Qu’est-ce que ce fait intérieur à mon être, et qui m’apparaît pourtant en moi distinct de moi-même ? — ce fait qui se révèle au dedans de moi grâce à une impression produite sur ce qui précède la décision de ma libre volonté ?
Quel nom donnerons-nous à cette protestation qui, quelque imparfait, ou même quelque étrange que soit parfois le langage que je lui prête, n’en fait ; pas moins taire au dedans de moi jusqu’au sentiment de ma liberté ?
Comment désigner l’origine en moi de cette voix sans accents ; de cette autorité qui, bien que silencieuse, s’affirme néanmoins au centre de mon être ; au sein même de ce sanctuaire où ne saurait pénétrer l’analyse de ma pensée réfléchie, et où ne peut atteindre l’action de ma libre volonté ?
Qu’est-ce donc que ce je ne sais quoi en moi qui, lorsque j’ai résolu de m’entourer de silence et de solitude, empêche cependant que je sois seul avec moi-même ?
Dirons-nous, nous aussi, que ce « quelque chose, » c’est la présence de Dieu lui-même ? Irons-nous jusqu’à voir, dans l’expression que nous serions arrivés à donner à cette loi, la voix même de Dieu en nous ?
On a souvent donné ce nom à la voix de la conscience. C’est même là une façon de parler habituelle. Avec cela, dès qu’il s’agit d’une définition exacte des faits eux-mêmes, c’est certainement, du moins sous cette forme absolue, une assertion à laquelle il faut entièrement renoncer.
En effet, si « la voix de la conscience » est une voix de Dieu en nous, d’où vient que nous en parlons tous comme de la voix de notre conscience ? D’où vient que, tout en nous y soumettant nous-mêmes, nous n’aurons jamais l’idée d’affirmer, pour cette seule raison, que d’autres que nous doivent aussi s’y soumettre ? Si nous l’appelons notre conscience, ce n’est pas seulement parce que cette voix habite en nous ; c’est bien parce que c’est là, à nos yeux, un fait qui nous demeure exclusivement personnel. Comment admettre, pour ne parler que de nous-mêmes, que ce qui serait ainsi une « voix de Dieu, » se trouve parfois nous avoir commandé des actes, dont elle-même condamnera plus tard le souvenir ?
Et pourtant, — du moment où nous nous arrêtons devant le caractère absolu de l’autorité qui l’accompagne en nous, — pourrions-nous jamais, sans nous ravaler nous-mêmes, rapporter une autorité semblable à qui que ce soit qu’à Dieu seul ?
Rappelons le trait caractéristique de cette autorité ! Ce n’est pas comme un fait, c’est bien sous la forme d’une action vivante, qu’elle apparaît au dedans de nous. De plus, ce n’est pas comme une action dont nous ne serions que les spectateurs ; c’est bien avant tout comme une action qui nous a eus, nous, personnellement, pour objets. Je dis « qui nous a eus ; » puisque c’est là une sollicitation qui, lorsque nous nous sommes mis à l’apprécier, avait déjà eu lieu au dedans de nous ; puisque, au moment où nous nous mettons alors à réfléchir notre volonté, cette volonté nous apparaît comme ayant déjà été, avant que nous l’ayons réfléchie, l’objet de cette mystérieuse sollicitation.
A quel autre agent attribuer une action semblable qu’à l’Etre qui, parce qu’il a créé notre liberté, est seul à même d’y toucher ainsi directement sans par là même la détruire ?
N’est-il pas de toute évidence que cette action ne peut être en nous qu’une action personnelle ? Ce n’est pas sous la forme d’une idée, ou d’une loi abstraite proposée à l’appréciation de notre pensée, que cette autorité inaugure au dedans de nous son impression. Quand nous nous mettons à l’analyser, c’est que nous la trouvons déjà imposée à notre liberté elle-même.
Or il n’est pas de désignation plus claire de l’Etre divin, que celle de l’être qu’on adore ; c’est-à-dire, précisément, de l’être devant lequel notre liberté se trouve avoir abdiqué.
Tant que je ne suis pas résolu à regarder mon existence comme un simple phénomène de nature ; — aussi longtemps que je n’ai pas dépouillé le sentiment instinctif de ma responsabilité, — il semble que je ne puisse chercher plus bas ou ailleurs qu’en Dieu lui-même, l’auteur d’une impression produite ainsi, non pas sur l’activité, mais, plus haut que cela ! sur la direction première, de ma volonté. Un tel fait ne peut être attribué qu’à l’action d’un être personnel ; et, de plus, qu’à celle de l’être dont la personnalité, distincte de la mienne, a des droits supérieurs aux droits actuels de ma liberté.
A-t-il donc tort, l’homme de tous les temps, lorsqu’il reconnaît, dans ce fait qu’il recèle en lui-même et que lui révèle sa conscience, la présence active, au dedans de lui, du seul être devant lequel il soit loisible à la créature libre de dépouiller les droits sacrés de sa propre personnalité ?
Pour résoudre la difficulté provenant de ces deux vues opposées du même fait, il nous faut examiner de plus près la différence que nous avons déjà été appelés à statuer, entre l’impression morale considérée en elle-même, et la façon dont je formule cette impression ; c’est-à-dire entre « la voix de ma conscience, » et le sentiment, ou l’expérience, d’obligation à laquelle j’ai moi-même prêté cette voix.
Le fait est que, quel que soit le respect absolu et involontaire que nous inspire à tous l’autorité de la conscience, personne n’en a jamais accepté passivement, ni suivi aveuglément, « la voix. »
Je commence toujours par examiner la voix de ma conscience. Je discute chacun de ses ordres à mesure qu’il s’est formulé dans mon âme. Je le soumets alors à une étude toujours attentive, parfois même anxieuse et prolongée.
A cet égard, je n’hésite pas à m’entourer de toutes les lumières dont je dispose. Bien mieux ! je fais cela avec le sentiment très distinct, non seulement que cela m’est permis, mais que j’accomplis ainsi un devoir. En effet, je le fais avec d’autant plus de soin, de zèle et d’exactitude, que je me montre plus consciencieux à l’endroit de ce que semble m’ordonner ma conscience.
Qu’est-ce à dire, Messieurs ? — Y aurait-il deux consciences en moi ? L’une inférieure, usuelle, adventive, sujette à errer ? — l’autre, une conscience supérieure à celle-là, une conscience dont les arrêtés seraient seuls définitifs et assurés ?
Non, sans doute ! Parler de la sorte serait jouer sur les mots. Ce qu’il faut dire c’est que, dans « la voix » de notre conscience morale, se trouvent réunies deux choses qu’il importe de savoir distinguer. Notre conscience morale est un fait complexe. C’est la conscience, ou la perception au dedans de nous, de deux phénomènes, et de deux phénomènes différents d’importance.
Si j’examine ce que j’appelle la voix de ma conscience, — si j’attends, pour obéir, d’en avoir clairement discerné le caractère obligatoire, — je n’agis jamais de la sorte à l’égard de l’autorité dont je sens cette voix s’accompagner au dedans de moi. Mon être tout entier se tait bien plutôt instinctivement devant l’impression de cette autorité. Ce ne sont jamais ses droits que je mettrai en question. Je n’oserais même y songer. Je sens que ce serait là porter atteinte à ce qui constitue en moi la loi, la norme, de mon être lui-même. Même dans mes plus mauvaises heures, dans mes heures de rébellion, je ne m’attaquerai jamais directement aux droits de cette autorité. Tout ce que j’ose faire alors, c’est de discuter, non pas la façon absolue dont ces droits se sont fait sentir, mais bien uniquement l’expression dont je les avais moi-même revêtus. De même quand, désireux de suivre ma loi, j’examine attentivement ce que me dit ma conscience, le soin que j’apporte à cet examen, — en même temps qu’il témoigne de ce qui est à mes yeux, le caractère positif, et la réalité, de cette autorité, est la preuve la plus éclatante du respect involontaire que m’impose le fait auquel je m’efforce de donner ainsi une expression claire et adéquate.
Considérée en elle-même, l’autorité de ma conscience demeure donc absolue devant ma pensée. Pour l’esprit le plus audacieux, il ne peut seulement être question de doute ou d’examen. Il y a là, même pour un tel homme, un fait indéniable. Ce qui le prouve c’est que, fût-il même devenu à ce point profane, que de récuser les droits de la conscience sur sa propre liberté, il ne manquera jamais d’invoquer ces mêmes droits, dès qu’ils lui sembleraient limiter à son avantage la liberté d’autrui.
Le fait est que, pendant que j’examinerai la légitimité de la formule que j’aurais donnée à cette autorité, ce sera la nature essentielle de cette autorité qui constituera alors pour moi la suprême et dernière instance. Plus j’hésite à me prononcer, plus « mes scrupules de conscience » revêtent de gravité à mes yeux, plus je m’attache aussi à rapprocher toujours de nouveau le caractère relatif de l’expression que j’ai donnée au témoignage de ma conscience, du caractère absolu que conserve devant moi son autorité.
Aussi, bien que je n’ose nommer ce témoignage de ma conscience « une voix de Dieu, » en est-il autrement pour moi de l’autorité au nom de laquelle ce témoignage aspire à se faire entendre. Celle-ci est absolue ou suprême, définitive, sans appel, irrécusable, toujours la même ; en un mot c’est bien là toujours pour moi une autorité divine.
Ici, cependant, nous touchons à ce qui doit être regardé comme la difficulté centrale de notre sujet.
Comment, me direz-vous, séparer, autrement que par un artifice de langage, l’autorité, de ce qui ne serait que la voix, de la conscience ? Cette autorité se fait-elle jamais sentir à nous comme un fait à part ? Est-elle jamais, pour notre expérience, distincte du commandement spécial par lequel nous la traduisons ?
Au premier abord, cette difficulté paraît très réelle. Il semble, en effet, qu’il s’agisse d’apprécier ce qui se passe dans cette sphère de vie instinctive, où ne pénètre pas l’analyse de notre pensée, et dont nous ne pouvons aborder directement le mystère.
Avec cela, il nous arrive chaque jour de distinguer, sans hésiter, entre l’instinct du devoir considéré en lui-même, et l’expression que nous aurions donnée à cet instinct. Il nous arrive à tous de ressentir au dedans de nous l’autorité de l’instinct moral, comme un fait qui aurait précédé, quelquefois même de fort loin, l’idée réfléchie au moyen de laquelle nous parviendrons ensuite à le formuler devant nous.
Rappelons-nous, à ce propos, ce qui se passe dans d’autres phénomènes ressortissant à cette même vie instinctive, qui recèle au dedans de nous la première manifestation de l’obligation morale. N’arrive-t-il pas constamment que la présence de tel ou tel des instincts qui résident ainsi au centre de notre vie personnelle, se fait sentir à nous d’une façon très positive, avant que nous soyons arrivés à en traduire le sentiment au moyen d’une idée clairement formulée ? — Je pourrais vous rappeler ici ces impressions instinctives du vrai, du beau, du juste, qui jouent un rôle si décisif dans tant d’esprits absolument incapables de les réfléchir. Je m’arrête de préférence à un autre phénomène qui, parce que la volonté y a une plus grande part, semble allié de plus près à la perception morale. Je veux parler de la mémoire.
Ne nous arrive-t-il pas fréquemment de faire l’expérience d’un fait de mémoire qui, bien que non encore formulé devant nous, n’en est pas moins très positivement présent au dedans de nous, puisque sa présence suffit à nous préoccuper malgré nous, et cela parfois longtemps avant que nous parvenions à nous en rendre compte ?
N’en est-il pas souvent de même du sentiment du devoir ? Ce sentiment ne peut-il pas nous arriver tout d’abord d’une façon instinctive ; précédant ainsi en nous l’idée définie que nous nous en ferons plus tard ?
Assurément. Tout comme nous entendons souvent quelqu’un nous répéter : « J’avais quelque chose à vous dire ; je le sais ; cela me préoccupe malgré moi ; mais je ne puis parvenir à me le rappeler ; — » de même nous rencontrons à chaque instant des hommes qui avouent eux-mêmes souffrir de l’état de leur conscience, sans avoir su se rendre compte de ce qui est en eux la cause prochaine de ce malaise.
De quoi ont-ils alors conscience ? Uniquement de ce fait, que si leur conscience venait à parler, elle aurait quelque chose à leur reprocher. Mais comment donc le savent-ils, puisqu’elle n’a pas encore parlé ? Evidemment, c’est grâce à l’expérience d’un fait réellement présent en eux, quoiqu’ils ne l’aient pas encore analysé devant leur pensée réfléchie. Aussi bien, ce qui les trouble n’est-ce pas d’avoir transgressé telle ou telle loi spéciale. C’est uniquement le sentiment d’un malaise. C’est ce sentiment auquel on donne le nom d’une mauvaise conscience, c’est-à-dire de la conscience d’un état mauvais.
Tout comme, dans l’exemple d’un fait échappé à la mémoire, ce dont je souffrais n’était pas d’avoir oublié, mais bien de ne plus me souvenir ; de même ici ma conscience morale me fait souffrir, non par la vue de telle ou telle transgression, mais par l’expérience très positive d’un état de culpabilité dont je n’ai pas encore reconnu la raison d’être dans mon passé. Ce n’est donc pas ce qui ne serait qu’une pure idée, ce n’est pas quelque chose qui me ferait souffrir uniquement dans mon imagination. La cause de mon malaise est bien un fait réel, un fait actuellement présent au dedans de moi.
Du reste, ce n’est pas seulement de l’autorité du devoir méconnue, — c’est tout aussi bien de cette même autorité respectée, — que l’âme humaine peut ainsi faire l’expérience comme d’un fait réel, bien que non encore clairement discerné.
Quelle mère n’a pas été frappée de l’air de force, de joie, et de santé morale, qui dénotera, chez un petit enfant, la présence de ce qui se traduit dans l’homme fait par le témoignage d’une bonne conscience ? Ce ne peut être là, vous en conviendrez, le résultat de l’acte réfléchi par lequel un tel homme s’applaudirait de son passé. Non ! c’est un bonheur naïf. C’est un bien-être si peu réfléchi que le plus souvent il s’ignore lui même. Avec cela, il a pour cause un fait positif et réel. On le voit aux résultats que ce fait entraîne pour toute la vie de cet enfant ; résultats qui s’y montrent avec d’autant plus d’évidence, que celui chez lequel ils apparaissent est moins capable d’analyser le secret de sa vie. Mais aussi, plus cette âme est candide, plus sa vie est encore spontanée, plus elle dépendra, pour sa vie et pour sa force, de la présence en elle de ce fait. Interrogez cet enfant sur les causes de son bonheur, il ne saura vous répondre. Voire question le fera sourire. Mais observez-le jour après jour, et vous vous convaincrez aussitôt de la vérité de notre remarque.
Ce dernier exemple montre jusqu’à quel point il serait faux de dire, que cette distinction entre le sentiment instinctif de la conscience, et la forme que nous-mêmes donnons à ce sentiment, ne serait qu’une pure abstraction ; en sorte que ces deux choses ne seraient ainsi séparées que pour la pensée. Cette distinction nous est bien plutôt directement dictée par l’observation des faits eux-mêmes Pour chacun de nous existe, à côté de telle ou telle « voix » que nous aurions nous-mêmes donnée à notre conscience, une expérience de cette même conscience aussi positive qu’elle est involontaire ; l’expérience directe, immédiatement imposée, de l’autorité spéciale dont s’accompagne le sentiment du devoir considéré comme tel.
Aussi voyons-nous cette expérience se produire avec d’autant plus de force, que celui chez lequel elle a lieu est moins capable du travail de pensée que présuppose toute idée générale ou abstraite. C’est bien dans les natures les moins portées à la spéculation, — c’est chez l’homme du peuple, — qu’apparaît le plus souvent la preuve de cette « présence » instinctive, soit dans la paix, soit d’une façon plus frappante encore, dans la maladie, de l’âme tout entière.
Mais nous le connaissons tous, ce phénomène de notre être intérieur ! — La conscience n’a pas encore parlé. Néanmoins, le fait auquel elle va rendre témoignage est déjà tout entier présent au dedans de moi ; puisque je sens clairement que, du moment où j’aurais donné une voix à cette conscience, elle aura beaucoup à me dire ! Il y a en moi quelque chose qui me trouble ; quelque chose qui va jusqu’à suspendre forcément le joyeux et libre exercice de ma volonté ; quelque chose qui touche directement à la source même de l’activité de ma vie. Je ne doute pas, je ne saurais douter, de la réalité de ce fait ; bien que je ne sois pas encore arrivé à le réfléchir devant moi. En attendant que j’y sois parvenu, je n’en possède pas moins en moi l’expérience directe ; j’en ressens au dedans de moi la présence encore silencieuse, mais déjà ou bienfaisante, ou menaçante. C’est là pour moi un fait positif ; un fait qui existe, qui persiste, et qui subsiste, au centre même de mon être. Et ce qui m’empêche d’en nier la réalité, c’est bien l’autorité inflexible que va exercer un témoin à cette heure encore muet, mais qui d’un moment à l’autre peut me forcer à l’écouter.
De plus, remarquez le bien ! Le fait que « cette loi de ma liberté », que cette « loi vivante », n’a pas encore trouvé de voix en moi, — ce fait est loin de toucher au respect qu’elle m’inspire. Le seul sentiment de sa présence encore muette, mais déjà revêtue de l’autorité que je sens lui appartenir, — ce fait suffit à lui seul pour troubler, pour gêner irrévocablement, pour mettre même en question, l’exercice direct de ma liberté. Et malgré cela, je n’en suis pas moins contraint à respecter ce qui me trouble de la sorte.
Or, dans ce moment spécial, — moment parfois douloureusement prolongé, — dans lequel nous cherchons avec anxiété quelle expression nous allons devoir donner à ce sentiment encore instinctif, — à quoi donc obéissons-nous ?
Car, enfin, ce n’est pas un simple caprice de notre esprit, — ce n’est pas un intérêt platonique de la science, — qui nous force ainsi à nous arrêter devant un sentiment qui gêne de la sorte le libre exercice de notre volonté ! A quoi donc obéissons-nous en nous y rendant attentifs ?
A une parole ? Mais c’est précisément cette parole que nous cherchons à formuler, tout en redoutant peut-être le moment où. elle retentira dans notre âme ! — A un fait ; comme à ce qui serait l’influence indirecte d’un état maladif des organes de notre corps ? Mais un être libre et conscient de sa liberté, obéira-t-il jamais à ce qui se présente à lui uniquement comme un fait situé en dehors de lui, différent de lui, placé devant lui ? On l’apprécie, un tel fait, on ne lui obéit pas ! Comment un fait semblable arriverait-il d’ailleurs à se faire sentir au centre vivant de l’âme, à la source même de la libre décision de l’être pensant ? Chacun sait qu’il n’y a de rapport possible qu’entre les semblables.
Ou bien, serait-ce à une influence personnelle que nous céderions alors ?
Mais qu’est-ce qu’une personne, qu’un être doué d’une vie propre, qui demeurerait ainsi au dedans de moi ? et qui avec cela y serait si bien muet, que ce serait à moi à deviner et à formuler ses mandats ?
Quelle que soit la réponse que nous allions être appelés à faire à cette question, ce qui demeure acquis à notre expérience, c’est la réalité positive d’une autorité qui se fait sentir au dedans de nous, indépendamment de ce que nous pourrions plus tard appeler la voix de cette autorité. Arrêtons-nous encore un instant devant ce fait.
Oui ! Messieurs, cela est positif et indéniable. Il est en nous, cet étranger dont la présence silencieuse suffit pour nous mettre en face d’une sphère de vie délaissée, d’un fait de vie dont la pureté nous effraie, parce qu’elle constitue pour nous un reproche.
En effet, vous le savez ! A peine est-il apparu dans le sanctuaire le plus intime de notre être, que toutes les voix de notre âme ont fait silence, et que je ne sais quelle honte de nous-même nous a aussitôt envahis. Tous nous nous sommes mis alors à jeter un regard anxieux sur notre passé. Bien plus ! nous avons alors examiné jusqu’aux motifs les plus secrets de nos actions, afin de les juger nous-mêmes à la lumière que fait lever au dedans de nous la présence de cet hôte auguste et redoutable.
A. elle seule, cette présence a suffi pour nous faire ressentir une réalité, un pouvoir, et surtout une sainteté, qui a aussitôt nommé devant nous le seul Être capable de nous imposer malgré nous cette expérience, et qui, nous ne le savons que trop, la maintiendra en nous jusqu’à ce que nous y ayons entièrement satisfait.
Que vient donc ainsi proclamer en nous cette expérience qui est la nôtre à nous tous ? — Si elle nous interdit de regarder comme une révélation directe des volontés divines, la voix que nous arriverions à lui donner nous-mêmes, elle nous fait cependant reconnaître, dans l’impression qui est la nôtre, les traits distinctifs de l’action de Celui que nous appelons notre Dieu.
Et cependant, me direz-vous, nous nommons tous cette autorité, l’autorité de notre conscience.
Sans aucun doute ! Aussi bien cet « étranger, » cet « hôte, » — vous l’avez tous compris, — ce n’était là qu’une figure de langage ! Dans le fait, ce n’est pas un être distinct de nous-mêmes faisant alors, pour ainsi dire, irruption au dedans de nous. Ou plutôt, n’hésitons pas à le dire, si nous n’avons pas en nous deux consciences, le fait est que nous avons certainement conscience de deux moi en nous, et que cet « étranger muet et redoutable » est bien encore nous-même. Si sa présence suffit à elle seule pour interrompre le libre cours de notre volonté personnelle ; si son apparition silencieuse au dedans de nous porte avec elle l’approbation ou le blâme dont va dépendre la paix de notre âme elle-même ; si cette autorité n’a pas besoin de langage sinon pour influencer directement notre volonté, du moins pour nous dicter le jugement que nous sommes forcés d’en porter, — c’est que cette apparition n’est autre chose que la présence en nous d’une direction de volonté qui a le droit d’être acceptée, formulée, et réfléchie, comme la nôtre. De là le silence soudain de cette autre volonté, de cette volonté réfléchie, jusque-là affairée, bruyante et sûre d’elle-même ! De là le fait qu’elle s’arrête, qu’elle hésite, qu’elle finit par se taire en nous, — comme se tait un usurpateur et un intrus devant l’apparition inattendue de l’héritier lui-même. De là, quand nous résistons, cette résistance honteuse d’elle-même. De là tous ces débats dont nous savons d’avance qu’ils doivent être, si ce n’est toujours inutiles, du moins en tout cas coupables. De là, en un mot, à mesure que nous retardons notre soumission, cette mauvaise conscience de nous-même qui nous envahit ; cette honte d’être ce que nous sommes, du moment où s’est levée dans notre âme la conscience, ou l’impression, de notre véritable moi.
Il y a donc bien réellement « deux hommes en nous, » comme l’avait dit l’Evangile ! L’un, notre être normal ; celui qu’un apôtre nommait déjà « l’homme intérieur et caché, qui est du ciel, » — lequel nous est devenu étranger. L’autre, — celui dont nous avons directement conscience, — cette existence actuelle de notre moi dont ce même apôtre parle comme de « l’homme extérieur et terrestre ; » existence imparfaite, déchue, indigne de nous ; dont nous sentons nous-mêmes que nous ne saurions définitivement nous contenter, incapable qu’elle est de représenter la dignité native de notre être, et de jamais devenir pour nous la vie éternelle en vue de laquelle nous avons été créés.
Et, si vous hésitez à me suivre jusque-là, rappelez un seul instant votre propre expérience ! — Quel est bien le premier résultat de l’apparition en vous de ce fait moral dont nous étudions ici la conscience ? Est-ce de vous rejeter directement vers Dieu ? de vous mettre aussitôt en rapport personnel avec Dieu ; en commençant, pour cela, par vous distraire de la préoccupation de vous-mêmes ? N’est-ce pas, au contraire, à chaque fois, de vous ramener à vous-mêmes ? de vous rendre à vous-mêmes ? ou, comme nous le disons tous si bienc, de vous faire « rentrer en vous-mêmes ? »
c – Et comme le disait aussi notre Seigneur, Luc.15.17.
C’est donc, pour chacun de nous, de nous reporter du côté du secret perdu de notre vraie nature ; de nous replacer au point de départ, au centre originaire, de notre vie personnelle. C’est de nous faire saisir notre personnalité non pas dans ce qui en nous est jugé, mais dans ce qui y juge ; non pas dans ce qui en nous se trouble, s’arrête, hésite, et se met à examiner anxieusement ; mais dans ce qui nous amène, bien plus ! dans ce qui le cas échéant nous force, à entreprendre ce douloureux examen ; — non pas, par conséquent, dans ce qui dépend en nous de notre volonté délibérée et de notre choix réfléchi, — mais dans le fait encore instinctif qui domine tout cela, — dans cette autorité silencieuse dont l’apparition en nous va, à elle seule, sanctionner ou flétrir notre vie.
Et lorsque au contraire nous avons négligé, dédaigné, ce fait de conscience ; quand, pressentant l’accusation qu’il implique, nous avons détourné le regard, distrait notre âme, repoussé, étouffé l’impression qui tendait a surgir en nous, — qui donc sentons-nous avoir alors offensé ? sur qui sentons-nous que nous avons porté une main profane ?
Serait-ce bien directement sur la personne de ce Dieu « auquel, » comme le disait un sage des anciens jours (Job 35.6), « ni nos vertus, ni nos fautes ne sauraient jamais atteindre ? »
Non ! nous le savons ! c’est bien nous, c’est tout d’abord et tout premièrement nous-mêmes, qu’a directement atteints ce que nous ressentons toujours plus comme notre coupable folie !
Et nous avons raison ! C’est bien nous, en effet ; c’est ce qui mérite en nous au plus haut point ce nom-là ; c’est l’être normal, primitif, originaire ; c’est l’être immortel dont nous recelons tous le germe en nous-mêmes ; c’est bien là celui que nous avons alors méconnu et blessé ! — Ce n’est pas uniquement ni tout d’abord notre existence passagère, extérieure et terrestre qui, en elle-même, n’est déjà jour après jour qu’une mort différée, qu’un acheminement à la mort. Non ! c’est bien ce qui au dedans de nous est appelé à devenir notre moi divin et céleste, c’est ce qui en nous peut recevoir « le droit d’être fait enfant de Dieu. » Voilà ce qui a été atteint et blessé au dedans de nous ! Voilà ce que notre péché contre l’autorité de notre perception de conscience a mortellement blessé ; à moins que Dieu ne vienne encore le faire « naître de nouveau » au dedans de nous !
Examinons un seul instant le sentiment involontaire qui s’est alors emparé de notre âme ! — D’où donc est provenu ce malaise, cette angoisse vague et avec cela si réelle, sinon de ce que le mépris de cette autorité du devoir nous avait atteints non pas dans cette vie terrestre dont nous possédons les secrets et savons guérir les maux, mais plus profond que cela, dans ce centre de notre vie qui demeure encore interdit au regard direct de notre pensée ?
Notre premier mouvement, lorsque nous sommes revenus à nous -mêmes, n’a-ce pas été, tout en ayant pitié de nous-mêmes, de nous écrier : « qu’en agissant de la sorte, nous ne savions pas ce que nous faisions ? »
Sans doute, nous ne le savions pas ! Nous ne savions réellement pas jusqu’où portaient en nous cette hésitation honteuse d’elle-même, et ce refus d’écouter ! Ce que nous sentions cependant, c’est qu’en passant outre, nous blessions notre âme. En tous cas, le fait que nous ignorions jusqu’où s’étendait en nous cette action contre la loi de notre être, ce fait devait à lui seul suffire pour nous arrêter, et pour nous rendre attentifs.
Maintenant, à mesure que nos yeux s’ouvrent, nous discernons toujours plus clairement que cette loi, que nous avions si légèrement traitée, n’est pas celle de notre seule activité passagère ; que c’est bien la loi de la vie première et éternelle de notre être originaire. C’est bien là ce que nous révèle clairement l’espèce de douleur et d’angoisse que nous avons ressentie pour l’avoir transgressée. Nous finissons par comprendre qu’en le faisant, nous avions commis un acte tout autrement grave qu’il n’avait semblé l’être par les conséquences prochaines qu’il entraînait sous nos yeux. Bientôt nous discernons que nous retrouverons plus tard cet acte. Ce qui nous le dit, c’est que, déjà à cette heure, il a pénétré jusque dans la sphère de cette capacité de vie éternelle qui, elle aussi, ne nous est connue que par ses impérissables instincts.
Sans doute, si le mépris de l’autorité de conscience nous fait ainsi douloureusement ressentir la présence au dedans de nous de ce qui, dans notre être, est appelé à « hériter de la vie éternelle, » ce même fait ressortira pour nous avec autant d’évidence du respect spécial que cette autorité nous aurait inspiré.
Voyez plutôt avec quelle décision, avec quelle impétuosité l’homme d’honneur sacrifie jusqu’à son existence présente, au sentiment de ce qu’il se doit à lui-même ! Si nous parlons ici de « l’homme d’honneur, » nous n’entendons pas par là, vous le comprenez, l’homme aux yeux duquel l’honneur serait celui dont il se voit entouré. Un « honneur » semblable n’est, dans le fond, que ce singulier travers d’une vanité enfantine, qui met au-dessus du verdict de la conscience de nous-mêmes, l’opinion des quelques personnes qui nous connaissent. Non ! nous parlons ici de l’homme qui s’honore lui-même non pas autant dans ce qu’il a fait ou dit, que dans ce qu’il se sait être ; l’homme qui honore en lui sa qualité d’homme.
N’y a-t-il pas chez cet homme-là, lorsqu’il voit cet honneur menacé, quelque chose d’analogue au mouvement involontaire que nous dicte l’instinct de notre conservation ? Ou bien verrait-on, dans ce mouvement, un service direct de Dieu ? — Mais, ne craignons pas de le dire ! si la pensée de Dieu et de ses droits se présentait à cet homme dans le moment où il se lève « pour sauver son honneur, » cette pensée lui serait importune. Il est en effet, dans ce moment-là, tout entier au devoir qui lui incombe, de maintenir lui-même sa dignité d’homme. Le saint nom de Dieu, pour lui, n’a pas à intervenir ici, sinon comme celui du premier auteur de cette dignité. Le seul instinct humain suffit pleinement à motiver un acte naturel même à ceux qui ne connaissent pas Dieu, ou qui auraient mis son nom en oubli. Cet acte sera même chez eux plus décidé que chez les croyants.
Ce dernier trait, pour le dire en passant, prouve de nouveau, que « la voix de la conscience » ne saurait être confondue avec la voix de Dieu lui-même. Elle n’en est pas la négation, puisque l’autorité avec laquelle elle parle est une autorité absolue. Mais quand Dieu vient au dedans de nous remplacer cette autorité-là par sa présence directement ressentie, sa voix n’est plus celle que nous avions su, nous, prêter à cette autorité. L’homme d’honneur dont nous parlions ne sait, et il ne peut, faire autre chose que soutenir sa dignité, fût-ce au prix de son existence actuelle. Dieu, lui, fait plus et mieux : que cela. Il se charge de cette dignité ; et, en s’en chargeant, il en rend à cet homme, en face de ce qui l’avait outragée, la pleine et paisible possession. C’est ainsi que Dieu substitue à la voix de la conscience de nous-mêmes, celle de la foi en lui, avec la patience et l’amour qui en découlent ; et que l’homme qui croit en Dieu, remet à son Dieu le soin d’un honneur qu’il met trop haut, pour entreprendre de le soutenir, et de le venger, lui-même.
En dehors de cette foi, cependant, tant que l’homme d’honneur est encore seul avec lui-même, il ne saurait se refuser à vouloir sacrifier une existence passagère à ce qu’il sent instinctivement être, au dedans de lui, et le point de départ et le germe de tout ce qui est de nature à y devenir éternel. C’est ainsi qu’à elle seule notre conscience de nous-mêmes suffit pour nous faire voir, dans l’autorité qui l’accompagne au dedans de nous, non seulement la preuve, mais comme les restes encore vivants, d’une origine supérieure à notre existence actuelle.
Ce que nous disons là est si vrai que, même dans le cas où j’aurais prêté au sentiment du devoir un langage que dépareraient encore mes erreurs ou mes illusions, ce ne sera jamais à ce sentiment lui-même que j’attribuerais ces erreurs. Considéré en lui-même, cet instinct moral continuera même alors à être, à mes yeux, le témoin toujours fidèle du même fait absolu. Méconnu, mal interprété, il n’en subsistera pas moins devant moi comme une réalité toujours sainte et auguste. Aussi, bien que je rougisse alors de l’avoir négligé, sa persistance suffira-t-elle, à elle seule, pour maintenir mon courage et pour ranimer mes plus hautes aspirations.
Dans tout cela, vous l’avez vu, j’ai évité de faire appel aux expériences spéciales de la foi chrétienne, qui, elle aussi, nous tient le même langage. Je me suis contenté du seul témoignage de l’expérience de tout homme attentif et sincère.
Pour tout homme semblable, la conscience morale signifie deux choses parfaitement distinctes. D’un côté, c’est un jugement qu’il formule lui-même sous sa propre responsabilité. Dans ce sens cet homme parlera, avec un sentiment d’approbation ou de désapprobation, de ce qui aurait été chez lui une conscience plus ou moins scrupuleuse, attentive, ou fidèle.
A côté de cela c’est encore pour ce même homme un fait qui s’accompagne d’une autorité, dont il sent ne pouvoir même discuter les droits. Dans ce second sens, c’est un témoin qui fait partie de lui-même ; en sorte qu’il sent clairement ne pouvoir en mépriser l’autorité, sans être par cela seul infidèle à ce qu’il y a au dedans de lui de primitif et de normal.
Mais nous avons tous appris et à le redouter, et aussi à le plaindre, ce moi négligé, méconnu, souffrant en nous des mille blessures que nous lui avons nous-mêmes portées ; mais qui ne saurait périr avec ce que le péché fait périr en nous, bien que son agonie trouble d’un mal sans remède celui de nous qui persisterait à vouloir vivre d’une autre vie que de la sienne ! Nous le connaissons ce moi qui, dans son état actuel, nous apparaît captif, privé de liberté réfléchie et de langage articulé, mais qui n’en subsiste pas moins, au dedans de chacun de nous, dans son impérissable grandeur.
Et nous le connaissons aussi cet autre moi qui, bien que libre dans son activité réfléchie, néanmoins, parce qu’il est fatalement livré à une volonté détournée de sa loi, n’arrive jamais, quoi qu’il fasse, à formuler la réalité vivante qu’il ne ressent que d’une façon incomplète, par voie de tâtonnements et d’élimination, c’est-à-dire par la négation successive des erreurs dans lesquelles il se débat.
En face de ces conclusions, nous avons le droit d’affirmer, que le sentiment instinctif de l’autorité de notre conscience est une expérience bien plus assurée et bien plus directe, qu’aucune de ces expériences imparfaites et partielles que nous devons à notre rapport avec le monde extérieur.
C’est donc à tort qu’on formule de si haut cette opposition entre l’expérience et la conscience ; ou qu’on réserve le mot de science pour ce qui résulterait de la seule expérience sensible, tandis qu’on refuserait ce titre à ce qui découle de l’expérience par le sens intime, ou de l’expérience de la liberté elle-même.
Ce sont là du reste, Messieurs, des remarques faites depuis longtemps, bien que sous une forme le plus souvent négative. Vous avez reconnu, dans ce que j’ai essayé de mettre devant vous comme l’élément objectif dans la conscience morale, le fait qui avait dicté à Kant sa thèse du « catégorique impératif » dans la raison pratique. Seulement, le point de vue que ce philosophe avait assigné à sa pensée, ne lui avait pas permis de donner à ce fait son véritable nom, ni de lui assigner la place qui lui revient dans la recherche de la vérité.
Quant à nous, cette expérience à laquelle nous nous voyons ainsi soumis, d’une action anonyme mais positive et caractérisée, — action qui porte sur ce qui représente encore au dedans de nous notre personnalité originaire et capable du divin, — cette expérience est ce qui nous fait toucher au point de départ au dedans de nous de toute connaissance et de Dieu lui-même, et de nous comme créatures de Dieu destinées à lui devenir semblables. Il projette, ce fait spécial de l’autorité du fait moral de conscience, les clartés les plus vires et parfois les plus inattendues, non seulement sur la doctrine mais aussi sur la méthode elle-même. Il éclaire d’un jour nouveau l’ensemble du fait anthropologique, et par là même celui des faits dont témoigne devant nous l’Ecriture. Il est donc aussi bien à la racine de toute vraie psychologie, qu’à celle de toute saine théologie.
Nous réservant de justifier dans une prochaine étude cette dernière assertion, nous n’hésitons pas, en terminant, à opposer, à, toute antithèse entre la science et la conscience, cette thèse positive :
« Qu’il ne saurait y avoir d’autre base pour tout ce qui s’appelle science, que la juste appréciation de l’élément objectif impliqué dans le phénomène de la conscience morale. »