La Bibliothèque du chercheur s’est enrichie d’un ouvrage fort intéressanta. Il traite des rapports et des différences qui unissent ou séparent la religion et la philosophie. Question actuelle s’il en fut et dont l’importance ne saurait échapper à ceux, de plus en plus nombreux aujourd’hui, qui pensent et qui cherchent.
a – La philosophie et la religion, par Ernest Naville. — Lausanne, Imer, 1887.
M. Ernest Naville a bien voulu condenser en quelques pages d’un style précis, sobre, un peu sec comme il convient au style d’un philosophe, le résultat de ses recherches et de ses méditations. Par la simplicité avec laquelle il traite son sujet, il réussit à le rendre accessible à toute intelligence ouverte aux curiosités des choses de l’esprit, à tout cœur sincère, désireux d’approfondir une question des plus complexes et surtout des plus troublantes pour la foi du fidèle.
Bien peu désapprouveront ses conclusions, à savoir que « la philosophie comme recherche de l’unité est hostile au polythéisme », que « la religion comme manifestation de la liberté est hostile au fatalisme », et que, si « la philosophie est la part de la raison dans la recherche de Dieu », l’harmonie doit être possible entre le spiritualisme philosophique et la foi monothéiste ; harmonie qui ne va pas pourtant jusqu’à l’identité puisque la philosophie répond à la question : que dois-je penser pour trouver la paix de mon intelligence ? et la religion : que dois-je faire pour être sauvé ?
Cependant l’auteur va plus loin, et c’est ici que commencent pour nous des doutes sérieux. « Il y a, dit-il, pleine harmonie entre la foi chrétienne et le spiritualisme, et la valeur philosophique du spiritualisme confirme la foi des chrétiens. »
Que le christianisme présuppose une conception spiritualiste de l’univers et que celle-ci, venant à être établie en un corps de doctrine par un travail de la raison, puisse, après coup et en une certaine mesure, confirmer la foi chrétienne, cela est indéniable ; l’histoire est là pour le prouver. Mais l’affirmation d’une harmonie parfaite entre l’un et l’autre des deux termes en présence nous paraît moins scientifiquement certaine et sujette à de graves objections. Nous désirons exposer ici brièvement les deux principales.
Citons pour commencer un passage des plus significatifs du livre qui nous occupe. Il nous conduira au cœur même de la question et nous fera voir de quelle manière M. Naville conçoit la genèse du spiritualisme, au sens un peu spécial où il entend ce mot :
« Prenons dans le dogme les réponses qu’il renferme aux questions éternelles de la pensée : l’origine des choses, leur destination, la nature de l’homme, son rapport avec Dieu ; traduisons en philosophie, non le travail des théologiens, mais la simplicité de l’Evangile tel qu’il se montre dans les documents primitifs, ou tel encore qu’il se manifeste dans la vie des croyants ; nous dégagerons ainsi de tous les détails les éléments du christianisme universel, de ce christianisme dont les discussions théologiques et confessionnelles voilent l’unité, unité que l’histoire générale des philosophies et des religions remet en lumière. — Considérons les affirmations auxquelles nous serons parvenus comme des hypothèses proposées à la science ; traitons ces affirmations par la méthode scientifique ; déduisons-en les conséquences et comparons ces conséquences avec les faits à expliquer. Si les faits sont mieux expliqués par les théories auxquelles nous serons parvenus que par aucune autre, nous aurons acquis le droit de déclarer, sans être sortis du domaine de la science pure, que la philosophie chrétienne est la meilleure des philosophies. Ce ne sera pas là une affirmation de foi ; nous n’aurons pas le droit d’en tirer aucune conclusion immédiate sur l’origine divine et surnaturelle de la doctrine examinée ; nous aurons seulement le droit de conclure que cette doctrine est celle qui explique le mieux la réalité. Or la doctrine ainsi extraite du dogme est le spiritualisme proprement dit ; le terme spiritualisme indique son contenu ; la désignation de philosophie chrétienne rappelle son origine historique. C’est dans ces conditions que doit se poser et s’étudier la question de l’accord de la philosophie et de la religion. »
Au premier abord ce raisonnement n’a rien que de plausible. Il ne fait autre chose que d’appliquer à un objet particulier la méthode générale propre à la science et à la philosophie. Aussi ne sera-ce ni le savant, ni le philosophe qui auront à s’en plaindre, mais bien plutôt le croyant.
Voici, j’imagine, le langage qu’il pourrait tenir en cette occasion : « De quel droit, vous philosophe, prenez-vous ma vie chrétienne pour objet de votre étude ? Ne savez-vous pas qu’elle est « cachée avec Christ en Dieu », et qu’elle échappe par là même aux prises de vos investigations ? Elle a commencé par un miracle, elle subsiste par un miracle, elle expérimente des réalités qui sont inconnues à l’homme naturel et qui contredisent à son expérience. Je suis en Christ « une nouvelle créature » à jamais incompréhensible au sens et à la raison. Je suis sur un terrain, vous êtes sur un autre ; entre deux il y a un abîme que l’intelligence ne peut franchir. De vous à moi, une cause nouvelle, inaccessible aux catégories de votre entendement, est intervenue, qui a brisé la chaîne des causes terrestres et m’a conféré « la glorieuse liberté des enfants de Dieu » dont parle l’apôtre. Les manifestations de ma vie, appréciées au prisme d’une certitude étrangère à son essence, ne sauraient donner que des résultats imparfaits ou fautifs. Ceux-là seuls qui sont ce que je suis, savent ce que je suis et pourraient en parler. Mais en le faisant, ils transformeraient du même coup votre philosophie en une dogmatique, c’est-à-dire en une science qui, cessant de se fonder sur l’expérience universelle de l’humanité, perd sa valeur probante générale et ne la conserve que pour le petit nombre de ceux qui partagent avec moi des prémisses communes. »
Et le croyant, parlant ainsi, aurait sans doute raison.
Il faut accorder que la philosophie étant ce qu’elle est, ne peut s’approcher du dogme et de la vie chrétienne pour les analyser qu’en les traitant au point de vue qui lui est propre, c’est-à-dire comme des phénomènes naturels placés sur la ligne continue de l’évolution humanitaire. Or, le christianisme se refusera toujours à être interprété de la sorte. Il prétend être une création nouvelle, un commencement nouveau au sein de l’histoire et dont les origines remontent jusqu’aux jours de l’incarnation.
C’est en Christ qu’ont été posés les fondements d’une humanité nouvelle qui, sous le nom d’Église, s’est perpétuée jusqu’à l’heure présente comme l’assemblée de ceux qui sont « nés de nouveau », ayant été « créés en Jésus-Christ » pour parvenir un jour à sa « stature parfaite ». L’humanité croyante et l’humanité naturelle ne se trouvent pas sur le même plan ; elles n’ont pas la même origine ; elles n’expérimentent pas les mêmes réalités ; elles ne s’avancent pas dans la même direction ; elles ne courent pas vers le même but. Il est entre elles une distance que la simple logique ne saurait franchir ; il y faut un fait moral à jamais réfractaire aux opérations intellectuelles.
L’éminent auteur de La logique de l’hypothèse objectera peut-être que nous ne lui apprenons rien et que nous le comprenons mal. Pas plus que nous, il ne pense que la philosophie puisse « accorder son entrée au dogme comme tel », mais que « la vraie méthode donne entrée au contenu du dogme envisagé comme simple hypothèse » et que, « si l’hypothèse est justifiée, le rapport des deux domaines est établi ».
Nous reconnaissons avec lui que l’hypothèse, après l’expérience et le raisonnement, joue un rôle considérable dans l’élaboration philosophique et qu’elle est un instrument des plus nécessaires et des plus utiles pour la marche de la pensée et le progrès des sciences. Seulement nous sommes enclin à contester la légitimité de l’hypothèse elle-même dans le cas particulier. Permise quand elle part d’expériences similaires ou de présuppositions concordantes, l’hypothèse se justifie-t-elle encore lorsqu’il y a entre elle et la base qui la porte une solution de continuité ? En d’autres termes, la philosophie a-t-elle le droit d’admettre, fût-ce un seul instant, sans se renier elle-même, l’hypothèse d’un miracle ? Telle est la question qui se pose. Elle nous paraît se résoudre par la négative. Il faut, pour admettre le miracle, des raisons que la raison n’a pas et que la philosophie n’est point autorisée à prendre en considération.
Tout à l’heure c’était le croyant qui réclamait ; maintenant et après réflexion, c’est le philosophe lui-même qui se récuse.
Malgré l’exemple de la majorité des systèmes philosophiques anciens ou modernes, lesquels sont loin de placer tous à leur base les postulats de la moralité, et bien que les noms ne manquent pas de ceux qui tiennent la philosophie pour une explication de l’univers par l’univers, c’est-à-dire pour la science, issue de toutes les autres, dans laquelle toutes les autres doivent trouver leur place et leur synthèse, nous reconnaissons qu’en s’appuyant sur la conscience morale du philosophe, la philosophie échappe aux lois implacables de la logique et à l’enchaînement nécessaire des causes. Nous tenons donc pour légitime le point de départ anthropocentrique de la pensée philosophique, sans négliger du reste l’accord éventuel qu’elle doit toujours tenter de mettre entre ses propositions et le résultat des sciences objectives. Toutefois, pour être issue d’un postulat moral, la philosophie n’en reste pas moins une explication de l’univers par l’humanité naturelle. En sortant des limites de la vie naturelle, elle introduirait dans son sein des éléments hétérogènes et cesserait d’être subjectivement contrôlable par tout homme.
Est-ce à dire que la cause du spiritualisme en philosophie soit mise en question ? Aucunement. Mais il faut que ceux qui la défendent prennent garde de ne pas usurper sur un domaine qui ne leur appartient pas, et qu’ils soient attentifs à maintenir dans l’idée la distinction qui existe dans le fait entre l’ordre de la création et celui de la rédemption.
Aucune philosophie ne produit la vérité ; elle la dégage simplement et la développe en un système d’autant plus parfait que chacune de ses parties, répondant à toutes les autres, correspond plus exactement à la réalité des choses. Elle analyse ce qu’elle possède : l’ensemble des faits dont la certitude est acquise par l’expérience générale. Ces faits ne sauraient être ceux du dogme ou de la vie chrétienne, dont l’évidence n’existe que pour les personnes qui ont consenti à en tenter l’expérience, mais ceux universels qu’expérimente l’humanité toute entière et que tout homme peut contrôler. A ce titre, le fait de la morale et de la religion naturelle sera le premier et le plus considérable de ceux dont le spiritualisme philosophique devra se réclamer. La conscience, la responsabilité, l’obligation et le devoir, les idées de faute et de rémunération, celles de justice et de droit, les aspirations éternelles de l’âme, la soif de bonheur et de perfection, le besoin de gloire et d’immortalité, le pressentiment des choses à venir, voilà certes des réalités qui en valent d’autres en leur genre et dont une interprétation loyale mènerait aussi sûrement la science au spiritualisme, que leur vague appréhension mène à la croyance monothéiste qui est la religion des multitudes.
Dans les limites que nous venons de tracer, la tentative de M. Ernest Naville reprend toute sa valeur, et ses conclusions toute leur justesse. On peut alors sans danger reconnaître la haute signification de ce que dit Tertullien quand il parle de l’âme « naturellement chrétienne », et relever l’influence que doit avoir sur ce point la prédication évangélique, qui, vivifiant les germes obscurs de la vie religieuse et morale de la société, en affermit les certitudes. Car il se forme autour de chaque croyant et de chaque groupe de croyants une atmosphère spirituelle qui pénètre insensiblement les masses et leur donne des convictions, sinon chrétiennes, du moins apparentées au christianisme, et auxquelles il ne manque pour le devenir tout à fait que le phénomène appelé régénération par les théologiens et qui n’est en fait, d’après l’Évangile, que la position miraculeuse d’un être nouveau au sein de l’individualité naturelle.
Qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions. Elles ne sont point de soulever une polémique stérile, mais de prévenir une erreur qui nous paraît d’autant plus grave qu’elle vient de plus haut lieu : celle de la possibilité d’une philosophie chrétienne.
Depuis les premiers siècles, elle fut constamment la tentation de l’Église et la source de ses plus longs errements. Elle enfanta la scolastique du moyen âge et elle nourrit encore en secret les scolastiques modernes. Pourquoi ne l’avouerions-nous pas ? Nous-même, nous l’avons rêvée longtemps, cette philosophie chrétienne, et nous n’en avons désespéré qu’après avoir compris ce que veulent être à la fois la philosophie et le christianisme. Notre déception fut assez douloureuse pour nous interdire maintenant toute discussion que nous ne croirions pas d’un intérêt majeur.
Nous ne sommes donc pas un de ces croyants fanatiques qui méconnaissent la valeur de la pensée et s’irritent dès qu’ils la rencontrent sur le chemin de la foi ; moins encore pensons-nous être un philosophe intransigeant. Nous estimons que la foi et la pensée sont faites pour s’éclairer l’une par l’autre ; mais nous croyons que l’accord entre le monde moderne et le christianisme ne saurait avoir lieu sur la voie que M. Ernest Naville voudrait ouvrir. Cet accord, intellectuellement impossible, ne s’accomplit que dans la pratique, par le changement des cœurs. Le témoignage d’une Église de plus en plus consciente de son autonomie, de son caractère distinctif au milieu du monde, et du miracle perpétuel qui la fonde, en est le seul moyen efficace.
Ce n’est point en confondant les termes d’un problème qu’on arrive à le résoudre ; il faut, au contraire, les séparer d’abord en des quantités nettement déterminées.
Cette séparation, dans le problème de la coexistence do l’humanité naturelle et de l’humanité chrétienne, est en voie de s’accomplir sur le terrain politique par la Formation d’Églises indépendantes de l’État ; elle doit se réaliser également sur le terrain scientifique. Car l’Eglise, dont la raison suffisante n’est nulle part ailleurs qu’en elle-même, possède aussi bien son principe de connaissance que le principe de son organisation.
Revue de théologie et de philosophie, janvier 1888.