie, c’est l’expérience la plus intime, la plus personnelle : « Ce n’est pas moi qui vis. C’est Christ qui vit en moi, et si je vis encore dans ma chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré lui-même pour moi. » « Non plus moi, mais Christ » — c’est le fond de la foi de Paul ; — je ne veux plus de ma justice, dit-il, mais de celle qui devient mienne par la foi (Philippiens 3.9). « Non plus moi mais Christ », c’est aussi la devise de sa vie nouvelle : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. » Jésus-Christ est devenu nous pour nous devinssions lui : tout le christianisme est là. Folie de l’amour et de la croix ! Mais, à en juger par ses effets moraux, religieux, historiques, cette folie est en vérité, comme l’affirme l’apôtre, plus sage et plus forte que toute sagesse humaine.
Ceci m’amène à la dernière question dont je me propose de vous dire quelques mots. Notre rédemption par Jésus-Christ est-elle une économie (pour employer un mot paulinien) qui soit en dehors de l’économie de l’univers, une pure exception à l’ordre moral dont les lois sont gravées dans toute conscience d’homme ? Ou serait-elle une application, suprême et unique en son genre, d’une loi universelle, la plus haute de toutes, d’après laquelle les vertus et les souffrances des uns serviraient au relèvement et au salut des autres ? Si nous nous prononçons pour la seconde alternative et si nous croyons sur ce point être d’accord avec saint Paul, ce sera à condition d’insister sur les mots que nous venons de prononcer : application suprême, unique en son genre, incomparable par conséquent. Certes, l’apôtre qui appelle Jésus « le seul médiateur entre Dieu et les hommes » (1 Timothée 2.5) l’appellerait aussi le seul Rédempteur. Il écrit à un groupe de Corinthiens disposés à trop s’attacher à sa personne : « Paul a-t-il été crucifié pour vous, ou avez-vous été baptisés au nom de Paul ? » (1 Corinthiens 1.18). Tout ce que l’apôtre enseigne au sujet de la rédemption affirme, explicitement et implicitement aussi, ce rôle et cette gloire unique du Christ ; il déclare que le second Adam a, par un seul acte de justice, relevé et rendu juste — en principe — tous les hommes. Il aurait sans doute souscrit pleinement à ces paroles de l’auteur de l’épître aux Hébreux, son collaborateur si je ne me trompe : « Par une seule oblation, il (Jésus-Christ) a amené pour toujours à la perfection ceux qui sont sanctifiés », c’est-à-dire qu’il les a rendus parfaitement agréables à Dieu. S’il y a une seule oblation, à plus forte raison y a-t-il un seul sacrificateur.
Et pourtant Pierre, dans sa première épître (1 Pierre 2.9), Jean dans l’Apocalypse (Apocalypse 1.6), appellent les chrétiens des sacrificateurs. Paul n’est pas étranger à cette idée, puisqu’il conjure les fidèles de Rome (Romains 12.1) d’offrir leur corps à Dieu en vivant sacrifice ; puisqu’il parle d’offrir son sang comme une libation, afin de compléter le sacrifice que les Philippiens offrent à Dieu (en s’offrant eux-mêmes, Philippiens 2.17). Il ne s’agit pas d’un sacrifice expiatoire, remarquera-t-on, et l’on aura raison. Toutefois, si Paul n’a pas expié les péchés de ses frères, il a du moins rêvé et souhaité de pouvoir le faire ; témoin cet étonnant début du ch. 9 de son épître aux Romains : « Je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé de Christ pour mes frères, mes parents selon la chair, les Israélites » (Romains 9.3). Il n’est pas difficile d’indiquer de bonnes raisons pour lesquelles ce vœu sublime de Paul ne pouvait pas se réaliser. Mais, réalisable ou non, il prouve que la pensée d’imiter le sacrifice expiatoire du Sauveur a pu venir à un chrétien, précisément parce qu’il était absolument, passionnément chrétien ; qu’elle n’a donc rien de sacrilège. Elle constitue ou montre le sommet, sommet inaccessible, je le veux bien, même pour un Paul, de la perfection et de la charité.
Si Paul ne peut pas devenir réellement anathème pour ses frères, voici du moins ce qu’il peut faire et ce qu’il fait : « Ce qui manque aux afflictions du Christ, je l’achève en ma chair, pour son corps qui est l’Eglise » (Ἀνταναπληρῶ τὰ ὑστερήματα τῶν θλίψεων τοῦ χριστοῦ, Colossiens 1.24). La révision synodale traduit : « J’achève de souffrir le reste des afflictions du Christ… », ce qui est timide, moins clair et moins exact. « Ces afflictions du Christ, dit Bonnet révisé par Schrœder dans son excellent commentaire, ce ne sont pas celles qu’il endure dans son corps mystique qui est l’Eglise. » Peut-être… Cependant l’apôtre ne fait pas cette distinction et, quand il est question des afflictions du Christ, sans autre détermination, il n’est pas naturel d’exclure la croix. Il manque donc quelque chose aux souffrances du Christ ; dans quel sens ? Non pas assurément en ce sens que le croyant ne trouverait pas en lui par son sacrifice grâce assurée et plein pardon ; une telle supposition renverserait tout l’enseignement de l’apôtre. Toutefois, si l’on considère le but final en vue duquel Dieu a donné son Fils et l’a livré à la mort, il faut convenir qu’il est encore loin d’être atteint. Aucun chrétien, pas même un saint Paul n’est encore arrivé à la perfection (Philippiens 3.12). L’Eglise n’a pas encore sa pleine croissance géographique et numérique ; surtout, elle n’est pas « sans tache ni ride » (Éphésiens 5.17), elle ne réalise pas pleinement sa belle vocation d’être l’épouse et le corps du Christ ; cela était vrai déjà de l’Eglise apostolique. Que dirait saint Paul de l’Eglise contemporaine ? Le monde n’est pas encore conquis ; le royaume de Dieu est, à bien des égards, encore à venir.
Pour que ce royaume vienne, il ne suffit pas que Jésus-Christ ait parfaitement accompli sa tâche ; il faut que ses disciples, ouvriers avec lui et avec Dieu (1 Corinthiens 3.9), travaillent comme lui et après lui. Cela, tout le monde l’admet et le comprend. Mais saint Paul nous permet d’ajouter : il faut aussi que les serviteurs du Christ, tout particulièrement les ministres de l’Evangile, souffrent comme lui et après lui. Ces souffrances sont indispensables au salut du monde ; en ce sens elles complètent celles du Christ.
Plus nous entrons dans la comparaison que Paul lui-même nous suggère entre la Passion du Christ et la sienne (s’il est permis d’employer cette expression !) plus nous la trouvons juste et profonde. Les tribulations du Maître et celles du disciple sont infligées à tous deux par les mêmes ennemis, les Juifs incrédules et impénitents ; elles sont acceptées et endurées par l’un et par l’autre dans le même esprit : consécration à Dieu et amour pour les hommes ; elles produisent des résultats, non pas égaux sans doute, mais analogues, puisque Paul souffre pour le corps du Christ, c’est-à-dire pour l’édification de ce corps, qui est l’Eglise. Qu’on songe aux souffrances inséparables du ministère de l’apôtre, souffrances dont il fait des tableaux saisissants et qu’il appelle, tantôt une mort journalière (1 Corinthiens 15.31), tantôt une façon de porter les stigmates de Jésus (Galates 6.17). Qu’on songe à ses larmes, dont Adolphe Monod a parlé si éloquemment, et qui ont tant de ressemblance avec les larmes du Sauveur (Actes 20.19,31). Qu’on songe à cette sympathie intense en vertu de laquelle Paul portait comme une croix, comme une humiliation personnelle, toutes les défections, tous les scandales qui se produisaient dans les Eglises (2 Corinthiens 11.28-29), en sorte qu’il a pu écrire aux Galates : « Je souffre de nouveau pour vous les douleurs de l’enfantement » (Galates 4.19). Qu’on songe aux prières continuelles qu’il adressait à Dieu, de jour et de nuit, non seulement pour ses enfants spirituels, mais même pour ceux qu’il ne connaissait pas personnellement, prières et intercessions qui étaient un véritable combat, parfois même une agonie (ἡλίκον ἀγῶνα, Colossiens 2.1). En considérant tous ces faits, on sera conduit à penser que, si ces saintes souffrances de Paul n’étaient pas expiatoires, elles avaient pourtant quelque chose de rédempteur ; elles ont pu être appelées avec vérité, par l’apôtre lui-même, un complément des souffrances du Christ.
Notre but (faut-il le répéter une dernière fois ?) n’est pas d’établir entre le Maître et le disciple une assimilation complète que celui-ci eût été le premier à repousser ; c’est encore moins de diminuer, en la partageant entre lui et d’autres, la gloire de notre unique médiateur et Sauveur. Voici quel est sur ce point notre vraie pensée : d’une part, nous voudrions désarmer les contradicteurs de la doctrine paulinienne (j’ajoute — et il me serait facile de justifier ce langage — de la doctrine évangélique et biblique) de la rédemption, en leur faisant sentir que cette doctrine est moins étrange qu’ils ne pensent et que, loin d’être une invention, isolée et toute personnelle, d’un ancien rabbin, elle se rattache à un ensemble de données bibliques et expérimentales qui la confirment. D’autre part, nous voudrions inspirer aux chercheurs, et en particulier aux futurs ministres de l’Evangile, des ambitions morales plus hautes que celles dont ils se contentent d’ordinaire. Paul écrit aux Corinthiens : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ » (1 Corinthiens 11.1). Oui, l’apôtre a été un imitateur du Christ en toutes choses, même dans sa Passion. Il n’y a pas de bonnes raisons pour que nous ne le soyons pas aussi.