Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

6.
L’amitié de David et de Jonathan

Et lorsque David eut fini de parler à Saül, l’âme de Jonathan fut liée à l’âme de David, et Jonathan l’aima comme son âme. Et ce jour même Saül le prit chez lui, et ne le laissa pas retourner dans la maison de son père. Et Jonathan fit alliance avec David parce qu’il l’aimait comme son âme. Et il ôta le manteau qu’il portait et le donna à David, ainsi que ses vêtements, même son épée, son arc et sa ceinture.

(1 Samuel 18.1-4)

L’ami du chrétien, c’est le prochain, et le prochain c’est tout le monde. En d’autres termes, le chrétien, comme son maître, doit porter tous les hommes dans son cœur et travailler au bien de l’univers.

Est-ce à dire que le chrétien ne puisse avoir des amis particuliers ? Non, sans doute ; car au besoin l’exemple de David et de Jonathan sous la loi, l’exemple de Jésus et de Jean sous la grâce, prouveraient le contraire. Mais ce qui est parfaitement vrai, c’est que la foi chrétienne modifie ce qu’on appelle ordinairement l’amitié, et que rien ne diffère plus de deux amis dans le monde que deux amis en l’Évangile ; ce qui serait une preuve d’affection chez les uns passerait pour un indice d’inimitié chez les autres. Mais étudions la conduite de David et de Jonathan, et nous saurons ce que sont de véritables amis.

David se présente pour la première fois devant le roi Saül, et aussitôt, dit l’Écriture, « aussitôt qu’il eut parlé, l’âme de Jonathan fut liée à la sienne, tellement que Jonathan l’aima comme son âme. »

Voilà de ces paroles qui seules suffiraient pour nous faire aimer nous-mêmes Jonathan. Cet élan de sympathie épanouit le cœur. Nous en avons éprouvé de semblables, et nous sentions que dans ces moments nous étions meilleurs. Oui, nous sommes heureux à la fois d’éprouver et de voir éprouver, ne fût-ce pas pour nous, ces affections spontanées, instinctives, qu’un regard, un sourire, une parole font jaillir, et qu’on sent devoir durer autant que la vie. Il n’est pas nécessaire d’avoir des affaires ou des intérêts communs ; car il s’agit d’une communauté d’âme, et ce fonds reste inépuisable. Quand on n’aura rien à faire ensemble, ensemble on causera. Quand on n’aura rien à se dire, on restera du moins près l’un de l’autre, et s’il faut un jour se séparer, on sera toujours heureux de savoir qu’au loin existe un ami qui pense, sent, aime comme soi. Ne me demandez pas pourquoi j’aime mon ami plus que d’autres aussi savants, aussi riches, aussi saints ; je n’en sais rien. Peut-être en est-il qui valent mieux que lui, mais non pas pour moi. Ai-je donc tort de suivre cette impulsion ? Je ne puis le croire ; car elle est au fond de ma nature, et je me rassure quand j’apprends que Jésus, qui donna sa vie pour les croyants de tous les siècles, affectionna l’apôtre Jean d’une manière toute particulière, et nomma Lazare son ami.

Pourquoi cultivons-nous donc si peu ce sentiment de sympathie à sa naissance, et le laissons-nous quelquefois s’évaporer par un frivole motif de respect humain qui nous empêche de dire ce que nous sentons ? Les hommes qui nous vont bien ne sont-ils pas assez rares pour qu’il vaille la peine de les saisir au passage, et de leur révéler le sentiment qui peut-être à notre insu fait écho dans leur cœur ? Sans doute nous devons respecter en nous cette pudeur de sentiment qui ne veut pas qu’on jette son amitié à la tête d’un homme ; mais nous devons aussi nous dire que, si notre affection est réelle, désintéressée, profonde, elle trouvera des accents pour réveiller des sympathies.

Mais qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces paroles. L’amitié dont je parle est celle des chrétiens ; deux amis en dehors de la foi ne sont pas des amis ; ce sont des compagnons d’affaires ou de plaisir. « Qui se ressemble s’assemble, » dit un proverbe populaire, et l’on s’assemble pour faire le mal comme pour faire le bien. D’autres fois, ce n’est pas la ressemblance, mais la différence qui unit. Le caractère faible s’attache au fort, parce qu’il éprouve le besoin de s’appuyer autant que l’autre le désir de commander. Mais qu’on s’unisse pour cause de ressemblance ou d’opposition, le motif d’union, pour le monde, est toujours de suivre d’autant mieux ses propres goûts et ses passions. Vous appelez tel homme votre ami parce qu’il vous supporte, vous flatte, vous applaudit. S’il prend votre défense, même contre la vérité, vous le nommerez un intime ; s’il intrigue, s’il ment en votre faveur, vous exalterez son dévouement. Non, nous le répétons, s’unir ainsi ce n’est pas être des amis, mais des associés d’intérêt, des compagnons de plaisir, des complices de passions, et, prendre alors le nom d’amis, c’est le souiller comme le manteau précieux jeté pour le couvrir sur un cadavre corrompu.

Ah ! ce n’est pas un complaisant que Jonathan cherche en David ; non, pas même un témoin de ses légitimes plaisirs ! A l’heure du danger, il éloignera son ami et affrontera pour lui la colère et les dards de son père ; et quand il apprendra que l’Eternel l’a choisi pour occuper le trône où lui-même comptait monter, point d’envie, point de lutte ; mais la simple demande d’être mis après lui, afin d’être près de lui. Hélas ! il n’en sera pas ainsi. Jonathan partagera le sort de son malheureux père ; il sera vaincu, massacré ; il mourra misérablement loin de son trône et de David, et cependant l’histoire ne nous laissera pas un soupir de lui qui vienne ternir sa pure et sainte amitié pour celui qui le prive d’un royaume !

Pourquoi cela ? le texte sacré va nous le révéler. Jonathan savait que David était l’élu du Seigneur, et ce fut devant l’Eternel qu’ils se jurèrent amitié ; en un mot cette affection se nouait en Dieu.

Ainsi le chrétien aime son ami, non pas seulement, parce qu’il trouve dans sa société des joies de cœur, mais il l’aime aussi sans retour sur lui-même, et s’attache à lui dans la pensée de le servir. Il s’en occupe en vue du temps, mais encore en vue de l’éternité, et ce dernier point de vue caractérise surtout son amitié. S’il l’aimait pour ce monde de péché, il croirait peut-être devoir se montrer indulgent pour ses faiblesses. Mais non, il l’aime pour un monde meilleur, et son premier soin est de l’avertir quand il fait le mal ; il lui dévoile ses défauts, lui fait des reproches ; et s’il n’en est pas écouté il revient à la charge, lui présente de nouvelles observations, de nouveaux reproches, lui déplaît, s’il le faut, afin de le sanctifier.

Oui, voilà le double devoir des amis chrétiens : donner et recevoir des avis, et même des réprimandes. On l’a souvent dit : nous nous faisons illusion sur nous-mêmes, parce que, si la conscience nous apporte sa lumière, la passion met à l’instant son bandeau sur nos yeux. Nul ne peut être bon juge et partie bien jugée ; nul ne peut se voir marcher ; tandis qu’un ami qui nous approche, qui nous suit dans notre cœur et dans notre maison, cet ami nous connaît mieux que nous-mêmes. Je dirai même que notre amitié n’aura de prix qu’autant qu’elle sera franche, intime, courageuse de part et d’autre. Qu’avons-nous besoin d’un ami qui nous parle à demi-mot, qui hasarde un conseil timide et jamais une répréhension ? Le monde et la famille, dans nos frottements avec eux, ne nous ont-ils pas déjà révélé nos faiblesses et jeté leurs censures ? Sans doute, et tout cela ne nous a pas guéris, parce que les censures du monde et de la famille nous paraissent trop intéressées pour être justes ; nos adversaires ou nos parents nous blâment parce que nous les blâmons, et dès lors nous n’avons guère de docilité pour leurs leçons. Mais un ami qui ne peut être soupçonné de mauvais sentiments à notre égard, un ami qui pourrait se taire et qui parle, cet ami sera toujours mieux écouté. Son affection pour nous est le bouclier qui le couvre, contre nos répliques. Nous sentons qu’il a le droit de tirer sur nous sans que nous ayons celui de nous plaindre de lui. D’abord il nous est pénible de l’entendre ; mais à la fin il nous force à réfléchir, parce que toujours nous revient cette pensée que c’est notre bien qui l’inspire, que c’est son amitié qui parle, et, si nous ne cédons pas à ces doux motifs, c’est que rien au monde ne devait être capable de nous faire céder.

Mais, grâce à Dieu, une amitié vraiment intime a d’autres avantages que ceux d’une franche répréhension. Elle amène de ces épanchements qui soulagent un cœur trop plein, de ces confidences qui doublent les joies en les partageant, de ces conversations où l’on se plaît à jeter des pensées dans un cœur comme nous nous plaisons à lancer notre voix contre un écho qui nous renvoie nos paroles. Non, il n’est pas d’émotion plus douce, plus pure que de penser et de vibrer à l’unisson. Et de ces émotions toujours nouvelles, parce que le cœur est infini, on ne se lasse jamais ; dût-on se répéter dans ces entretiens, on s’y complaît encore. Les heures coulent sans efforts ; les cœurs s’unissent, se cimentent, et, avec le temps, arrivent de deux à ne faire qu’un ; les pensées de l’un passant dans l’autre, semblent s’agiter dans une seule tête qui réfléchit. Point de luttes de paroles ; on se comprend avec les mots imparfaits, et même avant d’avoir parlé. S’il y a dissentiment, on incline à penser que c’est par erreur ; on cherche le joint de la difficulté, et on le découvre. Si, malgré tout le désir de s’entendre, on reste en désaccord d’opinion, on se retrouve encore unis par le sentiment et prêts à se supporter.

O doux épanchements de l’amitié ! union des cœurs jetés sur la terre pour faire comprendre le Ciel, pourquoi donc êtes-vous si rares, quand il ne faut que des cœurs pour vous goûter ? Pourquoi, quand une source de joies vives, abondantes, gratuites, peut jaillir de toute âme, allons-nous demander à la matière de nous désaltérer ? Le bonheur n’est-il pas à notre porte ? ne s’asseoit-il pas à notre foyer ? ne nous tend-il pas la main et ne la serre-t-il pas avec étreinte ? Qu’allons-nous donc au loin nous creuser des citernes crevassées ? Oui, Dieu est sage, Dieu est bon ; il a semé à pleine main le grain d’une félicité que ni tempête, ni froid ne peuvent ravir à la terre. Le soleil peut brûler nos moissons, mais il ne saurait dessécher nos âmes ; le méchant peut nous ravir de l’or mais il ne saurait nous ôter un ami. Pourquoi donc ne voulons-nous pas du bonheur seul véritable, celui des affections ? d’un bonheur qui ne coûte rien, l’union des âmes ?

Pourquoi ? – Hélas ! parce que nous sommes encore terrestres, charnels, passionnés, et que ces joies de l’amitié, bien que douces pour nous, s’affadissent en présence des jouissances matérielles. Chose étrange ! nous qui trouvons du plaisir à tomber d’accord, nous en trouvons aussi à contredire ! nous qui sommes capables de goûter des affections pures, nous ne le sommes pas moins de nous livrer à des antipathies ! En nous se trouve une double source d’eau douce et d’eau amère : quand une onde tarit, l’autre coule ! et par malheur l’amertume coule presque toujours.

Il faut donc bien se le dire, l’amour du péché est inconciliable avec une véritable amitié ; et pour jouir de celle-ci, il faut guérir du premier. Ici, comme partout, sainteté et bonheur marchent ensemble ; sainteté et bonheur sont deux vrais amis, et deux amis inséparables. Mais étudions une nouvelle face de l’amitié. Jonathan, nous est-il dit, fit alliance avec David parce qu’il l’aimait. Remarquez que ce Jonathan, offrant son amitié, était fils de roi, et qu’il l’offre à un jeune homme simple joueur de luth dans la maison de son père. Cette amitié était donc bien véritablement désintéressée. Aussi Jonathan éprouve-t-il aussitôt le besoin de se dépouiller en faveur de celui qu’il aime ; il ôte de sa propre personne et dépose sur son ami « son manteau, son épée, son arc, et jusqu’à son baudrier. »

Touchant oubli de soi-même, ingénieux moyen de marquer leur communauté de fortune, de vêtement et de défense ; mais, remarquez-le bien, communauté établie aux frais de celui qui donne son amitié. On peut donc dire que le signe d’une amitié véritable c’est le dévouement.

Combien d’autres, au contraire, cherchent des amis dans de plus grands et de plus riches qu’eux. Combien qui se promettent d’utiliser cette relation et qui dans cette vue caressent l’homme qu’ils se proposent, non d’orner comme Jonathan, mais d’exploiter plus tard. Et vous appelez cela se faire des amis ? Dites donc que vous cherchez des dupes ! dites que vous spéculez sur vos affections, ou plutôt que vous n’avez pas d’affection dans un cœur qu’inspire l’égoïsme ! Vous profanez le nom d’ami, et vous devriez rougir du lien qui fait votre vanité. Vous n’êtes pas les amis de ces hommes, vous êtes leurs protégés ; vous avez beau prendre le premier nom avec orgueil, le monde qui vous devine vous donne le second avec mépris.

Voulez-vous donc savoir si votre amitié est vraiment pure, si c’est une amitié que Jésus avouerait ? Voyez si, comme, Jonathan, vous êtes disposés à vous dépouiller au besoin pour vos amis ; si c’est pour vous un plaisir que de leur faire plaisir, un bonheur que de les rendre heureux. Et il ne suffit pas de donner pour prouver que l’on aime ; mais voyez si vous êtes prêts à donner avec délicatesse, sans attendre qu’on vous en rende grâce, à l’insu même de celui qui reçoit, de manière à satisfaire votre cœur sans humilier le sien. Demandez-vous si vous l’aimeriez encore dans la misère, dans l’obscurité ; et si jamais il ne risquerait, en frappant à votre porte, de vous devenir importun ; demandez-vous si vous seriez capables d’aimer, non plus comme Jonathan, mais comme David, dont il me reste à parler.

Depuis longtemps l’esprit de l’Eternel avait abandonné Saül pour reposer sur David. Jaloux de ses succès, le roi poursuit son serviteur, lui tend des pièges, et malgré la générosité de celui-ci, qui plus d’une fois lui fait grâce de la vie, il cherche à lui donner la mort. Enfin l’armée de Saül est détruite ; lui-même et son fils meurent sur le champ de bataille. David peut monter désormais librement sur le trône. Quel est son premier sentiment ? Le voici : « Jonathan ! s’écrie-t-il, mon frère ! je suis dans l’angoisse pour l’amour de toi ; tu faisais tout mon plaisir ; mon amour pour toi surpassait celui qu’on peut avoir pour une femme. »

David monte sur le trône, et lorsque, après un long temps, on pourrait croire qu’il a oublié Jonathan, il s’informe au contraire s’il ne serait pas resté dans le royaume quelques membres de sa famille. On se livre à des recherches et l’on découvre un pauvre jeune homme, estropié des deux pieds, fils de Jonathan. Que fera David ? Verra-t-il dans ce dernier rejeton de la famille royale un dangereux prétendant à son trône ? L’éloignera-t-il de sa cour ? L’exilera-t-il de son royaume ? Non ; mais par amour du père il accueille le fils, le fixe dans son palais et veut que « chaque jour il mange à sa table. »

Enfin, plus tard, lorsque la dette de l’amitié semble acquittée, lorsque le peuple et l’armée ont oublié leur ancien roi et son fils, David, que poursuit un tendre souvenir, ordonne de recueillir les os de Saül et de Jonathan, et les fait transporter avec pompe au sépulcre de Kis, leur père.

Touchante amitié qui survit à la mort ! dévouement sincère qui se montre encore sur les descendants ! souvenir pieux qui se reporte jusque sur une tombe ! Sans doute un chant funèbre sur la mort de Jonathan son ami coûtait peu à David, poète ; une place à sa table réservée à l’enfant orphelin n’est pas une pesante charge pour David, roi ; des honneurs funèbres rendus par ses serviteurs ne donnaient pas grande peine au maître ; ce n’est donc pas au sacrifice qu’ici se mesure l’amitié, mais à ce souvenir persévérant, qui s’élève au-dessus de ce monde et monte vers les cieux.

Telle est l’amitié chrétienne : elle franchit la tombe et se nourrit de souvenirs qui doivent un jour se renouer avec de nouvelles réalités. Et c’est ici pour nous un moyen précieux de juger notre foi comme notre amitié. Aimons-nous ainsi ceux que nous avons perdus ? ou leur mémoire s’évapore-t-elle avec le temps ? Répondez à cette question, et vous saurez si vous avez cru et aimé.

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