Il fallait bien que les considérations de santé et de famille fussent impérieuses pour que Matthieu Lelièvre se décidât à quitter la France et son journal pour aller passer trois ans à Jersey, et pour que la Conférence française y consentît ! Il pouvait être tranquille au sujet de son journal et de son circuit : James Wood devait lui succéder à la Chapelle Malesherbes ; son frère, Jean Wesley Lelièvre, aidé par Paul Cook, était chargé de L’Évangéliste. Mais la Conférence ne pouvait qu’hésiter à céder un homme aussi nécessaire et aussi répandu que lui. De part et d’autre, on y mit beaucoup de bonne volonté : notre corps pastoral méthodiste n’avait pas moins de quatre de ses proposants dans les circuits français des îles normandes à ce moment, y faisant leurs années de noviciat. Ne serait-ce qu’à cause d’eux, le surintendant devrait, tous les ans, venir à la Conférence ; ainsi, il ne perdrait pas le contact direct avec l’œuvre, et nos assemblées annuelles garderaient tout le bénéfice de sa présence. Les îles allaient traverser une phase particulièrement intéressante : celle du centenaire de l’introduction du méthodisme. Il leur fallait un homme qualifié, représentatif.
D’autre part, et tout attaché à Paris qu’il fût, Matthieu Lelièvre devait se sentir attiré vers les îles. Sa femme était de Jersey, sa mère de Guernesey ; d’Auregny était sorti le missionnaire qui avait amené son père à la foi évangélique, et c’est au sein des sociétés méthodistes de l’archipel que son père avait reçu sa vocation pastorale et trouvé le repos de ses derniers jours. Sa famille se trouverait bien d’un séjour dans ce climat salubre et dans un milieu aussi pieux. Il y aurait, lui, d’aimables collègues et une activité de pasteur et de prédicateur qui le délasserait de ses travaux trop assidus d’homme de cabinet.
Le méthodisme insulaire offrait aux pasteurs français de ce temps-là et au surintendant très spécialement, une activité étendue. Rappelons que ses chapelles pouvaient contenir le cinquième de la population totale du pays, et que, dans le circuit de langue française de Jersey, dont notre ami avait la charge, il n’y avait pas moins de dix-neuf lieux de culte où l’on parlait exclusivement français. Dans ce nombre, ceux de Grove-Place, avec ses 1 200 ou 1 500 auditeurs, et de Saint-Ouen, où je crois bien qu’un millier de gens pouvaient s’asseoir. Dix-huit cents enfants étaient dans la vingtaine d’Écoles du dimanche de ce même circuit ; celle de Grove-Place en ayant environ trois cents. Tant de chapelles, d’écoles, fournissaient aux pasteurs du circuit, semaine et dimanche, une diversité d’occupations et un nombre de services religieux dont on se fait difficilement une idée. Par la force des choses, M. Lelièvre serait amené à vivre beaucoup hors de son cabinet de travail. Ce serait tout profit pour lui et pour les Églises qui lui seraient confiées.
Et c’est bien ce qui arriva, quoique à un degré moindre qu’on n’aurait voulu. Le nouveau pasteur attira de nombreux auditeurs. Il fit de l’itinérance dans son circuit et même dans l’archipel normand. Mais des sujets d’études se présentèrent, s’imposèrent, et l’occasion semblait si bonne pour s’y livrer ! Ce ne fut pas un centenaire, c’en fut deux ; tous les deux également dignes d’être commémorés, racontés, pour l’édification des adultes et pour l’éducation des enfants ; tous les deux féconds : le centenaire du méthodisme dans les îles, 1884, le deuxième centenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes, 1885. M. Lelièvre prêcha, conférencia, écrivit. Le fruit de ce labeur a été recueilli dans un livre de plus de 500 pages. Comment tout cela se concilia avec ce repos relatif et cette vie hors des bibliothèques qu’il devait mener à Jersey, je ne me charge pas de l’expliquer. Je constate qu’il suivit sa pente ; disons mieux, sa vocation.
Le Réveil des îles normandes avait eu sa vie propre. Ces îles, ne l’oublions pas, sont séparées de l’Angleterre par l’Océan, et l’on y parle français. La lecture des livres de Mme Guyon, assez prisée dans les sociétés méthodistes de l’époque, peut-être aussi l’habitude des « classes », avait empreint ce Réveil d’un esprit et d’un langage un peu mystique. Heureusement, par ses institutions, le méthodisme est plutôt une école d’entraînement à l’activité missionnaire et sociale qu’un asile pour la piété contemplative. Notre ami apprécia ces chrétiens, nombreux à cette époque-là à Jersey, dont le bagage scientifique n’était pas lourd et dont l’horizon était un peu borné, comme le territoire de leur île, mais qui, à l’abri des influences du siècle, et sous l’action directe du Saint-Esprit et de la Bible, avaient une riche expérience religieuse. Les multiples activités de l’Église, la recherche de la sainteté, l’esprit de prière, le besoin de travailler pour Dieu, étaient les points caractéristiques de leur piété. Et si on voulait une preuve de sa vitalité, on pourrait en donner celle-ci : Le protestantisme des îles de la Manche avait été pendant deux siècles et demi tributaire de la France pour le recrutement de ses pasteurs. Le méthodisme y suscita, en un siècle, outre une légion de prédicateurs laïques et un nombre suffisant de ministres indigènes, une cinquantaine de missionnaires pour les pays étrangers. Matthieu Lelièvre évaluait à environ deux cents le chiffre des prédicateurs laïques, auxiliaires bénévoles et précieux des pasteurs, fourni par le méthodisme insulaire dans le même laps de temps. Il y en avait soixante-dix-huit sur les tableaux des circuits de l’archipel, l’année du centenaire, venus des champs, des ateliers, de la navigation, du commerce, de la magistrature, bref de toutes les classes de la société.
Les réunions du centenaire et celles de la Révocation de l’Édit de Nantes furent magnifiquement servies par M. Lelièvre, qui excellait à traiter des sujets de ce genre, à brosser de larges tableaux et à en tirer les leçons. Avec son cœur de Français et son érudition d’historien, il fit revivre pour ses auditeurs les temps de la réforme huguenote et du régime presbytérien, puis ce long siècle de médiocrité religieuse qui précéda l’apparition du méthodisme. Et je crois bien qu’il y a là un long et beau chapitre de notre histoire protestante française qu’il a été le premier à écrire. J’ai sous les yeux le manuscrit des premières pages de sa Conférence sur la Révocation de l’Édit de Nantes, faite à Grove-Place. Il s’y trouve quelques paragraphes singulièrement beaux, et que l’auditoire, qui l’écouta sans fatigue pendant deux bonnes heures, dut appréciera.
a – Ceux qui auraient la curiosité de les lire les trouveraient à la p. 358 de, l’Évangéliste de 1885.
Sa participation aux assemblées du centenaire qui, pour les trois îles, ne dura pas moins de trois semaines, fut pour lui l’occasion de nombreux et émouvants discours. On peut lire à la fin de son livre, Histoire du méthodisme dans les îles de la Manche, le dernier discours de la série qu’il prononça à Auregny. Je crois en trouver l’esprit et la note dans l’exorde d’un sermon qu’il fit un peu plus tard (cent ans, jour pour jour, après la visite de John Wesley) à Saint-Hélier, en souvenir de cet événement. Arrivé la veille à Jersey, Wesley avait prêché en plein air sur ce texte : « Voici maintenant le jour du salut ». M. Lelièvre estima qu’il ne pouvait mieux faire que de prendre le même texte, répéter le glorieux message, aussi nécessaire aux Jersiais de la fin du dix-neuvième siècle qu’à leurs aïeux de la fin du siècle précédent. Arrivé au cœur de son sujet, il insista sur : le salut qui vous est offert ; le jour où il vous est offert. Son exorde contenait ceci :
« Cette parole, il faut bien le dire, avait pour vos ancêtres un à-propos tout particulier ; elle avait tout le charme de la fraîcheur et de la nouveauté. C’était bien en effet le jour du salut qui se levait alors sur Jersey, par suite de l’arrivée des premiers prédicateurs méthodistes. La lumière évangélique, apportée ici par les huguenots français au xvie siècle, y avait brillé d’un bien vif éclat ; mais elle s’était peu à peu obscurcie sous l’influence du formalisme anglican, et l’état religieux du pays réalisait la description du prophète : « Les-ténèbres couvraient la terre, et l’obscurité les peuples. » C’était le temps où le doyen de Jersey disait de ses collègues « Ce sont des déistes, qui croient en Dieu, mais non en Jésus-Christ. » C’était le temps où le ministre de Saint-Martin conseillait au jeune de Quetteville, qui réclamait ses directions spirituelles, d’aller se baigner et de fréquenter de gaies sociétés. Quant à la chute de l’homme et à la conversion, c’étaient là, disait-il, des questions obscures sur lesquelles les théologiens n’étaient pas d’accord. Avec de tels aveugles pour pasteurs, le peuple ne pouvait qu’être dans les ténèbres. L’indifférence, la frivolité et le vice régnaient dans toutes les classes de la société. L’arrivée du méthodisme dans les îles y replaça la lumière évangélique sur le chandelier, et si vos îles se sont développées en civilisation, en bien-être, en religion depuis un siècle, c’est au réveil méthodiste qu’elles le doivent.
Wesley, en contemplant les résultats des premiers travaux de ses prédicateurs à Jersey, pouvait bien s’écrier, le 21 août 1797 : « Voici maintenant le jour du salut ! » Et nous, ses successeurs, contemplant avec reconnaissance tout ce que Dieu a fait depuis cent ans, nous pouvons bien faire écho à sa parole et redire : « Oui, voici maintenant le jour du salut ! »
Mais si les temps ont changé merveilleusement depuis lors, à tel point qu’il n’est peut-être pas dans le monde de pays aussi abondamment nourri de la parole évangélique que vos îles de la Manche, le temps n’est pas venu, et il ne viendra jamais, où nous puissions discontinuer de convier les âmes au salut. Les Jersiais d’aujourd’hui, s’ils sont plus éclairés et plus riches que leurs ancêtres, ont autant qu’eux besoin qu’on leur redise le texte pris par Wesley il y a cent ans : « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut ! »
C’est pendant son séjour à Jersey, en 1885, que l’Université wesleyenne de l’Ohio (Etats-Unis), décerna à Matthieu Lelièvre le titre de docteur en théologie (honoris causa), juste récompense de ses ouvrages historiques sur le méthodisme, et de son activité littéraire déjà bien connue et hautement appréciée. Il devait y rester encore quelques mois, lorsque Paul Cook mourut. Ce décès laissait vide, à Paris, la place de pasteur aux Ternes. La Conférence de juin l’y plaça.