Les pèlerins arrivent chez l’Interprète. – Leur réception. – L’homme terrestre. – L’arme du fidèle. – L’araignée. – L’image de la poule, de la brebis, des fleurs. – La récolte manquée. – Le rouge-gorge.
Puis, s’étant approchés de la maison de l’Interprète, ils s’arrêtèrent à la porte. Là, plusieurs voix se firent entendre ; ces voix avaient un son agréable et venaient du dedans. Ils se mirent donc à écouter attentivement, et il leur sembla entendre quelqu’un prononcer le nom de Christiana. Car il est bon de vous dire, qu’avant cette circonstance un bruit avait déjà couru au sujet du voyage qu’elle venait d’entreprendre avec ses enfants, et la nouvelle devait avoir été accueillie par ceux de la maison avec d’autant plus de joie qu’il s’agissait de l’épouse de Chrétien le pèlerin, de cette femme qui, autrefois, ne pouvait supporter l’idée d’aller en pèlerinage. Nos gens se tinrent encore debout devant la porte, et outrent parler d’une manière fort honorable de celle dont on n’espérait guère l’arrivée. Enfin, Christiana se décide à heurter comme elle avait fait auparavant à la Porte-Étroite. Elle n’a pas plus tôt achevé qu’une jeune fille nommée Simplicité arrive à la porte : elle l’ouvre, porte ses regards autour d’elle, et aperçoit là deux femmes.
— A qui désireriez-vous parler ? leur dit-elle.
Christiana : – Nous avons compris que c’est ici un lieu privilégié pour ceux qui se sont faits pèlerins, et c’est en cette qualité que nous nous présentons aujourd’hui à cette porte. En conséquence, nous sollicitons comme une faveur, qu’il nous soit permis d’entrer dans ce lieu pour y loger ; car, tu le vois, le jour est sur son déclin, et nous désirons ne pas aller plus loin ce soir.
Simplicité : – Veuillez me dire votre nom, afin que je puisse l’annoncer à mon seigneur, dans son cabinet.
Christiana : – Mon nom est Christiana ; je suis la femme de ce pèlerin qui passa par ici il y a quelques années ; et ceux-ci sont ses quatre enfants. Cette jeune fille qui m’accompagne vient en pèlerinage avec nous.
Alors Simplicité courut prévenir les serviteurs de la maison : Je viens vous annoncer, leur dit-elle, l’arrivée de nouveaux pèlerins. Le croiriez-vous ?… c’est Christiana, ses enfants et une autre personne qui l’accompagne, attendant à la porte qu’on leur donne l’hospitalité à tous. Ils tressaillirent de joie en apprenant cette nouvelle, et allèrent aussitôt en informer leur souverain qui s’empressa de venir à la porte. Dès qu’il eut aperçu des yeux la bonne Christiana, il lui dit : Es-tu celle que le brave Chrétien laissa derrière lui quand il s’en alla en pèlerinage ?
Christiana : – Je suis cette femme qui était endurcie de cœur, tellement que je ne tenais aucun compte des afflictions de mon mari, et ne me souciais point d’aller avec lui. Voici ses quatre enfants ; or, je me suis décidée à suivre son exemple, et suis convaincue maintenant que c’est ici le vrai chemin et qu’il n’y en a point d’autre.
Interprète : – C’est ainsi que s’accomplit l’Écriture touchant l’homme qui dit à son fils ! « Va-t’en, et travaille aujourd’hui dans ma vigne. Lequel répondant, dit : Je n’y veux point aller ; mais après, s’étant repenti, il y alla. » (Matt. 21.28-29 : Mais que vous en semble ? Un homme avait deux enfants ; et s’adressant au premier, il dit : Mon enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.)
— Ainsi soit-il, ajouta Christiana : Amen. Dieu fasse que ces paroles me soient réellement applicables, et qu’il m’accorde d’être finalement « trouvée de lui sans tache et sans reproche, en paix ! »
Interprète : – Mais pourquoi te tiens-tu à la porte ? Viens, entre, fille d’Abraham. Nous parlions de toi il n’y a qu’un instant, car on est venu nous apprendre que tu avais embrassé la profession de pèlerin. Venez, enfants, entrez, et toi aussi, servante, approchez-vous. C’est ainsi qu’il les attira tous dans la maison.
Quand ils furent entrés, on les pria de s’asseoir et de se reposer, ce qu’ils firent aussi. Puis, les habitants de la maison qui sont chargés du soin des pèlerins, vinrent les trouver dans leur chambre. Ils donnèrent chacun un sourire pour exprimer la joie qu’ils avaient de ce que Christiana était devenue comme son mari. Ils étaient aussi fort contents de voir les enfants, et leur donnaient de petites tapes sur la joue en signe de la bonne amitié qu’ils leur portaient. Ils se conduisirent avec une égale bienveillance envers Miséricorde, et déclarèrent à tous qu’ils étaient les bienvenus dans la maison de leur maître.
Peu de temps après, comme on était à préparer le souper, M. l’Interprète voulut les faire passer dans ses chambres particulières, et leur montrer tous les objets merveilleux que Chrétien avait déjà eu occasion de voir quelque temps auparavant. Ils virent donc là : l’homme enfermé, la grotte de fer, l’homme effrayé par un songe, l’homme passant au travers de ses ennemis, de même que le portrait admirable de Celui qui est le plus beau entre les fils des hommes, et enfin bien d’autres choses qui doivent avoir été très utiles à Chrétien lui-même.
Cet examen étant achevé, et Christiana de même que son amie Miséricorde ayant, en quelque façon, digéré toutes ces choses, l’Interprète les prit encore en particulier, et les mena d’abord dans un cabinet où il y avait un homme qui tenait un racloir en sa main, et dont les yeux étaient sans cesse penchés vers la terre. Il y avait aussi au-dessus de lui quelqu’un tenant dans ses mains une couronne céleste et lui offrant de l’échanger contre l’instrument dont il avait coutume de se servir pour ramasser la boue. Mais notre homme ne daignait pas même tourner ses regards en haut, et ne tenait aucun compte de ce qu’on lui disait ; il s’inquiétait seulement d’attirer à lui quelques brins de paille, des bûchettes, et la poussière de la terre.
Ici, Christiana fit cette observation : Il me semble, dit-elle, que je comprends un peu ce que cela signifie ; c’est l’image de l’homme du monde, n’est-ce pas, bon Monsieur ?
Ce que tu dis est vrai, continua l’Interprète, et le racloir qu’il a dans sa main, n’est autre chose que son esprit charnel. Tu as remarqué que le but unique de ses efforts était d’entasser quelques brins de paille et un peu de boue ; car son attention était tellement captivée par ces choses qu’il ne pouvait prêter l’oreille à celui qui l’appelait d’en haut. Eh bien ! Cela nous montre que le ciel n’est considéré par quelques-uns que comme une fable, et que les choses d’ici-bas sont, au contraire, regardées comme tout ce qu’il y a d’essentiel. Lorsque tu as vu ensuite que cet homme avait constamment les yeux baissés vers la terre, c’était afin que tu comprisses que les objets terrestres éloignent entièrement de Dieu le cœur de ceux qui s’y attachent.
— Ah ! Délivre-moi d’un tel penchant ! s’écria alors Christiana.
— Cette prière, dit l’Interprète, est une arme dont on a fait si peu usage jusqu’ici qu’elle est presque rouillée. À peine en trouverait-on un entre mille qui sache bien dire cette autre prière : « Ne me donne ni pauvreté, ni richesse. » (Prov. 30.8 : Eloigne de moi fausseté et paroles mensongères ! Ne me donne ni pauvreté, ni richesses ! Dispense-moi le pain de mon ordinaire,) La boue des rues est maintenant aux yeux du grand nombre, la seule chose qui mérite d’être recherchée.
Sur cela Miséricorde et Christiana se dirent en pleurant : Ce n’est, hélas ! Que trop vrai.
Dès que l’Interprète eut fini de leur expliquer cette figure, il les mena dans la plus belle chambre de la maison, et les invita ensuite à regarder de tous côtés pour voir s’il n’y aurait rien qui pût leur être utile. Elles parcoururent donc des yeux toute la chambre ; mais elles ne purent absolument rien découvrir. Il n’y avait, en effet, qu’une araignée suspendue au mur, qui échappa même à leur attention.
Miséricorde rompant enfin le silence : Mais, Monsieur, il n’y a rien, s’écria-t-elle, tandis que Christiana avait la bouche close.
— Regarde bien, lui dit encore l’Interprète.
Elle se mit donc à considérer de nouveau avec attention, après quoi elle déclara n’avoir rien remarqué, sinon une laide araignée qui se tenait cramponnée au mur au moyen de ses pattes.
Interprète : – Mais n’y a-t-il qu’une araignée dans toute cette vaste salle ?
À ces mots, Christiana laissa tomber une larme de ses yeux, et donna elle-même la réponse suivante, car c’était une femme de grande pénétration : « Oui, mon Seigneur, il y en a ici plusieurs ; et les araignées dont il s’agit sont même beaucoup plus venimeuses que celle-là. » Ce que l’Interprète ayant entendu il la regarda complaisamment en lui disant qu’elle avait bien jugé selon la vérité, que des créatures imparfaites, quelques beaux appartements que nous puissions habiter ; mais que par cette vilaine araignée, cette créature venimeuse, nous devions savoir comment s’exerce la foi, c’est ce qui n’était point entré dans mon esprit : nous voyons qu’elle travaille de ses mains, et habite jusque dans les palais somptueux des rois, en sorte que Dieu n’a rien fait en vain.
Ici, Miséricorde est toute confuse, et les jeunes garçons se couvrent la tête ; car ils commençaient tous maintenant à comprendre l’énigme.
L’Interprète continua ainsi son discours : L’araignée, ainsi que vous le voyez, saisit les mouches avec ses pattes, et cependant elle a sa demeure dans les palais des rois. (Prov. 30.28 : Le lézard, que tu prends avec la main Et qui pénètre dans les palais des rois.) Or, ces choses sont ainsi rapportées afin de vous montrer que, bien qu’il y ait encore en vous le venin du péché, vous pouvez cependant avoir votre demeure, et par la main de la foi, vous cramponner dans la plus belle chambre de la maison qui appartient au Roi de la Cité céleste.
Christiana : – Je faisais la même comparaison ; cependant il m’eût été impossible de résoudre le problème d’une manière complète. Je pensais qu’il y a effectivement ressemblance entre nous et les araignées, attendu que nous ne sommes que des créatures imparfaites, quelques beaux appartements que nous puissions habiter ; mais que par cette vilaine araignée, cette créature venimeuse, nous devions savoir comment s’exerce la foi, ce qui n’était point entré dans mon esprit : nous voyons qu’elle travaille de ses mains, et habite jusque dans les palais somptueux des rois, en sorte que Dieu n’a rien fait en vain.
Nos voyageurs furent satisfaits de cette interprétation. Quoi qu’il en soit, ils se regardèrent les uns les autres d’un air de surprise, et s’inclinèrent respectueusement devant l’Interprète.
Il les mena ensuite dans un autre appartement, et appela pour quelques instants leur attention sur un fait particulier. Il y avait là une poule en compagnie de ses poussins dont l’un alla boire dans un petit baquet ; or, tandis qu’il buvait, il élevait par intervalles sa tête et ses yeux vers le ciel. Considérez, dit l’Interprète, ce que fait ce petit poussin, afin que vous appreniez, par son exemple, à être reconnaissants envers votre souverain Bienfaiteur, de telle sorte que, quand vous jouissez de ses bénédictions, vous n’oubliiez pas de porter vos regards en haut. Voyez encore, dit-il, la conduite de cette poule envers ses poussins. Là-dessus, les pèlerins observèrent les mouvements de la poule, et s’aperçurent qu’elle procédait de quatre manières différentes envers ses petits :
1 – Elle les appelait d’abord par un gloussement ordinaire qui se répète fréquemment dans la journée ;
2 – Elle leur adressait un appel spécial ; mais cela n’avait lieu que par intervalles ;
3 – Elle procédait sur un ton particulièrement tendre tandis qu’ils étaient recueillis sous ses ailes ; (Matt. 23.37 : Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ?)
4 – Elle faisait entendre un cri d’alarme.
Maintenant, continua l’Interprète, représentez-vous la conduite de votre Roi par celle de cette poule, et faites un rapprochement entre ses sujets et les poussins ; car l’un est l’emblème de l’autre. Dieu agit aussi envers les siens d’après une méthode qui lui est propre. Par son appel ordinaire, il ne leur donne rien ; par son appel spécial, il a toujours quelque chose à leur communiquer : il fait entendre aussi une douce voix à ceux qui se tiennent sous son aile, et il ne manque pas de donner le signal de l’alarme quand il voit venir l’ennemi.
J’ai préféré, mes bonnes amies, vous faire entrer dans la chambre où se trouve un tableau de toutes ces choses, pensant qu’un sujet ainsi approprié aux gens de votre sexe, vous serait plus facile à saisir.
Christiana : – Oh ! Je vous prie, Monsieur, faites-nous voir encore d’autres choses.
Il les mena donc dans un abattoir où le boucher était occupé à tuer une brebis. Ils virent cette brebis paisible subir patiemment son sort sous le tranchant du couteau. – Vous devez apprendre par là, dit l’Interprète, à souffrir l’outrage et la peine sans proférer aucune plainte. Considérez bien cette brebis : on l’égorge, on la dépouille de sa peau, et elle ne fait aucun effort pour se débattre, elle n’a pas même l’air de se plaindre. Votre Roi vous nomme ses brebis.
Après cela, il les conduisit dans son jardin qui était parsemé de fleurs très diverses. – Voyez-vous bien tout ceci ? dit-il. – Oui, répondit Christiana.
Sur cela il leur fit observer comment ces fleurs différaient entre elles par leur stature, leur qualité, leur couleur, leur odeur, leur vertu, et enfin comment quelques-unes excellaient sur les autres en tous points. Il leur dit aussi qu’elles demeuraient chacune à la place qui lui avait été assignée par le jardinier sans se quereller, ni se porter envie les unes aux autres.
De là, il les mena dans son champ qui avait été ensemencé de blé et d’autres grains. Ici, ils trouvèrent que les épis de blé avaient été totalement retranchés, de telle façon qu’il n’y restait plus que les tiges, ce qui donna lieu à une observation de la part de l’Interprète :
— Cette terre, dit-il, a cependant été labourée ; elle a reçu de l’engrais et une bonne semence, mais que ferons-nous de cette paille ?
— Il faut en brûler une partie, répliqua Christiana, et consommer le reste pour du fumier.
— Vous voyez que le fruit est la chose essentielle, et c’est là vraisemblablement ce que vous recherchez. Ainsi, parce qu’il ne s’y en trouve point, vous condamnez la récolte à être détruite par le feu, ou à être foulée aux pieds par les hommes. Prenez garde qu’en cela vous ne prononciez votre propre condamnation.
En revenant de la campagne ils aperçurent un petit rouge-gorge tenant à son bec une grosse araignée. Cet incident devait fournir matière à de nouveaux entretiens. Frappée de la contradiction, Miséricorde témoigna d’abord de sa surprise, tandis que Christiana dit avec exclamation : Combien ceci fait disparate chez un joli petit oiseau comme le rouge-gorge lui qui se distingue de tous les autres par le plaisir qu’il paraît prendre à entretenir une espèce de sociabilité avec les hommes ! J’avais pensé jusqu’à présent que cet oiseau ne vivait que de miettes, ou de telle autre nourriture également saine. Je ne l’aime plus comme auparavant.
À cela l’Interprète répondit : Ce rouge-gorge est une image qui représente fidèlement certaines gens qui font profession de religion et dont l’apparence vous trompe. Ils parlent de manière à se faire admirer ; ils ont un extérieur agréable ; mais comme l’écho, ils rendent les sons qu’ils ont reçus. En outre, ils ont l’air de porter beaucoup d’affection aux âmes sincères, et surtout de faire cause commune avec elles, comme si c’était dans leur nature de vivre sur les miettes de l’homme de bien. C’est ainsi encore qu’ils prétendent avoir droit à tous les privilèges chrétiens, et parce qu’ils s’introduisent si facilement dans la société des gens pieux ils s’imaginent pouvoir participer aux institutions du Seigneur – mais lorsqu’ils sont seuls, comme, le rouge-gorge, ils sont bien aise de gober les araignées ! Ils peuvent alors changer de régime, et boire l’iniquité comme l’eau. (Job. 15.10 : Parmi nous aussi se trouvent des têtes grises, des vieillards, Plus chargés de jours que ton père.)