La valise introuvable

NUIT TERRIBLE

Maryse est rassurée : il est trop tard maintenant pour qu’on la poursuive. Durant un bon quart d’heure elle a monté la garde derrière un pan de mur sans voir âme qui vive à l’horizon. Les ruelles désertes, obscures, l’impressionnent beaucoup. Pourtant, malgré sa fatigue et ses angoisses, Maryse est heureuse : heureuse de se sentir libre et hors de danger, loin d’un ivrogne de père ou d’un redoutable locataire.

L’enfant n’ose réfléchir à ce qu’elle doit faire : la ville est absolument déserte et il est impossible de trouver, à une heure pareille, la bonne âme qui vous tirera d’affaire. D’ailleurs, les gens qui rodent la nuit ne sont pas les plus sûrs. Quant aux hôtels, c’est trop cher pour y songer.

— La gare ! Peut-être sera-t-elle encore ouverte et peut-être me permettra-t-on de trouver abri dans un coin de la salle d’attente. C’est pas toujours très sympathique ; ça sent le tabac et ça grouille de monde, mais on a quand même un toit !

La gare ! la gare ! — Certes, c’est une excellente solution, pourvu qu’on la trouve, cette gare. On peut tourner longtemps dans les rues sans la voir. D’ordinaire, les coups de sifflets et le roulement assourdi des wagons sur les rails vous guident dans la nuit, mais depuis que la grève sévit, toute activité a cessé sur les voies.

— Oh ! Je finirai bien par la dénicher. L’enfant a bon moral. Il faut tomber dessus, voilà tout. Et puis ça coûte pas cher de demander son chemin à la première personne venue.

Pour l’instant, la foule n’encombre pas les avenues plus désertes que jamais. Maryse, qui reste confiante, s’est engagée dans une rue étroite, sombre et longue. Mais à peine a-t-elle fait quelques mètres qu’elle s’arrête, interloquée. Instinctivement, elle s’est plaquée contre le mur d’une vieille maison : elle vient d’apercevoir, à l’autre extrémité, deux grandes ombres qui avancent d’un pas ferme.

— Malheur ! C’est la police. Il manquait plus que ça !… C’est pas le moment de demander sa route !

Maryse a bien reconnu les casquettes. et les bottes de gendarme. Serait-on à sa recherche ? Le locataire du premier aurait-il donné l’alarme ? La fillette ne peut fuir. On la rattraperait bien vite et cela n’arrangerait pas les affaires. Maryse a assez de sang-froid pour ne pas perdre le nord en cette heure critique.

Que faire cependant ? Toutes les portes sont barricadées, à droite comme à gauche. Pas moyen de s’enfoncer dans le moindre couloir pour attendre tranquillement que « ces Messieurs » soient passés. Et pourtant, il faut agir car les pas se rapprochent et le temps presse. Les deux hommes avancent rapidement, sans desserrer les lèvres.

— J’espère qu’ils ne m’ont pas vue et que l’obscurité… Brr !

Maryse n’est pas fière ! Elle a perdu toute assurance et tremble comme un chien mouillé.

Tout près d’elle, l’enfant remarque un petit recoin, sur le même trottoir. C’est providentiel. Il y a là une échoppe de primeurs, au rideau de fer baissé. Et par bonheur, deux caisses superposées sont là tout près, devant la porte ; deux caisses que le marchand utilise sans doute pour étaler ses légumes. C’est un peu juste pour se cacher, mais elle n’a pas le choix.

L’enfant se glisse derrière ce paravent improvisé. Tant bien que mal, elle se ramasse le plus possible pour ne rien laisser dépasser de sa personne. Heureusement, son gilet n’est pas de couleur voyante ! Maryse, qui se fait petite, toute petite, retient avec peine sa respiration accélérée par la frayeur. Si l’on pouvait voir son visage, on y lirait une angoisse indicible !

Les pas se rapprochent… Ils sont là à vingt mètres ! Leurs bottes ferrées martèlent le sol. C’est affolant ! Le cœur de Maryse qui bat très fort va éclater dans sa poitrine.

— Pourvu qu’on ne m’ait pas vue ! Ce serait du beau s’ils me trouvaient là, dans cette posture. Derrière ces caisses, j’ai tout l’air de ce que je ne suis pas : d’une maraudeuse !… Et si mes parents me voyaient !

C’est le moment critique. Les gendarmes sont là tout près, à dix mètres pas plus. Ils échangent quelques paroles à voix basse, sans ralentir leur marche. Maryse se surprend en train de prier, criant à Dieu sa détresse. D’ordinaire, elle n’a que faire de son Créateur, mais pour une fois son intervention lui sera précieuse.

— Seigneur, dit-elle en son cœur, fais qu’on ne me voie pas. Fais qu’on ne me voie pas, je t’en supplie. Si tu me délivres… je te servirai.

C’est presque toujours ainsi. L’homme se souvient de Dieu qaund tout va mal. Alors il a recours à Sa bonté, il ose y croire et supplie le ciel avec forces promesses. Confusément sans doute, Maryse se sent coupable envers ce Seigneur qu’elle invoque juste en cette heure critique, elle qui l’oublie royalement tout le reste du temps.

— Maman, murmure l’enfant, plus morte que vive.

La caisse de dessus a perdu l’équilibre et vient coiffer Marfyse qui à l’impression que tous les immeubles du quartier s’écroulent sur elle.

— Je suis perdue !… Je suis vue !… C’est du beau ! Pitié ! Pitié !

Déjà Maryse se voit en prison, les menottes aux mains, au pain sec et à l’eau claire, en compagnie des rats…

Mais que se passe-t-il ?

— Alors, ça c’est fort ! Il n’y a plus de gendarmes. Serait-ce un miracle ? C’est vraiment formidable… Ouf !

Sur le moment, Maryse ne comprend pas. Rêve-t-elle ? Pourtant, elle entend distinctement les pas qui s’éloignent, pareillement cadencés.

L’enfant se relève un peu et, timidement, risque un œil à travers les planches.

— Personne ! Que c’est drôle ! Dieu m’aurait-il exaucée ?… Enfin, je l’ai échappé belle.

Imprudente, la fillette sort de sa cachette, désirant savoir par où les gendarmes ont filé. Elle écarquille les yeux et découvre, à gauche, une petite traverse très obscure qui part dans une direction inconnue. C’est par là que les hommes ont disparu, juste au moment où la caisse s’écroulait sur elle.

— S’il n’y avait pas eu ces caisses et cette petite rue, c’en était fait de moi.

Maryse en frémit encore. Elle est saisie d’un tremblement nerveux qu’elle a toutes les peines du monde à réprimer.

— Oui, je l’ai échappé belle ! Maintenant, il faut me hâter vers la gare : c’est là seulement que finiront mes peines.

Elle a repris sa route, longeant prudemment les murs obscurs. De loin en loin, elle s’arrête pour écouter ou voir si personne ne s’aventure dans les parages. A chaque coin de rue, elle fait une nouvelle pose pour inspecter soigneusement chaque traverse, et pour prévoir aussi un moyen d’évasion en cas de danger. En agissant de la sorte, elle n’avance pas vite, mais il vaut la peine d’être prudente. Il lui arrive de faire des détours importants, de revenir sur ses pas, d’attendre immobile. dès qu’elle aperçoit des ombres suspectes, dès qu’elle entend des bruits insolites.

Cependant, les gens sont rares dans le quartier car l’heure est maintenant fort avancée. Le silence de ces rues tortueuses et sombres, peuplées d’ombres mystérieuses, impressionne l’enfant qui vit des moments d’angoisse indicibles. Quand donc son épreuve finira-t-elle ?

Plusieurs fois elle répète sa prière qui la stimule dans les instants critiques.

— Seigneur, secours-moi… Fais que j’arrive à la gare.

Maryse passe maintenant devant une grande porte cochère. Un bruit de grelots, de formidables aboiements à réveiller tout le quartier font sursauter l’enfant qui bondit droit devant elle. Deux chiens se lancent à ses trousses et continuent leur vacarme.

— Ça recommence !

Maryse court comme une écervelée, fonce dans les rues qu’elle vient de parcourir en sens inverse sans regarder ni à droite ni à gauche. Les deux bêtes ne tardent pas à la rattraper. Déjà, elle sent sur ses talons le halètement des deux bêtes. A bout de souffle, elle ralentit dangereusement, prête à s’effondrer… lorsqu’elle débouche sur le grand boulevard.

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