Quand je méconnaîtrais la crainte des hommes, je ne serais pas pour autant maître de mon comportement et de mes réactions. Je vous demande : le bavard sera-t-il un jour libre de se taire ? Et le susceptible capable de rester insensible à la critique ? Le colérique parviendra-t-il à se dominer enfin et l’ombrageux deviendra-t-il une fois pour toutes jovial et optimiste ? L’envieux sera-t-il durablement content de son état et l’orgueilleux réussira-t-il à « fabriquer » de l’humilité et le poltron du courage ? Hélas ! Boileau avait raison de déclarer : « Chassez le naturel, il revient au galop ».
En vérité, l’homme est prisonnier de son caractère, de ses tendances, de ses pensées « uniquement dirigées vers le mal ». (1) Or, le prisonnier ne possède pas la clé de sa prison. Pour vous en convaincre, j’évoque ici une excellente parabole tirée d’un remarquable sermon de R. de Pury. (2)
(1) Genèse 6.5.
(2) Ton Dieu règne, Languedoc-Editions, Anduze 1943.
En quelques mots, la voici :
Je me rends à un banquet et me souviens de l’injonction du Seigneur : « Lorsque tu seras invité à un festin, va te mettre à la dernière place » (3), exprimant ainsi une volonté essentielle de son Père : « Marche humblement devant ton Dieu ». (4)
(3) Luc 14.10.
(4) Michée 6.8.
Décidé à obéir, je me dirige vers la dernière chaise encore inoccupée au bout de la table. A peine installé, une voix mystérieuse me souffle à l’oreille :
— Merveilleux ! Parmi tous les invités – note-le – tu as été le seul à prendre le rang du dernier !
Ce « merveilleux » me comble d’aise un instant… lorsque, brusquement, je découvre avec horreur que je suis fier de mon humilité. Cette fois, tout est raté : je dois repartir à zéro. Toutefois, je suis toujours résolu à obéir coûte que coûte.
Je cherche un coin plus modeste encore, une place moins en vue qui me rabaissera pour de bon. N’en trouvant pas dans la salle, discrètement je vais m’installer au dehors, sur le perron. Après tout, je ne suis pas digne de rester auprès des convives.
— Bravo ! me crie la même voix.
Cette exclamation ne fait qu’une bouchée de mon humilité. A l’instant même où je poursuis l’humilité, je tombe dans l’orgueil. L’orgueil… de mon humilité.
Je reste un instant silencieux, presque hébété. En tous cas, découragé. Alors la voix – toujours la même – me susurre avec de curieux accents :
— C’est bien d’être découragé. Les vrais serviteurs de Dieu l’ont été avant toi. Courage, tu es parmi les meilleurs.
Alors, irrité, conscient de la vanité de mes efforts, n’y tenant plus, je prends la décision de rentrer à la maison lorsque, au tournant du chemin, l’Adversaire ricane :
— De mieux en mieux ! Te voilà le champion de l’humilité. Sur la terre, il n’y en a pas deux comme toi
Vaincu, je m’effondre. C’en est trop pour moi, ma résistance est à bout. Satan s’est servi de mon zèle pour m’attirer là où je voulais fuir. Je suis perdu, incurable : « Misérable que je suis Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas ». (5) Non ! Ce n’est pas d’aller m’asseoir à la dernière place qui fera de moi un être humble et toutes mes résolutions n’arriveront pas à chasser mon orgueil. Il colle à ma peau et je n’ai en moi aucune ressource pour changer ma nature. Le croyant le plus décidé à obéir à la loi de Dieu, le plus résolu à s’éloigner du mal devra s’avouer vaincu sur toute la ligne. Il en fera d’autant plus vite la cuisante expérience qu’il sera plus déterminé à triompher. Il découvrira même que le péché prend vie dans son effort d’obéissance, faisant sienne la parole de Saint Paul :
(5) Romains 7.19, 24.
« …La loi est spirituelle mais moi je suis charnel, vendu au péché. Ce qui est bon, je le sais, n’habite pas en moi… J’ai la volonté mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas. Car je prends plaisir à la loi de Dieu selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon entendement,et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort… ? » (6)
(6) Romains 7.14-24.
Suis-je un chrétien découragé par mes luttes stériles ? Mes échecs m’ont-ils amené à dire comme beaucoup d’autres : « A quoi bon ? La lutte est inégale et mon seul réconfort est de savoir qu’un jour « je serai semblable à lui » dans la gloire « parce que je le verrai tel qu’il est ». (7) En attendant, montrons de la bonne volonté, agissons de notre mieux pour limiter les dégâts, sans illusion cependant.
(7) 1 Jean 3.4.
Mille fois non ! Ce langage est inacceptable et indigne du Dieu saint. Il ne nous a pas unis à lui au prix du sang de son Fils pour nous abandonner sous la domination du péché. Je ne puis délibérément accepter de vivre comme autrefois pour « que la grâce abonde ». Non ! « Dieu ne justifie pas sans régénérer, sans nous mettre en mesure de vivre une vie nouvelle qui a Dieu pour but et qui réalise sa justice ». (8)
(8) M. Antonin. L’épître aux Romains. Edit. Emmaüs Vennes/Lausanne 1937.
« Il est clair, ajoute le pasteur R. de Pury, que la délivrance ne peut venir de nous et que rien au monde ne peut nous tirer des griffes de la bête sinon un AUTRE que nous, sinon un Sauveur sur lequel le Malin n’ait pas de prise, et qui puisse faire taire l’Accusateur et le Séducteur : « Grâces soient rendues à Dieu qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ » (9) … Il est venu pour s’asseoir à la dernière place, pour s’abaisser sans convoitise et sans arrière-pensée, absolument insensible aux félicitations du serpent. Dieu nous donne la victoire par Jésus-Christ, cela veut dire : Dieu nous donne la victoire DE Jésus-Christ, il nous donne l’humilité DE Jésus-Christ, la justice DE Jésus-Christ… S’il y a de l’humilité, de l’amour, de la justice dans ma vie, je n’y suis pour rien. Ces choses ne sont pas de moi, ne m’appartiennent pas. Ce sont les choses du Seigneur, c’est son manteau dont il m’a recouvert, c’est sa vie qu’il m’a prêtée, et c’est à Lui qu’il faut donner la gloire ». (10)
(9) 1 Corinthiens 15.57.
(10) Roland de Pury. Op. cit.
Misérable, je le suis. Sans pour autant ajouter : « C’est plus fort que moi ». Cette incrédulité attristerait mon Seigneur. Ma vieille nature réputée incurable a été « crucifiée avec Christ ». Je la vois « dans le tombeau » tel un cadavre. Donc, « le péché n’a plus de pouvoir sur moi » car un mort « est libre du péché » (11), Et avec autant de force, j’affirme que je suis uni au Ressuscité, à l’Homme libre par excellence. Que je me confie en lui sans réserve « et il fera en moi ce qui lui est agréable ». (12)
(11) Romains 6.6-7.
(12) Hébreux 13.20-21.
A lui seul soit la gloire !