d Il y a dans le département de la Haute-Vienne, à onze lieues environ de Limoges, une commune composée de hameaux dispersés ; elle a nom Villefavard. Avant les travaux de la Société évangélique, c’était un endroit perdu dans la montagne, et séparé, plutôt que rapproché de la plaine, par des chemins qui n’étaient que des fondrières. On y arrive maintenant par une belle route qui serpente au flanc de collines verdoyantes. En 1831, les habitants, qui s’étaient détachés de l’Eglise romaine depuis la révolution, demandèrent un prêtre à l’abbé Châtel, qui venait d’essayer de relever à Paris l’Eglise gallicane. Ce prêtre reçut en 1843, d’un homme de Chateauponsac, un livre de controverse de Drelincourt. Il le lut, compara des textes :
d – La matière des chapitres 6 et 8 nous a été fournie principalement par les anciens rapports de la Société évangélique de France (années 1844-1887), et par l’excellente brochure publiée par M. Mouron en 1883, à l’occasion du cinquantenaire de cette société. Nous avons aussi eu le privilège de pouvoir utiliser pour plusieurs détails l’intéressant travail de M. le pasteur Maury, qui a eu l’obligeance de nous en communiquer le manuscrit avant sa publication. Nous lui en témoignons ici notre vive reconnaissance.
– Je suis protestant, dit-il le dimanche suivant au prône.
– Nous serons aussi protestants, répondirent ses fidèles, les habitants de la commune, tous, sauf quatre, lesquels dirent :
– Demeurons comme nous sommes, car nous serions les seuls protestants de ce pays, et alors comment nos fils et nos filles pourraient-ils se marier ?
Quoiqu’il ne fût point question, pour lors, de conversion réelle, de régénération, ces gens prirent la chose au sérieux. Ils firent des démarches qui amenèrent l’envoi d’un colporteur biblique. Le colporteur vint, vit la moisson qui blanchissait, et écrivit à Paris pour demander un pasteur.
M. Roussel s’offrit spontanément. Il était bien l’homme de la situation : « énergique, primesautier, logique en même temps, il s’entendait à réunir et à persuader les foules ; » il ne craignait pas la lutte, n’était arrêté par aucune entrave officielle, et ne s’épargnait jamais lorsqu’il s’agissait de prêcher l’Evangile. Il était, il est vrai, sous le coup d’une double condamnation, pour avoir prêché à Senneville. Cela ne l’empêcha pas d’aller le 31 mars de la même année faire son premier culte à Villefavard.
Le matin de ce même jour, un abbé, envoyé par l’évêque de Limoges, et dont l’unique mission était d’empêcher les Villefavardais de se convertir, arriva dans la commune avec deux enfants de chœur, et suivi d’un cheval portant tout ce qui lui était nécessaire pour dire sa messe en plein air, car, malgré toutes ses sollicitations, il n’avait pu réussir à louer une grange pour y accomplir cette cérémonie. Il s’établit donc sous un noyer, sur une pelouse aboutissant à la vaste grange, prêtée et préparée par les habitants pour la prédication de M. Roussel. Or, comme l’heure de la messe coïncidait à peu près avec celle indiquée pour le culte évangélique, la pelouse était couverte de gens qui, sans avoir l’air de remarquer ce qui se passait à côté d’eux, se conduisirent de manière à ne point troubler l’abbé dans l’exercice de ses fonctions. Puis les portes de la grange s’étant ouvertes, chacun y prit place avec empressement, mais avec le plus grand ordre. Alors M. Roussel commença le service en présence de quatre cents personnes, c’est-à-dire de la totalité de la commune, car pas un seul habitant, non, pas un seul, pas même les quatre hésitants, n’était resté chez lui.
« J’ai voulu, écrivait, le lendemain, M. Roussel au secrétaire de la Société évangélique, ne vous donner que le narré succinct et presque froid de la journée d’hier ; mais si j’avais voulu vous la dépeindre telle que je l’ai sentie, cette journée, j’aurais dû vous dire qu’elle a été une des plus douces de ma vie. C’était un recueillement admirable pendant le service, et ensuite de longues conversations paisibles, heureuses sur tout ce qui s’était passé. Je ne crains pas de dire que l’Esprit de Dieu planait sur le village. En parcourant, l’après-midi et jusqu’au soir, les hameaux pour y revoir mes auditeurs du matin, j’ai trouvé partout l’expression de la plus franche cordialité et du bonheur. Un paysan me disait : Voyez : avant vous, nous avions les yeux comme ça (et il se mettait la main sur les deux yeux), et maintenant nous voyons jusque là-bas et clair comme là-bas ! et du doigt il me montrait à l’horizon le soleil couchant embrasant les nuages. »
« Il nous est pénible de vous apprendre, ajoute le rapporteur de la Société évangélique, que cette œuvre, commencée sur le vœu si unanime et sur la demande si expresse des habitants de Villefavard, et commencée par tous ceux qui s’y sont associés dans un tel esprit de douceur et de paix, a été arrêtée momentanément par ordre de l’un des premiers magistrats du département. » En effet, après ce premier culte, les gendarmes étaient survenus, avaient apposé les scellés sur l’église de Villefavard, enjoint à l’abbé Lhost de ne plus s’occuper de la paroisse, et à M. Roussel de se taire, sous peine de la prison. M. Roussel dut retourner provisoirement à Paris.
Le journal religieux le Semeur annonçait avec indignation cette interdiction du culte protestant à Villefavard : « Nous avons parlé il y a quelque temps, dit-il, d’une circulaire de M. Martin (du Nord) aux préfets, sur le libre exercice du culte ; nous avons dit qu’il ne fallait pas s’y fier, que, destinée surtout à amortir la discussion qui doit avoir lieu dans la Chambre des députés à l’occasion des pétitions qui lui ont été adressées, elle était sans doute accompagnée de notes qui en annulent l’effet.
C’est ce qui résulte clairement aujourd’hui de l’opposition apportée par monsieur le préfet de la Haute-Vienne à la célébration du culte protestant dans la commune de Villefavard, sous prétexte qu’aucun habitant de Villefavard n’appartient à l’Eglise réformée, et que dès lors l’intervention du sieur Roussel (que les habitants avaient appelé au milieu d’eux) est sans but et ne saurait être de bonne foi.
Ainsi donc, désormais,… nul ne pourra modifier ses croyances sans le contre-seing du pouvoir ! Il y a dans cette prétention quelque chose de si exorbitant et de si grossier qu’on aurait tort de s’en plaindre. De tels actes font sentir la nécessité de l’accord à y résister.
Toutes les autres circonstances ajoutent d’ailleurs à l’odieux de cet acte de violence. C’est une commune entière, jusqu’au dernier de ses habitants, qui avait témoigné le désir d’être instruite dans la religion réformée, après s’être ouvertement et depuis longtemps séparée de l’Eglise romaine. De plus, M. Roussel avait obtenu du maire de la commune le récépissé de sa déclaration relative à l’ouverture du culte, et la permission exigée par la loi pour l’usage du local où il devait se célébrer. Il se présentait, en outre, avec une délégation du Consistoire le plus voisin. On le voit, ce n’est pas à l’illégalité de la forme qu’on en veut, c’est à l’exercice même du droit. Eh bien, c’est le droit qu’il faut conquérir, puisqu’on le nie, et nous ne connaissons à cela d’autre moyen que d’en faire usage.
Félicitons, avant de finir, M. le ministre Roussel d’avoir saisi avec empressement la première occasion qui s’est offerte à lui de tenir loyalement l’engagement qu’il avait pris devant le tribunal de Versailles, vis-à-vis de sa conscience et du public, de se placer aussitôt que possible en état de récidive. Des circonstances spéciales à Senneville (le séquestre mis sur le lieu de culte, entre autres) avaient fait penser à ses amis que ce n’était pas là même qu’il convenait le mieux d’accomplir ce qu’il avait promis ; en le faisant à Villefavard, il s’est exposé aux mêmes poursuites et à la même aggravation de peine. Aussi, dans les considérants de son arrêté, monsieur le préfet de la Haute-Vienne a-t-il eu soin de s’appuyer sur l’arrêté de la cour de cassation qui a rejeté l’année dernière le pourvoi de M. Roussel.
Si cet exemple est souvent imité, et l’occasion n’en manquera pas, à en juger par les dispositions à se séparer de l’Eglise romaine qui se manifestent sur divers points du royaume, nous obtiendrons enfin cette liberté des cultes qui n’est pas moins nécessaire au bon ordre et à la tranquillité publique qu’à la religion même. » (Le Semeur, 17 avril 1844).
M. Roussel, en rendant compte de cette première opposition de l’autorité, termine son allocution dans une assemblée de la Société évangélique par ces paroles encourageantes : « Espérons que cette interdiction ne sera que pour un temps : quand le Seigneur ouvre une porte à l’Evangile, nul ne peut la fermer. S’il plaît à Dieu, je retournerai à Villefavard, et j’ai la confiance que le mouvement religieux qui s’est manifesté dans cette commune, et dans plusieurs communes voisines, ne sera point arrêté. »
M. Roussel et ses amis utilisèrent le temps de son séjour forcé dans la capitale pour faire valoir auprès du gouvernement les droits des paysans de Villefavard. Les démarches paraissent avoir duré une année entière. Enfin l’autorisation ministérielle fut accordée, expédiée de Paris ! Mais elle tardait beaucoup encore à arriver à Villefavard. Elle fut, paraît-il, retenue aussi longtemps que possible dans les cartons de monsieur le préfet, sur le conseil ou à la demande de monseigneur l’évêque de Limoges.
Confiant dans l’avenir, M. Roussel s’était remis en route pour le Limousin au mois de juillet 1844, c’est-à-dire quinze mois après sa première visite. Il emmenait avec lui sa famille, dans le but de s’installer avec elle à Villefavard.
Ce village était dans un état aussi primitif que n’importe quel autre petit village du centre de la France. Chaque famille de paysans occupait elle-même sa pauvre petite chaumière ; aucune n’aurait pu partager son logement avec un hôte venu du dehors, et quant aux provisions et autres objets de première nécessité, il ne fallait compter ni sur un magasin ni sur un marché dans le hameau ou dans les environs. La famille Roussel dut s’estimer heureuse de trouver au moins des châtaignes et du lait, nourriture presque exclusive des gens du pays.
Quant au logement, il fallut toute l’ingéniosité de M. Roussel et la bonne volonté de madame pour arriver à se caser. Un paysan du village tenait ce qu’il appelait une auberge dans une moitié de sa maison ; cette unique auberge contenait une unique chambre à coucher, au premier étage, et une salle commune au rez-de-chaussée. M. et Mme Roussel ne s’achoppèrent pas à la simplicité de ce logement. Prenant de grands draps de lit, une corde et des clous, ils tendirent les draps en travers de la chambre, et obtinrent ainsi à peu de frais une cloison mobile qui séparait leur domaine de celui de la bonne et de l’enfant. Plus tard, lorsque les deux fils laissés jusqu’aux vacances à la pension Keller (pépinière de la jeunesse protestante), vinrent rejoindre leurs parents, deux petits lits de camp portatifs furent dressés où l’on put, dans la salle d’auberge, probablement. Ces petits lits firent désormais partie intégrante du bagage de la famille missionnaire.
Cette salle d’auberge fut immédiatement transformée en salle d’école provisoire. En attendant l’arrivée d’un instituteur breveté, tout le monde, dans la famille Roussel, concourait à tenir cette école improvisée.
Monsieur le pasteur y essayait sa méthode naturelle de lecture (en grands tableaux) sur les garçons du village ; sa petite Zizi, qui savait tout juste lire elle-même, s’essayait comme monitrice auprès d’élèves trois fois plus gros et plus grands qu’elle, et la bonne initiait les jeunes filles aux mystères de la couture. Quant à Mme Roussel, elle trouva dans le courant de l’hiver ample carrière à son activité chrétienne par les soins à donner aux malades privés de tout secours.
Il ne s’agissait plus que de faire sortir des cartons du préfet l’autorisation officielle de célébrer le culte protestant. On se mit à la recherche de ce précieux papier : deux paysans partirent pour Limoges, parlèrent d’en appeler à Paris, et obtinrent enfin l’assurance qu’ils le recevraient bientôt. Deux jours après, il était à Villefavard. Aussitôt on courut à l’église, on démolit l’autel, on enleva les saints et l’on renversa le grand bénitier, qui servit désormais de pied à la table de communion.
Une chaire fut aussitôt improvisée, chaque famille se fabriqua un banc,… et le dimanche suivant on inaugura solennellement l’ancienne église catholique transformée en « temple de Villefavard. » On retrouve encore aujourd’hui, paraît-il, dans quelques familles de la localité, des débris de l’ancienne église : ici un chandelier, là une boiserie ; ailleurs, le lutrin transformé en guéridon. Rien n’a été inutilement détruit ; tout a été utilement transformé.
L’œuvre commencée d’une manière si encourageante ne fut pas un simple feu de paille. Elle s’affermit et se développa. Le culte évangélique fut assidûment suivi par la totalité des habitants. Outre le pasteur, la Société évangélique envoya bientôt à Villefavard un instituteur, élève de l’école normale, et une institutrice. Cent trente enfants profitèrent de ces deux écoles. Le local se trouvant insuffisant, les habitants s’occupèrent avec zèle de la construction d’une nouvelle maison d’école. Près d’une centaine d’entre eux, transformés en ouvriers volontaires, fournirent gratuitement leur temps et leur travail, montrant ainsi l’importance qu’ils attachaient à tout ce qui pouvait contribuer aux progrès de l’instruction et de l’évangélisation de leurs enfants.
La prospérité de l’œuvre extérieure eût été peu de chose s’il n’y avait eu en même temps progrès intérieur, spirituel. Grâce à Dieu, ces progrès se réalisaient aussi.
« Malgré quelques misères, écrivait le pasteur de Villefavard en 1845, voilà une commune entière soumise à l’influence de la Parole de Dieu, et pour quiconque croit à cette influence, c’est déjà là un bien incalculable. Ceux qui avaient eu le plus de peine à faire le premier pas vers l’Evangile s’applaudissent maintenant de l’avoir fait et s’étonnent d’avoir pu rester si longtemps enveloppés dans de si épaisses ténèbres… Les mœurs, en général, se sont améliorées. Un aubergiste me disait qu’il débite cet hiver la moitié moins de vin que les autres années. Ensuite, le fait de cent trente enfants élevés par des maîtres chrétiens n’est-il pas aussi une chose des plus réjouissantes ?
Depuis deux mois que j’ai commencé pour eux une instruction religieuse, leur intelligence s’est bien développée. Leurs cœurs aussi s’émeuvent, et je suis-moi-même attendri, édifié et encouragé en voyant quelques-uns de mes auditeurs fondre en larmes quand je leur parle de l’amour du Sauveur. Non, me dis-je alors, il n’est pas possible que Dieu ne se crée pas ici un troupeau de vrais adorateurs ! »
Et l’instituteur pouvait écrire de son côté à la-même époque :
« Le carnaval s’est passé ici avec infiniment plus de calme que les années précédentes. Afin de prévenir les dissipations habituelles, je m’entretins avec mes élèves, quelques jours avant, sur ces tristes, plaisirs, et après avoir examiné ensemble tout ce que l’on faisait pendant ces temps de folie, je leur montrai, la Bible à la main, que de tels excès sont tout à fait condamnés par la Parole de Dieu. J’espère, leur dis-je en terminant, que vous comprendrez pourquoi je ne donne point congé, comme le font les autres instituteurs, et que vous aimerez mieux vous rendre à l’école pendant le jour du Mardi gras, que d’aller vous livrer à de soi-disant plaisirs que Dieu proscrit formellement. – Tous ne vinrent pas, mais nous eûmes cependant la joie de compter sur les bancs de nos classes plus de quatre-vingts élèves ce jour-là. Un curé du voisinage ayant appris que je ne donnerais pas congé dit qu’il voulait faire comme les protestants et qu’il y aurait école le Mardi gras. »
Nous ne savons pas combien d’élèves monsieur le curé put réunir ce jour-là dans sa classe.
Non loin de Villefavard se trouve une commune tout aussi importante : Balledent. Le maire, l’adjoint, six conseillers municipaux et tous les habitants de cette commune sachant signer avaient aussi adressé à M. Roussel un appel pour qu’il vînt leur annoncer l’Evangile. Ils alléguaient, pour appuyer leur requête, les Bibles répandues parmi eux d’ancienne date, les traités lus récemment avec un vif intérêt, et quelques prédications qu’ils étaient allés entendre à Villefavard. Dans le courant du mois de juillet 1845, M. Roussel put se rendre à leurs désirs et prêcha pour la première fois dans cette localité, en présence de plus de deux cents personnes. Cette œuvre s’étant rapidement consolidée, la Société évangélique y plaça, dès l’année suivante, un pasteur à poste fixe et une institutrice, et, grâce au concours de quelques amis, M. Roussel put y faire construire un temple plus en harmonie avec les besoins des fidèles que ne l’était la petite salle où ils se réunissaient pour célébrer le culte. Dès sa première année de travail, le pasteur auquel cette Église naissante avait été confiée écrivait à son Comité :
« Si l’on considère l’œuvre de Balledent dans son aspect général, on devra reconnaître qu’il y a eu bénédictions reçues et sujet de rendre grâce à Dieu. C’est déjà un heureux résultat qu’une population placée sous l’influence de l’Evangile. Tous ceux qui, dans l’origine, s’étaient prononcés pour notre cause ont persévéré dans leur résolution, malgré les intrigues de toute espèce employées pour les décourager. La Bible est lue dans beaucoup de maisons ; on commence à comprendre la vérité, elle est écoutée avec plaisir, et l’on peut espérer qu’elle portera des fruits de conversion et de vie. Le culte est habituellement suivi par plus de cent cinquante auditeurs. C’est un auditoire fixe, qui se compose de personnes franchement attachées au protestantisme. L’auditoire est aussi attentif, aussi recueilli que dans quelque église que ce soit. Souvent, par les temps les plus mauvais, j’ai vu la salle pleine. Il y a quelques jours que monsieur le président du Consistoire de Lezay est venu nous visiter. Le temps étant très mauvais, il ne s’attendait à avoir qu’une dizaine d’auditeurs, d’autant plus que nul n’avait été prévenu de la chose ; mais il fut aussi surpris que réjoui lorsqu’il fut entouré par plus de quatre-vingts personnes, dont quelques-unes étaient venues de fort loin, et qui toutes écoutèrent l’explication de la Parole de Dieu avec une attention soutenue. Le désir d’instruction est général parmi les habitants : tous les soirs, sauf le jeudi, qui est consacré à une explication familière de l’Evangile, quarante adultes assistent à une leçon de chant, suivie d’une leçon de lecture et de grammaire. Il y en a, en outre, qui viennent chez moi chaque matin. Parmi ceux qui ont commencé à apprendre à lire depuis mon établissement ici, il en est beaucoup qui maintenant peuvent se servir de leur Nouveau Testament et de leur livre de cantiques. L’école de notre institutrice compte déjà une trentaine de jeunes filles, qui font des progrès réjouissants. L’une d’elles, à laquelle je demandais pourquoi nous devons croire à l’Evangile, me répondit aussitôt :
– Parce que c’est la Parole de Dieu.
– Et si moi, ou tout autre, nous disions quelque chose de contraire à cette Parole, le croiriez-vous ?
– Non sans doute ; il ne faut croire que Dieu, parce que Dieu seul ne peut pas se tromper.
En résumé, cette œuvre est une œuvre d’avenir : il y a, comme dans toute mission de ce genre, des difficultés, des luttes à soutenir, mais il y a plus encore à espérer. En parlant du bien que la présence des évangélistes a fait dans le pays, un habitant de Balledent me disait, il y a quelques jours : Depuis que vous êtes ici, vous nous avez fait avancer au moins de vingt années. Cette parole, qui était sincère, était un témoignage bien encourageant ; mais surtout comment ne pas bénir Dieu, en voyant une contrée si profondément ténébreuse recevoir avec un pareil empressement la lumière vivifiante de la vérité divine ! »
Le rapport de la Société évangélique continue en ces termes :
« Elle a brillé aussi sur la commune de Rançon, cette lumière vivifiante, et elle y a été accueillie avec le même empressement. En décembre dernier, notre collègue, M. Napoléon Roussel, sollicité par une centaine de pères de famille, y a ouvert le culte évangélique en présence de cinq cents auditeurs attentifs et recueillis. L’auditoire, qui s’était d’abord réuni dans une grange, se réunit maintenant dans un local plus convenable. Nous venons d’adresser vocation à un instituteur et à une institutrice pour cette localité, où un pasteur a été placé.
Voici ce qu’écrivait M. Roussel à propos de ce nouveau champ de travail :
Je voudrais, nous dit-il, vous donner une idée générale de ce qu’on peut attendre ici, et pour cela je ne saurais mieux faire que de vous retracer une matinée de la semaine dernière à Rançon. C’était jour de foire, et les habitants des communes voisines arrivaient de toutes parts ; on vient m’annoncer dans mon cabinet la visite d’un homme envoyé, dit-il, par sa commune ; il entre et me demande ce qu’il faut faire pour avoir un pasteur. Nous causions de cela, lorsque quatre personnes montent et me demandent quand j’irai enfin établir un culte dans leur commune, qui déjà m’a expédié une lettre d’appel couverte de signatures. Je n’avais pas répondu, qu’une troisième députation, d’une troisième commune, arrive et me demande quelles démarches il faut faire pour avoir un pasteur. Avant le départ de tout ce monde arrivent quatre paysans, de quatre différents villages voisins, m’annonçant qu’eux et tous les leurs veulent se faire protestants. Enfin, une cinquième députation vient me demander encore un culte évangélique. Un étranger aurait pu croire que ces gens s’étaient entendus pour venir tous le même jour ; pour moi, qui connaissais d’avance leurs dispositions, je ne vis rien là de surprenant, et je vous le donne comme un signe très ordinaire de l’état du pays. »
« Le mouvement se propageait avec la rapidité d’un incendie dans une poudrièree. Quatre nouvelles stations furent fondées de 1845 à 1846 : Thiat, Clavières, Droux, Chateauponsac, ce qui, avec Rançon, Balledent et Villefavard, portait déjà à sept le nombre des localités régulièrement évangélisées. Le chef-lieu du département, Limoges, eut bientôt son tour.
e – Rapport du cinquantenaire de la Société évangélique de France, par M. Mouron. Paris 1883.
Lorsque, après un exil d’au moins cent soixante années, le protestantisme reparut dans Limogesf, il ne s’y trouva pas une seule famille se rattachant aux premiers chrétiens réformés. Les quelques individus protestants de naissance qu’on parvint alors à découvrir étaient tous étrangers à la ville, et plusieurs, alliés à des femmes catholiques, laissaient élever leurs enfants dans l’Eglise romaine. A cette époque, un vaste mouvement protestant s’opérait dans plusieurs communes de la Haute-Vienne. M. le pasteur Roussel, qui était à la tête de ce mouvement, vint à Limoges, et le 1er septembre 1844 il tenait une première réunion publique dans le local de l’ancien dépôt de mendicité, situé près du pont Saint-Martial. Un an plus tard, le 2 novembre 1845, se faisait la dédicace du temple actuel, situé Cours Jourdan, près du Champ-de-Juillet. » (Temple aujourd’hui démoli et reconstruit ailleurs.)
f – Extrait d'un rapport de 1854 à 1855, par M. le pasteur Le Savoureux, à l'Eglise de Limoges. Ce rapport, ainsi que la note suivante, renfermés dans les archives de l'Eglise de Limoges, nous ont été communiqués par M. le pasteur Calluaud.
Les archives de l’Eglise renferment encore ces autres renseignements :
« Les protestants de Limoges désiraient un temple et ne savaient comment se le procurer. Sur l’avis de M. Roussel, ils résolurent de chercher eux-mêmes les. moyens de le bâtir. M. Roussel fit des voyages de collecte en Angleterre et ailleurs. Le provenu (sic) fut employé à bâtir un temple très convenable, qui fut mis sous le nom de Napoléon Roussel. Cependant, à l’époque de son départ, ce pasteur déclara formellement à la communauté de Limoges qu’il voulait lui assurer la propriété d’un temple bâti à son intention et par des deniers recueillis pour elle, et la prémunir contre tout abus ou erreur qui pourrait naître plus tard de l’inscription du bâtiment sous son nom de Roussel. Il fit rédiger un acte de cession du temple à la communauté de Limoges ou aux protestants de Limoges. Il quitta cette ville peu de temps après, et laissa à la Société évangélique de France le soin de continuer son œuvre religieuse… »
Nous lisons encore dans un rapport de la Société évangélique de cette époque :
« Les prédications sont suivies, à Limoges, par une centaine de nos coreligionnaires et par un grand nombre de personnes appartenant à une autre communion. Voici ce que nous écrivait M. le pasteur Poulain, quelques jours après les fêtes de Noël :
Pour satisfaire au vœu des protestants, je me décidai à donner la cène le jour de Noël. Un nombreux auditoire assista à ma prédication, qui fut écoutée avec une religieuse attention. Plusieurs fondirent en larmes, en entendant parler des miséricordes du Seigneur Jésus. Ce service terminé, je congédiai l’assemblée, mais il ne sortit presque personne. Je craignais que l’excitation, la curiosité ou un certain esprit de légèreté n’occasionnassent quelque bruit, et que nous ne fussions troublés ; loin de là : tout fut calme, silencieux, recueilli. Chacun semblait pénétré de respect et d’admiration pour cette simple, mais touchante cérémonie. Tout le monde paraissait profondément ému. Le nombre des communiants fut de dix-huit ou vingt. Ils paraissaient être comme dans un monde nouveau. La joie se peignait sur leur visage. J’ai lieu de croire que ce jour, par la grâce de Dieu, a été en bénédiction, et que le souvenir en demeurera longtemps gravé dans les cœurs.
Dans la même séance où se donnait lecture de la lettre qui précède, M. Cambon cite plusieurs faits relatifs à l’évangélisation de la Saintonge :
Si dix hommes comme M. Roussel avaient travaillé dans ce beau champ, dit-il, l’on eût vu dix fois plus de bénédictions, et les chrétiens devraient comprendre la nécessité de travailler pendant qu’il fait jour. Il faut avoir vu ces pauvres âmes demandant avec ardeur des évangélistes, pour se faire une idée de leurs besoins et de la profondeur du mouvement qui s’est manifesté au milieu d’elles. »
Napoléon Roussel poursuivant sa voie de pionnier se préparait, en effet, à porter l’Evangile dans une localité nouvelle. Des personnes de Jarnac lui avaient conseillé de venir ouvrir un lieu de culte à Mansle (Charente). Elles savaient que M. Lavallée, l’homme influent de la localité, ne voulait pas faire élever ses enfants dans le catholicisme, qu’il y avait un fort courant vers le protestantisme et que de toutes parts on demandait un pasteur. Arrivé à Mansle le 26 avril 1846, M. Roussel y fut si bien accueilli par la population qu’il se décida à y ouvrir un lieu de culte dès le surlendemain.
Telle fut l’origine de l’œuvre de Mansle, entravée plus tard par un long procès dont nous aurons à parler dans un chapitre spécial. Ce procès dura longtemps, du 17 juillet 1846 au 6 janvier 1848, mais l’œuvre qui en fut l’occasion dura bien plus longtemps et dure encore aujourd’hui. Entre autres résultats visibles, nous pouvons citer le fait que deux pasteurs fidèles, actuellement en pleine activité, sont des fils de deux familles de Mansle, converties à l’Evangile à cette époque : ce sont MM. Calluaud, pasteur à Limoges, et Lambert, pasteur à Sainte-Foy-la-Grande.
Avant d’entamer le récit du procès de Mansle (1846), nous devons mentionner encore la création d’une œuvre nouvelle, celle d’Angoulême qui suivit immédiatement. Voici comment M. Napoléon Roussel en a rendu compte lui-même :
« A Mansle, nous avions préparé des sièges pour deux cents auditeurs, nous avons vu venir deux mille personnes… A Angoulême, au contraire, nous attendions deux mille auditeurs, et nous n’en avons eu guère plus de deux cents… Déduisez de ce nombre les protestants venus des environs et ceux de la ville, et vous verrez que nous n’avions qu’un bien petit nombre de mes chers catholiques romains.
Il y a un mois de cela, et voici ce qui s’est passé depuis lors :
A la seconde prédication, nos protestants des environs n’étaient plus là, et cependant l’auditoire n’avait pas diminué ; donc augmentation de catholiques romains.
A la troisième prédication, le bas du temple ne suffit plus et il faut ouvrir la tribune.
A la quatrième prédication, temple et tribune sont pleins.
A la suivante, temple et tribune ne suffisent plus, et deux cents personnes retournent dans leurs maisons.
Mercredi dernier, notre excellent frère, M. Trivier, annoncé comme ex-prêtre, arrive pour présider la réunion, à laquelle sa position personnelle donnait un intérêt de plus. Le temps était obscur, la neige tombait, l’air était froid, le vent violent, et j’accompagnais mon ami au temple avec la pensée de renvoyer à un autre jour trois ou quatre intrépides auditeurs… Au lieu de trois ou quatre, j’en vois arriver un tel nombre que tribune, bancs et couloirs n’y pouvaient plus suffire.
Enfin, hier dimanche, par un temps d’ouragan, hier, sans ex-prêtre pour piquer la curiosité, hier matin, sans ombres pour cacher les Nicodèmes, nous avons eu le temple complètement garni dans le bas, bien que nous eussions fait ajouter un pourtour de trente mètres de bancs, et le soir il a fallu ouvrir la tribune.
Pour donner la mesure de ces nombres, je dois dire que l’intérieur de l’édifice peut contenir cinq cents auditeurs. »
« Après avoir résidé quelque temps à Mansle où avait éclaté un mouvement religieux, nous écrit un membre influent de l’Eglise d’Angoulêmeg, M. Napoléon Roussel vint passer à Angoulême trois ou quatre mois. Antérieurement nous n’avions qu’un culte bimensuel fait par les soins de M. le pasteur Guy de Jarnac. La prédication et le talent de M. Roussel ne tardèrent pas à attirer et à impressionner vivement, un certain nombre de catholiques.
g – M. Bellamy, maire d'Angoulême. « J'étais alors, nous écrit-il dans sa lettre du 10 décembre 1887, le plus jeune des membres en vue du troupeau ; j'en suis maintenant le doyen. » M. Calluaud nous informe qu'il était le bras droit de M. Roussel à Angoulême.
Les services du matin étaient consacrés exclusivement à l’édification. Ceux du soir (le dimanche et le mercredi) l’étaient, dans une certaine mesure, à la controverse. M. Trivier, ex-prêtre, mis à la tête de la nouvelle Eglise de Mansle, venait le mercredi se joindre à M. Roussel. Des catholiques qui s’étaient joints à l’Eglise… quelques familles restent encore, et ne constituent pas l’élément le moins solide du petit troupeau. »
M. Roussel dut quitter Angoulême et y fut remplacé par M. Léon Pilatte dont les travaux furent aussi abondamment bénis.
C’est pendant son séjour à Angoulême, que M. Roussel, pour répondre à l’une de ces savantes calomnies répandues par le cierge catholique contre la Bible soi-disant protestante, écrivit son traité intitulé : Les Bibles empoisonnées pour le clergé catholique, répandues par les colporteurs protestants.
Comme ce petit traité a été condamné et ne se trouve plus en librairie, nous croyons pouvoir en reproduire une bonne partie, d’autant plus qu’il donne une idée des difficultés que nos honnêtes colporteurs rencontraient alors presque partout, et rencontrent trop souvent encore aujourd’hui dans l’accomplissement de leur rude et belle œuvre :
L’autre jour un missionnaire catholique, revenu de la Chine assurait dans l’église de Saint-Pierre à Angoulême que les protestants répandaient dans le Céleste-Empire des Bibles empoisonnées.
Des Bibles empoisonnées ! me dis-je en rentrant à la maison ; quel peut donc être ce poison ? Au même instant, un Nouveau Testament grec, placé sur ma table, tomba sous mes yeux, et je lus dans un avertissement de la première page que le protestant qui avait fait imprimer ce livre avait également publié des Bibles dans une multitude de langues, au milieu desquelles se trouvait la chinoise.
Bien, me dis-je, voici le coupable qui répand des Bibles empoisonnées ; mais s’il empoisonne les Bibles chinoises, pourquoi n’empoisonnerait-il pas aussi les allemandes, les françaises ?
Je conclus donc que si la Bible chinoise de cet imprimeur était empoisonnée, les Bibles colportées parmi nous le sont également. Dans ce cas, on empoisonne chaque jour, sur chaque point de la France, l’esprit de mes compatriotes ! Certes, me dis-je, ceci vaut la peine d’être examiné. Le lendemain, au milieu de la rue, je vois un de ces colporteurs offrant la Bible à un passant.
– Non, dit celui-ci, la Bible protestante est empoisonnée !
– Eh bien, monsieur, dit le colporteur, en voici une catholique : choisissez.
Cette simple conversation me fit comprendre que si la Bible protestante est empoisonnée, la Bible catholique doit l’être aussi, car un empoisonneur ne donne pas la mort d’une main et la vie de l’autre. Je suivis le colporteur sans rien dire ; dix pas plus loin, il offre encore son éternelle Bible, mais cette fois à un protestant de ma connaissance, qui la saisit avec empressement.
Oh ! oh ! me dis-je, il paraît que cet homme empoisonne tout le monde indifféremment, ses amis comme ses adversaires. Cela me paraît bien étrange. Mais attendons. Le colporteur continua sa marche, offrant sa Bible à toutes les portes. Hélas ! le pauvre, partout éconduit, vint à la fin, tout attristé, s’asseoir sur un banc de la promenade solitaire.
Il tira de sa poche un volume usé, se mit à le lire, tandis que moi, assis à son côté, je vis une larme tomber de ses yeux sur les pages de son livre. J’avançai la tête et je lus, entre la couverture et le premier feuillet, ces mots : La sainte Bible. Quoi ! me dis-je, cet homme s’empoisonne lui-même ! Non, c’est impossible ; il faut qu’il y ait là-dessous quelque chose que je ne comprends pas ; personne n’empoisonne volontairement sa propre âme, et si cet homme lit un mauvais livre, c’est sans doute sans le savoir. Faisons-lui quelques questions.
Comme s’il avait deviné mon désir de causer, le colporteur leva la tête et me dit :
– Monsieur voudrait-il une Bible ?
– Est-ce une Bible empoisonnée ? lui dis-je.
– C’est selon, répondit-il en souriant.
– Comment ! Vous en avez donc des unes et des autres ?
– Non, elles sont toutes à peu près semblables.
– Alors pourquoi dire : « C’est selon ? »
– C’est que tel objet peut être poison pour les uns et remède pour les autres.
– Mais quel rapport cela a-t-il avec la Bible ?
– Le voici : toutes les Bibles sont bonnes pour tout le monde, excepté pour le clergé romain, pour qui toutes les Bibles sont mauvaises.
– Expliquez-vous.
– Oui, la Bible donne la mort au clergé romain ; et ce qu’il y a de curieux, c’est que ce poison avalé par le troupeau tue le berger lui-même ; la Bible lue par le peuple tue le prêtre.
– Je comprends ce que vous voulez dire ; mais il ne suffit pas de le dire : il faut le prouver.
– Volontiers ; donc, écoutez. La première preuve que le clergé romain craint la Bible, c’est que jamais il n’en conseille la lecture. Je vous en prends à témoin vous-même : avez-vous quelquefois entendu votre curé recommander en chaire de lire la Bible, catholique ou protestante ? Seconde preuve : tandis que les protestants ont des sociétés bibliques de tous côtés, les prêtres romains n’en ont nulle part. Connaissez-vous une seule société biblique fondée par vos prêtres ? S’ils ne veulent pas répandre la Bible protestante, qu’ils répandent la Bible catholique ; s’ils ne veulent pas la donner à prix réduit, comme nous, qu’ils la vendent à prix coûtant, mais au moins qu’ils la vendent ! qu’ils la vendent ! et alors nous croirons qu’ils l’aiment. Mais pas du tout, pas un seul colporteur biblique catholique ! pas une seule société biblique catholique !… Pourquoi le clergé qui vend des messes, des dispenses, des reliques, des enterrements, des mariages, des baptêmes et des indulgences ne vend-il pas aussi la Bible ? C’est la seule vente qu’on puisse raisonnablement lui permettre, et c’est la seule qu’il ne fasse pash !
h – La traduction des quatre évangiles faite par M. Henri Lasserre, l'auteur de Notre-Dame de Lourdes, traduction éminemment catholique, dédiée à la reine du ciel, arrivée à sa vingt-cinquième édition avec l'imprimatur de l'archevêque de Paris, avec l'approbation et la. bénédiction du pape Léon XIII, vient d'être mise officiellement à l'index par la trop célèbre Congrégation, dont le siège est à Rome et dont les arrêts sont sans appel. Et l'on prétend quelquefois que l'esprit du clergé catholique a changé, et que les protestants ne doivent plus, l'occuper de signaler la différence entre romanisme et Évangile !
– Mais cela prouve tout au plus que le clergé catholique juge la Bible inutile pour les autres et non pas dangereuse pour lui.
– Oh ! attendez, attendez mes troisième, quatrième, cinquième et millième preuves !
– J’écoute.
– Bien ; maintenant je vais vous montrer, à chaque page de la Bible, le poison qui tue le clergé romain.
– Voyons !
… Et le colporteur passe en revue, en les comparant chaque fois avec les textes de la Parole de Dieu, le culte des images, l’adoration des saints, l’intercession de la vierge, l’usage du latin pour la messe, le carême, le célibat des prêtres, la prière, dénaturée, imposée comme pénitence…
– Vous savez, dit-il, qu’on vous fait enfiler des prières comme on enfile des perles, répéter sur chaque grain d’un chapelet ce que vous avez dit sur neuf grains précédents, répéter cinq fois ce que vous avez déjà dix fois répété, et faire vingt-cinq tours d’une machine qui contient cinquante répétitions ; en sorte qu’au bout de la pénitence vous avez dit, redit et répété douze cent cinquante fois la même prière. Écoutez donc ce que dit la Bible au sujet de telles répétitions : Vous, quand vous priez, n’employez pas de vaines redites comme font les païens (Matthieu 6.7), et vous comprendrez pourquoi le clergé, craignant qu’on appelle païenne une habitude catholique, déclare la Bible qui le fait une Bible empoisonnée.
– Je commence à comprendre.
Puis il ajoute :
– Voilà en abrégé ce que renferme la Bible : le pardon, toujours le pardon, partout le pardon ! Que crie Jésus mourant sur la croix pour nous ? Pardon ! Que dit le Saint-Esprit à nos consciences après les avoir troublées ? Pardon ! pardon ! Et voilà pourquoi cette Bible est d’une lecture si douce au cœur du chrétien ; voilà pourquoi les protestants l’aiment ; voilà pourquoi le clergé romain la redoute, la dit empoisonnée, et quel poison : donner gratuitement ce que le clergé veut faire payer !
Comprenez-vous maintenant pourquoi les prêtres disent la Bible empoisonnée ?
– Trop bien.
– Laissez donc là les hommes, allez à Jésus-Christ ; car votre chemin le plus court, comme aussi le plus sûr, n’est pas le confessionnal du curé, c’est la Bible elle-même, c’est la Parole de Dieu !
– Oui, le clergé romain dit la Bible empoisonnée, comme le malfaiteur peut dire le code empoisonné, parce que ce code le condamne ; comme le charlatan dit les remèdes du médecin empoisonnés, parce que ces remèdes nuisent à la vente de ses drogues…
– Non, la Bible n’est point empoisonnée ; au lieu de donner la mort, elle donne la vie, la vie éternelle à quiconque la lit, la médite avec prière et la croit. Ah ! monsieur, c’est parce qu’on ne le connaît pas qu’on méprise ce livre ; mais écoutez-en quelques paroles et dites-moi s’il est possible d’annoncer aux hommes de meilleures nouvelles que celles-ci.
Et l’auteur rappelle quelques-uns des textes fondamentaux de l’Evangile sur l’amour de Dieu, le salut par grâce, la rédemption en Jésus-Christ, le don du Saint-Esprit.
Les calomnies répandues systématiquement contre la Bible n’empêchaient cependant pas les colporteurs de la vendre, les campagnards de l’acheter ; elle se vendait quelquefois si bien qu’un marchand forain essaya un jour de donner ses livres catholiques pour des livres protestants, afin d’en assurer l’écoulement. Dans plusieurs localités on vit même des paysans apporter aux pasteurs leurs vieux livres de messe, des histoires de saints, des almanachs catholiques pour les brûler solennellement, afin que rien dans leurs demeures ne prît la place que seule la Parole de Dieu devait désormais y occuper.
Le Saint-Esprit soufflait avec puissance ; tous les ouvriers du Seigneur, évangélistes, colporteurs, instituteurs, pasteurs et laïques, étaient abondamment bénis dans tout le champ de leurs travaux ; partout ils suppliaient qu’on leur envoyât des renforts pour répondre aux demandes qui leur étaient de toutes parts adressées. L’un de ces serviteurs de Dieu écrit :
« Dans la ville de G., le docteur M.i a adressé, il y a quelque temps, à M. Roussel une lettre que celui-ci m’a remise, et qui prouve une connaissance assez étendue de la question et un grand désir de voir triompher le protestantisme. On voit qu’il a voué sa vie à servir cette cause ; il est intarissable quand il en parle.
i – On voit quelles précautions devaient être prises alors pour éviter de compromettre une œuvre naissante par une publicité prématurée ; les rapports de ce temps sont d'ailleurs marqués d'un cachet de discrétion et même de modestie qui manque décidément un peu trop à certaines œuvres bruyantes d'aujourd'hui. Nos devanciers n'avaient pas encore oublié que le bruit ne fait pas toujours du bien, et que le bien ne fait pas nécessairement du bruit.
Je vous supplie de vouloir bien accorder à ces faits une sérieuse attention et de vous demander devant le Seigneur si vous ne pouvez rien faire pour G. J’ai la conviction que l’on pourrait y fonder une œuvre très prospère et dont le succès dès l’entrée serait certain. G. est ouvert, G. a de l’importance sous ce rapport plus que beaucoup d’autres localités : on y serait appuyé mieux qu’on ne l’est en général ailleurs. G. vous appelle. Y aurait-il impossibilité de répondre ? J’espère que non, messieurs. Si c’est un pasteur qui vous manque, le Seigneur vous en fera certainement connaître un. Puisse le Père de toute grâce vous diriger par son Saint-Esprit ! Puisse Celui qui a fait luire une grande lumière vous donner les moyens de la porter à ceux aux yeux de qui elle est encore voilée ! »
M. le pasteur Léon Pilatte, qui desservait à cette époque le poste de Limoges, écrivait à la Société évangélique : « Avant de quitter le Limousin, j’ai encore à vous entretenir de l’œuvre commencée à Ambazac. La plume me tombe des mains en pensant que vous êtes débordés par les besoins de l’évangélisation. Je voudrais pouvoir vous dire : Il n’y a rien à faire dans cette grande commune ; regardez ailleurs, employez ailleurs vos faibles ressources. Mais non : la commune d’Ambazac, qui contient trois mille habitants, réclame en masse la prédication de l’Evangile ; à peine en la parcourant rencontre-t-on deux ou trois personnes qui ne voient pas avec plaisir les ouvriers du Seigneur et qui ne désirent pas la prédication chrétienne. Plusieurs se sont cotisés et ont loué une maison qui sert de temple. Des foules énormes ont assisté au service, quand on a pu le faire à une heure convenable.
Qu’ajouterai-je ? Ils ne sont pas convertis à Dieu, sans doute, ces milliers qui veulent entendre la vérité, mais n’est-ce pas une raison d’autant plus forte pour répondre à leur désir ? Mais un champ missionnaire large, bien ouvert, des multitudes qui se pressent autour des prédicateurs de la vérité, voilà tout ce que peut souhaiter une société d’évangélisation. Or, ce champ, ces multitudes, vous les avez à Ambazac et ailleurs, »
Un autre écrivait un peu plus tard de cette même station : « J’aimerais pouvoir vous faire assister à une de nos réunions. Une vieille table est placée dans un coin, devant une vieille cheminée ; quelques personnes sont groupées autour. Le pasteur entre, échange quelques paroles. Peu à peu le nombre des assistants augmente ; alors on chante quelques versets de cantique : c’est le son de cloche. Quand le chant a cessé, tout est plein. Alors viennent la prière, la lecture, l’explication. Le pasteur est monté sur une chaise pour dominer cet auditoire de gens debout et pressés, mais paisibles et attentifs. On entend seulement de temps en temps un léger murmure approbatif ou quelques paroles d’assentiment échangées à voix basse, et quand on a fini alors commencent des causeries pleines d’intérêt avec ces bonnes gens. Mais ce n’est pas tout : plusieurs communes environnantes attendent de voir si nous tiendrons parole à Ambazac pour se prononcer aussi. »
Il en était à peu près de même dans la plupart des bourgs de l’Yonne, de la Haute-Vienne, de la Manche et de la Charente-Inférieure ; l’Evangile était annoncé avec plus ou moins de succès dans cent cinquante ou cent soixante endroits différents.
« Ce qui me frappe surtout et me réjouit chez ce peuple, écrivait un des messagers de la bonne nouvelle, c’est cette impression vive de curiosité sérieuse et de respect qui se peint sur tous les visages à l’ouïe de la Parole de Dieu. Comment pourrions-nous refuser l’Evangile à tous ces Macédoniens qui nous crient : Venez nous secourir ! Cette voix est souvent montée à mon oreille quand, au coin d’une grange obscure, à la lueur d’une petite lampe suspendue à la muraille, je lisais l’Evangile à tout un peuple recueilli, à tout un hameau assistant au culte comme un seul homme ; quand, à mon arrivée, je voyais toutes les femmes déposer leurs quenouilles et se croiser les mains sur la poitrine en faisant silence ; ou bien lorsqu’à la nuit close je me suis vu retenir dans tel village où je ne faisais que passer, ou sollicité avec instance, après le culte de Châteauponsac, de me rendre dans tel endroit où je n’avais pas encore été. Sans doute, ce peuple nous regarde comme ses libérateurs ; sans doute, il est las de ses prêtres et bien aise de découvrir leurs erreurs ; sans doute, le désir du succès de la cause à laquelle il s’est attaché et l’esprit de localité même suffisent jusqu’à un certain point à expliquer ce zèle, cette constance, cette unanimité. Cependant, il faut reconnaître chez ces campagnards de la Haute-Vienne des dispositions précieuses, un sérieux, un respect, une docilité qui, malheureusement, ne sont plus partout de notre temps. Ces caractères de l’esprit de cette population doivent vous faire comprendre que l’on peut avoir bon espoir pour le succès de l’Evangile. »
On comprend qu’à l’assemblée générale de la Société évangélique de 1846, à peine le rapporteur, le vénérable M. Victor de Pressensé, eut-il achevé de donner le compte rendu de l’œuvre dont nous avons cité quelques extraits que l’assemblée entière se leva tout spontanément et entonna avec joie et reconnaissance le beau verset de cantique :
Gloire soit au Saint-Esprit !
Gloire soit à Dieu le Père !
Gloire soit à Jésus-Christ,
Notre Epoux et notre Frère !
Son immense charité
Dure à perpétuité.