Maryse, qui est incapable de faire un pas de plus, s’est appuyée contre le mur, à l’angle d’un grand immeuble du boulevard. Tant pis pour les deux chiens qui sont derrière elle. Elle est prête à souffrir et… à crier. A vrai dire, les chiens sont des bêtes curieu- ses, capables de vous poursuivre des heures durant. Mais, retournez-vous… vous les verrez s’arrêter net, médusés et honteux de leur sotte poursuite. On dirait alors qu’ils ne savent plus que faire, et s’ils aboient, c’est timidement, pour se donner une contenance, pour battre « décemment » en retraite.
Quant aux deux roquets de Maryse, ils ont grogné deux ou trois fois comme s’ils allaient l’avaler tout entière. puis, on ne sait pourquoi, ces messieurs ont fait volte-face, estimant sans doute que leur mission — celle d’éloigner la malotrue de leur demeure — était terminée.
Perdue dans ses pensées, notre demoiselle n’a pas pris garde au repli stratégique de ses ennemis. Ils se retirent silencieux, le museau très bas. Elle se sent envahie par une immense lassitude et songe, avec tristesse, à la maison de ses parents où elle est dorlotée et protégée. Elle revoit sa maman chérie qui vient tous les soirs prier auprès d’elle, avant qu’elle ne s’endorme. Elle en est émue jusqu’aux larmes. Ah ! comme elle les aime, ses chers parents !
Mais trêve de rêverie ! Il faut trouver la gare à tout prix. Maryse se traînera s’il le faut, mais elle arrivera, surtout maintenant qu’elle croit pouvoir reconnaître sa route.
Les camions circulent sans relâche, avec plus d’intensité encore qu’en plein jour. Si les trains font grève, les transports routiers par contre n’en sont pas là. Ils n’ont pas l’intention de chômer.
Maryse a vu quelqu’un au loin qui arrive sur le même trottoir. Faut-il se cacher ?
— Tiens, une casquette ? Encore la police ! s’exclame-t-elle… Non ! C’est une dame… et les dames ne sont pourtant pas gendarmes, que je sache.
La dame est seule et s’approche d’un pas assuré. Qui donc peut circuler à cette heure ? Maryse hésite encore à fuir… mais cette ombre l’intrigue. Elle a de bons yeux et cherche à savoir qui vient. Elle ne tarde pas à comprendre, et même, elle a fait incons- ciemment deux ou trois pas en avant. Qui est-ce donc ?
— C’est bien ça ! s’exclame Maryse rassurée, c’est une salutiste comme celle qui vient collecter à la maison une fois par an et qu’on invite à partager le repas.
Les « salutistes » sont gens inoffensifs, des « spécialistes » de la misère, donc il n’y a rien à craindre.
La dame est bientôt là, tout près de Maryse. C’est une grande femme coiffée du fameux chapeau qui ne trompe personne.
— Ils ont bien raison de porter un uniforme, au moins on sait à qui on a affaire, murmure l’enfant qui s’est encore approchée.
— Que fais-tu là, fillette, demande une voix douce qui conquiert d’emblée Maryse.
Celle-ci reste bouche fermée. D’abord, l’émotion lui coupe la parole, puis, elle ne sait par où commencer son histoire. Que répondre à cette question, ce n’est pas en deux mots qu’on peut le dire ?
— Tu n’as pas de langue ? continue la même voix accompagnée d’un beau sourire qui ferait parler les pierres.
— C’est long à dire, Madame !
— Tu passes la nuit dehors, toute seule. Es-tu perdue ? Attends-tu quelqu’un ?
Maryse complètement rassurée donne à cette gentille personne tombée du ciel les grandes lignes de sa journée depuis sont départ de Marseille jusqu’à ses aventures multiples dans les ruelles du vieux Valence.
— Viens avec moi, propose la dame d’un ton décidé, tu me raconteras le reste en détail à la maison. Il fait froid ici et tu as besoin de repos. Ma demeure est assez grande pour te recevoir. Je suis seule et serai heureuse d’avoir une compagne pendant quelques jours. Veux-tu ?
— Oh ! Merci, Madame. J’accepte avec grand plaisir.
Sans plus de discours, Maryse est entraînée dans une direction bien définie.
— Cette salutiste a l’air si gentille, pense notre fillette.
Hélas ! la dame fait des pas gigantesques et l’enfant a de la peine à suivre… et puis, elle est si fatiguée ! Ses chevilles lui font affreusement mal et, bien qu’elle ne soit pas douillette, elle fait d’horribles grimaces chaque fois qu’elle pose le pied sur l’asphalte.
— C’est loin, Madame ? demande-t-elle inquiète.
— Pourquoi ? Tu es lasse ?
— Oh ! oui, Madame. Je sens que je ne peux plus avancer. J’ai eu si peur… J’ai tant couru. Je suis à bout…
— Pauvre petite ! Je vais trop vite pour toi. Arrêtons-nous un peu, veux-tu ? Ne t’effraie pas, nous y serons bientôt.
La salutiste a posé la main sur l’épaule de Maryse qui se blottit contre elle comme pour avoir moins froid, comme pour sentir l’affection de cette nouvelle maman.
— Mon Dieu, dit-elle en son cœur, que tu es bon pour moi.
— Veux-tu qu’on aille ? propose la dame au bout d’un moment.
Et les deux ombres se sont remises en marche. Deux cents mètres plus loin, elles s’arrêtent devant une maison sans apparence ; la compagne de Maryse introduit la clé dans la serrure, ouvre la porte, puis éclaire l’escalier de bois qui monte raide jusqu’au deuxième, quelle ascension ! Maryse se traîne littéralement. Elle n’arriverait pas si on ne la soutenait et l’exhortait à faire les derniers pas. Enfin la dame la pousse avec douceur dans une petite cuisine coquettement rangée, peinte d’un si joli vert.
— Assieds-toi là, je vais te faire une bonne tisane.
Elle accroche son chapeau à la patère, se lave énergiquement les mains, allume le gaz et place sur la flamme un petite casserole pleine d’eau. Maryse remarque à peine ses faits et gestes car elle est sur le point de s’endormir. Ses paupières sont lourdes, affreusement lourdes !
— Tu m’appelleras Tante Emma… Propose sans détourner la tête, la salutiste qui s’affaire près de l’évier. Ce sera plus facile pour toi.
Heureusement que la dame est expéditive ! Elle place devant la fillette une tasse fumante dont le parfum donne du courage à Maryse ; et, à petits coups parce que c’est brûlant, elle déguste sa boisson qui lui fait un bien extrême.
— Ça ferait revivre un mort, pense-t-elle satisfaite, réchauffée par sa bonne tisane.
Elle boit lentement sous les yeux attendris de la chère « tante ». Cette femme, d’une quarantaine d’années, a une jolie figure aux traits réguliers, aux pommettes saillantes empourprées. Sur ses lèvres on découvre un léger sourire, juste visible, qui vous saisit tant il est plein de douceur. Maryse apprend qu’elle est seule depuis bientôt dix ans ; depuis elle consacre ses soirées libres à porter secours aux malades.
— Allons, vite au lit, mon enfant ! Tu es exténuée, je le vois bien… Demain matin tu pourras faire la grasse matinée. Tu en auras tout le temps.
Maryse est introduite dans une petite chambre prête comme si on l’attendait depuis longtemps.