Lettre au Comité des Missions de Paris. — Examen. — Eugène Berger. — Nécessité d’études classiques. — Départ pour le Magny-Danigon. — Louis Jeanmaire. — La vie au Magny. — Un berger du Jura. — Réunion de la Tourne. — Les études au Magny. — Départ pour l’École préparatoire de théologie des Batignolles. — Premières impressions.
En réponse à une lettre de Coillard du 20 octobre 1852, le pasteur Guiral, qui avait quitté Asnières pour Saint-Quentin, lui écrivait : « Si tu te sens réellement vocation pour la carrière missionnaire et que ce soit la volonté de Dieu, il ouvrira lui-même la voie, mais à son heure et non à la tienne ; il faut te tenir en patience et attendre, et, s’il tarde, l’attendre encore. » Coillard avait attendu, la voie était entr’ouverte.
Il s’agissait maintenant d’une importante démarche à faire, celle de mon admission dans quelque institution missionnaire. A part l’église morave, dont je n’étais pas membre, il ne restait que deux sociétés de missions en présence : celle de Bâle et celle de Paris. Celle de Bâle était la plus connue et la plus populaire à Glay. M. Jaquet allait fréquemment à ses fêtes annuelles et nous en racontait d’étonnantes choses, si bien que, de loin, l’institut de Bâle nous apparaissait comme le sanctuaire de la piété et de la sainteté. Presque tous les ans, quelque élève venait passer ses vacances à Glay. Nous y possédions alors un M. Convert qui alla plus tard aux Indes. C’était un jeune homme sérieux, grave, dont le commerce fut béni pour mon âme. Les attractions de Bâle étaient donc fortes. Mais j’étais français de cœur comme de naissance ; c’est de Paris que m’étaient venus les appels qui m’avaient si profondément remué ; c’est donc à Paris que je voulus m’adresser.
Coillard écrivit à M. Grandpierre, directeur de la Maison des Missions, à Paris, la lettre qui suit :
Glay, le 8 novembre 1852.
Monsieur,
Je me permets aujourd’hui de vous écrire ces quelques lignes, afin de vous faire connaître les voies admirables par lesquelles le Seigneur m’a fait passer pour m’amener à sa connaissance, le désir ardent que j’éprouve de travailler à l’avancement du règne de Dieu, et vous prier de venir à mon aide.
Je suis né à Asnières, village près de la ville de Bourges. Mes parents étaient de riches cultivateurs ; mais, à la mort de mon père, tout notre bien fut vendu pour payer tant les dettes pour lesquelles mon père avait cautionné, que celles que mes parents s’étaient vus obligés de contracter. Nous étions huit enfants ; les quatre aînés étaient déjà mariés, trois autres furent placés dans de bonnes maisons et pour moi, qui n’avais que trois ans, je restai seul à la maison paternelle.
Ma mère gagnait notre vie à l’aide de ses mains, réduite qu’elle était à la plus grande misère. Quoique bien pauvre et manquant souvent de pain, elle me fit cependant toujours suivre très assidûment l’école du village. Lorsque j’eus atteint ma quinzième année, notre instituteur tâcha de me faire entrer à l’établissement de Glay. Déjà, avant lui, M. Bost et M. Guiral avaient aussi essayé de me placer dans quelque institut ; mais mon âge, qui toujours avait fait défaut, fut encore un obstacle. Ma sœur aînée, avec laquelle ma mère s’était mise en ménage depuis peu, étant trop pauvre, je ne pus fréquenter l’école plus longtemps, et trop faible pour le rude travail de la vigne, il ne me restait d’autre ressource que d’aller servir. Je fus domestique pendant deux ans. Triste époque de ma vie ! Éloigné de ma mère et de ses bons conseils, ayant sous les yeux de mauvais exemples, je finis par me lancer dans le monde et je devins le jeune homme le plus léger et le plus orgueilleux qui existe. J’avais la plus grande aversion pour la lecture de la Bible, la prière et les conversations sérieuses. J’avais la plus grande opinion de moi-même et ne pouvais supporter la moindre réprimande.
Je fus bien malheureux pendant ces deux ans, sous tous les rapports ; aussi je les appelle à juste titre mes deux années d’esclavage. Toutes les peines que ma bonne mère s’était données pour moi semblaient être perdues ; mais, au moment que je m’y attendais le moins, je quittai mes maîtres et j’entrai à l’institut de Glay, le 20 septembre 1851.
J’entrai dans cette maison chrétienne, rempli des meilleures résolutions ; mais elles s’envolèrent toutes comme la fumée, et je m’endormis plus profondément encore du sommeil de la mort.
Pour me tirer de cette dangereuse léthargie, le Seigneur se servit de tant de moyens que je ne pourrais ici vous les détailler tous. Les brèches nombreuses que le Seigneur fit, en très peu de temps, à notre pauvre famille, les épreuves de tous genres dont il l’accabla, et surtout la mort chrétienne d’une de mes sœurs, que j’aimais de tout mon cœur, me furent bien salutaires ; mais, pour me rendre attentif à ses appels, le Seigneur se servit d’abord de la mort d’une de nos domestiques qui, quelques jours avant d’entrer dans le repos éternel, nous parla avec tant de solennité des choses dont elle avait le cœur plein, que je ne pus plus longtemps fermer mon cœur à la voix de mon Sauveur. Cependant le diable, voyant sa proie près de lui échapper, ne restait pas oisif, et qui pourrait dire toutes les ruses qu’il employa pour me retenir dans ses infâmes liens ? Mais un Dieu plein de bonté veillait sur le pauvre Coillard et ne permit pas qu’il mourût, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. Quelque temps après, M. Jaquet nous fit la lecture du petit ouvrage de M. Ryle sur le Froment et la Paille. Ce qui produisit sur moi de si profondes impressions, ce fut cette terrible question qui me fut comme une épée à deux tranchants : « Êtes-vous du froment ou de la paille ? » Une voix intérieure me condamnait avec tant de force, mes péchés m’apparurent en si grand nombre, et je vis le précipice ouvert si près de moi, que je fus très effrayé. Dès lors, je ne pus goûter de repos ; je restai dans cet état pendant deux mois et ce n’est qu’au bout de ce temps, après avoir longtemps différé et ne pouvant plus y tenir, que je fis entrevoir au bien cher M. Jaquet le triste état de mon cœur. Je lus quelques petits ouvrages qui me firent beaucoup de bien, et je m’efforçai de prier et de lire la parole de Dieu.
Le Seigneur ne se fit pas longtemps attendre ; il versa promptement sur mon pauvre cœur brisé l’huile et le vin de son amour ; il me pardonna tous mes péchés et me fit goûter une telle paix, un tel bonheur que je ne puis les décrire, car jusqu’alors ils étaient étrangers à mon âme. C’est ainsi que je passai des plus épaisses ténèbres à la merveilleuse lumière.
Dès lors, Monsieur, je sentis naître dans mon cœur un vil désir de faire connaître à mes frères la perle de grand prix que j’ai moi-même trouvée ; en un mot, ce désir était (et est encore plus fort que jamais) d’être missionnaire. Je savais que c’était pour mes parents, et particulièrement pour ma chère mère, un douloureux sacrifice ; aussi j’en fis le sujet d’ardentes prières pendant deux mois, demandant sans cesse au Seigneur de me faire connaître clairement sa sainte volonté, de disposer mes parents et de leur donner la force de faire ce grand sacrifice. Eh bien ! Monsieur, mes prières furent exaucées au delà de mon attente. Le dernier jour de ces deux mois (31 octobre), je reçois une lettre de mes parents qui me disent que non seulement c’est avec joie, mais de tout leur cœur qu’ils me sacrifient au service du Seigneur. Cette lettre, Monsieur, est pour moi un message du Seigneur qui me fait clairement connaître sa volonté sainte. Me voici donc. Oh ! que le Seigneur fasse de moi ce qui lui semblera bon ! Mon cœur brûle du désir d’aller annoncer à mes frères la grande nouvelle du salut et de les amener repentants au pied de la croix du Sauveur.
Les rapports des Missions de Paris m’ont tant touché qu’il me tarde d’entrer dans cette belle carrière des missions et de travailler, avec l’esprit du Seigneur, à dissiper les épaisses ténèbres du paganisme, l’ignorance et la superstition, dont les pauvres sauvages, qui sont nos frères, sont les malheureuses victimes, et à démolir les forteresses de Satan pour avancer le règne de Dieu. Je suis bien misérable, hélas ! et par moi-même bien incapable d’entreprendre une telle œuvre, car je ne suis qu’un pauvre et faible pécheur ; mais le Seigneur est fidèle : abandonnerait-il ses ouvriers ? Oh non ! mais il travaille toujours avec eux, et, par son Saint-Esprit, il les rend vainqueurs de tout obstacle.
Maintenant, Monsieur, j’ose me présenter à vous et me recommander à votre bonté. Je serais si heureux, si heureux de pouvoir faire les études qui me sont nécessaires, et, pour cet effet, je me permets de vous demander une place dans votre école des Missions.
J’ai déjà dix-huit ans passés ; je suis peu avancé, il est vrai ; mais, moyennant les secours du Seigneur, je pourrais faire quelques progrès. Le temps est d’autant plus précieux qu’il coule rapidement, et chaque instant de retard est un instant perdu que l’on aurait pu employer à l’avancement du règne de Dieu.
Je ne suis pas riche, je suis même très pauvre et mes parents le sont aussi. Je ne possède rien ; mais, Monsieur, que ma pauvreté ne soit pas un sujet de refus. La moisson est si grande et je serais si heureux de pouvoir grossir le petit nombre d’ouvriers qui y sont déjà employés. Notre Seigneur Jésus-Christ était pauvre aussi, puisqu’il n’avait pas un lieu pour reposer sa tête, et cependant il allait de lieu en lieu faisant du bien. Oh ! Monsieur, veuillez donc, pour l’amour des Missions, m’admettre bientôt dans votre école et puissé-je bientôt entrer dans le vaste champ du Seigneur.
C’est là le vœu ardent et sincère de mon cœur, et pour cela, je serais si heureux de faire à mon cher Sauveur le sacrifice de ma chère patrie, de mes bien chers parents et de ma vie, à ce bon Jésus qui m’a aimé jusqu’à souffrir sur la croix pour moi.
Je m’en remets tout entier à votre bonté, Monsieur, et que le Seigneur veuille exaucer les ardents désirs de son pauvre enfant, et vous montrer clairement ce que vous avez à faire.
Veuillez agréer mon humble demande, Monsieur, me faire bientôt connaître votre décision à mon égard et m’excuser de ce que j’ai pris la liberté de vous écrire.
Recevez, Monsieur, les sincères salutations et les respects de votre tout dévoué serviteur qui ose se dire d’avance, votre tout dévoué élève,
F. Coillard,
Élève à l’institut de Glay.
M. Jaquet accompagna cette lettre d’un court billet où il recommandait son élève « avec de nouvelles et vives instances ». Le 1er décembre 1852, le Comité de la Société des Missions décidait de faire examiner ce jeune homme par quelques pasteurs de la région de Montbéliard, dans l’espoir qu’il pourrait peut-être être reçu dans l’École préparatoire de Batignolles.
Cet examen devait rouler :
- Sur les principes religieux du candidat ;
- Sur la sincérité de sa piété, autant que les hommes en peuvent juger ;
- Sur la réalité de sa vocation missionnaire, en s’assurant que ni l’imagination, ni l’ambition, ni aucun motif étranger à la religion ne l’animent ;
- Sur son aptitude pour les études et le saint ministère ;
- Sur l’état de santé du candidat.
En un mot, l’examen devait rouler sur « tout ce qui peut éclairer le Comité sur la question à résoudre, à savoir si le jeune homme est appelé par le Seigneur à aller annoncer l’Évangile aux païens ».
Le 16 décembre 1852, l’examen avait lieu à Montbéliard, et les pasteurs Auguste Sahler, de Montbéliard, Auguste Macler, d’Héricourt, et Eugène Berger, de Beaucourt, déclaraient avoir été entièrement satisfaits des réponses du candidat.
« Nous croyons, écrivaient-ils, que ce jeune homme a véritablement donné son cœur au Seigneur. Nous croyons également qu’il a fait des expériences sérieuses, qu’il connaît son cœur et qu’il est engagé dans le combat de la foi. Il paraît que ce n’est pas légèrement, mais après de mûres réflexions, qu’il s’est décidé à embrasser la carrière missionnaire. M. Coillard parle avec facilité et correction. Il est fort intelligent et habitué à réfléchir. Ses connaissances profanes ne sont pas très grandes. Mais ce qu’il fait, il le fait bien. Nous pensons qu’il a suffisamment d’aptitudes pour acquérir toutes les connaissances qui lui seront nécessaires. Il ne possède encore aucune autre langue que sa langue maternelle. »
J’avais comparu devant la commission d’examen accompagné de mon bien-aimé père spirituel qui me recommanda chaleureusement à ces messieurs, et pas en vain, car, à à partir de ce moment, quelques-uns me vouèrent une affection que les années n’ont fait qu’affermir. L’un de ces vénérables pasteurs était le pasteur d’Héricourt, Auguste Macler, le père du directeur actuel de l’institut de Glay, et un autre, le pasteur de Beaucourt, Eugène Berger. Ce dernier m’invita à le visiter chez lui ; ce que je fis peu de temps après. Il me reçut dans son cabinet, en tête à tête, causa quelques instants avec moi ; puis, posant sur sa table quelques feuilles de papier blanc, encre et plume, il se leva subitement, et me dit : « Mon jeune ami, asseyez-vous là, et écrivez-moi tout ce que vous venez de me dire sur votre conversion et votre vocation missionnaire ; personne ne vous dérangera et vous serez prêt pour le dîner. »
Sur ce, il quitte la chambre et ferme la porte. Il y avait dans tout cela quelque chose de si inattendu, de si soudain, que je n’en fus pas peu troublé. Je me jetai à genoux et criai à Dieu ; puis je m’assis et écrivis. M. Berger revint au bout de quelque temps, prit mes feuilles et les lut, et parut satisfait. M. Berger était un homme grave qui imposait le respect à tous ceux qui l’approchaient. Je me sentais attiré vers lui comme une tendre liane vers le tronc puissant d’un chêne séculaire. Après le dîner, il m’emmena au verger du presbytère et, pendant que ses fils prenaient leurs ébats, il me fit asseoir à ses côtés sur le gazon, et eut avec moi une de ces conversations mémorables qui font date dans la vie. Dès lors, M. Berger fut pour moi un second père spirituel ; il me voua une ardente affection qu’il m’a conservée jusqu’à sa mort. Je lui écrivais, je pouvais lui parler à cœur ouvert, j’étais sûr de ses conseils et de son intérêt en tout ce qui me concernait.
Chaque fois que je le pouvais, j’allais passer la journée au presbytère de Beaucourt, et j’en revenais toujours fortifié et béni. Il y avait, dans l’austère simplicité de cet homme de Dieu, quelque chose qui me fascinait. J’étais sûr de son affection ; et jamais, ni à Beaucourt d’abord, ni à Paris plus tard, il ne m’a fait sentir que je fusse un intrus dans le cercle intime et privilégié de sa famille, ou qu’une de mes visites fût intempestive. Au début de ma carrière missionnaire, et malgré toutes les fautes que j’ai commises, M. Berger a toujours été un père pour moi, plaidant ma cause quand d’autres me condamnaient et m’envoyant toujours ses tendres exhortations et ses conseils pleins de sagesse. Il croyait à la réalité de ma vocation, malgré tout.
Il était un point sur lequel la commission d’examen n’avait pas donné son avis et sur lequel le Comité désirait être fixé, à savoir si le jeune Coillard était apte à entreprendre des études classiques. On en écrivit à M. Berger, le 15 janvier 1853. De son côté, M. Jaquet trouve déjà que l’affaire traîne en longueur ; cependant il n’y a qu’un mois de l’examen de Coillard. Au reçu d’un appel lui demandant un homme pour un poste au Canada, il écrit à M. Grandpierre (16 janvier 1853) : « J’ai dû penser à notre ami Coillard, si vraiment, comme on pourrait bientôt le croire, vous ne vouliez ou vous ne pouviez pas l’accepter comme missionnaire. Veuillez nous tirer de peine, s’il vous plaît, afin que, la volonté du Maître nous devenant claire, soit pour Paris, soit pour le Canada, nous puissions nous y conformer. Coillard est toujours rempli, d’ailleurs, des mêmes dispositions et mérite toute votre attention ; son cœur est pour les missions. » Six jours après, M. Jaquet a reçu la réponse du Comité et il écrit aussitôt à M. Grandpierre :
« Vous pouvez être tranquille à l’égard des études classiques de l’ami Coillard ; je le crois très capable pour ces études comme pour le reste. Il a fait, pendant huit à dix mois, du latin avec M. Guiral à Asnières-lès-Bourges. Voici aussi une dernière poésie de notre ami Coillard ; il a vraiment, et à mon grand étonnement, une facilité surprenante. Je lui avais donné pour sujet de composition, le lever du soleil ; il en fit une en prose, bien entendu, mais, comme complément, il fit cette poésie. C’est au moins vous dire qu’il a des moyens intellectuels que beaucoup n’ont pas.
Le jour arrive et la nuit ténébreuse
Au loin s’enfuit à pas précipités
Laissant ainsi l’aurore généreuse
Jeter ses feux sur nos belles cités…
Le seul mérite de cette poésie est, en effet, de témoigner de certaines aspirations littéraires. Si nous en avons cité le début. c’est que ce sont là les premiers vers connus de celui qui devait plus tard, et dans des langues diverses, composer de nombreux cantiques à la gloire de ce Dieu qu’il invoque en terminant :
O notre Dieu, notre père céleste,
Tout ici-bas atteste ta grandeur
Et ton amour est partout manifeste
Car tu ne veux que la vie du pécheur.
Fais donc briller ton soleil de justice
O Dieu puissant, dans nos cœurs ténébreux,
Qu’il nous éclaire et qu’il nous réjouisse
Et qu’en toi seul nous puissions être heureux.
Coillard, sa résolution une fois prise, la faisait connaître aux personnes chez lesquelles il avait été en service : « C’est avec un vrai plaisir, lui répond l’une d’elles, que j’ai reçu votre lettre et le récit du travail intérieur que Dieu s’est plu à opérer en vous ; mais l’intérêt que je vous porte m’engage à vous faire quelques observations : il est inutile de traverser les mers pour être missionnaire. On l’est dans sa famille, parmi ses relations, dans le cercle où l’on vit. Défiez-vous de ce désir de changer… et persévérez, pour le moment, dans votre intention première, celle de devenir instituteur. C’est un vaste champ et celui qui veut en remplir tous les devoirs est bien un missionnaire… D’ailleurs, Coillard, vous avez une mère dont vous êtes le plus jeune enfant et à laquelle vous vous devez avant tout… »
Mais, si les objections n’ont aucune prise sur la résolution de Coillard, il n’est pas sans quelque inquiétude au sujet du verdict du Comité et il veut mettre de son côté toutes les chances de réussite. Il retourne à Beaucourt voir M. Berger, et, le 27 janvier 1853, celui-ci écrit à M. Grandpierre :
« Il est très difficile de juger si un jeune homme de dix-huit ans, ne possédant que les connaissances primaires élémentaires, est apte à faire des études classiques et théologiques complètes. Ce n’est guère qu’à l’œuvre qu’on peut le voir. J’ai cependant de nouveau examiné et attentivement observé dans ce but le jeune Coillard. Je suis confirmé dans la persuasion qu’attaché de cœur au Seigneur et s’étant décidé avec calme et prière pour la carrière missionnaire, il possède des dons de l’intelligence peu communs chez les jeunes gens de sa classe. Il juge sainement, raisonne bien, parle avec facilité, écrit correctement et avec une certaine élégance, possède à la fois activité, souplesse et pénétration. Il me plaît à tous égards. Si j’étais membre du Comité, mon sentiment me porterait à lui faire entreprendre les études classiques… J’ajoute que votre futur élève missionnaire se sent porté vers l’étude et je pense avec lui qu’il ne se rebuterait pas facilement… Je vous dirai en terminant : j’ai souvent cherché jusqu’ici, parmi les jeunes gens convertis de la classe inférieure, des candidats à la vocation pastorale ; je n’en ai point encore rencontré. Si celui-ci s’était présenté s’offrant à moi pour le Seigneur, j’aurais aussitôt cherché le moyen de satisfaire ou du moins d’éprouver ce que j’aurais été porté à prendre pour une vocation. Je viens d’exprimer un sentiment plutôt que de porter un jugement. Que le Seigneur préside à votre décision et vous fasse trouver des hommes vivants qui se soient donnés sans réserve ! Oh ! demi-chrétiens que nous sommes ! »
Coillard s’adresse aussi à M. Guiral : « Je viens à la hâte, lui écrit-il (24 janvier 1853), vous prier de me prêter votre secours… Le Comité aurait désiré savoir si je suis capable de faire des études classiques ; il me semble, bien cher Monsieur, que personne mieux que vous n’est capable de répondre à cette demande. En ce moment, je repasse ce que vous avez eu la bonté de m’apprendre en fait de latin… »
Et M. Guiral écrivait à M. Grandpierre (29 janvier) : « François Coillard est un enfant remarquable par la douceur de son caractère comme par les dispositions religieuses qu’il a montrées dès son jeune âge. Il a beaucoup de facilité et une grande aptitude pour les études… Je me sens tout à fait libre en vous recommandant ce jeune homme, parce que je sais qu’à côté de certains défauts inséparables de notre pauvre nature, il a reçu du Seigneur de bien beaux dons. Tout petit enfant, il a été remarqué et très aimé par les pasteurs qui se sont succédé à Asnières. A côté d’une intelligence claire et d’une grande facilité pour l’étude, il y a chez lui une certaine candeur, une piété naïve et touchante qui attire et attache. »
Le Comité, réuni le 2 février, exprima le vœu que Coillard fût reçu dans l’École préparatoire de théologie ; mais, comme les cours étaient commencés depuis le mois d’octobre et que les admissions n’avaient lieu qu’en automne, il fut décidé d’écrire à M. Jaquet pour lui demander si le jeune Coillard ne pourrait pas commencer, dans l’institut de Glay, le latin et le grec et se préparer ainsi à entrer en automne à l’École préparatoire. M. Jaquet, dans une lettre (23 février 1853) où il s’excuse de ne pouvoir se charger de ce surcroît de travail, annonce à M. Grandpierre que M. Louis Jeanmaire, pasteur au Magny-Danigon, « veut bien, après Pâques, se charger de l’ami Coillard, touchant les leçons à lui donner, de langues mortes surtout. Coillard, ajoute-t-il, sera donc très bien auprès de ces amis chrétiens qu’il connaît déjà et qui ne feront, en quelque sorte, que lui continuer leurs témoignages d’amitié. En attendant, notre jeune ami s’occupe de son mieux et M. Ferrero, ex-prêtre de Turin, un excellent chrétien et bien doué, lui tend la main pour le latin. » Peu après (9 mars), Coillard lui-même écrit à M. Jeanmaire pour le remercier et préciser les conditions de la pension :
« Lorsque, la dernière fois, j’eus le bonheur de vous voir, et que j’osai vous demander si vous pourriez me prendre chez vous, vous me répondîtes que vous aviez bien un petit cabinet, mais que vous n’osiez me l’offrir parce qu’il se trouve sous les tuiles ; bref, l’hiver est passé (ou en partie), je n’aurai donc plus à y craindre le froid. Quand à cela serait, aurai-je toujours la douceur de coucher sous les tuiles, si le Seigneur me fait la grâce d’entrer dans la mission ? Du reste, Monsieur, pendant neuf mois et par un hiver très rigoureux, en quittant ma bonne mère pour être domestique, on m’a fait coucher dans un cabinet non seulement sous le toit, mais encore en face d’une chambre de pigeons ! Ainsi donc, quel que soit votre petit cabinet, il ne peut être plus incommode que celui que j’ai habité à Foëcy.
Pour moi, Monsieur, pour deux raisons importantes, je désirerais être placé chez vous : 1° pour le bien spirituel qui pourrait en résulter pour mon âme, en étant toujours près de vous ; 2° pour la solitude et la tranquillité que je pourrais avoir, en ayant un petit cabinet où je pourrais me retirer soit pour étudier, soit pour autre chose ; ce dont je serais privé partout ailleurs. Je suis pauvre, bien pauvre selon le monde ; mais, sous une grande pauvreté, bat un cœur brûlant du désir d’aimer et de servir le Seigneur et d’être un faible instrument (bien faible et bien vil, il est vrai) de sa grâce et de son Saint-Esprit, pour attaquer, renverser les forteresses du diable et avancer son glorieux règne.
Oh ! je n’en doute pas, si le Seigneur m’envoie au Magny, ce sera pour le bien de ma pauvre âme. Il bénira abondamment ce séjour, comme il lui a plu de le faire, le dimanche que j’ai déjà eu le bonheur d’y passer. »
Il m’en coûta de dire adieu à ce que je considérais comme la maison paternelle. Mais je ne m’en éloignais que de quelques lieues, et je savais qu’on ne fermerait pas la porte après moi. Je fis donc ma petite malle et je partis pour le Magny-Danigon (16 ou 17 avril 1853) ; M. et Mme Jeanmaire me reçurent avec une cordialité qui me gagna d’emblée le cœur.
M. Jeanmaire, pour lequel ce nouvel hôte devait être une charge au point de vue matériel, écrivait le 30 avril à M. Grandpierre : « En recevant chez moi le jeune Coillard, je n’ai fait que subir l’ordre du Seigneur. Or, un ordre du Seigneur renferme implicitement une promesse et équivaut aux moyens d’exécution. Déjà Il a fait disparaître ici plusieurs obstacles devant lesquels mon incrédulité tâchait de reculer ; j’espère qu’il en sera de même des autres. D’ailleurs, je suis le débiteur de la Société des Missions et la dette des vrais amis de cette œuvre est payable en nature. De plus, notre jeune ami ne doit demeurer chez moi que jusqu’au commencement de l’automne prochain, et certes il y aurait mauvaise grâce de ma part à me plaindre d’un surcroît de dépensesa, à une époque où chaque pasteur fidèle devrait avoir chez lui un jeune acolyte destiné au service du Seigneur, et où chaque consistoire devrait être à même de pourvoir à l’entretien d’un ouvrier envoyé dans le champ des missions. Enfin ce qui me facilite beaucoup ma tâche, c’est que je n’ai point ici les sujétions que je trouverais auprès d’un autre pensionnaire. Coillard est un jeune homme rangé, laborieux, modeste, plein d’abnégation et d’esprit de sacrifice. »
a – M. Jeanmaire refusa toute indemnité, et le Comité ayant passé outre, M. Jeanmaire versa cette indemnité à la Société des Missions. (Ed. F.)
L. Jeanmaire (1802-1883)
Le Magny-Danigon était un gros bourg qui, avec ses ruelles, ses boues, ses fumiers, ses maisons basses et mal éclairées, me rappelaient mon Asnières. Les habitants de la Franche-Comté jouissent cependant incomparablement de plus de bien-être que ceux du Berry, et ils sont moins ignorants et moins superstitieux. Je fus frappé de leur industrie, de leurs champs bien cultivés, de leurs vergers, de l’innombrable quantité de cerisiers qui bordent les chemins et parsèment les campagnes. On y fait une grande abondance de kirsch, on y cultive des choux et des raves qu’on fait fermenter pour l’hiver ; un grand nombre d’hommes, dans les longues soirées d’hiver, tissent cette forte toile, teinte en vert et en bleu, dont on fait les vêtements de la famille : tout cela était pour moi un sujet d’étonnement.
C’est que la lumière de l’Évangile brille depuis des siècles dans la Franche-Comté ; l’esprit y est émancipé, tandis que dans le Berry, le catholicisme entretient les brumes, les ténèbres et les superstitions du moyen âge. Et cependant, à l’époque dont je parle, la bise glaciale du rationalisme soufflait fortement dans le Montbéliard. Et comme l’Esprit de Dieu aussi avait soufflé, il s’était formé, tant parmi les pasteurs eux-mêmes que parmi leurs troupeaux, deux partis bien tranchés, l’un l’ennemi implacable de l’autre. La lutte, et une lutte acharnée comme toutes les luttes religieuses, était engagée partout, et jusque dans la famille. Les troupeaux rationalistes ne prenaient pas aisément leur parti de la fidélité condamnatrice de leurs pasteurs vivants ; ils s’insurgeaient souvent contre leurs enseignements et leur rendaient la vie dure. Les pasteurs eux-mêmes des deux partis ne se voyaient pas. Les églises où une étincelle de l’Esprit de Dieu avait allumé un feu en dehors des cadres rigides de l’organisation ecclésiastique et de l’autorité du pasteur rationaliste, étaient exposées aux dissensions et au schisme. Ces gens pieux, ayant des besoins spirituels dont le pasteur officiel se souciait aussi peu qu’il les comprenait mal, se réunissaient entre eux, pour méditer ensemble la parole de Dieu et s’édifier. C’étaient les mômiers. Les darbystes prenaient avantage de la situation, tandis que les autorités ecclésiastiques tonnaient contre les petites réunions intimes, et souvent la séparation d’avec l’église officielle devenait d’une actualité pressante.
Une sorte de franc-maçonnerie unissait tous les chrétiens de ces foyers épars. La nouvelle de la conversion d’une personne se communiquait de proche en proche à dix et quinze lieues à la ronde ; on se visitait de village à village, on allait en corps aux fêtes religieuses, on ne craignait ni les distances, pour peu qu’elles fussent praticables, ni la pluie, ni le froid. Et quel souffle de vie, quelle bienfaisante chaleur, quelle bénédiction dans ces réunions intimes qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, dans des chambres bondées, mal aérées, et où chaque frère prenait la parole !
Cette lutte et ce milieu mômier, je les retrouvai au Magny. Le premier dimanche, ou un des premiers que j’y passai, me laissa une impression indélébile. La petite église du village, située sur la place, était un vieil édifice mal éclairé, et si humide que les dalles en étaient toutes vertes. Le culte se célébra d’une manière toute nouvelle pour moi, selon le rite luthérien. Le local était comble ; les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, celles-ci toutes vêtues de robes noires et la tête couverte de fichus blancs. Pendant que l’instituteur faisait les préliminaires du service, chant, lecture des commandements, etc., le pasteur resta dans un coin de l’église. Puis, à un moment donné, il s’avança, se tint à l’autel, et, après la partie liturgique, monta en chaire.
L’administration de la sainte Cène me prit par surprise ; les communiants venaient à la file, et chacun, l’un après l’autre, s’agenouillait devant le pasteur officiant ; il recevait, avec les paroles sacramentelles, l’hostie et la coupe, et cédait sa place au suivant. J’avoue que le courage me manqua et je restai cloué à ma place, à l’étonnement de mes nouveaux amis. L’après-midi, le grand salon du pasteur se remplissait de mômiers, hommes et femmes. C’était la réunion, celle d’une vraie famille. Quelle joie, quelle sérénité sur tous les visages ! quel laisser-aller plein de décorum ! Quel ne fut pas mon étonnement de voir tous ces paysans, hommes et femmes, une fois assis, prendre leurs cahiers de musique et chanter en partie des chœurs de toute beauté que nous ne connaissions pas même à Glay ! Après la réunion, trois ou quatre de ces jeunes gens vinrent passer le reste de l’après-midi avec moi, au jardin, sous un berceau de verdure. Ils voulaient savoir si j’étais un chrétien de bon aloi. Je leur racontai ma conversion, ils me racontèrent la leur, et nous nous liâmes d’une amitié qui, même plus tard en Afrique, a été pour moi, par la correspondance avec ces bonnes gens, en grande bénédiction. Tous les petits moments dont eux et moi pouvions disposer, nous les passions ensemble. Nous nous communiquions nos expériences ; nous lisions, nous priions ensemble.
Je m’adonnai à mes études avec ferveur et dans un esprit de prière. Jamais M. Jeanmaire ne me donnait ses leçons sans avoir d’abord invoqué la bénédiction de Dieu. C’était un homme érudit, mais d’une grande humilité et d’une inépuisable bonté, et sa femme était digne de lui. Ils étaient pour tous un père et une mère vénérés. Les mômiers les entouraient d’une grande affection et ils leur en donnaient constamment des preuves touchantes. Cuisait-on le pain ? Il y avait toujours la petite miche ou le gâteau grossier du pays pour Monsieur le pasteur. Les fruits mûrissaient-ils ? On invitait la famille du pasteur à la picorée ou bien on lui en envoyait des corbeilles pleines. Toutes ces petites marques pratiques de l’affection de ces bonnes gens venaient à point, car la gêne se faisait parfois sentir au presbytère, malgré l’atmosphère de sérénité, de paix et de contentement qui y régnait toujours et que rien ne troublait jamais.
Un chagrin pour M. Jeanmaire, c’était mon silence dans nos réunions intimes. Il me pressait souvent d’y prendre part comme mon ami le sabotier et d’autres. Mais je ne pouvais pas vaincre ma désespérante timidité et ma défiance de moi-même et je me demandais parfois avec angoisse comment je pourrais jamais prêcher l’Évangile aux païens.
L’année, ou plutôt les six mois que je passai ainsi à la cure du Magny, furent un temps riche en bénédictions pour mon âme. Sans négliger mes études, je m’étais jeté tout entier dans le mouvement qui se produisait aux environs. Dans tous les villages, il y avait au moins une famille où l’on me recevait toujours avec affection. Ici, c’était une veuve que j’avais peut-être contribué à amener à la connaissance du Sauveur et à se déclarer pour lui. Là, c’était une famille de propriétaire où mon arrivée était toujours saluée avec une joie qui se communiquait aux membres de la famille du Seigneur. Le père, un vénérable vieillard, vivait dans une communion constante avec Dieu ; il avait été, je crois, le moyen de la conversion de leur jeune pasteur et les moments que je passais avec lui, en hiver, près de son métier de tisserand, étaient de ceux où « le cœur brûle » comme pour les disciples d’Emmaüs.
J’étais souvent étonné de la liberté d’allures de ces chrétiens francs-comtois. Si les inconvertis, qui se piquaient du rationalisme alors à la mode, faisaient aux mômiers une opposition haineuse qui prenait la forme de toutes sortes de vexations, ceux-ci ne mettaient pas non plus la lumière sous le boisseau et ils étaient d’un zèle agressif. Souvent vous les entendiez, en rencontrant une connaissance quelconque ou même un étranger, lui demander en lui serrant la main : « Et vous, êtes-vous converti ? Comment ça va-t-il avec votre âme ? » Comme les Juifs de Bérée, ils vérifiaient, par les Écritures, l’enseignement de leurs pasteurs et ne craignaient pas de leur demander compte d’enseignements qui leur paraissaient suspects.
Au Magny, nous recevions de temps en temps la visite d’un homme d’un certain âge, berger de profession, qui vivait au loin, isolé dans le Jura. Toujours seul avec Dieu, et en présence de cette grande et sauvage nature, sa piété s’était colorée d’un reflet d’illumination qui en faisait, à nos yeux, quelque chose comme un prophète inspiré. Nous l’écoutions avec vénération. Un jour, il se rendit chez un pasteur des environs, qu’il ne connaissait pas, mais que tous les mômiers estimaient, regrettant qu’un homme si aimable et si évangélique dans ses prédications, ne se déclarât pas plus franchement pour le parti orthodoxe. Le berger du Jura alla un jour le voir : « Monsieur le pasteur, dit-il, j’ai eu une vision qui vous concerne et un message de Dieu pour vous. » — « Parlez, » dit le pasteur étonné. — « J’ai eu une vision, la voici : un pasteur en robe et en rabat, une botte de foin sur les épaules, courait et se précipitait en enfer. Et ce pasteur c’était vous ! » — « C’est vrai, dit le pasteur atteint dans sa conscience, c’est bien vrai, je m’occupe plus de botanique que de mon salut et du salut de mes ouailles. » Et dès lors, il devint un pasteur des plus vivants et des plus actifs. Jetant de côté, comme il disait, sa botte de foin qui le précipitait en enfer, c’étaient des âmes qu’il cherchait, des gerbes de bon grain qu’il brûlait du désir de déposer aux pieds de Jésus.
Un des beaux souvenirs de cette époque, c’est celui de ma première visite en Suisse, au Locle, et la réunion de la Tourne. Pour nous, en deçà du Jura, le Locle et les Ponts étaient un ardent foyer de vie, et mes amis de Glay et moi avions un grand désir de le visiter. La fameuse réunion annuelle de la Tourne nous en fournit l’occasion.
Les premiers jours de juillet, profitant de quelques jours d’absence de M. Jeanmaire, Coillard s’était rendu à Glay, « pensant y travailler comme au Magny. »
« Mais, écrit-il à M. Grandpierre, pendant la semaine que j’y ai passée, je n’ai fait que fort peu de chose. J’espérais me rendre au plus tôt au Magny pour y reprendre mon travail ; mais je me suis trouvé dans une position telle que je n’ai pu faire autrement que d’accompagner mes amis de Glay à la réunion de la Tourne (canton de Neuchâtel, Suisse). »
Je trouve que le séjour de Glay est fort agréable, écrit-il encore à M. Jeanmaire, mais bien peu favorable aux études. Ce n’est plus ma petite chambrette où tout est si calme… Cependant j’ai été bien aise d’avoir quelques jours de répit ; seulement ces jours se multiplient trop, car au lieu d’une semaine presque entièrement perdue pour mes études missionnaires, en voilà deux… Puissé-je recommencer mes études avec tant de courage que le grec et le latin soient bientôt broyés. Puissé-je revenir au Magny plus vivant ! »
Avec l’assentiment de M. et Mme Jaquet, nous nous mîmes en route. Nous étions quatre ou cinq jeunes gens sous la conduite de notre cher sous-maître, notre aîné, M. Nicolet. Nous partîmes maigrement pourvus, mais sans le moindre souci. A notre passage à Montécheroux, l’apostolique M. Paur nous reçut, nous hébergea, et nous assistâmes à une de ces réunions intimes que la présence du Seigneur rend mémorables. Montécheroux, littéralement situé sur une des hauteurs du Lomont, était un centre de vie religieuse entretenue par les visites régulières des frères moraves. Bon nombre de chrétiens en étaient membres sans se détacher pour cela de l’église établie. M. Paur, le pasteur, un homme éminent par sa piété profonde, était cœur et âme dans le mouvement, et, en cherchant à s’effacer par un sentiment d’une rare humilité, il fit de cette église de paysans industriels, une ville située sur une haute montagne qui ne peut point être cachée, un phare qui lançait au loin ses rayons. Je regardais cet homme avec une profonde vénération. A table, il lui arriva de demander de quelle manière nous pensions voyager. « Oh ! dit notre chef, nous allons à pied, et chacun portera son propre fardeau ! » A cette citation des saintes Écritures, le visage grave mais bon du pasteur s’assombrit, et, avec un accent de sévérité et de douleur : « Mon ami, dit-il, à quel propos citez-vous la Parole de Dieu ? Ne citez jamais les saintes Écritures à la légère ! » La leçon fit sur moi une impression profonde, et je ne l’ai jamais oubliée. Souvent, à mon tour, j’ai été choqué de l’abus frivole que les chrétiens, même des pasteurs, font de la Parole de Dieu, quelquefois pour aiguiser un jeu d’esprit. Et quand j’en ai été témoin et qu’autour de moi on étouffait de rire, j’avais le cœur navré, et, en plus d’une occasion, j’ai raconté l’incident ci-dessus et transmis, à qui de droit, la leçon du vénérable apôtre de Montécheroux.
L’excursion fut des plus agréables et j’en jouis au delà de toute expression. Moi, un enfant des plaines du Berry, de quel pas allègre je gravissais ces montagnes du Jura ! J’avais des yeux pour tout. Comme j’admirais ces forêts de sapins si grandioses, si silencieuses, et ces sentiers en zigzag qui serpentent le long des côtes rapides ! Nous arrivâmes au sommet d’une de ces montagnes ; d’un bond, semblait-il, nous aurions pu être sur la cime de celle qui faisait vis-à-vis. Mais une vallée profonde et obscure nous en séparait, au fond de laquelle serpentait le lit du Doubs ; dans un recoin se trouvait une scierie qui ne pouvait voir qu’une bande étroite du ciel et recevoir qu’une courte visite des rayons du soleil. J’éprouvais une étrange sensation en descendant dans cet abîme et en traversant, en silence, dans une barque, les sombres ondes de la rivière. Celle-ci une fois passée, chaque zigzag qui nous rapprochait du soleil et de la lumière, du monde, de la vie et du ciel, soulageait le cœur et rassérénait le visage.
Nous arrivâmes enfin aux Ponts-de-Martel, un gros bourg où tous les habitants s’occupent, chez eux, d’horlogerie. Notre arrivée fit sensation, je ne sais pourquoi. Quelques jeunes gens de Montécheroux s’étaient joints à nous. On se disputa le privilège de nous recevoir. Mon ami Nicolet et moi, nous eûmes pour hôtes M. et Mme Robert-Sandoz dont les bontés me mirent vite à l’aise et me gagnèrent le cœur. Une réunion fut convoquée, dès le même soir, dans une vaste salle, où, si mes souvenirs sont exacts, pouvaient bien se trouver deux cents personnes. Après plusieurs prières et de ces chants qui enlèvent l’assemblée, M. Robert-Sandoz annonça que de jeunes frères de Glay et de Montécheroux étaient en passage, en route pour la Tourne, et que la parole leur était donnée.
L’ami Nicolet, notre aîné, qui avait déjà quelque expérience de l’évangélisation, s’en prévalut en notre nom, et tint cet auditoire sympathique suspendu à ses lèvres. Mais je fus abasourdi, quand il eut fini, de m’entendre interpeller par mon nom, et mis en demeure de parler à mon tour. Ne pouvant l’éviter, je le fis, et le Seigneur me soutint. Il ouvrit ainsi une de ces petites sources, qui, sans grande prétention, s’en vont porter au loin la fraîcheur et la vie. Le fait que je me destinais aux missions, me gagna l’affection et l’intérêt des chrétiens des Ponts. Quand je partis plus tard pour l’Afrique, ils m’envoyèrent une montre à laquelle chacun avait voulu contribuer et dont je me servis pendant vingt-cinq ans. Et, quand nous revînmes en Europe en 1880 et que nous visitâmes la Suisse, il fallut bien aller aux Ponts. Nombre d’amis nous avaient devancés dans la patrie éternelle ; mais d’autres étaient là, surtout les chers Robert-Sandoz qui ne m’avaient jamais oublié, ni notre passage, ni notre réunion en 1853.
Au jour fixé, nous nous mimes en route pour la Tourne, non plus seuls maintenant, mais avec les chrétiens des Ponts. Nous faisions boule de neige. Au Locle, ce centre morave, nous joignîmes d’autres troupes ; tandis que d’autres nous devançaient, échelonnées sur le penchant des collines, d’autres nous suivaient et d’autres enfin arrivaient de droite et de gauche et convergeaient sur le même point. De tous ces groupes s’élevaient des chants joyeux, et, quand l’un d’eux entonnait quelque chœur connu et aimé, ce chant volait de groupe en groupe et nous revenait comme une série d’échos. Le lieu du rendez-vous était une ferme située sur le sommet d’une haute montagne, en forme de pain de sucre, d’où l’on domine tous les environs. Dès le commencement du réveil, les chrétiens de la Suisse française s’y donnaient rendez-vous une fois l’an. Ils y accouraient de Genève, du canton de Vaud et de partout. C’était un ralliement, une Alliance évangélique avant que cette institution fût fondée. Les réunions se tenaient dans une grange à double étage et sous les arbres du verger. J’y ai vu et entendu M. Pétavel, d’autres éminents serviteurs de Dieu et des missionnaires de la Société de Bâle. Mais ce qui m’impressionna surtout, ce fut moins ce qui s’y dit que ce fait si palpable, si éloquent, de l’union des enfants de Dieu. Pour moi, pour nous tous, c’était un avant-goût du ciel. Le seul voile était que les darbystes avaient dédaigneusement refusé de se joindre à nous et que, sous la présidence de M. Darby lui-même, ils tenaient, en même temps, une réunion sur une montagne voisine. Cela ne contribua pas peu à m’éloigner d’eux et à me délivrer, une fois pour toutes, de la fascination qu’ils avaient exercée sur moi.
Revenu au Magny au milieu de juillet, Coillard reprit ses études. Voici, d’après les rapports adressés par M. Jeanmaire au Comité de Paris, quel en était le cours :
30 avril 1853. — « Durant les quinze derniers jours d’avril, Coillard s’est appliqué exclusivement à l’étude du latin, excepté le dimanche et le samedi après-midi. Nous avons, de cette manière, parcouru, au pas de course, la première partie du rudiment de Lhomond et une partie de la syntaxe. Je suis très content de l’application et de l’intelligence de mon élève : outre les 150 ou 160 pages de grammaire qu’il m’a récitées, il a, sans trop de fautes, traduit une cinquantaine des exercices de cette même grammaire et fait l’analyse écrite et raisonnée du premier chapitre de l’évangile selon saint Jean, version de la Vulgate, chapitre qu’il a aussi en grande partie appris par cœur. Si la latinité de la Vulgate n’est pas des plus classiques, elle a au moins l’avantage d’être à la portée des commençants : c’est ce qui me l’a fait choisir. Nous continuerons à la conserver comme livre de lecture, attendu qu’elle contient la Parole de Dieu. Mais, pour l’étude du latin, nous entreprendrons, dès la semaine prochaine, l’explication du De Viris. Je ne pense pas commencer le grec avant que mon élève ait suffisamment digéré ses déclinaisons et ses conjugaisons latines.
Comme ces études élémentaires tendent parfois à dessécher le cœur, j’ai cru devoir réserver au moins une partie du samedi pour des études d’une autre nature, quoique je n’aie point encore de plan bien arrêté. En attendant, j’ai remis à Coillard, pour cet objet, l’Essai sur le Pentateuque et Le Tabernacle de Guers. »
28 juin. — « Depuis ma dernière lettre, nos études n’ont éprouvé aucune interruption notable, le zèle de notre jeune ami s’est bien soutenu et je suis très content de ses progrès. Nous avons, dans ces deux mois, analysé une partie du De viris (savoir l’histoire des rois et le commencement de celle des consuls de Rome) et expliqué, dans Cornélius Nepos, les biographies de Miltiade, de Thémistocle et d’Aristide, ainsi que le commencement de celle d’Annibal.
En attendant que nous puissions lire ensemble le texte original de la Parole de Dieu, nous lisons tous les matins une portion des psaumes dans la Vulgate, bien que la latinité de cette traduction de la Bible soit la moindre de ses défectuosités. Dans cette lecture, nous sommes arrivés au psaume xl. Bientôt, s’il plaît au Seigneur, nous remplacerons cette lecture par celle du Nouveau Testament grec. Votre élève a commencé cette langue, le 15 de ce mois, et il en étudie en ce moment les verbes. En même temps, il traduit les exercices de la grammaire de Vaucher, et il apprend les mots du vocabulaire attenant. Quelque aride que soit ce genre d’étude, il s’y prête de bon cœur en regardant au divin Maître qui l’encourage et qui l’aide. Conformément à vos indications, nous avons cru devoir nous renfermer dans l’étude des langues anciennes. Sauf quelques conseils et quelques directions, j’abandonne les autres objets aux études individuelles de Coillard. Ce dernier est impatient de savoir dans quelle école votre Comité le fera entrer l’hiver prochain. Certainement, une école spéciale, une « école des missions » serait préférable à toute autre. Toutefois, lui et moi, nous nous en rapportons entièrement à votre sagesse. »
M. Jeanmaire charge son élève du rapport du mois de juillet.
« Je me trouve maintenant, écrit Coillard le 29 juillet, dans une nouvelle carrière, hérissée pour moi, plus que pour tout autre, de nombreuses difficultés ; car ces études ne sont certes ni trop douces ni trop faciles pour un pauvre campagnard qui les entreprend à l’âge de dix-neuf ans. Mais c’est au nom du Seigneur, à qui toutes choses sont possibles, que je les entreprends.
Mes études sont loin d’avancer aussi vite que je le désirerais ; cependant, grâces en soient rendues au Seigneur, elles sont bien moins pénibles, bien moins arides qu’elles ne l’étaient au commencement ; j’en suis rempli de joie et j’en bénis le Seigneur.
Pour le latin, chaque jour, en commençant ma leçon, je lis un psaume de David et c’est là mon plus doux exercice de traduction. J’ai traduit dans Cornélius Nepos la vie d’Annibal et celle de Caton. Je continue toujours à traduire dans le De Viris, mais seulement à temps perdu ; pour lecture récréative, j’ai commencé l’Histoire de l’Église chrétienne, par Milner. »
Coillard termine en demandant au Comité l’autorisation d’aller, en quittant le Magny, avant son entrée dans l’établissement qui sera choisi pour lui, voir sa mère qu’il a quittée depuis deux ans : « Depuis lors, dit-il, il s’est passé bien des choses, concernant tant ma famille que moi-même. »
Le 30 août, c’est de nouveau M. Jeanmaire qui fait le rapport : « L’élève Coillard commence à comprendre, avec l’aide du dictionnaire, le texte original du Nouveau Testament ; nous avons analysé ensemble une partie de l’évangile de saint Luc et lu les épîtres de saint Jean. Pour le latin, nous suivons la même méthode ; nous étudions Cicéron et nous lisons Tite-Live.
Les jouissances qu’il a trouvées dans la lecture du Nouveau Testament ont fait naître en lui le désir de lire aussi l’Ancien. Il a, en conséquence, commencé l’hébreu ; mais, jusqu’à présent, il n’a consacré que peu de temps à cette étude. »
« Il désirerait savoir, ajoute M. Jeanmaire, quelle est l’école que vous avez choisie pour lui et quelle sera l’époque où il devra s’y présenter. L’institut de Bâle parait avoir pour lui quelque chose de très attrayant, depuis qu’il a fait la connaissance de quelques Suisses français qui étudient dans cet établissement. J’en ai parlé ces jours derniers avec M. le pasteur Jaquet qui approuve le désir de Coillard ». M. Jeanmaire termine en plaidant pour la Maison des Missions de Bâle. Cependant le Comité de Paris (7 septembre 1853) confirme sa décision de placer Coillard dans l’école préparatoire de théologie de Batignolles ; s’il ne peut y être reçu, on prendra des informations sur un pensionnat à Nérac ; mais il n’est plus question de la Société des Missions de Bâle pour laquelle, à plusieurs reprises encore, Coillard manifesta de la sympathie.
« Persuadé, écrit Coillard le 13 septembre 1853 à M. Grandpierre, que le Comité des Missions n’agit que dans un esprit de prière et de foi, et dans le désir de se conformer à la volonté sainte de Dieu, j’ai reçu sa dernière décision à mon égard comme venant directement du Seigneur. Désirant en tout me laisser guider par Celui qui, mieux que moi, sait ce qui m’est nécessaire, je n’ai pas le choix. Je renonce donc avec joie au désir que j’avais éprouvé de pouvoir me préparer dans une maison exclusivement missionnaire, avec quelques frères que, comme moi, le Seigneur appelle à porter le flambeau de l’Évangile aux pauvres païens.
Je me rendrai à Paris dans le sentiment que le Seigneur m’y conduit et trop heureux d’être placé par ce bon Père sous votre direction paternelle et chrétienne. Le Seigneur a ainsi dirigé toutes choses. Je suis tout entier au service du Seigneur, car je lui appartiens, et je suis à la disposition du Comité de Paris sans aucun partage. »
Coillard terminait en renouvelant sa demande d’aller passer quelques semaines à Asnières. Mais l’admission définitive de Coillard à Batignolles subit quelques retards : la Société des Missions dut adresser une demande à la Société centrale de laquelle dépendait l’école ; une commission, pour examiner s’il y avait moyen de recevoir un quatorzième élève, ne se réunit que le 12 octobre, et le 13, M. Grandpierre écrit à M. Jeanmaire « d’engager Coillard à se mettre en route tout de suite. J’aurais voulu, ajoute M. Grandpierre, qu’il pût visiter sa mère à Asnières avant de se rendre à Paris, mais il n’y a pas moyen ; les cours sont commencés depuis quinze jours et, s’il tardait encore, il lui serait difficile de se mettre au courant. »
Le temps était arrivé où je devais enfin quitter ce cher pays de Montbéliard et toutes ses associations, pour moi si sacrées. La Société centrale d’évangélisation, dont M. Grandpierre, le directeur de la défunte Maison des Missionsb, était l’un des ardents promoteurs, venait d’ouvrir à Batignolles (Paris) une école préparatoire de théologie. On crut mes progrès en latin et en grec et même en hébreu car j’avais commencé l’étude de l’hébreu assez satisfaisants pour m’y admettre. Je pris donc congé de mes amis au Magny, à Chagey, à Glay et ailleurs, et, riche de l’affection paternelle et de la bénédiction des vénérés Jaquet, Berger et Jeanmaire, je partis pour Paris, le cœur gros, anxieux, et pourtant assuré que j’étais bien dans le chemin tracé par Dieu.
b – Coillard fait allusion au fait que, depuis 1848, la Maison des Missions ne recevait plus d’élèves. (Ed. F.)
H. Grandpierre (1799-1874)
Coillard quitta le Magny le jour même où était arrivée la lettre de M. Grandpierre, soit le lundi 17 octobre. Il n’arriva à Paris que le vendredi matin 21 octobre et bien vite il éprouve le besoin d’écrire à M. et Mme Jeanmaire (30 octobre 1853) :
« Permettez-moi de vous dire ce que je pense franchement, sans aucune flatterie. Je dis donc que la plus grande des grâces c’est que, dans sa grande bonté, le Seigneur ait bien voulu me placer pour quelque temps au milieu des frères du Magny et sous le toit hospitalier et chrétien de leur cher pasteur. La maison de Glay est ma maison paternelle ; c’est là que je suis né et c’est là que le bon Dieu m’a nourri du lait spirituel, les premiers mois de mon enfance. Au Magny, il m’a fait trouver une nourriture plus fortifiante, et, en me faisant ainsi errer presque seul dans ce désert d’ici-bas, il m’a fait passer par des expériences que je n’avais point faites à Glay. A Glay, continuellement entouré des soins de frères, d’amis plus expérimentés que moi, je m’appuyais peut-être plus sur eux que sur le Seigneur ; au Magny, ne jouissant que par intervalles de l’intimité fraternelle, je sentis que je devais rechercher davantage la communion intime de mon Dieu. Et que d’heureux moments n’ai-je pas passés dans cette communion intime, seul dans mon petit cabinet !
Je ne suis arrivé que le vendredi matin (21 octobre) entre 8 et 9 heures, à Batignolles, après avoir passé toute la nuit en voyage. J’étais passablement fatigué, et, pour cette raison, je saluai avec joie ma nouvelle station ici-bas, tandis que, pour d’autres motifs qui ne vous sont point inconnus, je ne m’en approchai qu’avec crainte. Cependant je fus bien reçu par M. Boissonnas qui, en attendant midi, s’empressa de m’envoyer chez M. Grandpierre qui fut bien aise de mon arrivée. On m’attendait depuis plusieurs jours et déjà ces messieurs commençaient à s’étonner de mon silence. Je n’en suis pas fâché, ils m’ont bien fait attendre plus longtemps ! Pour me consoler, M. Boissonnas m’apprit d’abord que les cours n’étaient pas commencés depuis quinze jours, mais depuis plusieurs semaines, et qu’il craignait beaucoup que je fusse trop en retard et incapable de me remettre au courant. Paroles bien peu rassurantes, je vous assure ! Je n’ai subi aucun examen, mais j’en subirai dans deux semaines avec mes condisciples, lorsque le Comité se réunira, et je devrai alors être au courant, je l’espère. Vous ne devez point oublier cependant que, des quatorze élèves, le pauvre Coillard est le plus ignorant et le plus grossier campagnard, ce n’est pas moi qui le dis ! … Il nous est permis de sortir deux fois par jour, une demi-heure chaque fois environ, et, le jeudi, de midi à 5 heures. Il est inutile de dire que nous sortons toujours ensemble et non accompagnés. Que d’heureux moments n’avons-nous pas passés ensemble ! La société d’amis est toujours bien douce à un cœur qui, comme le mien, à peu près toujours triste, a besoin de consolation et ressent le besoin d’aimer. Mais je dois avouer que, bien souvent, regrettant ma petite chambre du Magny, j’ai été seul m’y confiner, mais seulement en rêve, hélas ! De plus, j’ai fait la triste expérience que si, entre ces quatre murs, souvent j’ai vu mon méchant cœur à découvert, je ne l’y ai pourtant point laissé, mais que ce fardeau, accablant par son mal, m’a suivi à Paris. »
Mercredi 2 novembre. — « Triste vérité qu’expriment ces derniers mots, et chaque jour cette douloureuse expérience se renouvelle. Je suis bien à plaindre ! Ici, il n’est guère possible d’avoir un instant de solitude, c’est pour moi quelque chose d’assez triste. Je crois que vous m’avez gâté au Magny.
Les deux dimanches que j’ai déjà passés ici ne sont plus ceux du Magny. On nous fait déjeuner à 11 heures et nous sommes libres jusqu’à 6 heures. Nous pouvons aller entendre qui nous voulons, excepté deux dimanches par mois que nous sommes obligés de consacrer au temple de Batignolles. Le premier dimanche que j’ai passé ici, j’ai été entendre M. Grandpierre à Pentemont. Tout le reste du jour, je n’ai fait que promener je ne sais où, mais le soir j’étais tellement fatigué que je me promis bien de n’aller à Paris que poussé par l’extrême nécessité. Dimanche dernier, j’ai été entendre à l’Oratoire M. Monod, qui faisait sa troisième et dernière prédication sur la tentation du Sauveur, et qui, cette fois, développait les armes dont il se servit pour vaincre : la Parole de Dieu. Je ne jugerai pas, car depuis longtemps M. Guizot a dit, et bien d’autres après lui, que M. Monod est le plus grand orateur qui existe.
Mes études ne sont plus celles du Magny ; elles m’absorbent beaucoup et vous pouvez juger par le peu de spiritualité de ces lignes que mon pauvre cœur est aussi sec « qu’une terre déserte, altérée et sans eau »… Je dois faire un apprentissage parisien qui ne s’accorde ni avec mon caractère ni avec celui d’un missionnaire. Mais que faire ? Priez, redoublez de prières pour Coillard, et Celui qui m’a amené ici fera selon vos prières. Le danger que court le salut de mon âme m’effraie !
Soit dit entre nous, je me trouve plutôt dans un collège ou dans une pension que dans une école préparatoire de théologie ! Adieu donc et souvenez-vous devant Dieu de l’élève missionnaire en herbe
F. Coillard. »
Mais Coillard seul, dépaysé, souffre et il a de la peine à rompre l’entretien avec M. et Mme Jeanmaire. A peine sa lettre terminée, il reprend d’autres feuillets qu’il couvre de messages à l’adresse des amis du Magny. Enfin il se résout à clore :
« Si ma lettre n’était point faite, j’attendrais huit jours pour l’envoyer, car je pourrais vous donner des nouvelles des examens. Mon cœur est rempli de crainte, mais je regarde au Seigneur. Je dois vous quitter, quoiqu’il me soit doux de m’entretenir avec vous. Vous savez qu’à la mode de Paris les audiences sont courtes, mais j’ai agi à la berrichonne, excusez. »