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LE LOCATAIRE DU PREMIER

Il y a plus d’une heure que Maryse est couchée : malgré la fatigue, elle ne parvient pas à trouver le sommeil qui la fuit autant qu’elle le cherche. Les incidents de la journée défilent sans interruption dans sa petite cervelle. Pour entrer plus vite dans le monde des rêves, elle voudrait ne plus penser à rien, oublier les heures mouvementées qu’elle a vécues, mais c’est en vain ! Elle ne peut chasser les images qui se pressent dans son esprit. Pour la dixième fois peut-être, elle évoque, comme si cela venait de se passer, la séparation en gare de Marseille, le voyage monotone dans le long couloir du Rhône, la foule houleuse des grévistes à Valence, les ombrages du bourlevard, son angoisse à l’approche de la nuit, le petit garçon et sa maman…

A côté d’elle, Pierrot est endormi depuis longtemps. Pour lui, la journée a été comme les autres, sa vie n’a pas changé d’un pouce, aussi le sommeil est-il venu tout de suite, comme à l’ordinaire. On entend seulement dans la chambre silencieuse et sombre sa respiration régulière et paisible qui fait envie à Maryse. Décidément, elle passera la nuit blanche. Elle tourne et retourne sur son matelas trop dur, en perpétuel conflit avec la couverture qui refuse de rester en place. Plusieurs fois elle doit s’asseoir, l’arranger soigneusement, l’assujettir sous le matelas… peine perdue ! Elle aussi a la bougeotte !

— Heureusement qu’il ne fait pas froid du tout !

Cependant, un peu de fraîcheur venant du dehors caresse son visage brûlant. Par la fenêtre grande ouverte qui est là, tout près, Maryse peut admirer à son aise le ciel étoilé, si beau par dessus les toits sombres qui se terminent en dentelles. Ses yeux sont maintenant habitués à l’obscurité et elle découvre que la fenêtre donne sur une petite cour intérieure, complètement plongée dans les ténèbres. Les im- meubles sont hauts, semblables à d’immenses masses noires. L’enfant se sent écrasée au fond de ce gouffre profond, peuplé de milliers d’ombres.

Depuis quelques instants, Maryse retient son souffle et tend l’oreille, les yeux grands ouverts. Elle entend des pas assourdis, des gémissements curieux et peu rassurants, des coups de poings à la cloison comme dans les maisons hantées. Il ne manque plus que des bruits de chaînes !

Une porte qui vient de s’ouvrir brusquement avec fracas et qui ébranle tous les murs de la chambre, fait sursauter l’enfant aux aguets ; son cœur bat dans sa poitrine. Puis une conversation s’engage à côté, dans la cuisine. Maryse reconnaît la voix de la maman de Pierrot qui fait écho à des paroles masculines, graves et incohérentes. Il s’agit sans doute du papa qui rentre tard.

— C’est vrai, j’avais oublié que Pierrot avait son père !… Mais pourquoi ne m’en a-t-on pas parlé ?

Pourquoi regagne-t-il son logis à une heure pareille ? C’est curieux !

Bien vite la conversation s’anime, les voix s’élèvent, les réparties sont plus vives. Maryse est assise sur le matelas, inquiète. Elle écoute de son mieux, la bouche grande ouverte, cherchant à comprendre ce qui se passe.

— Il parle drôlement cet homme ! On dirait qu’il pleure… pense-t-elle.

Les paroles de la maman lui parviennent plus distinctement, quoiqu’elles paraissent volontairement contenues. Sa voix claire contraste avec celle du mari.

— Tu as encore bu ce soir. tu nous ruines ! dit la femme dans un sanglot.

Maryse a tout compris. Le père de Pierrot est un ivrogne et il rentre soûl, ce soir. Le cœur de l’enfant se serre en pensant à cette malheureuse maman qui a eu tant de sollicitude pour elle.

— Ce n’est pas juste, ce n’est pas juste ça ! murmure-t-elle. Dieu ne devrait pas le permettre.

Non, ce n’est pas Dieu qui veut de telles détresses, jamais de la vie ! Il désire ardemment le bonheur de tous, il aime les foyers qui vivent dans la paix… Seulement ! Ce sont les hommes qui lui tournent le dos. Voilà le malheur !

La discussion prend de l’ampleur et dégénère bientôt en dispute. Maintenant l’ivrogne crie de sa voix avinée des choses affreuses.

— Ce doit être une brute, pense Maryse toute chavirée.

Un grand coup, qui fait bondir l’enfant, est frappé sur la table.

— Je fais… la loi… ici… grogne le misérable.

Les cris redoublent, effrayants. On ne sait plus maintenant si c’est la maman qui parle ou son mari, leurs voix se superposent.

— S’ils se battaient ? Et si cet homme tuait sa femme ? S’il venait nous assommer tous les deux, ici ?

Le petit Pierre dort tranquillement dans son coin ; il n’a pas bronché malgré le vacarme. Bien sûr, il est fait à de telles scènes et c’est tant mieux pour lui s’il n’entend pas. Les coups redoublent, les éclats de voix aussi. La cloison elle-même est par instant mise en branle comme si l’on s’acharnait sur elle.

— Mais c’est infernal !

Maryse tremble de tous ses membres. C’est trop pour elle, petite sensible que la moindre dispute met à l’envers. Soudain prise de panique, elle s’est levée d’un bond… Mais que fait-elle ? En trois mouvements, elle enfile ses chaussures, passe son gilet. et hop ! enjambe la fenêtre. La voilà atterrissant dans la cour.

— Ouf !

Comment tout cela s’est-il passé ? Personne ne pourrait le dire, pas même Maryse qui est la première surprise de se voir dehors, dans ce lieu sombre où, pour une fois, l’obscurité ne l’effraie pas. Elle reste un instant immobile, près de la fenêtre, rassemblant ses esprits. Elle perçoit encore des cris qui viennent de la cuisine, des cris affreux qui lui serrent le cœur.

Mais que va-t-elle faire maintenant ? Elle ne peut rester là jusqu’au lever du soleil. Ce serait du beau si on la surprenait dans cette cour, toute seule.

Quoique l’escalade de la fenêtre soit chose facile, elle ne songe pas à revenir en arrière et à regagner son lit. Non ! Elle préfère partir au plus vite, coucher à la belle étoile sur quelque banc du boulevard plutôt que de prolonger son séjour dans cette maison.

— D’ailleurs, que dirait cet homme, demain, lorsqu’il me découvrirait dans son logis, lui qui déclare fièrement « faire la loi chez lui » ! J’ai bien fait de me sauver, on n’est jamais tranquille avec ces brutes.

Il faut déguerpir d’ici et au plus vite.

La fillette inspecte soigneusement la petite cour sombre et découvre devant elle une porte.

— Essayons par là. Cette porte donne sur un couloir qui doit déboucher dans la rue. C’est tout ce qu’il me faut.

La porte est ouverte. Maryse en franchit le seuil, avançant sur la pointe des pieds avec précaution, la main prudemment tendue en avant pour ne pas cogner la tête contre quelque obstacle. Elle n’y voit goutte dans ce couloir ! L’enfant fait un pas, puis deux… Elle prend de l’assurance et… Catastrophe ! Elle vient de heurter quelque chose qui vacille un instant, puis s’écrase au sol dans un bruit de ferraille, énorme vacarme dans le silence de la nuit. C’est justement ce que Maryse redoutait. Une bicyclette sans doute mal posée contre le mur, vient de rouler par terre sans qu’elle ait pu intervenir.

Maryse est clouée sur place. Des aboiements de chiens, à tous les étages, jettent l’alarme dans la maison endormie. On perçoit des pas précipités à l’étage supérieur… Une porte s’ouvre brusquement… La lumière s’allume.

— Qui est là, lance une voix peu sympathique.

Maryse qui a retrouvé ses esprits — et ses yeux — a compris. Elle distingue bien maintenant : la porte de sortie est en face, à dix mètres.

Brusquement, elle se lance comme une folle en direction de la rue, tire le loquet qui résiste un instant, s’arc-boute à la porte et parvient à décrocher le battant qui va s’écraser tel une bombe contre le mur, puis bondit dans la rue mal éclairée. Comme elle n’a pas envie d’attendre le monsieur pour contempler sa face congestionnée, elle fonce dans la première direction venue et entreprend une galopade effrénée à travers les rues étroites — et heureusement désertes — du quartier, persuadée qu’on la poursuit à quelques pas derrière elle. A vrai dire, le locataire n’a pas osé s’aventurer en pyjama dans la ville pour attraper la gamine qu’il a vue tourner au coin de la rue.

Maryse court, court à perdre haleine. Ses oreilles bourdonnent : « Au voleur ! au voleur ! » et son cœur bat si fort qu’il va certainement éclater.

Pourtant, bien vite ses jambes refusent de la porter. Elle ralentit sa marche, à bout de souffle. C’est trop pour elle.

Epuisée, elle s’affale sur une marche d’escalier, dans un petit recoin obscur, haletante comme un chien qui vient de traverser les bois à la poursuite d’un lièvre.

Que va-t-il lui arriver encore ?

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