Départ de Pietermaritzburg. — Séjour à Léribé. — Baptême de Nathanaël Makotoko. — En route pour Motito. — Motito. — Une leçon de chant. — Visites à Moffat. — Visites de Price et de Sykes. — L’évangélisation chez les Matébélés et chez les Makololos. — Une tournée d’évangélisation. — Maladie de Mme Coillard. — Un anniversaire. — A Mamousa. — Maladie de Coillard. — Retour à Léribé.
« En quittant Pietermaritzburg, le 4 juillet 1868, écrit Coillard, nous avions la ferme intention de tenter une visite à Léribé, avant de nous en éloigner davantage. A Harrismith, où Johanné Nkélé et Makotoko étaient venus à notre rencontre, nous trouvâmes des obstacles insurmontables. Aussi, changeant de route (18 juillet 1868), nous nous dirigeâmes sur Bethléem. C’est un misérable hameau de quelques chaumières, à 50 ou 60 milles de Léribé. Le seul employé du gouvernement qui y réside, un Boer, bien entendu, est un juge de paix. »
Jeudi 23 juillet. — Nous allâmes ce matin, après une nuit d’agitation et de tristesse, voir le juge de paix. M’adresser à d’autres pour des chevaux, je ne pouvais pas le faire à son insu, et il avait le pouvoir de m’arrêter. Je me décidai à m’adresser tout droit à lui et à lui donner l’occasion de m’arrêter. Nous fûmes reçus cordialement. Quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre m’offrir son cart et ses chevaux pour aller visiter M. N… ? « J’aimerais mieux, lui dis-je, aller visiter mon troupeau. » — « Eh bien, dit-il, ils sont à votre service. » Quelle joie ! Il essaya, mais en vain, de me procurer un cart plus large et quatre chevaux. Nous prîmes le sien, les cœurs remplis de joie et de reconnaissance.
Vendredi 24 juillet 1868. — Quitté Bethléem pour Léribé, accompagnés de Makotoko et de Joas. Conduit le cart tout le long du chemin. Voyagé avec beaucoup anxiété ; des cavaliers que nous voyions à distance et qui semblaient nous guetter, nous inquiétèrent ; nous apprîmes plus tard que c’étaient des Bassoutos allant à la chasse. Makotoko avait l’air soucieux et nous précédait sans rien dire. En sortant du Calédon, près de la station, un des chevaux s’abattit et l’on dut tirer le cart à bras. A 8 heures du soir, et sans avoir fait aucune mauvaise rencontre, nous frappions à la porte de notre maison que Molapo occupe avec une partie de son harem ; il nous reçut de mauvaise grâce. Il nous fit introduire dans notre salle à manger et fit évacuer notre ancienne chambre à coucher. Épuisés de fatigue et d’émotion, nous étendîmes nos couvertures sur le plancher, pour chercher du repos. Naturellement, l’excitation, malgré la fatigue, nous empêcha de dormir. Au point du jour, notre porte était déjà assiégée par nos chers paroissiens, accourus de tous côtés. Que de poignées de mains ! Que de remarques ! Que de questions ! Que d’exclamations ! Pauvres gens ! Les revoir nous paraissait un rêve.
Samedi 25 juillet. — Molapo s’en alla à son ancien village. Je fis la prière du matin et Lésoto appela les gens. Vers 11 heures, réunion d’église intéressante. Élia nous fit d’une manière édifiante l’histoire de l’église et du réveil depuis notre départ. Kémuel me fit connaître l’état des membres de l’église. Johanné nous parla de l’état des candidats, de l’école, etc., le tout satisfaisant. L’après-midi, réunion des candidats non moins intéressante et édifiante. Élia, Johanné, Kémuel les introduisirent. Journée très remplie.
Lundi juillet. — Baptisé hier Nathanaël Makotoko, Lazare Lésoto, Pétrose Mothlébékoané, Madeleine Mamotségoa, Gabrielle Ralisébo, Anna Léto. Commencé le service par une salutation générale, prêché sur Romains.1.16, puis Pétrose et Nathanaël se sont levés pour parler. Ce dernier a parlé d’une manière admirable. L’attention était grande. L’après-midi, prêché sur Hébreux.12.2 : « Regardant à Jésus. » Distribué la Cène à quarante personnes. Fini les services au coucher du soleil. Nous nous sentons rafraîchis et bénis.
Coillard, dans une lettre, donne plus de détails sur cette mémorable journée :
« Le dimanche surtout fut un beau jour pour Léribé, un jour que nous avions longtemps, ardemment désiré. Au service du matin, en présence d’une congrégation improvisée de quatre cents personnes, j’eus la joie de recevoir dans l’Église, par le baptême, six personnes qui, depuis deux ans ou plus, servent fidèlement le Seigneur et ont prouvé, par leur constance, la sincérité de leur foi. Nous eussions pu augmenter ce nombre, mais nous crûmes devoir nous borner à ces candidats que nous connaissions personnellement et dont nous avions pu suivre le travail intérieur. L’après-midi, nous prîmes la Cène avec quarante communiants, parmi lesquels se trouvaient quelques chrétiens de Thaba-Bossiou ou d’ailleurs. Nos services ne finirent qu’avec le jour, et laissèrent dans tous les cœurs des impressions bénies que le temps n’effacera jamais. Un tel jour fait époque dans la vie. »
Parmi ces six néophytes, il faut relever les noms de Madeleine Mamotségoa, femme de Johanné Nkélé, le premier Mossouto baptisé par Coillard à Léribé, de Gabrielle Ralisébo, la femme de Makotoko et la mère du petit Samuel, enfin et surtout de Makotoko lui-même.
« Makotoko a choisi le nom de Nathanaël. Il est, avec Johanné, l’un des premiers hommes que j’aie connus à Léribé. L’Évangile a toujours eu de l’attrait pour lui : il en trouvait la morale et les enseignements sublimes. Tout jeune qu’il était, il quitta son chef naturel pour suivre Molapo, pour la raison que celui-ci était alors chrétien et avait un missionnaire, M. Keck. Malheureusement, il se laissa aussi entraîner au paganisme lorsque son chef renia sa foi. Mais le Seigneur ne l’oublia pas ; il se servit de bien des moyens pour réveiller sa conscience. Ce jeune homme essayait d’unir les choses du ciel avec celles de la terre. Il aimait les unes et les autres, les désirait également ; il ne pouvait pas se décider à sacrifier celles-ci pour posséder celles-là. Son histoire est une curieuse illustration des contradictions étranges et des égarements d’un cœur partagé. La mort de sa première femme, il y a huit ou neuf ans, fit sur lui de profondes impressions. Je le vois encore s’écrier en sanglotant : « Je suis un si grand pécheur, il ne reste devant moi que la condamnation et la mort ; je suis perdu ! » Je le croyais alors bien près du royaume des cieux.
Nathanaël Makotoko
Il ne manquait pas un service, pas une réunion, il était assidu à la prière du matin et du soir, prenait une part active à nos leçons de chant, manifestait un vif désir de s’instruire, et en fit peut-être un prétexte, pendant longtemps, pour venir passer, chaque jour, quelques heures chez son missionnaire. Il enseigna même à lire à plusieurs hommes du village, et puis, y avait-il une danse, des purifications ou autres pratiques abominables, Makotoko n’y manquait pas. Que de larmes il nous a causées, que de prières ont été offertes en sa faveur ! Enfin le Seigneur accomplit son œuvre en lui ; certaines conversations que nous eûmes avec lui, avant notre expulsion, furent bénies, et à peine arrivions-nous à Pietermaritzburg, qu’il y était déjà pour nous dire les grandes choses que le Seigneur avait faites à son âme. Dès lors, plus d’hésitation chez lui ; il se déclara franchement pour Jésus, brisa ouvertement avec le paganisme, brava les railleries de ses concitoyens, resta fidèle et dévoué à un chef qui ne pouvait lui pardonner les convictions que lui-même avait reniées, et il s’appliqua à montrer dans sa vie le changement qui s’était opéré dans son cœur.
Une vive émotion s’empara de l’auditoire lorsque au moment de recevoir le baptême, il se leva et, avec la manière calme et pleine de dignité qui le caractérise, il fit profession de sa foi : « J’ai grandi parmi vous, mes frères, et sous tes yeux, mon maître, dit-il en s’adressant à l’assemblée et à son chef ; vous connaissez ma vie passée, et la part que j’ai prise à vos fêtes et aux coutumes païennes. Vous connaissez aussi le changement qui s’est opéré en moi. C’est la puissance de la grâce de Dieu ; c’est à vous, mes frères, de juger par mes actes si j’ai ou non du zèle pour le service de mon Dieu. Mais, si je prends mon cœur à témoin, je puis dire que je suis à Christ. Il m’a racheté, c’est à lui que j’appartiens désormais, et dussé-je trouver sur mon chemin la persécution, et être délaissé et méprisé par ceux que j’aime et estime le plus, c’est lui, Jésus mon roi, que je servirai. Que Dieu me donne la grâce de lui être fidèle jusqu’à la mort.
Le rang que Makotoko occupe, l’intelligence dont il est doué, son caractère aimable lui ont gagné une grande influence sur cette partie de la tribu. Quant à nous, c’est avec un profond attendrissement et une vive gratitude envers Dieu que nous avons reçu comme un frère cet homme dont l’affection et le dévouement à toute épreuve nous ont été, en toutes circonstances, une source de jouissance et de consolation, et qui a été, pendant dix années, l’objet constant de notre sollicitude et de nos prières. Le Seigneur est fidèle ! »
Lundi 27 juillet 1868. — Dès le matin, plusieurs femmes de Molapo et d’autres personnes converties sont venues me parler et ont occupé mon temps jusqu’au milieu du jour. Béni le mariage de Rachel avec Salomon en présence d’un grand auditoire, puis nouvelles conférences avec des personnes réveillées. Enterrement d’un enfant de Joshua, parlé avec aisance et bénédiction.
Pris congé des hommes, membres de l’église, et donné des exhortations à onze jeunes filles converties — la plupart ont vécu dans notre maison et toutes ont été à notre école — et à presque autant de jeunes gens aussi convertis, auxquels je ne pouvais m’arrêter de parler. Nous ne fûmes libres que tard dans la nuit ; nous ne nous sentions pas fatigués, mais profondément édifiés et réjouis. L’œuvre de Dieu est grande et belle plus que nous ne l’espérions.
Mardi 28 juillet. — Quitté Léribé. Dès le matin, réunion d’adieu. Sérieuse conversation avec Molapo. Quelques mots sérieux à Ma-Joël, elle paraissait émue. Nous avions peine à nous arracher à nos pauvres gens. J’ai conduit la voiture jusqu’à Bethléem. Tiny est fatiguée, car à Léribé nous avons couché sur la dure, n’ayant pas même l’ombre d’un matelas. Qu’il est triste de penser que nous nous éloignons d’une si belle œuvre ! Mais le Seigneur sait pourquoi.
Et Coillard conclut à propos de ces émouvantes journées :
« Nous savions qu’une œuvre se faisait à Léribé, mais nous étions loin de supposer qu’elle fût si profonde et si étendue. Oui, le Seigneur est fidèle : « Celui qui sème en pleurant récoltera avec chant de triomphe. » A lui donc la gloire, à nous la joie, mais aussi la confusion de face ! L’harmonie, la vie, le zèle de nos chrétiens nous ont profondément édifiés et réjouis. Bien que laissés à eux-mêmes si longtemps, il n’y eut pas parmi eux un cas d’apostasie, pas une chute à signaler, pas une réprimande à faire. Chacun avait senti le besoin, non seulement de tenir ferme, mais aussi de travailler. Leurs difficultés les rapprochèrent les uns des autres, la responsabilité leur fit sentir leur faiblesse et chercher davantage la communion de Dieu. Nous nous arrachâmes difficilement à notre cher troupeau. Mais nous continuâmes notre route, soutenus par l’espérance de les revoir bientôt, et heureux de ce que nous avions vu et entendu. « L’Évangile du Christ, a dit l’apôtre, c’est la puissance de Dieu en salut à tout croyant. »
Le voyage de Léribé à Motito dura du 28 juillet au 19 septembre, voyage fatigant, avec toutes les difficultés et tous les dangers, habituels alors, d’un voyage en Afrique : embourbements, accidents de wagon, bœufs malades ou mourants, gués dangereux, manque d’eau et d’herbe, bêtes féroces. Coillard faisait ainsi un apprentissage qui devait lui être précieux dans l’avenir. Les voyageurs passent par Kroonstad :
10 août 1868. — Visité le magistrat qui s’est confondu en explications et en excuses sur la conduite du gouvernement à notre égard, pour m’assurer que personne ne croit aux calomnies qui ont circulé sur mon compte. Ces messieurs ont honte, mais la honte n’est pas le repentir ni la réparation.
13 août. — Passé la nuit dernière dans une immense plaine remplie de gnous, d’antilopes et de gazelles, mais pas d’eau. Vers le milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par les hurlements de panthères qui rôdèrent autour du wagon toute la nuit, et nous maintinrent dans un état continuel de crainte. Les fusils, nouvellement lavés, n’étaient pas secs ; personne ne ferma l’œil jusqu’au point du jour. Les hurlements des chacals et des gnous semblaient prendre à tâche de nous empêcher d’oublier notre danger.
Le 15 août, Coillard arrivait à Potschefstroom.
Lundi 17 août. — M. Ludorf raconte des choses abominables au sujet du traitement des noirs par les Boers. C’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Comment croire que des hommes soi-disant chrétiens, qui brûlent les noirs, les mutilent comme des animaux, les réduisent en esclavage, ne seront pas visités par les jugements de Dieu ?
Vu des morceaux de quartz qui viennent des champs aurifères. Ils contiennent, dit-on, beaucoup d’or, bien que nous ne puissions pas en voir beaucoup. Grande excitation dans la ville. Il se trouvera toujours des aventuriers qui courront après la fortune et craindront de l’amasser par le travail, l’industrie et l’assiduité. Ce qui me réjouit, en pensant à ces mines d’or, c’est que ce sera un moyen dont Dieu se servira pour ouvrir l’intérieur de l’Afrique et y faire pénétrer l’Évangile.
De Potschefstroom, les voyageurs passèrent par Haartebeest-Fontein, par Mamousa, et ils arrivèrent enfin à Motito le samedi 19 septembre « vraiment épuisés de fatigue ».
« J’avais souvent entendu parler de la beauté de cet endroit. Ces beaux vergers, ces saules gigantesques, cette eau fraîche et abondante en font une oasis dont il est difficile, pour le voyageur fatigué qui sort du désert, de ne pas exagérer les charmes. Nous, nous ne sommes point dans cette disposition d’esprit qui contemple et admire ; un sentiment de tristesse, que nous ne pouvons maîtriser, s’est emparé de nous et jette un linceul sur ce riant endroit. La présence de cette veuve, de ces trois orphelins, ce cabinet de travail, ces livres, ce riant jardin même, tout nous parle d’un deuil mystérieux.
De tout temps, Motito paraît avoir été une des forteresses du paganisme. Depuis que la station a été délaissée, ce paganisme, comme on devait s’y attendre, s’y est raffermi et développé d’une manière effrayante. La position agressive qu’il a prise vis-à-vis de l’Évangile semble vouloir menacer l’existence même de cette église.
Quant à nous, nous sommes bien déterminés à rester ici aussi longtemps que possible, et à y faire tout le bien que nous pourrons. Mais je dois vous rappeler que le chemin de Léribé peut nous être rouvert d’un jour à l’autre, et que notre station, dans les circonstances actuelles, a les premiers droits à notre sollicitude. Et puis, je ne dois pas vous laisser ignorer non plus que ma santé, si éprouvée par la maladie et par le climat chaud de Natal, pourrait ne pas supporter longtemps les chaleurs bien plus grandes encore de ce pays et nous obliger à le quitter pour un climat tempéré, plus tôt que nous le désirerions. »
« Nous avons trouvé la vigne du Seigneur avec ses cloisons rompues, et presque étouffée par les ronces et les épines. Il y a là de quoi nous affliger plutôt que nous étonner, si nous réfléchissons au délaissement dans lequel cette station a été et à l’influence du paganisme qui règne encore tout autour. »
Coillard se met avec entrain à cette œuvre, malgré tout ce qu’elle a d’ingrat. Ainsi il enseigne aux noirs le chant : ce fut toujours pour lui un puissant moyen d’évangélisation.
« Il faut que je vous parle, écrit-il à sa mère, de nos leçons de chant. Les gens aiment la musique comme les jeunes gens et les jeunes filles de mon pays. Vous vous souvenez comme je les enseignais dans la chambre haute du cousin Rossignol. Ici, ce n’est pas seulement la jeunesse qui aime à chanter, ce sont aussi des hommes et des femmes mariés, et des femmes très âgées. En voici une qui vient, appuyée sur son bâton ; elle est aveugle et cassée ; elle s’arrête au premier groupe d’hommes ou de jeunes filles et les domine de sa voix. En voici une autre bien âgée aussi, avec des lunettes sur le nez ; elle imite tous mes mouvements, bat la mesure de la tête et du pied, chante à pleins poumons, et gourmande la jeunesse dont l’oreille n’est pas si juste que la sienne. Pas étonnant qu’elle se plaigne à ma femme d’avoir mal à la poitrine : « C’est, dit Christina, que tu chantes trop et trop fort, tu oublies que tu es vieille ! » — « Vieille ! repartit-elle vivement, ah oui ! mais je chanterai quand même, car j’ai le cœur jeune ! » Et de recommencer avec plus d’entrain que jamais. Il y a de l’enthousiasme parmi ces gens. « Si nous chantons cette antienne à l’église le dimanche, me disaient-ils, personne ne restera au village. » C’est précisément ce que nous désirons.
Vous voyez que, si nous avons une œuvre grande et difficile à faire ici, nous y trouvons du plaisir. Dieu veuille se servir de nous pour avancer son règne ! »
Pendant son séjour à Motito, Coillard se rendit à deux reprises, du 15 au 24 octobre 1868 et du 11 au 21 janvier 1869, à Kourouman, pour voir Robert Moffat ; le fondateur bien connu de la mission parmi les Béchuanas était secondé par son fils John ; une de ses filles avait épousé David Livingstone, une autre était Mme Frédoux.
[Robert Moffat, missionnaire écossais, né en 1795, mort en 1883 ; il entra, en 1816, au service de la Société des Missions de Londres ; en 1821, il s’établit chez les Béchuanas, à Kourouman. En 1839, il revint en Angleterre et en repartit, en janvier 1843, pour son champ de mission ; ses récits excitèrent un grand enthousiasme. C’est de cette visite que datait l’amour de Mme Coillard pour les missions ; les récits de Moffat furent publiés et traduits ; Coillard les lisait à sa mère. En 1854, Moffat entretenait les meilleurs rapports avec Mossélékatsi, le chef des Matébélés qui, chassé par les Boers, avait émigré au nord du Limpopo ; une œuvre fut entreprise chez les Matébélés par Robert et John Moffat, Thomas et Sykes ; mais les dispositions de Mossélékatsi, après que Robert Moffat fut revenu à Kourouman, devinrent hostiles et ce ne fut qu’en 1867 qu’il autorisa de nouveau les missionnaires à annoncer l’Évangile sur leurs deux stations : Hope-Fountain et lnyati ; peu après il mourut (1868), et ce fut Lobengoula qui lui succéda. Coillard écrit dans son autobiographie : « Rien ne fit, dans ma jeunesse, une impression sur mon esprit comme l’ouvrage de Moffat. Il y avait, dans les aventures et dans l’esprit de ce héros chrétien, quelque chose qui me fascinait. »]
« Motito n’est qu’à 12 ou 15 lieues de Kourouman (deux jours de voyage), nous ne pouvions donc pas résister aux invitations de nos amis ni à notre désir de visiter cet endroit dont le nom est associé aux souvenirs les plus doux de notre enfance. »
Et, en effet, Coillard écrit à sa mère (9 janvier 1869) :
« Ma bien chère mère, il y a longtemps que nous n’avons eu de vos nouvelles et maintenant que nous vous savons en hiver, nous sommes naturellement inquiets à votre sujet. Oh ! j’espère que ce n’est pas un hiver trop rigoureux. A votre âge, comme vous devez sentir le froid ! Vous souvenez-vous du temps où, pendant les longues veillées, je vous lisais le livre de M. Moffat sur l’Afrique pendant que vous tilliez du chanvre ? Pensions-nous alors que je viendrais en Afrique et que j’y verrais M. Moffat et sa station de Kourouman ? Les voies du Seigneur sont bien admirables. »
19 octobre. — Ce qui frappe chez M. et Mme Robert Moffat c’est la force et l’énergie de leur caractère. Ils ont évidemment une volonté et n’en supporteraient pas aisément une contraire. Ce que M. Moffat se propose, il le fait immédiatement : c’est là ce qui explique son influence. Il s’occupe beaucoup de traduction. Sa muse est très fertile ; mais, dans les deux recueils de cantiques, je trouve de fort pitoyables poésies. Il est d’un caractère vraiment aimable et je m’explique facilement sa popularité en Angleterre.
M. et Mme John Moffat ont fait partie de la mission chez Mossélékatsi où ils ont terriblement souffert. Auprès de leurs souffrances les nôtres ne sont rien. Ils sont, depuis un an, à Kourouman. Nous avons beaucoup de sympathie réciproque. Nous nous accordons à penser que les Sociétés de missions ne sont pas bibliques et sont souvent un obstacle à l’œuvre. Chaque église devrait avoir son missionnaire, ou tout au moins les missionnaires devraient relever immédiatement des églises. Nous nous entendons moins sur l’orthographe à adopter pour les langues indigènes.
M. Moffat père et sa digne compagne sont de véritables patriarches. Ils appartiennent à une génération qui n’est plus. M. Moffat a passé sa soixante-dixième année et compte plus d’un demi-siècle de ministère ! Mais il a encore le cœur jeune et bouillant. »
Après son retour à Motito, Coillard eut deux visites qui n’étaient pas sans importance et qui devaient singulièrement contribuer à élargir son horizon.
Dimanche 22 novembre 1868. — Au culte de l’après-midi, au moment où j’allais donner la parole à quelqu’un, entre un monsieur, qui s’était fait annoncer le matin : front arrondi, nez aquilin, une forêt de barbe. C’était M. Price, de chez Séchéléa, qui venait d’arriver à cheval. Cette apparition soudaine me troubla. Que faire ? je n’avais jamais vu M. Price ; cependant il parle séchuana et, priver les gens d’un bon discours, c’est trop fort. Bref, j’improvise quelques remarques sur Apocalypse ch. 3 : « Je me tiens à la porte… », puis je descends de chaire et invite M. Price à y monter. Il nous fit une allocution dans un langage admirable.
a – Chef de la tribu des Bakuénas, à 450 kilomètres environ au nord-ouest de Kourouman.
Lundi 23. — M. Price nous raconta ses terribles épreuves chez les Makololos.
Mardi 24 novembre. — Nous avons passé la matinée avec M. Price à parler de toutes sortes de choses, je me suis lié d’amitié avec lui. Il nous presse d’aller le voir chez Séchélé ; ils ont dîné avec nous. Mme Price, sa seconde femme, est une demoiselle Moffat.
Lors de cette rencontre, l’attention de Coillard fut particulièrement attirée sur les pays de la rive gauche du Zambèze où M. Price avait été envoyé par la Société des Missions de Londres. On sait que la peuplade des Makololos était partie du. Lesotho vers 1824, sous la direction de son chef Sébitoane, et s’était établie dans ces régions après y avoir soumis les Barotsis. Livingstone avait formé des liens d’amitié avec Sébitoane et avec son fils et successeur Sékélétou.
Samedi 19 décembre. — Je me préparais pour demain, lorsque, dans la soirée, sont arrivées les familles Mackenzie et Sykes : le premier, missionnaire chez les Bamangouatos, le deuxième, chez Mossélékatsi, chef des Matébélés, qui vient de mourir. Nous avons eu grand plaisir à les voir.
Coillard retrouvera ces deux missionnaires plus tard, dans des circonstances difficiles ; c’est ainsi qu’au cours de sa vie errante, il nouait des amitiés qui devaient lui être précieuses.
Dimanche 20 décembre. — Église pleine. M. Mackenzie prêche sur Matthieu ch. 12, un beau sermon très sérieux et pratique, un peu long, d’autant plus que la chaleur est étouffante. L’après-midi, M. Sykes prêche en séchuana sur : « Je ne veux savoir autre chose… » 1 Corinthiens 2.2. Aussi très pratique. L’auditoire a été très attentif. Oh ! si l’Esprit de Dieu soufflait sur ces os, comme ils revivraient !
Lundi 21 décembre. — Passé toute la matinée avec ces messieurs à parler et discuter sur différents sujets qui ont rapport à la Mission et écouté des détails sur l’œuvre de ces frères. M. Sykes est un homme de foi. Quand je pense qu’avec M. Thomas, ils ont travaillé près de dix ans sans voir aucune conversion parmi les Matébélés ! Nos amis sont partis l’après-midi pour Kourouman.
« Au commencement de janvier (1869), écrit Coillard à sa mère, comme nous nous préparions à aller visiter les annexes, M. Moffat nous pressa d’aller à Kourouman, où tous les missionnaires de la Société de Londres qui sont dans ces pays-ci se trouvaient réunis. Plusieurs de ces messieurs nous avaient visités à Motito. Nous fûmes bien heureux de les revoir et de faire la connaissance de leurs collègues. Parmi ceux que nous connaissions déjà se trouvaient MM. Price et Sykes. M. Price était allé en 1859-1860 de l’autre côté du Zambèze, bien loin d’ici, pour y commencer une mission parmi les Makololos. Il n’était pas seul, mais il fut le seul qui revint vivant de ces contrées lointaines. Ce qu’il eut à souffrir dépasse tout ce que j’ai entendu. Sa femme, son enfant, ses compagnons M. et Mme Helmore et deux de leurs enfants et plusieurs de leurs domestiques périrent presque en même temps, et, pour ajouter à ces malheurs, les Makololos lui prirent tout : voitures, bœufs, provisions, jusqu’à ses vêtements. Il échappa à la mort comme par miracle. Un de ses collègues, M. Mackenzie, que les couches de sa femme avait retenu dans la Colonie, le rencontra accidentellement sur une rivière dans un canot, lorsqu’il se rendait lui-même chez les Makololos. Une heure plus tôt ou plus tard, ils ne se seraient jamais rencontrés, et M. Price serait mort. Maintenant il s’est établi chez les Bakuénas, une tribu parente de celle des Bassoutos. »
« Il est douloureusement intéressant, ajoute Coillard, de recueillir de sa bouche une foule de détails sur cette tentative héroïque qui fixa alors les regards de l’Église et remua si profondément les cœurs. C’est là une glorieuse page dans les annales des missions contemporaines, une page bien connue de tout le monde.
Les Makololos sont aussi des Bassoutos qui ont émigré depuis une cinquantaine d’années de l’autre côté du Zambèze et y ont vaincu d’autres tribus qu’ils se sont assujetties. Mais, tout dernièrement, à la mort de leur chef Sékélétou (en 1866), ces tribus se sont révoltées, ont massacré par milliers les Makololos et les ont littéralement exterminés. Tels sont les jugements de Dieu ; ils sont terribles.
[Les Makololos, qui étaient donc des Bassoutos, avaient implanté leur langue et leurs mœurs parmi les populations de la rive gauche du Zambèze. Cette langue et ces mœurs persistèrent après leur extermination et Coillard les y retrouva lorsqu’en 1878 il traversa le Zambèze, et il pouvait dire, dans son Rapport de 1880 au Comité de Paris, que ces régions au delà du Zambèze semblaient « un quartier reculé » du Lesotho.]
M. Sykes, lui, est depuis près de dix ans avec un autre missionnaire dans le pays de Mossélékatsi, bien loin d’ici : il faut voyager deux mois pour y arriver. Les Matébélés sont, comme les Zoulous de Natal, très sauvages et M. Sykes dit que pas un ne s’est encore converti. Ces pauvres missionnaires ont eu beaucoup à souffrir de la tyrannie de Mossélékatsi, qui vient de mourir. M. Sykes raconte que le vieux chef assistait quelquefois au service ; alors, la cour où l’on s’assemblait était comble. Mais si, au milieu de la prédication, Mossélékatsi entendait quelque chose qui ne lui plût pas, il s’avisait simplement d’éternuer et aussitôt toute l’assemblée d’étendre les bras vers lui et de lui prodiguer les titres et les éloges les plus flatteurs, criant à qui mieux mieux. Ce vacarme, qui durait à peu près dix minutes, étant apaisé, le missionnaire reprenait son discours, heureux si le chef ne s’avisait plus d’éternuer.
Nous jouîmes beaucoup des huit jours que nous passâmes à Kourouman. C’est une véritable oasis au milieu du désert. Pensez donc que nous y avons fait la connaissance d’un Parisien et de sa femme, des Juifs très respectables, M. et Mme Lévy. Ils sont venus passer une semaine avec nous à Motito. Nous avons donc parlé français et de la France à cœur joie, et, ce qui vaut mieux encore, nous avons lu la Bible et prié et discuté ensemble les grandes vérités du salut en Jésus-Christ. Oh ! qu’on voudrait pouvoir le déchirer, ce voile des enfants d’Israël qui cache encore à leurs yeux la glorieuse personne de Celui au nom duquel tout genou doit plier et que toute langue doit confesser et proclamer Sauveur et Dieu ! »
A peine revenu à Motito, Coillard, enrichi de connaissances et d’amitiés nouvelles, en repartit le 29 janvier 1869.
« Vous savez quelle était notre mission à Motito, écrit-il au Comité. Notre ministère y a été de courte durée et nous n’osons espérer que le peu de bien que nous y avons fait soit permanent. En février (1869), nous commençâmes dans le district une tournée d’évangélisation. Nous pensions être quatre ou cinq semaines en voyage, mais le Seigneur en avait décidé autrement. »
Coillard ne devait pas revenir à Motito, et, quelques mois après son départ, cette station était cédée à la Société des Missions de Londres. M. et Mme Coillard visitèrent Nyessa, où Mme Coillard fut gravement atteinte de la dysenterie, puis Morokoeng. Après avoir quitté cet endroit :
« La faim se faisait sentir et nous étions en plein désert. Nous dételâmes, un soir, près d’une mare d’eau salée, espérant y trouver du gibier. Bientôt, des hurlements effrayants qui sortaient des roseaux nous convainquirent que nous étions dans des parages dangereux. Toute la nuit, nos gens entretinrent des feux, tirèrent des coups de fusil ; le roi du désert nous salua de loin, mais ne nous visita pas. Nous partîmes, au point du jour, pour aller camper sous un bosquet de mimosas, sur les bords d’un étang couvert d’oiseaux aquatiques. Quel bonheur ! voilà l’abondance ! Hélas ! après avoir abattu un canard, un seul, mon domestique, qu’une si bonne chance rend nerveux, charge à plomb en oubliant la poudre, bourre et bourre si bien que tous nos efforts pour vider l’arme sont vains, et cela, pendant que des nuées d’oiseaux s’abattent sous nos yeux de la manière la plus agaçante. Mais voyez la bonté de Dieu ! Des pâtres, qui fuient avec leur bétail, ont aperçu le wagon ; ils nous apportent, avec des outres de lait caillé, les quartiers d’une grosse antilope fraîchement tuée. Le marché est vite conclu, et, avec l’abondance, l’entrain rentre au campement. Nos Bassoutos passent le reste du jour à dépecer et à sécher la viande, et à chanter. »
Coillard arriva à Mamousa à la fin de février, il y passa « un mois des plus agréables », en plein travail. C’est là que, le 26 février, jour de l’anniversaire de son mariage, il remet à sa femme le message suivant :
« Non ! nous ne perdons pas la souvenance du jour le plus beau des beaux jours de notre vie ! Que de bénédictions le Seigneur n’a-t-il pas répandues sur nous ! Par quels chemins raboteux et mystérieux ne nous a-t-il pas fait marcher ! Ce n’est pas précisément là l’avenir que nous rêvions, mais le Seigneur a été fidèle et ne nous a pas désappointés. Et, ma bien-aimée, n’est-ce pas là un gage assuré que, par quelque circonstance qu’il nous appelle encore à passer il sera encore et toujours le Dieu qui ne change point, le Dieu toujours fidèle ?
Nous sommes riches d’expériences aujourd’hui plus que nous ne l’étions alors. Me diras-tu que nous en avons fait d’humiliantes et de tristes sur la méchanceté de nos cœurs ? Oui, c’est bien vrai. Mais c’est là un stimulant pour nous, pour nous appuyer sur le Sauveur, et une preuve que nous avons besoin l’un de l’autre.
Puisque Dieu a couronné tous ses bienfaits envers nous en faisant de nos deux vies une seule vie, de nos deux cœurs un seul cœur, pour le temps et pour l’éternité, soyons-en dignes, soyons dignes l’un de l’autre. Nous ne serons jamais séparés. Si même l’un partait avant l’autre, celui-ci ne resterait pas longtemps en arrière.
Que paix te soit ! Sois couronnée aujourd’hui, non pas comme jadis de fleurs, mais des bénédictions d’En-Haut ! C’est la prière de ton Frank. »
A la fin de mars, Coillard s’apprêtait à partir de Mamousa pour retourner à Motito quand la maladie le surprit ; Mme Coillard était encore faible ; leurs gens « avaient aussi dû payer leur tribut à ce climat chaud ».
« Par un inexplicable oubli, écrit Coillard (3 avril 1869), nous n’avions ni les médecines, ni les petits conforts qui, en pareil cas, sont de première nécessité. Nous étions dans notre voiture par une pluie battante et un soleil de feu qui se succédaient tour à tour. Triste hôpital qu’un wagon ! Un missionnaire de la Société de Londres, ayant appris notre détresse, vint à notre secours. Le Seigneur, dans sa miséricorde, m’a une fois encore ramené à la vie ; c’est comme si, en me mettant tant de fois en présence de la mort, il voulait me familiariser avec elle et donner plus de réalité aux choses du ciel.
Les nouvelles de la pacification du Lesotho nous sont parvenues dans ces circonstances. Une lettre très édifiante de notre troupeau, avec quelques lettres antérieures de nos frères, nous convainquent que le chemin de Léribé nous est enfin ouvert et que notre présence y est nécessaire. Nous nous mettrons donc en route dans l’espoir que le voyage me fera du bien.
Les Koranasb s’affligent de voir nos préparatifs de départ. Braves gens, nous leur rendons bien l’affection qu’ils nous ont vouée. Leur désir d’avoir un missionnaire résidant parmi eux est extrême et ne peut être égalé que par le besoin qu’ils en ont. Nous garderons toujours d’eux et de notre séjour parmi eux le plus doux souvenir. Que le bon Berger veille encore sur ces brebis délaissées et pourtant si intéressantes !
b – Peuplade habitant la région de Mamousa.
Il n’était plus question de retourner à Motito, et, en avril, Coillard reprit le chemin de Léribé, où il arriva le 9 mai. C’est de là qu’il écrit à sa mère le 15 juin :
« C’est à Mamousa que je suis tombé malade. Les Koranas, ces bonnes gens, nous ont gagné le cœur par leur dévouement. Ils vivent dans des huttes couvertes de nattes et entourées d’un petit mur. Aussi, quand les chrétiens veulent prier et être seuls, ils vont dans les champs sous quelque arbre solitaire et là, épanchent leur cœur devant Dieu. Dans leur langage « aller sous les arbres » c’est aller prier et c’est ce qu’ils font généralement deux ou trois fois par jour. Que c’était touchant de voir le vieux Moshueu, le chef, entrer en pleurant et consoler Christina, en lui disant que Dieu ne manquerait pas de me rétablir, car, depuis que j’étais malade, tous les chrétiens fréquentaient assidûment leurs arbres ! « Nous étions des orphelins, disait-il, nous dépérissions ; comment Dieu nous enlèverait-il par la mort la mamelle qui nous allaite ? » En effet, le Seigneur m’a rétabli et bien promptement, gloire et grâces lui en soient rendues !
« Tout le temps que nous avons été à Mamousa, les Koranas chrétiens nous ont comblés de bontés. Ils me rappelaient les gens d’Asnières ; ils ont comme eux le cœur chaud et sur la main. Ils ont tout fait pour nous retenir parmi eux, mais nous nous devons tout d’abord à notre troupeau de Léribé. Nos Bassoutos nous écrivaient de hâter notre retour, que toutes les affaires politiques étaient réglées. Nous partîmes donc au milieu des pleurs et des prières des Koranas. Plusieurs nous accompagnèrent en wagon et à cheval, à plusieurs jours de distance ; mais, à la fin, il fallut se séparer. Les Boers ne nous inquiétèrent pas ; la plupart se montrèrent serviables. Un seul, apprenant que j’étais un missionnaire, nous refusa de dételer sur sa ferme.
Vous pouvez deviner la joie de nos Bassoutos quand nous arrivâmes. Mais Molapo est encore sous le joug de l’État libre, et, quand nous traversâmes le Calédon près de la station, le magistrat que le gouvernement a placé ici nous envoya une lettre pour nous interdire de rentrer chez nous. Je lui répondis que j’étais un voyageur, que je venais visiter mon église, et qu’en cette qualité, personne n’avait le droit de m’arrêter. Il ne fit plus de difficultés, référa de la chose aux autorités et nous allâmes tout droit dans notre maison ; voilà un mois que nous y sommes.
Notre maison est bien délabrée et bien sale, car Molapo l’a occupée avec ses femmes ; tous les murs sont luisants de graisse et d’ocre. Nous sommes pourtant contents d’avoir un toit sur nos têtes, et de revoir cet endroit où nous avons eu tant de joies et tant de souffrances. Ce qui nous fait grand plaisir, c’est de trouver que l’œuvre prospère. J’ai trente-deux catéchumènes que je prépare au baptême. Quelques-uns sont des gens dont le zèle nous édifie ; d’autres sont des jeunes filles de notre école ; la plupart sont des femmes de polygames que leurs maris ont persécutées de mille manières pour leur faire abandonner Christ. Elles ont tenu ferme. L’une d’elles, autrefois une femme de Molapo lui-même, vit dans notre maison comme domestique.
Le père de notre petit Samuel, Nathanaël Makotoko, nous fait presque honte par l’ardeur de sa piété. Il ne manque aucune occasion de parler à d’autres de son Sauveur et il est si heureux, si joyeux. Il vit encore dans une caverne de la montagne et n’en sortira que pour venir s’établir sur la station, quand toutes les affaires seront réglées. Il vient presque chaque jour nous voir. Il reste toute la journée, mettant la main à n’importe quel ouvrage, et souvent il faut qu’il passe la nuit sous notre toit. C’est un digne homme, un chrétien qui en ferait rougir plus d’un en France. Il disait l’autre jour, à la suite d’une conversation : « Il n’y a rien de doux au cœur comme d’entendre dire que quelqu’un se convertit. » — « Je crois bien, lui dis-je, puisque même les anges du ciel, qui ont tant de sujets de joie, se réjouissent pour la conversion d’un seul pécheur. »
Samuel grandit et parle très bien l’anglais. Joas est maintenant un jeune homme qui nous donne de la joie, car nous avons tout lieu de croire que la grâce de Dieu a changé son cœur. Il est allé en visite chez ses parents à Thaba-Bossiou et reviendra compléter son éducation.
Nous sommes maintenant en hiver et nous sentons beaucoup le froid dans notre maison vide, après les chaleurs de l’intérieur. Nos bagages sont encore à Natal. Ce temps froid me fait beaucoup de bien et je me sens déjà plus fort. Nous avons trouvé nos gens ici dans un grand dénuement. Vous savez que les Boers ont pris ou brûlé tous leurs vêtements pendant la guerre. Nous avions bien quelques morceaux d’indienne, mais qu’est-ce que cela ? Christina a dû donner plusieurs de ses robes et ma générosité a dû nécessairement subir la même épreuve. Comme une caisse de vêtements ou d’étoffes nous rendrait donc service ! Mais ce n’est pas à vous, ma pauvre mère, que je devrais dire cela.
J’ai reçu, l’autre jour, votre bonne lettre. Oh ! ces quatre-vingts ans dont vous me parlez ! Ils vous rapprochent bien du ciel, ma chère mère. Je prêchais dimanche dernier sur ces solennelles paroles d’Amos : « Prépare-toi à la rencontre de ton Dieu, » un sermon qui, j’ai tout lieu de le croire, a été béni pour quelque âme. On pleurait beaucoup pendant le service, et l’émotion était si grande que plusieurs ne purent pas chanter le dernier cantique. J’ai pensé à vous, ma mère bien-aimée, je pense souvent à vous, et la nuit, quand je ne puis pas dormir, je prie pour vous. Par moments je me sens triste de ne pouvoir plus vous parler comme autrefois. Peut-être pensez-vous que j’ai cessé d’être un bon fils, un fils affectueux. Mes lettres ont été rares ces dernières années ; mais, ma chère mère, vous ne pouvez pas vous faire une idée de la vie agitée que nous avons menée. Je veux vous écrire plus souvent, maintenant que nous sommes au Lesotho et que nous pouvons envoyer des lettres plus facilement. »