« Garde-toi d’aborder Jacob, sinon avec de douces paroles. » Telle était l’injonction que le Seigneur adressa jadis à Laban, le Syrien, lorsqu’il se précipitait comme un furieux sur les traces du patriarche, pour lui faire expier chèrement son départ clandestin. (Genèse 31.24)
Il était parvenu près des tentes du fugitif, sur les hauteurs de Galaad, les traits enflammés, la bouche écumante, les yeux étincelant de colère ; tout dénotait en lui la soif de la plus atroce vengeance, lorsque, pendant le silence de la nuit, la parole de l’Eternel lui fut adressée en ces termes : « Garde-toi d’aborder Jacob, sinon avec de douces paroles ! » A l’ouïe de cette sommation d’en haut, Laban change d’aspect et de ton, sa fureur s’apaise, un calme forcé reparaît sur son visage, le fiel de son cœur semble converti en miel, l’impie doit obéir, sa bouche n’articule, devant Jacob, que des paroles empreintes d’une apparente douceur, les nuages qui chargeaient son front se sont dissipés, et une complète sérénité semble régner sur cette sombre et astucieuse figure.
Heureux sommes-nous, nous tous qui, comme Jacob, avons surpris sous le vêtement de notre frère aîné la bénédiction de notre Père céleste, et reçu de lui ce témoignage : « J’ai aimé Jacob. » Notre protecteur est ce puissant guerrier, qui a taillé en pièces les superbes, qui a blessé à mort le dragon, qui contient les flots de la mer dans les murs d’airain, qui parle à la tempête, et il se fait un grand calme. Il est aussi parti, en notre faveur, de la bouche de notre Dieu, une de ces puissantes paroles qui traversent le ciel, la terre et l’enfer, une parole semblable à celle qui fut adressée à Laban : « Prends garde de parler durement à Jacob ! » et partout on nous accueille avec de douces paroles. Moïse, le sévère pédagogue, nous accueille d’un aimable sourire, parce que nous ne lui devons plus rien. La conscience, cet accusateur inflexible que nous portons au dedans de nous, ne sait plus que nous caresser et nous flatter, à cause des riches vêtements dont nous sommes revêtus, et lorsqu’il semble vouloir prendre subitement envers nous une attitude menaçante, aussitôt aussi le sang de l’aspersion qui crie de meilleures choses que celui d’Abel, fait entendre cette puissante parole : « Prends garde, prends garde ! » Les saints anges eux-mêmes s’approchent familièrement de nous, comme de leurs chers petits frères, et ils ne nous adressent que de douces paroles, et le murmure et l’affreux tumulte de l’enfer ne retentit plus à nos oreilles que comme le bruit d’un orage lointain, comme le déchaînement de l’ouragan derrière nos fenêtres, lorsque nous jouissons en dedans d’un sûr et tranquille abri. Les étoiles du ciel qui semblaient jadis arrêter sur nous des regards foudroyants, et nous accabler de leur insupportable majesté, ne nous apparaissent plus maintenant que comme aux yeux du voyageur la lampe lointaine du toit paternel, qui scintille à travers l’obscurité de la nuit ; et lorsque le tonnerre gronde au firmament, et que les éclairs sillonnent la nue, alors une douce voix se fait entendre dans notre cœur : « Filles de Jérusalem, celui-ci est mon bien-aimé. » Même l’affliction qui nous frappe ne nous aborde que doucement, comme une verge qu’une main amie a entourée d’un long ruban, et la mort elle-même, cette reine des terreurs, doit, pour nous complaire, tremper dans le miel sa langue empoisonnée, et ne nous faire entendre, à son heure fatale, que les douces chansons d’une mère à côté du berceau d’enfants chéris. Telle est la puissance irrésistible de cette parole de, notre Dieu : « Prends garde. » Ce mot désarme en notre faveur les ennemis les plus redoutables, et force ces ours furieux à roucouler comme des colombes. Nous allons en trouver la preuve dans la suite de l’histoire de notre prophète, qui fait l’objet de notre méditation de ce jour.
17 Et aussitôt qu’Achab eut vu Élie, il lui dit : N’es-tu pas celui qui trouble Israël ? 18 Mais Élie répondit : Je n’ai point troublé Israël, mais c’est toi et la maison de ton père, en ce que vous avez abandonné les commandements de l’Eternel, et que vous avez marché après les Bahalins ; 19 mais maintenant envoie et fais assembler vers moi tout Israël sur la montagne de Carmel, avec les quatre cent cinquante prophètes de Bahal, et les quatre cents prophètes des bocages qui mangent à la table de Jézabel. 20 Ainsi Achab envoya vers tous les enfants d’Israël, et il assembla ces prophètes sur la montagne de Carmel.
Bien que cette partie de notre récit ne soit peut-être pas de nature à captiver autant que le reste notre intérêt et notre attention, c’est cependant aussi pour nous reprendre, pour nous corriger et pour nous instruire dans la justice, qu’elle est consignée dans le dépôt de nos Saintes Ecritures. Veuille l’Esprit de lumière et de sainteté nous en rendre, dans ce sens, la méditation salutaire. La scène qui s’offre à nos yeux nous montre, sous une foule de rapports, l’homme de Dieu dans le prophète. A cet égard, et comme division naturelle du sujet, nous relevons surtout : 1° la protection miraculeuse dont il est l’objet, 2° l’injuste imputation dont il est victime, 3° le langage ferme et loyal qu’il sait tenir, 4° enfin, la secrète puissance qu’il exerce.
« Va, et dis à ton maître : Voici Élie. » Ainsi avait parlé Élie à l’intendant d’Achab, mais pour Abdias ces paroles avaient été comme un coup de foudre. La crainte de la mort l’avait bouleversé, lui qui, auparavant, ne savait guère ce que c’était que la frayeur, car Dieu l’avait miraculeusement préservé. Mais peut-être ne s’était-il pas bien rendu compte de ce qui causait jadis sa fermeté, peut-être en avait-il cherché la cause en lui-même, au lieu de la chercher en Dieu seul. Il fallait, dès lors, que Dieu intervînt et fit passer ce cher Abdias par une situation telle, qu’il s’aperçût qu’il n’était ni un cèdre du Liban, ni un roc au milieu de l’Océan, mais que par lui-même, et sans le secours de son Dieu, il n’était qu’un pauvre impotent, comme tous ses frères, qu’un frêle roseau, jouet de tous les vents. C’est ce qu’il eut amplement l’occasion d’apprendre, car aussitôt qu’Élie lui eut intimé l’ordre d’annoncer sa présence à Achab, toute force l’abandonna, et il succomba sous le fardeau ; mais quand l’humiliation fut suffisante, Dieu prit soin de dissiper ses appréhensions. « Ne crains pas, lui dit Élie, que ce soit ici un piège que je te tende. L’Eternel des armées devant lequel j’assiste est vivant, que je me montrerai aujourd’hui à Achab. » Alors Abdias se mit en route pour chercher son maître, et lui dit : Élie est retrouvé : le voici. C’était jeter une mèche enflammée dans la soute aux poudres. Il devait en résulter une terrible explosion ; car, tout ce qu’il y a de sentiments hostiles et de passions haineuses remplissaient l’âme du tyran à l’égard de l’homme de Dieu. A peine Abdias s’est-il acquitté, en tremblant, de son message, qu’Achab se met lui-même en route, lui, roi, sans craindre de compromettre sa dignité par cette fonction subalterne. La fureur qui le transporte lui fait mettre de côté toutes les règles du cérémonial et de l’étiquette, et il se précipite comme un animal furieux à la rencontre du prophète. Que va-t-il faire ? Sans doute, sans un miracle, c’en est fait d’Élie. Son mortel ennemi est devant lui, et rien ne pourra arrêter sa fureur. Cependant Élie le voit venir sans frayeur, il l’attend de pied ferme, sans trembler, parce que Dieu même est sa forteresse et son rempart assuré ; et en effet, ô miracle, à peine Achab est-il en présence du prophète, qu’au lieu de ce tonnerre d’invectives et de vengeance dont il semblait devoir l’accabler, il ne laisse échapper que cette impuissante question : « Est-ce toi qui trouble Israël ? » Il n’ose pas même lui dire avec affirmation : « C’est toi ; » il se borne à une question qu’il hasarde avec hésitation, et qu’il n’accompagne ni de malédictions, ni de menaces, comme si le volcan prêt à soulever la montagne se fût éteint tout-à-coup, et n’eût plus laissé échapper qu’un peu de fumée. Ainsi le Seigneur notre Dieu sait, quand il le veut, réduire au silence nos plus cruels ennemis, fouler sous nos pieds les aspics et les basilics, et arracher ses enfants de la gueule des lions.
Et ce Dieu qui fut comme une muraille de feu autour du prophète, qui brisa dans le carquois les flèches empoisonnées d’un Achab et d’une Jézabel, ce Dieu qui arracha Moïse des griffes de Pharaon, et sauva Daniel au milieu de la fosse aux lions, ce Dieu qui délivra saint Pierre de ses chaînes, qui protégea si visiblement saint Paul devant les tribunaux acharnés à sa perte, ce Dieu qui se servit d’un pauvre moine de Wittenberg pour confondre la majesté et la puissance de l’empereur, du pape, et de toute la foule des princes et des prélats de ce temps, et la puissance de Satan lui-même, ce Dieu tout puissant vit encore, et veut être, comme toujours, pour ses enfants, un rempart et une forteresse. Sans lui, ah ! je vous le dis avec assurance, nous entendrions parler de bien des malheurs, de nos jours surtout, où maint Achab siège encore en Israël, où tant de perfides Jézabel, avec ou sans couronnes, sur le trône des princes, ou dans la chaire des docteurs, dans les comptoirs des marchands, ou dans l’atelier de simples artisans, nourrissent encore de sinistres pensées contre les enfants du royaume. Le feu qui brûlait dans l’âme d’Achab, attisé par le mauvais Esprit, brûle encore dans des milliers et des milliers d’âmes. Ici, il couve sous la cendre, là, il lance des jets éclatants, et vous verriez ce qu’il arriverait, si Dieu retirait un seul moment la main puissante qu’il tient sur la nuque de tous nos ennemis, vous verriez combien de serviteurs de Dieu seraient subitement persécutés, combien de prédicateurs de la parole seraient honnis et lapidés, combien d’enfants de Dieu maltraités et torturés, et quels torrents de sang de nouveaux témoins de la vérité inonderaient nos contrées. Oui, je vous le dis avec assurance, il en irait bien différemment dans notre petite vallée de ce que, grâces à Dieu, nous y avons éprouvé jusqu’à présent. Achab est aussi au milieu de nous. Ce ne serait plus seulement dans l’intérieur des familles que vos prédicateurs seraient l’objet des imprécations et des injures, on en viendrait à des démonstrations ouvertes dès que le bouclier invisible qui les protège se retirerait de dessus leurs têtes ; on n’entendrait parler que de réunions violemment troublées, d’exercices du culte interrompus, de pieux serviteurs honnis et bafoués aux yeux de tous. Car autant il y en a parmi nous qui portent le sceau de l’Agneau, non seulement dans leur cœur, mais sur leur front, qui vont trouver Jésus non seulement de nuit, mais en plein jour, et qui s’enrôlent ouvertement sous son brillant étendard, autant se trouve-t-il de contradicteurs et d’ennemis acharnés à leur perte. Et si nous vivons aussi tranquilles dans nos paisibles demeures, si notre vie est aussi en sûreté, quoique au milieu de la fosse aux lions, et entre les frontières des Philistins et des Amalécites, nous ne le devons qu’à la protection de notre puissant Seigneur, dont l’œil ne sommeille jamais, dont le bras est sans cesse armé pour notre défense, qui campe avec ses invincibles légions autour de son peuple, et qui est lui-même sa citadelle et son imprenable rempart. Ce ne sera que dans l’éternité que nous apercevrons avec étonnement et admiration combien le Seigneur a fermé de bouches qui s’ouvraient contre nous, combien de desseins hostiles à notre égard il a réduits à néant, et comment il nous a délivrés de la main d’une multitude d’ennemis dont nous aurions expié chèrement les ressentiments secrets et les haines invétérées.
O comme nous sommes à l’aise sous cette puissante égide, comme nous nous y sentons en sûreté ! Que les Achabs, les Jézabels et les serviteurs de Banal continuent à respirer la vengeance contre nous. Lors même qu’ils seraient sur nos bras, armés de toute la force de leur ressentiment, nous ne désespérerions cependant pas. Le Seigneur peut paralyser et dessécher subitement la main levée sur notre tête. C’est l’expérience que fit Élie, et nous avons comme lui la promesse si rassurante et si réjouissante du Seigneur, contenue dans Luc 10.19 : « Voici que je vous donne puissance de marcher sur les serpents et sur les scorpions et sur toute la force de l’ennemi, et rien ne vous nuira. Toutefois, ajoute le Seigneur, ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont assujettis, mais plutôt de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. »
La protection dont Élie fut l’objet, était tout à fait de la nature de celle qu’éprouvent en toute circonstance les hommes de Dieu ; et il ne pouvait envisager l’injuste accusation de troubler Israël, que comme un signe certain qu’il faisait partie du peuple de Dieu. « N’es-tu pas celui qui trouble Israël ? » C’est avec ces paroles que le despote aveuglé aborde notre prophète, lui imputant directement tous les maux dont souffrait Israël, au lieu de n’en accuser que lui-même. Quelle criante injustice ! Mais depuis le commencement du monde, les enfants de Dieu ont toujours dû en passer par là, et, dans un certain sens, porter les péchés du monde, comme l’Agneau qu’ils servent. Cette injustice révoltante est une portion considérable de l’opprobre de la croix que nous devons porter à la suite de notre Maître et Sauveur, et s’il n’y a pas précisément là de quoi nous élever en dignité dans le royaume des cieux, c’est au moins pour le vieil homme une rude humiliation à essuyer, et par là même une plaie mortelle et salutaire qui lui est faite.
Il semblerait, en effet, à en juger d’après la tournure que prend ordinairement la chose, que ce soit nous qui sommes les oiseaux de mauvais augure et les perturbateurs du repos public, comme Élie paraissait l’être, puisque c’était à sa parole que la famine était tombée sur Samarie. Combien souvent le feu de la discorde ne semble-t-il pas faire partie de notre cortège, et les plus funestes dissensions s’attacher inévitablement à nos pas. Ici, nous faisons disparaître la paix des familles au milieu desquelles nous nous trouvons, là, notre présence semble bannir la concorde des sociétés où nous avons accès. Ici, c’est un fils fidèle qui voit avec une amère douleur ses parents incrédules se liguer contre lui, et sa paisible demeure transformée en un repaire de discorde et d’interminables querelles ; là, c’est une jeune fille convertie au Seigneur, qui s’aperçoit avec larmes, que, sans le vouloir, elle a jeté le brandon de la discorde au milieu de ceux qui lui sont les plus chers au monde. Ici, il suffit d’une parole pour jeter subitement un homme dans un état de trouble spirituel et dans une angoisse d’âme si violente, qu’il remplit sa chambre de hurlements, et inonde sa couche de larmes. Il n’en faut pas davantage pour interrompre le cours uniforme et paisible de la vie de famille, et en bannir toute harmonie. Là, c’est un messager du Seigneur Jésus, qui jette au milieu de sa paroisse la parole de la croix, comme une montagne dans l’Océan ; les vagues furieuses se soulèvent de toute part, et il s’en suit une affreuse tempête. De tous côtés on s’agite, on s’émeut, on murmure. Les pécheurs endormis se réveillent, et les os desséchés reprennent vie. Ceux qui étaient plongés dans l’ivresse deviennent tout-à-coup de sens rassis, et ceux qui étaient de sens rassis semblent saisis de vertige. Ici, l’on s’emporte et l’on menace, là, on éclate de joie, et l’église est dans le trouble et se divise en partis ; que de fois même n’est-il pas arrivé que de zélés et pieux serviteurs de Dieu, qui n’avaient en vue que de ramener les brebis égarées à l’Evêque de leur âme, ont occasionné de si grands troubles, que le pouvoir civil croyait devoir intervenir pour réprimer le désordre, et étouffer violemment le feu de la dispute. Et, en pareils cas, c’est toujours nous qui sommes les agitateurs, les séditieux, les fauteurs de troubles contre lesquels il faut sévir à tout prix. Que l’abîme d’où s’élève, comme une fumée infecte, l’esprit de sédition et de désordre, soit tout autre qu’on ne se l’imagine, que le feu qui remue et réveille les âmes assoupies soit en lui-même saint, juste et bon, et que le fiel et la haine des incrédules et des amis des ténèbres soient seuls la cause du mal, c’est ce dont personne ne s’avise. Pour nous, on ne cesse de nous crier : « C’est vous qui troublez Israël. » Eh bien, soit ! qu’importe ? Le disciple n’est pas plus que son maître, ni le serviteur plus que son seigneur. Il suffit au disciple d’être comme son maître, et au serviteur d’être comme son seigneur. S’ils ont appelé le père de famille Beelzébuth, combien plus donneront-ils ce nom à ses domestiques ! Ne les craignez donc pas, car il n’y a rien de caché qui ne doive venir au grand jour, ni rien de secret qui ne doive être découvert.
Nous sommes appelés, mes frères, à être le sel de la terre, non seulement par notre conduite, mais aussi par nos discours et notre confession ouverte du nom de Christ. Nous devons être le sel au milieu de la corruption du siècle, et cela chacun dans la sphère particulière de son activité, le père fidèle au milieu de ses enfants, le maître au milieu de ses serviteurs, le chef d’atelier parmi ses ouvriers, l’ami dans le cercle de ses amis. Comme le sel, Dieu nous tire des entrailles de la terre, nous fait passer ensuite par l’épreuve du feu, et nous épure enfin par les fascines dans le bâtiment de graduation, afin que nous devenions de vrai sel. Ensuite, il faut en remplir l’office au milieu de nos frères. Mais le sel irrite les yeux et cause de la douleur. Cette opération ne se pratique pas sans résistance et sans convulsions de la part de ceux qui y sont soumis, et au milieu desquels nous devons remplir l’office du sel. Si tout demeure tranquille autour de nous, que les choses suivent leur cours accoutumé dans le cercle des inconvertis au milieu desquels nous vivons, c’est un mauvais signe, et nous avons alors sujet de nous demander si le sel lui-même n’a pas perdu sa saveur. Mais si nous remarquons autour de nous de l’agitation, de l’inquiétude, du trouble, soit que l’on nous demande avec anxiété : « Frères, que faut-il faire ? » soit que l’on s’emporte contre nous en nous disant : « C’est vous qui troublez Israël, » oh, alors c’est un signe bienheureux que nous sommes le sel, et que le sel n’a pas perdu sa saveur.
« N’es-tu pas celui qui trouble Israël ? » demande Achab au prophète, et effectivement, dans un certain sens, c’était bien lui. Car c’était lui qui, transporté d’un saint zèle, avait demandé à son Dieu, dans ses prières, de faire descendre ce châtiment sur Samarie. Les enfants de Dieu ont à la direction des affaires de ce monde, une part bien plus grande qu’ils ne le savent ou ne le croient eux-mêmes. Si nos adversaires le savaient, ils n’auraient rien de plus à cœur que de nous exterminer entièrement. Combien d’entre eux ne voit-on pas déjà dans ce monde renversés par une main de fer, uniquement parce qu’ils portaient les armes contre nous ! Combien de persécuteurs ont déjà subi dans leur corps l’arrêt de condamnation, et se sont vus fustigés et punis, et ont été privés de la vie, uniquement parce qu’ils opprimaient la troupe des chétifs et des affligés d’Israël ! Combien de blasphémateurs ont eu, à leur honte et à leur humiliation, la bouche fermée, parce que nous avions prié pour la sanctification du nom de Dieu sur la terre ! Combien de familles ont vu l’adversité les atteindre, parce que nous avions crié au Seigneur de les arracher comme un tison du feu, soit par la prospérité, soit par l’adversité ! Combien de contrées ont senti s’appesantir sur elles la verge du Seigneur, parce qu’un cri était monté de Sion pour que Dieu voulût bien y prêcher lui-même la repentance ! Combien de sévères jugements ont visité les peuples et les individus, parce que nous avions sommé le Seigneur de manifester sa puissance, de ne pas laisser son saint nom exposé à outrage, et de montrer qu’il était seul Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre ! Certainement, si nos adversaires savaient combien de choses sur la terre n’arrivent qu’à cause de nous, soit pour fortifier notre foi, soit pour encourager et exaucer nos prières, s’ils savaient quelle influence ces petits et ces méprisés du peuple exercent déjà ici-bas sur les destinées des individus et des nations, combien souvent il leur est donné d’ouvrir le ciel, mais aussi de le fermer ; de faire descendre la bénédiction sur une contrée, mais aussi de l’en éloigner, bien plus, d’allumer même la foudre dans la nue, et de la faire descendre de ses secrètes retraites, de lier les bras des puissants, d’aveugler les yeux des sages, et d’anéantir les desseins des superbes ; enfin, s’ils comprenaient dans quel sens le maître, sous les étendards duquel nous sommes enrôlés, nous, a faits non seulement sacrificateurs à notre Dieu, mais encore rois, certainement alors leur rage ne connaîtrait plus de bornes, et ce serait avec un redoublement de furie qu’ils nous aborderaient avec cette véhémente apostrophe :« C’est vous, c’est vous seuls qui troublez Israël. »
Ecoutons maintenant la réponse qu’Élie fait au roi. Le langage qu’il tient nous le fait paraître comme homme de Dieu, aussi bien que la protection puissante et l’incrimination malicieuse dont il fut l’objet. « N’es-tu pas celui qui trouble Israël ? » Telle était la question d’Achab. Quelle réponse Élie devait-il y faire ?. C’est à son ennemi mortel qu’il a affaire, et cet ennemi est le souverain du pays, un despote dont le bon plaisir est la seule règle, et qui n’a besoin que d’un signe pour voir rouler à ses pieds la tête du prophète. Que faire dans de pareilles circonstances ? S’humilier, s’excuser, demander grâce ? C’est ce que le caractère d’Élie ne comportait pas. Comment donc devait-il tourner sa réponse ? Devait-il éluder, chercher des détours, dissimuler la vraie cause des sévères jugements qui avaient frappé le pays ? Oh non, Élie est accoutumé à respecter la vérité, qui a l’air sombre et noire, il est vrai, mais qui est aussi aimable que les tentes de Kedar. On aurait pardonné au prophète de chercher à rassurer le monarque par l’annonce de la pluie prochaine et de temps meilleurs. Cependant Élie n’a garde de le faire, il cèle en lui-même ce qu’il sait de cet avenir, il veut que le tyran et son peuple se jugent eux-mêmes, puis qu’ils s’humilient devant Dieu et lui donnent gloire ; il a plus à cœur le salut du peuple que le soin de sa propre vie. Il sait où la mort le conduirait, et elle n’a plus rien qui puisse l’effrayer, « Monarque, répond-il, ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais c’est toi et la maison de ton père, en ce que vous avez abandonné les commandements de Dieu, et que vous avez marché après les bahalins ! » Que dites-vous, mes frères, d’un pareil langage ? N’est-ce pas là parler du fond du cœur ? Une pareille franchise ne mérite-t-elle pas toute notre approbation ?
On n’entend plus guère de nos jours un pareil langage. Le monde est plein de flatteurs et de courtisans de toute espèce, et ce n’est pas seulement dans les palais des grands qu’on les trouve, mais dans les cercles et les sociétés de toutes les classes, et jusque dans les chaires de vérité ; et ceux qui, comme les prophètes, vêtus d’un grossier manteau et d’une ceinture de cuir, ne craignent pas de faire divorce avec le père du mensonge, et de prendre la vérité pour épée et pour bouclier, au risque d’être traités comme Élie, ou de demeurer au désert comme Jean-Baptiste, et d’être réduits à se nourrir de sauterelles et de miel sauvage ; oh, de pareils joyaux sont aussi rares que précieux. Prédicateurs de la vérité qui l’annonçons du haut des chaires, ou hors de l’enceinte des temples, pourquoi nous plaignons-nous du peu de fruit de nos travaux, lorsque nous devrions plutôt nous en prendre à notre lâcheté, à notre basse complaisance, et à notre perfide support pour les péchés des autres.
Nous verrions de plus grandes choses, si la race des Nathan n’était pas éteinte parmi nous, et si l’on y entendait encore la sévère allocution : « Tu es cet homme de perdition. » Nous autres prédicateurs de cette paisible vallée, nous avons une réputation particulière de franchise et de courage ; peut-être n’est-ce pas sans raison, si l’on nous compare à cette foule de mercenaires qui vivent de tous côtés aux dépens de l’église, et ne lui donnent en échange du salaire qu’ils en reçoivent que de la fausse monnaie et des denrées falsifiées. Mais qu’est-ce au fond que cette franchise, si nous la soumettons à un examen attentif ? Est-ce quelque chose de si grand d’annoncer ouvertement la parole de la croix dans une contrée où, grâces à Dieu, cette doctrine s’est acquise une certaine prépondérance et un certain respect ? Est-ce quelque chose de si extraordinaire d’annoncer franchement la doctrine de la corruption intégrale de la nature humaine, dans une contrée où, grâces à Dieu, nous verrions nos auditoires déserts, si nous voulions prêcher autrement, et nous écarter de la doctrine de notre catéchisme ? Je vous le dis en toute assurance, s’il y avait ici Élie, ou Jean-Baptiste, ou saint Paul, vous entendriez la trompette rendre des sons bien autrement éclatants. Alors chaque auditeur serait pris à partie, le glaive serait suspendu sur chaque tête en particulier, et il n’y aurait plus de ces faux égards pour le rang et pour la personne. Combien d’Achab entendraient alors cette sévère apostrophe : « Ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais c’est toi et la maison de ton père, en ce que vous avez abandonné les commandements de Dieu ! » Combien de Jézabel se verraient dire en face : « Les impurs n’hériteront point le royaume de Dieu ! » Combien de péagers entendraient cette sommation : « Ne demandez rien au-delà de ce qui vous est dû ! » Combien d’Hérode, celle-ci : « Il ne t’est pas permis d’épouser la femme de ton frère ! » Et combien de Félix et de Drusille au milieu de nous qui, maintenant, n’entendent que des paroles agréables, devraient entendre d’une bouche austère et pleine de franchise, une série de discours confidentiels et de remontrances poignantes sur la justice, la tempérance et le jugement dernier ! Vous avez, mes chers auditeurs, plus d’une raison de prier pour qu’il soit donné à vos conducteurs spirituels de faire un meilleur usage de la liberté que leur confère le ministère qu’ils ont reçu du Seigneur, d’avertir, de menacer, de punir, de parler franchement et ouvertement, en temps et hors de temps, dans les palais des grands comme dans les demeures des petits. Et, en vérité, nous ne manquons ni d’armes pour le combat, ni de lettres de créance auprès des pécheurs. Nous avons à promettre le ciel, et à menacer de l’enfer. Nous nous présentons comme les ambassadeurs du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu. Nous ne parlons pas de notre chef, mais nous annonçons ce que Celui qui est plus grand que tous nous ordonne d’annoncer. Nous nous présentons, environnés d’une nuée de témoins, comme les envoyés du Roi des rois, et nous avons le droit de nous annoncer aux pécheurs par ces paroles des prophètes : « Ainsi dit l’Eternel. » O grandeur de notre vocation ! sainteté de notre ministère ! Si nous en étions davantage pénétrés, et que nous devinssions plus semblables aux Élie, aux Nathan, aux saint Jean, aux saint Paul ! Dût-il arriver que par ce langage hardi et soutenu de la vérité, nous éloignassions ceux qui étaient nos amis, et les vissions se disperser comme le chaume, nous n’en verrions peut-être que plus sûrement s’en recruter du sein des péagers et des gens de mauvaise vie une foule d’autres mieux disposés et plus propres pour le royaume des cieux. Dût la mesure de nos ignominies et de nos déplaisirs se décupler en peu de temps, peut-être verrions-nous dans la même proportion se décupler les fruits de nos travaux et de nos récoltes dans le champ du Seigneur. Certes, vos conducteurs spirituels ont, à ces divers égards, de fortes raisons de s’humilier tous ensemble, et vous en avez aussi vous-mêmes, puisque vous êtes appelés à remplir l’office de Nathan, chacun de vous dans le cercle qui lui est assigné. On éprouve un sentiment de profonde pitié, quand on pense à l’état de notre vie sociale qui, remplie de saletés et d’ordures de toute espèce, n’est en outre qu’un tissu de mensonges, de dissimulation et de bassesses, un cri continuel de paix, paix, lorsqu’il n’y a point de paix. Ce sont, à bien dire, de tristes ménagements que ceux que nous avons pour nos amis, une cruelle tolérance que celle qui consiste à les laisser mourir de leurs plaies empoisonnées, plutôt que d’y appliquer le tranchant salutaire qui les en guérirait. Charité infernale que celle qui laisse le pécheur dormir tranquillement au bord de l’abîme, pour lui épargner les désagréments du réveil, et s’épargner à soi-même le reproche d’avoir troublé son repos. O veuille le Seigneur allumer dans nos âmes une flamme plus pure, un amour plus sincère, un amour qui, lorsque la vérité, la gloire de Dieu, ou le salut du prochain le demande, sache parler sans détours et sans ménagements, et fulminer contre toute espèce d’iniquités, en prenant soin cependant qu’un feu étranger ne vienne pas s’allier à celui du sanctuaire, et que, dans l’ardeur de notre zèle, nous ne brisions pas, comme il arrive souvent, les deux tables de la loi.
« Ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais c’est toi et la maison de ton père, en ce que vous avez abandonné les commandements de l’Eternel pour marcher après les bahalins. » Ainsi parle Élie. C’est comme s’il disait : « C’est vous, toi et la maison de ton père Homri, qui êtes la cause des sévères châtiments infligés au pays. C’est à cause de vos mauvaises actions que toute cette misère nous est parvenue ! » Et quels péchés Élie désigne-t-il spécialement comme la cause de cette misère ? Est-ce la vie dissolue d’Achab, son avarice, sa légèreté, son impudicité ? Directement, rien de tout cela ; mais Élie relève avant tout son incrédulité éhontée, son éloignement hautain des commandements de Dieu, son mépris insolent pour tout ce que le vrai Dieu avait révélé et ordonné aux hommes. « Parce que vous avez abandonné les commandements de Dieu pour marcher après les bahalins. » Grand Dieu, si c’est là le plus grand crime à tes yeux, si pour cela tu as si souvent visité par le fer et le feu les peuples et les cités, qu’avons-nous à attendre dans un temps où l’oubli de tes commandements est devenu une affaire de mode, où une prétendue sagesse, une prétendue émancipation des préjugés et des superstitions des âges précédents s’établit en souveraine jusque dans l’atelier du moindre artisan, dans un temps où le langage de ces serviteurs rebelles : « Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous, » devient celui de tout le monde, et où la fausse prophétesse fait entendre sa voix perfide et ses oracles de Balaam du haut de tant de chaires ; dans un temps où le vrai christianisme, la foi au pardon des péchés par le sang de l’Agneau est si souvent traitée de mysticisme, où la vraie vie par le saint Esprit, la vie dans l’amour de Jésus, et l’imitation de son saint exemple est désignée comme une conception du fanatisme, et où Bahal voit à ses pieds tant d’adorateurs, qui, saisis d’un vertige d’athéisme ou de panthéisme, remplissent ses temples, et font fumer l’encens sur ses autels ? Qu’arrivera-t-il enfin à cette génération, si nous ne détournons pas à temps, par notre repentance et nos larmes, le courroux de l’Eternel que nous avons allumé sur nos têtes ? Et quel avenir avons-nous tôt ou tard à attendre dans notre vallée, où plus d’un Noé annonce la justice de Dieu, où plus d’un Jonas convie à la repentance, où plus d’une sentinelle sonne la trompette en Sion, parce qu’il voit venir l’épée sur le pays, et où cependant un petit nombre seulement se réclame du nom de Jésus, tandis que des milliers envisagent comme une chose profane le sang de la nouvelle alliance, se moquent effrontément de la parole de Dieu, foulent aux pieds ses commandements, se prosternent devant de honteuses idoles, et prostituent leur encens et leurs hommages aux idoles abominables des Amorrhéens et des Moabites ? Quelles coupes de colère se verseront enfin sur cette contrée bénie ? Sera-ce assez que le Seigneur nous visite par des fléaux et des maladies pestilentielles, par la disette et le manque de travail, par la stagnation du commerce et de l’industrie ? Ne devra-t-il pas intervenir par des jugements plus sévères encore ? « O malheur à toi, Chorazin ! malheur à toi, Bethsaïda ! car si les choses qui ont été faites au milieu de vous eussent été faites à Tyr et à Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient converties en prenant le sac et la cendre. C’est pourquoi ces villes seront traitées moins rigoureusement que vous. Et toi, Capernaüm, qui as été élevée jusqu’au ciel, tu seras abaissée jusque dans l’enfer. » O si mon peuple se détournait de son mauvais train et de l’iniquité de sa conduite, afin que Dieu se repentît du mal qu’il voulait nous faire, et que son courroux s’apaisât, et que nous ne périssions pas !
« Ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais c’est toi et la maison de ton père, en ce que vous avez abandonné les commandements de Dieu pour marcher après les bahalins. » Ainsi parle Élie, l’homme sans peur et sans reproche. Et aussitôt qu’il a prononcé ces paroles, il s’apprête à donner un spectacle qui n’a pas son semblable dans toute l’histoire sainte. L’Eternel, le Dieu d’Israël, doit montrer, par des signes et des miracles, qu’il est le seul Dieu, et Bahal doit être renversé en un jour. « Mais maintenant, dit Élie avec l’autorité d’un représentant de Dieu, maintenant, ô Roi, envoie et rassemble vers moi tout Israël sur le mont Carmel avec les quatre cent cinquante prophètes de Bahal, et les quatre cents prophètes des bocages qui mangent à la table de Jézabel. » Il dit, et Achab obéit, il envoie des messagers dans toutes les tribus d’Israël, et fait rassembler les prophètes sur le mont Carmel. Remarquez comme les choses ont, en peu de temps, changé de face. Le serviteur est devenu roi, et le roi serviteur, le sujet ordonne, et le monarque obéit. Telle est la puissance secrète qu’exercent sur la terre les enfants du royaume, en vertu de l’Esprit éternel qui habite en eux. Il n’est pas rare, en effet, que de simples et humbles serviteurs de Dieu, dépourvus de tout crédit et de toute influence extérieure, produisent, par une seule parole, quelquefois par leur simple présence et leur simple apparition, les effets les plus surprenants, tels que fermer la gueule des lions, calmer la fureur des flots et des vents, arrêter des armées ennemies, désarmer les adversaires les plus acharnés, les réduire au silence, et les attacher, pour ainsi dire, par une force mystérieuse, à leur char de triomphe. Nous trouvons un exemple frappant de cette puissance dans l’histoire de saint Séverin, ce grand apôtre qui, au Ve siècle, prêchait l’Evangile en Autriche et sur les rives du Danube. Malgré l’absence la plus complète de faste et d’ostentation et l’extrême simplicité de ce pieux missionnaire, son crédit s’éleva subitement à un si haut point, qu’on le révérait comme un bon génie, un ange tutélaire, et qu’on croyait que sa protection suffisait, pour préserver les contrées où il se trouvait de toute espèce de fléaux. Un jour que Séverin se trouvait dans la ville de Lorch, on reçut la nouvelle qu’un prince guerrier s’avançait avec le dessein d’y mettre tout à feu et à sang. Cette nouvelle remplit tous les habitants d’angoisse et d’épouvante. On s’assemble, on délibère sur le meilleur parti à prendre, et on s’arrête à celui de faire venir le personnage merveilleux, le pieux ermite du désert, et de le prier de se rendre au devant de cette horde dévastatrice, et de la détourner, si possible, de ses intentions. On va chercher Séverin, et il se rend aux sollicitations des habitants. C’était le soir ; le pieux solitaire se met aussitôt en chemin, fort de la présence de son Dieu ; il marche toute la nuit, et à la pointe du jour, à sept lieues de la ville, il rencontre la horde qui était en route. Il s’avance respectueusement, mais avec fermeté, devant son chef, le salue en ces termes :« Paix vous soit, excellent prince ; » puis il s’annonce à lui comme un envoyé de Christ, et lui expose simplement et franchement l’objet de sa demande. Le roi l’écoute tranquillement, et l’air vénérable du solitaire, ainsi que l’accent si merveilleusement pénétrant et irrésistible de ses discours font sur lui une telle impression, qu’il donne sur-le-champ l’ordre de la retraite, renonce à ses projets sanguinaires, et se retire avec son armée. Une autre fois, le farouche Gewold, chef des Allemands, s’avançait vers la ville de Passau, non pas, il est vrai, dans des intentions hostiles, mais seulement pour voir Séverin, dont la renommée remplissait tout le pays, et auquel les habitants de Passau avaient disposé une cellule dans leur ville, parce qu’ils se croyaient mieux protégés par sa présence que par leurs remparts. Cependant ils désiraient être délivrés de la visite d’un hôte aussi incommode et aussi dangereux que l’était ce guerrier. Ils s’adressent à Séverin, le priant de détourner le prince de son dessein. Séverin se rend au devant de cet étranger, et à peine s’était-il montré à lui et avait-il ouvert la bouche, que le barbare fut saisi d’un tremblement si violent, qu’il avoua ensuite à ses gens n’avoir jamais rien ressenti de pareil, même dans les plus chaudes mêlées. Séverin acquit subitement un tel empire sur l’esprit de ce conquérant, qu’il put en obtenir tout ce qu’il voulut. Le principal objet de sa demande lui fut accordé sur-le-champ, et lorsqu’il demanda en outre et entre autres objets le relâchement des prisonniers que ces barbares avaient emmenés avec eux des provinces de l’empire romain, Gewold n’hésita pas un instant, il ne pouvait se soustraire à cet ascendant victorieux de la présence du saint, il se sentait forcé de lui obéir. Telle est la puissance secrète et mystérieuse qui est accordée aux enfants de lumière. Le Maître les envoie comme des brebis au milieu des loups, et leur dit : « Si on vous frappe sur la joue droite, présentez encore la gauche ! » Ils ne sont pas bardés de fer et d’acier, et les armes de leur guerre ne sont point charnelles ; ils ne doivent pas rendre injure pour injure, ni user d’aucune des armes que le monde emploie, mais en échange ils en ont d’autres qui leur sont particulières, et que le monde ne connaît pas. Comment désigner cette puissance qui les caractérise ? Est-ce la foi, de laquelle il est dit qu’elle rend victorieux’du monde ? Est-ce la lumière du saint Esprit, dont ils sont les temples et qui brille dans toute leur personne ? En tout cas, c’est en eux je ne sais quoi de divin qui opère des miracles. On a vu de pauvres et simples enfants imposer par là à leurs plus farouches ennemis, de timides brebis désarmer leurs plus violents persécuteurs. Ce je ne sais quoi qui distingue ceux de la maison d’Israël, ce cachet de noblesse qui brille à travers l’humilité de leur maintien est supérieur à tout l’esprit des sages, à toute la science des habiles du siècle, à tout l’éclat de la grandeur, à toute la puissance que donnent la richesse et les dignités. Les gens les plus simples peuvent mettre par là dans l’embarras les plus grands philosophes, et confondre leur prétendue science. Cet éclat indicible des enfants du royaume, c’est le point lumineux que présente la perle, c’est l’étincelle du feu céleste qui illumine tout leur être, c’est la lueur vacillante de la lampe sacrée qui éclaire le temple, et qui brille au dehors à travers les vitraux ; c’est le signe du Fils de l’homme et le sceau de l’Agneau sur leur front, c’est l’armure invincible au moyen de laquelle les brebis du grand Pasteur opèrent leurs paisibles conquêtes, remportent leurs brillantes victoires, accomplissent leurs glorieux faits d’armes, enchaînent les rebelles, confondent les moqueurs, démasquent les hypocrites, réduisent au silence les blasphémateurs, font fuir les esprits impurs, et précipitent Satan lui-même de son trône.
Cependant, ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont assujettis ; mais plutôt de ce que vos noms sont écrits dans les cieux. La joie que nous cause la puissance que nous exerçons, est accompagnée du danger de l’orgueil et de la présomption ; celle que nous cause, au contraire, notre adoption devant Dieu, qui a daigné nous communiquer sa grâce, est plus pure, plus à l’abri du mélange des éléments charnels, plus propre à nous humilier et à nous tenir dans une sage réserve. La joie que nous cause la puissance que nous exerçons, nous ramène facilement sur nous-mêmes ; celle que nous cause la miséricorde dont nous avons été les objets, nous relient aux pieds de Jésus et dispose nos âmes à chanter ses louanges. La joie que nous éprouvons d’avoir remporté la victoire, altère et trouble facilement le regard intérieur de nos âmes, et nous fait perdre de vue notre misère ; la joie que nous fait éprouver l’attente de la gloire infinie à laquelle nous sommes appelés, est comme un fanal à la clarté duquel nous apercevons sans cesse notre indignité. La joie que nous causent les dons qui sont en nous, est fragile et muable ; car ces dons peuvent s’obscurcir ou nous être enlevés ; celle que nous font éprouver nos droits de bourgeois des cieux, est permanente et immuable ; car nous savons que le fondement de Dieu demeure ferme, et qu’il a pour sceau : « Le Seigneur connaît ceux qui sont siens ! » Que si nous ne croyons pas, il demeure fidèle ; il ne peut se renier lui-même. — O heureux ceux dont les noms sont écrits dans le livre de vie, et doublement heureux ceux qui le savent. Amen.