Le résultat auquel nous a conduits l’Écriture peut se contrôler et se confirmer par l’histoire du dogme. Le dualisme que nous avons constaté dans la notion scripturaire de l’Église, se reflète dans les théories ecclésiastiques ; il les éclaire et elles l’éclairent à leur tour ; il aide à les comprendre, il sert à les apprécier, et, de leur côté, elles le mettent dans une sorte d’évidence, car elles ne se conçoivent et ne s’expliquent que par lui. Des doctrines qui traversent les siècles, qui se reproduisent toujours les mêmes par leurs caractères essentiels, par leurs principes constitutifs, dans l’infinie variation de leurs formes, ne peuvent porter sur le vide ; elles ont nécessairement à leur base quelque vérité, et c’est cette vérité ou portion de vérité, qu’elles représentent jusque dans leurs erreurs, qui les fait vivre et souvent régner.
Les théories ecclésiastiques se rangent en trois classes générales : deux séries diamétralement opposées qui ne construisent que sur un seul principe (droit divin ou collectif — droit humain ou individuel), et une série intermédiaire qui participe des deux séries extrêmes, retenant le principe fondamental de l’une et de l’autre, et s’efforçant de faire à chaque principe sa place et sa part.
Première classe : droit divin (droit collectif). — Le Catholicisme est l’expression la plus haute des théories de la première classe. Là, l’idée d’institution et de droit divin domine celle d’association, ou de droit humain, jusqu’à l’annihiler. L’Église, personnifiée dans son clergé, est médiatrice entre l’homme et Dieu ; elle est dépositaire, non seulement de la vérité, mais de la grâce ; elle est le canal de la grâce divine comme l’organe de la vérité divine ; la foi et la vie, la justification, la régénération, le salut viennent d’elle, et d’elle seule ; en elle se trouvent la vertu de l’ordination, le mystère de la succession apostolique, la puissance des clefs, l’efficacité des sacrements, la chaire infaillible, la tradition pure, l’interprétation officielle des Écrits sacrés. C’est d’elle que le Seigneur a dit : « Qui vous écoute, m’écoute » ; et « Qui vous rejette, me rejette ».
Le Protestantisme est allé quelquefois toucher à l’idée catholique, en élevant au rang de norme absolue sa constitution dogmatique et ecclésiastique, son formulaire de doctrine et de discipline, c’est-à-dire en enfermant l’institution divine dans une forme humaine, déclarée identique avec elle. Cet écart est surtout sensible dans le haut anglicanisme. Le haut anglicanisme a retenu plusieurs des éléments constitutifs du dogme romain : la succession apostolique de l’épiscopat, la tradition patristique, la régénération baptismale, la vertu mystique du ministère et du culte. Il s’est placé dans une situation flottante entre le Catholicisme et le Protestantisme, comme il place tout ce qui est en dehors de l’épiscopat entre le christianisme et le paganisme. C’est, comme on l’a dit, un catholicisme décapité, ou, si l’on veut, c’est l’épiscopalisme des premiers siècles ; et le papisme en étant le postulat logique, il peut en devenir le terme final. Le Puséysme l’a montré.
A cette première classe des théories ecclésiastiques peut s’en rattacher une, à laquelle a appartenu un moment le sceptre de l’opinion, mais vague, sans caractère fixe, sans forme arrêtée, qui tient à l’idéalisme panthéistique et mystique de nos jours, et qui tombe ou qui tombera avec lui. On y considère l’Église comme un organisme formé par l’influx de la nature et de la vie divine, et, suivant une expression devenue courante, comme « l’incarnation de la divinité dans l’humanité », incarnation dont celle du Verbe en Jésus est le type ou le moyen. Pour saisir cette théorie et s’en rendre compte, il faudrait remonter à Hegel. Voici quelques mots d’un de ses disciples (Rosenkranz), qui peuvent faire entrevoir ce qu’elle est : « L’Église chrétienne n’est pas seulement une pieuse communauté formée par la foi individuelle en Christ comme Sauveur, mais elle est elle-même l’Esprit divin dans lequel le Père et le Fils sont réellement présents… On doit se la figurer comme l’organisme sans lequel on ne saurait même s’imaginer l’Esprit divin, car l’Église n’est pas seulement une société de saints, elle est la perfection éternelle de l’existence de l’Esprita ». Ces idées mystico-panthéistes, versées à grands flots dans toutes les sphères de la science par la philosophie de l’absolu, ces idées qui ont exercé pendant un temps une si singulière et si vaste fascination, dominent à des degrés divers la direction théologique et ecclésiologique que nous avons en vue : conscientes ou inconscientes, elles s’y font sentir partout ; partout le terme à la mode d’« organisme vivant » qui, comme bien d’autres du même genre (union de l’humain et du divin — vie de Dieu dans l’homme et de l’homme en Dieu, etc.) semble tout expliquer, et qui en réalité n’explique rien, ou devient même un non-sens, quand on le détache de la métaphysique dont il est sorti.
a – Hist. du ration., p. 335.
A côté de cette direction, il en est une autre qui a bien aussi ses racines dans la philosophie de l’absolu, d’où part tout le mouvement actuel, mais qui a décidément rompu avec elle ; car elle admet tout à la fois et l’immanence et la transcendance divine : Dieu dans le monde, où tout est en lui ; Dieu en dehors et au-dessus du monde, où tout est par lui. Elle veut être théiste, et l’est en effet ; mais son théisme demeure panthéistique, autant qu’était déistique celui du siècle dernier. C’est dans l’immanence divine, telle que l’accorde l’esprit du temps, qu’elle cherche son principe d’explication et de démonstration ; elle met en saillie, elle tient sans cesse en perspective cette face si importante et longtemps si négligée de l’Évangile, qu’exprime la formule consacrée de « Christ en nous ». Elle mène à un réalisme mystique plein de charme, qui semble pénétrer au cœur du grand mystère de l’incarnation, et par suite au centre vital du Christianisme. Elle fait de l’Église le temple de l’Esprit saint, le tabernacle de Dieu au milieu des hommes, le sanctuaire où agissent les puissances du siècle à venir, d’où émanent et la parole qui illumine et la grâce qui justifie et régénère ; sorte de théisme panthéistique, redisons-le, qui passe de la théologie à l’ecclésiologie. On voit combien la notion de l’Église, ainsi que de ses attributs, de ses droits, de ses privilèges, peut s’élever dans cet ordre d’idées.
Observons, toutefois, que si ce point de vue peut grandir ainsi l’objectivisme divin, et dans la sphère dogmatique et dans la sphère ecclésiastique, il peut aussi introniser le subjectivisme rationaliste ou sentimental, de manière à le laisser finalement subsister seul. Il peut amener à dire, et on le dit et redit, en effet, de mille côtés : la raison, la conscience, cette lumière qui éclaire tout homme venant au monde, c’est Dieu en nous ; c’est l’Esprit de Dieu rendant témoignage à notre esprit, pour nous élever incessamment vers le vrai et le bien absolus, à travers le vrai et le bien relatifs des révélations et des institutions du passé. C’est à cet oracle vivant que nous devons être attentifs, c’est par ce critère intérieur qu’il faut tout éprouver, car tout le reste, même ce qui vient d’En Haut, n’a pour but que de le stimuler ou de l’épurer ; et l’on entre par là dans les voies d’un autonomisme et d’un individualisme illimités. Toutes les choses du dehors tombent sous ce contrôle souverain. L’Écriture, alors même qu’on lui laisse son nom consacré de Parole de Dieu, est entièrement soumise au jugement ou au sens privé. L’Église devient une institution toute naturelle, providentielle sans doute, mais en ce sens seulement qu’elle est voulue comme produit de la foi et comme moyen de la propager. Elle n’est qu’une association comme une autre, que forme et reforme la conscience chrétienne. Tout son côté proprement divin, avec les attributions qui s’y rattachent, n’apparaît que comme une excroissance superstitieuse, dont on ne saurait la débarrasser trop promptement ni trop complètement.
Ainsi le panthéisme hegélien avait fini par un panhumanisme effrayant. Notre temps a vérifié de mille manières la vieille maxime que « les extrêmes se touchent ». Que d’écarts en tous sens a produits le principe si facilement admis, quoiqu’à des degrés divers, de l’unité essentielle de l’humain et du divin ! Amoindrissant jusqu’à l’effacer la distinction de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, il les a absorbés alternativement l’un dans l’autre, ayant pour dernier mot ici le « Dieu-homme », là « l’homme-Dieu ».
Ce grand courant se divise donc, à ses sources mêmes, en deux courants très distincts, dont l’un verse dans l’indépendantisme ou l’individualisme, et l’autre dans l’ecclésiasticisme sacramentel et clérical. C’est ce dernier écart que je désire faire remarquer ici.
Cette conception du Christianisme, fondée sur l’immanence de Dieu dans le monde et dans l’homme, et censée la clef de tout le fond substantiel de l’Évangile (incarnation, révélation, régénération, etc.), passant de la théologie à l’ecclésiologie, comme elle a passé de la philosophie à la théologie, on voit tout de suite ce qu’elle y doit produire lorsqu’elle y déroule ses conséquences théoriques et pratiques. Elle tend à relever le sacramentalisme et par cela même le cléricalisme, instruments mystiques de l’influx divin qu’elle célèbre. Les germes qu’elle sème peuvent ne pénétrer qu’avec lenteur le sol protestant, mais ils s’y enracineront et s’y développeront, si elle y étend ses influences. Pour elle, l’Église devient, au sens propre, un organisme, réceptacle des vertus célestes, vase et canal des grâces évangéliques, qu’ouvrent au croyant les rites sacrés et la parole des ministres du sanctuaire. L’observance liturgique revêt un caractère mystérieux ; on côtoie l’opinion catholique et l’on y glisse de divers côtés, tout en s’en défendant. On va toucher au dogme de la régénération baptismale ; la Sainte Cène n’est plus le simple mémorial symbolique de la rédemption, elle en est l’instrument actif ; Jésus-Christ, qui est notre vie, s’y donne lui-même à nous spirituellement et substantiellementb.
b – Ces idées se ravivent dans l’Église luthérienne et s’inoculent aux Églises réformées.
Il y a là des vues, des aspirations, des tendances, sinon des doctrines nettement formulées, qui se sèment de toutes parts et auxquelles on n’est pas assez attentif. Si elles frappent dans le Puséysme anglais, dans le confessionalisme allemand, où elles se traduisent en dogmes et en faits, elles préoccupent peu ailleurs, parce qu’elles émanent de près ou de loin d’une direction théologique que caresse l’opinion. Elles sont généralement fort indéterminées, je le veux, dans le mouvement actuel, mais elles s’y laissent voir pourtant. L’idée sacramentelle en particulier s’y pose bien formellement çà et là. Un réalisme encore vague, mais positif, se substitue peu à peu au symbolisme que professaient universellement nos églises. Le baptême redevient non seulement le signe, le gage, le sceau de la grâce, mais son canal ; il s’y attache une sorte d’efficacité inhérente. Sur l’Eucharistie, bien des réformés, non contents de revenir du Zwinglianisme au Calvinisme, donnent les mains au Luthéranisme, comme les luthériens rigides les tendent de leur côté au Catholicisme.
Le siècle dernier était déiste par l’effet de sa philosophie ; il construisait sur ce qu’on nomme aujourd’hui la transcendance divine. Quand il restait chrétien et orthodoxe, son christianisme et son orthodoxie avaient quelque chose de déistique (supranaturalisme ancien). Notre siècle est au fond panthéiste, bien entendu dans un sens général et fort indéfini ; il part de l’immanence divine, et son christianisme, même le plus élevé et le plus pur, a quelque chose de panthéistique. De là cette notion de l’Église comme un organisme divin, dans lequel vit le Saint-Esprit et par lequel il s’épand au dehors ; notion généralement contenue et restreinte, surtout aujourd’hui que les grandes théories spéculatives, où elle a sa première origine, lui font défaut, mais qui peut mener loin, pour peu qu’on s’y laisse aller.
Deuxième classe : Droit humain (droit individuel). — En opposition directe avec ces théories qui relèvent outre mesure l’élément divin de l’Église, et par suite le devoir de l’union et de la soumission, le droit collectif, se placent celles qui, faisant prédominer le droit individuel et ne reconnaissant guère a l’Église d’autre raison d’être que la communauté de foi et de vie, poussent à un puritanisme et à un séparatisme illimités. On pourrait suivre ce principe à la trace depuis les Montanistes, les Novatiens, les Cathares, les Anabaptistes jusqu’à nos jours et faire l’énumération des systèmes ou des partis qu’il a enfantés. Mais nous n’avons pas besoin d’étendre à ce point ce rapide aperçu. Un mot caractérise dans les temps modernes la direction théologique et ecclésiastique dont il s’agit, c’est celui d’indépendantisme, auquel se substitue çà et là celui d’individualisme. L’indépendantisme, regardant uniquement à la pureté ou à la sincérité des croyances, rejetant la notion d’une Église extérieure générale, de l’Église-monde, comme il se plaît à l’appeler, ne reconnaît que des associations particulières, sans autre rapport entre elles que celui qu’établit l’identité de leurs tendances et de leurs vues. L’idée de catholicité, telle qu’elle a dominé jusqu’ici le monde chrétien au milieu même de ses déchirements, est à ses yeux une illusion ; il la flétrit sous le nom de multitudinisme. Pour lui, la seule Église universelle est l’Église invisible.
Il faut distinguer deux applications générales du principe de l’indépendantisme : l’une plus dogmatique et plus rigide ; l’autre plus libérale, plus large, plus tolérante, mais aussi plus radicale et plus révolutionnaire. — La première a pour fondement la détermination de la vérité évangélique, dont elle se dit et se croit en possession. D’après elle, là où est la vérité, la est la vie ; et là où sont la vérité et la vie chrétienne, là est la seule Église chrétienne. — La seconde veut que chacun proclame ses convictions propres, quelles qu’elles soient, qu’il brise avec tout ce qui le forcerait à les trahir ou à les voiler, et que les partisans de chaque croyance se groupent autour d’elle en associations distinctes. Pour la direction libérale, plus encore que pour la direction dogmatique, l’unité (ou la catholicité) est une utopie, l’état régulier est le fractionnement ; loin d’être un mal, il est un bien ; ce désordre apparent est l’ordre réel.
Ce sont deux directions très différentes, quoique appuyées sur un principe commun. La première domina au commencement du Réveil et produisit le séparatisme théologique, la dissidence. Le Plymouthisme (ou Darbysme) en est le terme logique et peut en être à certains égards le correctif, par cela même qu’il montre jusqu’où elle conduit. La seconde gagne de plus en plus et crée un séparatisme d’un autre caractère, mais non moins dissolvant. Pour elle, du moins sous ses formes avancées, plus d’institution positive ; l’Église, le ministère, tout est de droit humain ; le supposer de droit divin à quelque degré, c’est du catholicisme ou du judaïsme.
Du reste les deux directions, se faisant des concessions réciproques, se donnent fréquemment la main pour saper ensemble les vieilles Églises, toutes multitudinistes en principe et en fait.
Remarquons toutefois qu’au sein même de l’indépendantisme libéral, il se produit des tendances qui s’efforcent d’y maintenir ou d’y établir une sorte d’unité. Il en est deux que je désignerai par les épithètes de latitudinaire et de morale et qu’il convient d’indiquer, vu les nombreux adhérents qu’elles ont parmi nous. La théorie latitudinaire (si le nom de théorie peut lui être appliqué), prenant les Églises dans l’état anormal où elles se trouvent presque partout, cherche à transformer le fait en droit. Ce qu’elle veut, c’est le statu quo, et pour le maintenir au milieu des opinions les plus diverses et les plus contraires, auxquelles elle livre les académies et les temples, elle rejette toute règle extérieure de doctrine et de discipline. L’Église n’est là qu’une agrégation (Alliance universelle).
La théorie morale, sans repousser aussi absolument la règle dogmatique et disciplinaire, n’y place point le principe d’unité ; elle le cherche moins dans les croyances que dans les sentiments. Sa maxime est cette parole de saint Paul : « Conservez l’unité de l’esprit par le lien de la paix ». Elle fait de l’amour le vrai facteur ecclésiastique, comme le vrai facteur théologique et pratique ; elle demande à la charité ce que la foi ne saurait donner, ce que du moins elle ne donne pas dans l’état actuel des choses. Il y a là des aspirations légitimes, mêlées à bien des illusions. La charité, cette vie du Ciel que l’Évangile forme sur la terre, est certainement destinée à exercer dans l’Église et dans le monde une action plus haute, plus large, plus puissante qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Mais à côté de la charité doivent marcher la vérité et la fidélité, que cette tendance jette trop souvent à l’écart. En somme cependant, elle est un des signes du temps ; elle tient à ce travail intérieur de la Chrétienté, à ce besoin des cœurs qui, à travers ce qui les sépare, veulent se toucher et s’unir par ce qu’ils ont de commun (Alliance évangélique) ; réveil où le confessionalisme semble s’effacer devant le christianisme pratique. Il y a là en germe cette « unité dans la diversité » que présenta l’Église primitive et à laquelle a toujours aspiré le protestantisme évangélique, sans avoir su la réaliser jusqu’ici.
Troisième classe ; Théorie intermédiaire (Réformation). — Entre les courants opposés de l’ultramontanisme et de l’ultraprotestantisme, ou de l’universalisme et de l’individualisme, est la théorie de la Réformation ; je dis « la théorie », car, malgré les diversités de constitution, tenant aux diversités de situation, il y oui au fond identité de principe dans le mouvement du xvie siècle. La Réformation dut se prendre d’entrée à la notion ecclésiastique qui servait de boulevard au Catholicisme, et elle le fit partout. Elle soumit l’Église, comme la doctrine, à la Bible, règle suprême de la vérité et de la vie. Au dedans et au-dessus de l’Église visible, elle fit apparaître l’Église invisible ou mystique, communion des fidèles entre eux par leur communion avec Dieu en Jésus-Christ. Rétablissant la relation directe des âmes avec le Sauveur, renversant l’idée sacramentelle et sacerdotale, pivot du système romain, elle déplaça l’ancien point de vue, où l’Église extérieure, personnifiée dans le clergé, se montrait seule, et se montrait investie de droits et de pouvoirs égaux aux privilèges qu’elle s’était arrogés.
Mais en reportant sur l’Église invisible (spirituelle, mystique, dont la foi et la régénération rendent seules membres) ce qui n’appartient et ne peut appartenir qu’à elle, la Réformation n’en conserva pas moins une opinion très élevée de l’Église visible. Continuant à y voir une institution divine au sens propre, elle la considéra, par cela même, comme possédant des attributions et des prérogatives d’un ordre spécial. L’Église, gardienne des Écritures et des sacrements, resta à ses yeux, quoique dans une acception restreinte, le canal des grâces évangéliques. Calvin ne fit nulle difficulté de répéter avec les anciens « qu’elle est la Mère de tous ceux dont Dieu est le « Père », et de rattacher à sa communion l’ordre entier du salut (I.C. 4.1.22). C’est, sous une terminologie qu’il est plus aisé de critiquer que de remplacer — car l’indétermination tient ici à la nature même des choses — la consécration du double caractère que nous a présenté la notion biblique de l’Église.
Voilà donc trois classes de théories bien tranchées, et cette divergence foncière s’explique par la dualité inhérente au phénomène ecclésiastique.
Envisagée uniquement sous une de ses faces, l’Église naît sur la terre avec le Christianisme ; elle est l’association volontaire des croyants. Constituée ou manifestée le jour de la Pentecôte, elle s’est étendue de siècle en siècle, à mesure que les peuples se sont soumis à l’Évangile. La prédication l’a fondée, elle la maintient et l’accroît sans cesse en amenant les âmes à l’obéissance de la foi. La foi est sa source et sa règle ; l’accord des opinions et des sentiments la produit, leur divergence la dissout. — Envisagée sous une autre face, tout aussi certaine, quoique constatée moins par l’observation que par la révélation, l’Église vient de plus haut, elle est une institution providentielle et supramondaine ; c’est le Royaume des Cieux descendu sur la terre ; le Christianisme y a sa base, la vérité son appui, la vie spirituelle sa racine et son aliment. Gardienne des alliances et des promesses, elle ouvre son sein à quiconque veut se placer sous sa direction ; elle y reçoit et y garde les enfants eux-mêmes, étendant sur eux ses sollicitudes et ses prières et travaillant à les amener à Christ, dès qu’ils peuvent entendre et invoquer son Nom.
Il est évident que de la prédominance exclusive d’un seul des deux aspects ou de leur maintien simultané, dérivent les trois classes générales de théories. Chaque système sort logiquement de son principe. Une fois l’idée absolue d’institution divine posée, comme elle l’est dans le Catholicisme, tous les privilèges de l’Église invisible passent peu à peu à l’Église visible, ou pour mieux dire, la distinction ne se soutient plus. L’Église que Dieu a établie, c’est l’Église dans sa forme historique, l’Église extérieure, l’Église qui se montre au monde et où le monde doit entrer. Là est le trésor des dons divins, la puissance de l’intercession, la vertu céleste des sacrements, les influences vivifiantes de la Parole et de la grâce. La communion avec elle devient le premier des devoirs, et le schisme le plus grand des péchés, puisqu’il rompt le canal des bénédictions spirituelles. Des privilèges de l’Église découlent ses droits, et de ses droits ses pouvoirs, ainsi que les obligations corrélatives des fidèles. Le système sort si bien du principe qu’on les voit se développer parallèlement, et l’un par l’autre, depuis Cyprien et Augustin jusqu’à Grégoire le Grand et à Grégoire VII, et qu’avec le principe, successivement débarrassé de ses contrepoids, on peut décrire a priori la genèse du système.
En se plaçant au point de vue du protestantisme radical ou de l’indépendantisme, en dégageant son principe, qui est justement l’inverse du principe catholique, en le laissant dérouler ce qu’il contient, on aura aussi la raison logique de ses doctrines. L’Église étant uniquement pour lui une association basée sur la communauté de croyance et de vie, elle est une institution humaine, providentielle sans doute, mais comme tous les grands faits historiques où la Providence contrôle la liberté, tout en la laissant à elle-même ; si elle continue à être appelée « divine », c’est en tant qu’elle sort du Christianisme et qu’elle le sert. Elle se dépouille de ses attributions et de ses prérogatives surnaturelles. L’autorité qu’elle exerce est purement conventionnelle ; ce n’est qu’une délégation et comme telle, elle ne peut avoir chez ceux qui la possèdent que ce qu’elle avait déjà chez ceux qui la confèrent : il en est de même, nécessairement, de la soumission qu’elle impose, la nature de la soumission dépendant de la nature de l’autorité. Société toute morale, dont l’unité de vues ou de dispositions est seule le motif et le lien ; on n’y entre, on n’en fait partie que par une adhésion éclairée et volontaire. Si, infidèle à son principe générateur et constitutif, elle se contente d’un acquiescement extérieur et formel, si elle ne correspond plus à son idéal, on est non seulement autorisé, mais obligé à se séparer d’elle. Le schisme est plus qu’un droit, il est un devoir et, en un sens, le grand devoir, puisqu’une Église n’étant que la manifestation officielle, la libre réalisation d’une conception ou d’une direction religieuse, ce serait mentir à sa conscience et à sa foi que de demeurer dans celle où l’on se trouve, dès qu’on ne sympathise pas entièrement à son symbole, à son culte, à sa marche générale. — Dans toute la série des déductions, de même que dans le point de départ, cette tendance est le contre-pied de la tendance catholique.
Ainsi, des principes extrêmes et partiels les théories extrêmes ; et de la dualité constitutive reconnue et respectée, la théorie intermédiaire, qui cherche le vrai dans la fusion des principes.
C’est cet équilibre que voulurent rétablir les Réformateurs quand, appuyés sur les grandes données de l’Écriture, ils posèrent ensemble le droit de séparation et le devoir de l’union, la spontanéité et la règle, la liberté et l’autorité. A cela tient l’antinomie que le catholicisme et l’ultraprotestantisme leur ont souvent reprochée, comme un signe évident d’inconséquence et d’erreur, et qui, impliquée dans la dualité originelle de leur facteur, ne peut que paraître au dehors, puisqu’elle est au dedans. Lorsqu’ils s’attaquent à Rome, les Réformateurs relèvent presque exclusivement le côté interne de l’Église, son élément spirituel ; ils semblent n’y voir qu’un postulat ou un fruit naturel de la foi, que la libre agrégation des chrétiens, ayant sa raison et sa fin dans la pureté de la doctrine salutaire et dans la recherche des moyens de grâce ; là où sont la doctrine et la vie évangéliques, là est la vraie Église, « Ubi Spiritus, ibi et Ecclesia », suivant la maxime des anciens, dont on fait la leur, et qui ne rend qu’une partie de leur pensée réelle. En présence des sectaires, tels que les Anabaptistes ou les Libertins de Genève, qui, poussant à l’excès ce point de vue, faisaient table rase de l’ordre établi, ils reprennent, jusqu’à l’exagérer, l’aspect extérieur, l’élément positif et objectif de l’Église, son caractère d’institution divine, avec les prérogatives et les obligations qu’il emporte, c’est-à dire qu’ils mettent alternativement en saillie les deux faces de leur principe ecclésiastique, sans s’occuper suffisamment peut-être de les justifier. Ils semblent suivre alors cette autre maxime des anciens : « Ubi Ecclesia, ibi et Spiritus Dei ».
Du reste, l’antinomie subsiste forcément dans tous les systèmes, parce qu’elle est dans la nature des choses. Le Catholicisme, par exemple, ne peut nier absolument la légitimité du schisme, le droit d’examen et de séparation ; il le consacre même en certains cas, tels que celui où, selon l’expression de saint Jérôme, vulgarisée par Bossuet, « le monde s’étonne de se trouver arien » ; celui encore de la Révolution française où tous les temples appartinrent un moment à un culte réprouvé. Et le radicalisme ne peut se refuser à admettre que l’Église soit le support providentiel du Christianisme et, par suite, un moyen de grâce, une institution divine proprement dite ; il lui faut confesser ce fait d’une ou d’autre manière, tout en le rejetant ensuite dans l’ombre et le tenant comme s’il n’était pas.
Quand on accuse la théorie protestante de n’être qu’une forme inconséquente du Catholicisme, on oublie, ou l’on voile les profondes différences qui la séparent du système romain. Des deux parts, il est vrai, on admet l’institution divine ainsi que les droits qu’elle fonde ; des deux parts, a côté de l’unité intérieure, on maintient l’unité extérieure avec ses obligations et ses sanctions, et l’on aspire à la réaliser, comme impliquée dans la notion intégrale de l’Église, dans l’ordre et le plan divin. Mais ce n’est pas dans la recherche de ce but que le Catholicisme a erré, c’est dans les moyens auxquels il a eu recours, tels que sa doctrine sacerdotale et sacramentelle, ses prétentions théocratiques, en particulier celle d’infaillibilité qui a consacré toutes les autres en les complétant, et devant laquelle tombent toutes les libertés évangéliques. Or, ces moyens, la théorie protestante les répudie catégoriquement. Elle ne veut s’appuyer que sur les grandes données scripturaires, simplement et pleinement acceptées. Elle est essentiellement spiritualiste. Seulement elle l’est avec mesure ; en portant en première ligne le fait interne, elle conserve au fait externe sa place et son importance propres. Aussi maintient-elle seule, en réalité, la distinction fondamentale de l’Église visible et de l’Église invisible, qu’effacent également, l’un par un côté, l’autre par l’autre, le radicalisme et le romanisme.
Les termes d’« autorité », d’« unité extérieure », de « droit divin », existent dans la théorie protestante comme dans la théorie catholique ; mais ils s’unissent à des termes collatéraux qui leur servent tout ensemble de complément et de contrepoids, et que le Catholicisme réduit à néant. Sous la ressemblance des mots n’éclate-t-il pas la différence des choses ? Autant vaudrait accuser tous les gouvernements réguliers, même les plus libéraux, d’absolutisme, parce que tous parlent de loi, d’obligation, de dépendance.
La théorie de la Réformation, embrassant le double aspect scripturaire de l’Église, combine les principes opposés de la théorie ultramontaine et de la théorie ultraprotestante, et tandis qu’à gauche on l’accuse de catholicisme, on l’accuse à droite de radicalisme : incriminations qui se neutralisent et se jugent elles-mêmes, en montrant où est le vrai réel.