Et vous-mêmes qui naguère étiez aliénés de lui et ses ennemis au fond du cœur[a] par la méchanceté de vos œuvres[b], il vous a maintenant réconciliés par le corps de sa chair livré à la mort, pour vous présenter[c] saints, immaculés et irrépréhensibles devant lui, en tant que vous demeurez fondés et fermes dans la foi et invariablement fixés[d] dans l’espérance de l’Evangile que vous avez entendu, qui a été annoncé à toutes les créatures qui sont sous le ciel et dont moi Paul j’ai été fait ministre. Or je me réjouis dans les souffrances que j’endure pour vous, complétant dans ma chair ce que les afflictions de Jésus-Christ [nous] ont laissé à souffrir pour son corps qui est l’Eglise, de laquelle j’ai été fait ministre selon la charge que Dieu m’a donnée par rapport à vous, de vous communiquer pleinement la parole de Dieu[e], savoir le mystère qu’il avait tenu caché d’âge en âge et de génération en génération, manifesté maintenant à ses saints à qui Dieu a voulu découvrir quelle est la richesse de la gloire[f] de ce mystère dans les nations, savoir Christ en vous-mêmes, espérance de la gloire ; lequel nous annonçons, exhortant tout homme et enseignant tout homme en toute sagesse afin que nous rendions tout homme parfait en Jésus-Christ ; à quoi aussi je m’efforce[g], combattant selon sa vertu qui se déploie en moi avec efficace (puissance). Car je veux que vous sachiez quel combat je soutiens[h] pour vous et pour ceux de Laodicée, et pour tout autant qu’il y en a qui n’ont point vu ma personne en la chair[i] afin que leurs cœurs soient encouragés, étant fermement unis dans la charité pour posséder toute la richesse d’une pleine intelligence dans la connaissance du mystère de Dieu le Père et de Christ, en qui[j] sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance.
[a] D’intention (Calvin).
[b] Comme le témoignait la méchanceté…
[c] Rendre.
[d] Invariablement attachés à, invariables, inébranlables, imperturbables.
[e] D’annoncer toute la parole de Dieu.
[f] Combien est grande la gloire…
[g] Populaire : je prends peine.
[h] Je livre.
[i] Qui n’ont point vu mon visage.
[j] Où, dans lequel (mystère).
Jusqu’au verset 20, saint Paul a exposé d’une manière générale, sans rapport à personne en particulier, les vérités capitales du christianisme, notamment la primauté de Jésus-Christ dans le ciel et sur la terre. Mais dans une lettre, il est tout naturel que l’auteur ne se borne pas à des généralités et qu’il transporte la même action sur un théâtre plus rétréci, les mêmes faits sur un terrain plus particulier. C’est ce que saint Paul fait ici. Après des généralités sur l’Eglise, sur Jésus-Christ et sur le monde, il introduit dans le sujet les Colossiens et lui-même. Ces mêmes vérités générales qui viennent d’être exposées touchent les Colossiens qui en sont les objets et lui, Paul, qui est l’organe, l’heureux ministre de ces vérités-là ; en sorte que, dans notre fragment (1.21 à 2.3), il invite et veut porter les Colossiens à se réjouir d’être les objets des vérités qu’il vient de rappeler, et il se réjouit lui-même d’en être l’organe auprès d’eux. Ce sont là deux parties que nous distinguons dans notre texte.
Occupons-nous d’abord des Colossiens. Afin de les engager à se réjouir, l’apôtre leur dit :
Premièrement que ces merveilles qu’il a étalées dans les versets précédents les concernent, qu’ils y sont compris, qu’ils sont au bénéfice de ces dispensations : « Et vous-mêmes qui naguère étiez aliénés de lui (de Dieu) et ses ennemis au fond du cœur par la méchanceté de vos œuvres, il vous a maintenant réconciliés par le corps de sa chair livré à la mort… » (v. 21, 22). Les Colossiens étaient autrefois aliénés de lui ou étrangers et ennemis ; et d’abord étrangers : C’est dans le même sens que saint Paul disait aux Ephésiens : Vous étiez étrangers aux alliances (Ephésiens 2.12) ; ce mot signifie donc étrangers par rapport à Dieu et désigne ceux que Dieu ne connaît pas, pour ainsi dire, dont il ne s’occupe pas pour leur faire du bien et qu’il abandonne à toutes les conséquences de cette terrible position (Actes 14.16,17), au plus grand mal, car c’est le plus grand mal que d’être étranger à Dieu, éloigné de lui, inconnu de lui. Aussi lorsque saint Paul, écrivant aux Ephésiens, emploie ces paroles : « étrangers aux alliances », il ajoute : « sans Dieu et sans espérance dans le monde » (Ephésiens 2.12). Le sens est ici le même[k]. Maintenant la grâce de Dieu (Colossiens 1.6) a tiré les Colossiens de cet abîme : « Vous étiez », leur dit l’apôtre. L’Evangile qui est parvenu jusqu’à eux (Colossiens 1.5) a donné un Dieu et un sujet d’espérance à ceux qui n’en avaient point. Voilà de quoi frapper et réjouir ceux qui naguère étaient encore païens, dans un état non pas pire que celui des Juifs charnels (Romains 2.17-24), mais sur lequel il n’y a pas d’illusion à se faire et qui semble déplorable dès qu’on en est sorti. Combien les Colossiens qui étaient sortis d’un tel état devaient sentir leur félicité ! Ceci s’adresse-t-il à nous comme à eux ? Au premier abord, notre situation ne semble pas être la même : nous ne nous rappelons pas un temps tellement différent du temps actuel que nous puissions dire que nous étions aussi aliénés de Dieu, étrangers à Dieu, sans Dieu. Cependant ce temps a aussi existé pour nous et sans Jésus-Christ nous y serions encore, et nous serions sans espérance ; mais il y a plus : avant de connaître vraiment Jésus-Christ, ou plutôt avant d’avoir connu vraiment Dieu par Jésus-Christ, nous étions aliénés de Dieu quoique peut-être nous ne le sentissions pas, sans Dieu quoique croyant en avoir un, et sans espérance fondée quoique croyant aussi en avoir une. Approfondissons ces différences qui nous échappent, jouissons de notre situation et savourons notre bonheur pour nous en assurer, et ne regardons pas comme une chose si naturelle d’avoir été transportés des ténèbres à la lumière (Ephésiens 5.8 ; Actes 26.18), de la position d’étrangers et gens de dehors à celle de concitoyens des saints et domestiques de Dieu (Ephésiens 2.19), et d’avoir maintenant une excellente espérance (2 Thessaloniciens 2.16). Ou si nous sommes encore aliénés de Dieu et sans espérance, il ne tient qu’à nous de ne pas l’être. A l’expression « aliénés », saint Paul en ajoute une plus forte encore : « Vous qui naguère étiez… ennemis de Dieu », dit-il ; et comme à ce mot terrible la pensée de l’homme naturel se révolte (personne ne veut être ennemi), saint Paul ajoute : « au fond du cœur, ou intérieurement », d’intention, ainsi que traduit Calvin, et pas seulement par vos mauvaises œuvres. Ennemis… mais non pas de Dieu, dites-vous ; comment peut-on haïr Dieu ? Mais, et il ne faut pas se le dissimuler, l’ennemi du bien et de la vérité est l’ennemi de Dieu, et ce n’est pas ce nom de Dieu substitué à un autre qui contiendrait sa haine. Peut-on haïr le bien et la vérité sans haïr Dieu ? Celui qui n’aime pas le bien et la vérité peut-il dire qu’il aime Dieu ? Non, le bien et la vérité se confondent avec Dieu ; ces deux choses, crues distinctes, n’en font qu’une avec lui, en sorte qu’on ne peut pas ici séparer ses affections. Ne pas obéir à Dieu, n’est-ce pas l’ignorer, le méconnaître ? De même nous haïssons Dieu sans le voir, mais il n’en est pas moins haï.
[k] En rapprochant ce mot « étrangers » du passage Ephésiens 4.18, on l’a aussi expliqué par « étrangers à la vie de Dieu », à cette vie véritable, sans laquelle tout homme est dans la mort. C’est là un athéisme pratique : être sans Dieu. Voir dans les Discours sur quelques sujets religieux, de Vinet, le morceau intitulé : L’athéisme des Ephésiens avant leur conversion.
« Il vous a maintenant réconciliés, poursuit l’apôtre, par… le corps de sa chair livré… à la mort », c’est-à-dire : maintenant vous avez la certitude et la connaissance de votre réconciliation, et même cette certitude, cette connaissance en est le moyen, est la réconciliation elle-même ; et cette réconciliation que vous sentez et que vous avez reçue, déjà décidée de tout temps, opérée de toute éternité dans les décrets de Dieu, ne pouvait être opérée en vous sans y être sentie et sans y être reçue (comparez v. 20). Mais ce n’est pas assez.
Ici, à la fin du verset 22, l’apôtre présente donc une idée importante, le but final de ces dispensations et de ces merveilles qu’il a étalées, savoir la sainteté : « Il vous a maintenant réconciliés… pour vous rendre ou vous présenter saints, immaculés, sans tache et irrépréhensibles devant lui ». Quelques-uns pourraient voir exprimée dans ces mots l’idée d’une condition (pourvu que), ou d’un moyen de l’œuvre ; mais non, il faut les comprendre au sens strict, non comme la condition mais comme le but, comme l’objet même de la promesse ; car le moyen, nous venons de le voir, c’est la réconciliation par Jésus-Christ, par le sang de la croix ; le but, c’est la sainteté, c’est de « nous rendre saints… » ; but final, avons-nous dit, au delà duquel il n’y a rien. Et si l’on nous dit qu’au delà de ce but il y a le salut, nous disons : qu’est-ce que cette sanctification, cette sainteté pure, cette vie immaculée et irrépréhensible, si cela même n’est pas le salut, ou du moins la partie essentielle du salut ? L’union intime de l’âme avec Dieu, la consécration à Dieu de l’être entier est là-dedans. Cette idée est importante car on tombe dans de graves erreurs pratiques en séparant le salut, en le faisant différent de la sainteté. Nous lisons dans le prophète Jérémie (31.33) : C’est ici l’alliance que je traiterai avec eux ; je mettrai ma loi au dedans d’eux, je l’écrirai dans leur cœur. Tant que l’alliance a été sur les tables de pierre, tant que la loi a été seulement extérieure à l’homme, en dehors du cœur, ce n’était pas une alliance complète ; ce n’était qu’une première alliance, qu’une alliance figurée qui était type, prophétie et gage de la seconde, mais qui est consommée quand l’alliance est intérieure, que la loi est introduite en nous, qu’elle est dans notre cœur, qu’elle est notre vie, et il est impossible qu’elle ne produise pas ses fruits : « pour vous rendre ou vous présenter saints, immaculés et irrépréhensibles ». Le mot « saints » que nous avons déjà rencontré (1.2, 4, 12) a une grande force ; il signifie entièrement et exclusivement consacrés à Dieu, à un Dieu jaloux. Cela présente d’abord l’idée d’une séparation complète d’avec tout ce qui n’est pas Dieu ; mais cette séparation ne peut avoir lieu que par l’union avec Dieu et après elle, car ce n’est pas l’union qui suit la séparation, mais la séparation qui suit l’union, et il faut le dire à ceux qui commencent par se séparer avant d’être unis. De pareilles séparations, avant l’union avec Dieu, sont purement formelles et apparentes : elles ne consomment rien ; seulement la persévérance à se séparer de ce qui est mal indique au moins un commencement d’union avec Dieu. Ainsi la sainteté que l’apôtre demande ici n’est pas cette idée négative de la sainteté qui semble ressortir de quelques passages de l’Ancien Testament, mais c’est l’effet, la manifestation de la sainteté ; le principe en est positif. La sainteté n’est pourtant pas différente dans les deux alliances ; mais dans l’ancienne, elle paraît définie comme soin de se séparer de tout ce qui est impur ; et, comme le symbole y est plus en saillie, Dieu a voulu la circoncision comme signe extérieur d’éviter tout commerce avec ce qui n’est pas pur, comme symbole de la pureté du coeur. Dans la nouvelle alliance, c’est une union de l’âme avec Dieu et non pas seulement une séparation du mal, c’est une consécration à Dieu, entière et absolue de l’âme et de la vie (Romains 12.1). Oui, être consacrés à Dieu, lui consacrer toutes les parties de notre être, notre être tout entier (1 Thessaloniciens 5.23), et, dans toute notre conduite (1 Pierre 1.15), ne disposer que pour lui de toutes les forces que nous possédons, voilà la sainteté à laquelle nous sommes appelés par l’Evangile : « pour vous rendre saints ». L’apôtre, en ajoutant ici « immaculés et irrépréhensibles » présente, dans ces mots, surtout le côté négatif de la sainteté. Quoique le côté positif domine dans l’Evangile qui surmonte le mal par le bien (Romains 12.21), cependant, l’Evangile qui connaît bien la nature humaine n’a pas laissé tomber les prohibitions et les interdictions si abondantes dans l’Ancien Testament. L’esprit y est nouveau, mais le soin de s’abstenir y est si souvent recommandé qu’il est inutile de se faire illusion. Nous ne pratiquons pas la loi de Dieu hors du monde, mais dans le monde où l’on ne peut pas ne pas rencontrer le mal (1 Jean 5.19) ; nous ne pouvons donc pas ignorer ou feindre d’ignorer ce qui se trouve autour de nous ; il faut regarder le mal en face, le bien voir et le bien connaître pour l’avoir en horreur, l’éviter (Romains 12.9) et s’abstenir de tout ce qui en a même l’apparence (1 Thessaloniciens 5.22). De là les mots « immaculés », « irrépréhensibles ». Au reste, saint Paul en a écarté toute idée fausse dans le passage de l’épître aux Ephésiens qui nous montre le côté positif : Saints et irrépréhensibles par la charité (Ephésiens 1.4). C’est l’amour seul qui nous rend irrépréhensibles.
Après avoir indiqué le but final de l’œuvre de Dieu en Jésus-Christ dans l’Evangile, saint Paul apporte une condition à ce but ou plutôt y ajoute une supposition dans laquelle il peut dire les Colossiens réconciliés : tout cela est vrai pour eux, pourvu que, comme il le suppose volontiers et avec joie, ils demeurent bien fermes et inébranlables dans la foi et invariablement fixés dans l’espérance : « en tant que vous demeurez fondés et fermes dans la foi et invariablement fixés dans l’espérance de l’Evangile que vous avez entendu, qui a été annoncé à toutes les créatures qui sont sous le ciel » (v. 23). « En tant que vous demeurez… dans la foi et dans l’espérance. » Voici la seule condition du salut dans l’Evangile : croire et non faire telle œuvre ; par conséquent, c’est aussi persévérer à croire et à espérer, parce que la foi et l’espérance, c’est la source de l’amour, c’est la vertu des vertus, la vie des vies. Il ne faut pas conclure, et Paul ne le conclut pas, que toute défaillance dans la foi produise ou entraîne une défaillance correspondante et proportionnée dans l’amour. Il y a des défaillances dans la foi, quelquefois des éclipses, même pour les plus pieux. Sans doute elles deviennent de plus en plus rares ; cependant la condition demeure : il faut persévérer dans la foi, et, pour cela, il faut craindre ces défaillances dont l’apôtre parle ; il faut les accepter comme des épreuves, mais il faut lutter contre elles, les vaincre et se raffermir ; il faut aussi, pour persévérer dans la foi, persévérer dans les moyens qui nous sont donnés : la prière, la lecture de l’Evangile, habiter avec la vérité, se tenir constamment avec la grâce de Dieu et auprès d’elle. Il ne faut pas à l’ordinaire, pour celui qui communique habituellement avec Dieu, beaucoup de peine ou de grands efforts pour se maintenir et persévérer dans la foi et dans l’espérance. La vérité nous sauve par là même que nous sommes à côté d’elle ; elle a cette vertu de se démontrer en se montrant, quand une fois on l’a connue. C’est « l’Evangile, ajoute l’apôtre, que vous avez entendu, qui a été annoncé à toutes les créatures qui sont sous le ciel, et dont moi, Paul, j’ai été fait ministre ». Ces dernières paroles (depuis le mot Evangile), doivent étonner. Pourquoi toutes ces circonstances que saint Paul énumère ? A quoi bon ? Peut-on être incertain envers l’Evangile ? Et cependant saint Paul insiste d’une manière formelle et, pour ainsi dire, un peu affectée, sur cet Evangile, comme s’il en voulait en quelque sorte, de trois manières, constater l’identité. Il n’eût pas eu besoin ici de ces différentes qualifications, si toutes les doctrines anti-évangéliques s’étaient ouvertement présentées comme telles. Mais le Diable entend bien mieux la guerre et son funeste métier ; aussi Satan se déguise-t-il en ange de lumière (2 Corinthiens 11.14). Dans ce temps, les attaques de l’ennemi se déguisaient ou se voilaient sous le masque d’évangile, attaques sous forme de foi, plus terribles que celles sous apparence de sympathie. L’apôtre oppose donc l’Evangile à d’autres évangiles. De tout temps, les erreurs de l’ennemi, les fausses doctrines se sont répandues sous le nom d’évangile, et il y a eu ainsi plusieurs évangiles ; à cet égard, notre siècle est frappant ; aujourd’hui surtout, on n’ose plus présenter l’erreur sous une autre livrée que celle de l’Evangile, on n’ose plus arborer d’autre drapeau que celui-là ; toutes les sectes, philosophiques ou religieuses, arborent cet étendard. C’est leur passeport car elles savent que tout le monde est préoccupé de l’Evangile. Dès qu’il a paru dans le monde, il en a été de même, et l’on a combattu l’Evangile en arborant son drapeau. C’est pourquoi dans nos temps comme dans ceux des Colossiens, un ministre peut et doit dire encore comme l’apôtre : « Restez fermes et inébranlables dans l’Evangile » ; comprenez-moi bien, j’entends cet Evangile qui vous a été prêché, cet Evangile qui a été annoncé à toute la terre, qui n’est pas d’un lieu, comme les évangiles qu’on substitue au véritable, mais qui est de tous les lieux, de tout le monde. C’est la volonté de Dieu que l’Evangile soit prêché partout (Marc 16.15 ; Apocalypse 14.6) et il étendait alors déjà la vaste envergure de ses ailes sur tout le monde romain (voyez plus haut 1.6). Les catholiques ne reconnaissent pour vrai que « ce qui a été cru toujours, partout, de tous » (quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est), disent-ils ; ils font du signe la chose signifiée ; mais nous reconnaissons que la vérité a et doit avoir un caractère de catholicité et d’universalité : « L’Evangile prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ». Ceci est bien plus vrai pour nous et nous pouvons dire aujourd’hui avec plus de force que les apôtres alors: « il y a une nuée de témoins » (Hébreux 12.1) ; restez donc fermes et inébranlables dans l’Evangile annoncé à toute créature « et dont moi, Paul, j’ai été fait ministre », ajoute l’apôtre, c’est-à-dire cet Evangile que j’annonce, et non un autre ; j’appartiens à cette doctrine, je n’appartiens à aucune autre : à cela encore reconnaissez le bon Evangile.
Jusqu’ici saint Paul a invité les Colossiens à se réjouir de ce qu’ils sont les objets des vérités de l’Evangile qu’il a exposées. Mais si ces choses sont un bienfait et un sujet de joie pour eux, ne s’en réjouira-t-il pas aussi lui-même, non seulement comme chrétien, mais aussi comme apôtre, comme ministre de ces vérités-là ? C’est ce qu’il fait. Voyons maintenant le développement de quelques-unes des idées qu’il exprime.
Premièrement, ce mot « ministre » (à la fin du verset 23) conduit saint Paul à parler de lui-même, et il le fait avec effusion, avec abondance ; ce mot réveille en lui une foule d’idées dont il est le centre. Mais la manière dont il est conduit à ce sujet et dont il le rappelle est certainement intéressante : il ne parle pas de son autorité, de ses services, de ses mérites, mais il parle de ses souffrances, et encore, non pas de ses souffrances comme méritées, mais de souffrances qui lui ont été comme décernées et qu’il présente sous le point de vue de la joie qu’elles lui causent et comme peu de chose en comparaison de la grâce qui lui a été faite par l’Evangile. Cet Evangile dont il vient de parler ne vaut-il pas bien toutes les souffrances qu’on endure pour lui ? Tel est le rapport du verset 24 au verset 23 : « L’Evangile… dont moi, Paul, j’ai été fait ministre » et « je me réjouis dans les souffrances que j’endure… » En rappelant son ministère, le premier mouvement de saint Paul est donc un mouvement de joie : il se réjouit d’être ministre, et il se réjouit, quoique être ministre ce soit être victime ; et même, il unit si intimement le ministère et la souffrance (comme ils l’ont été en Jésus-Christ), les deux choses sont tellement identiques à ses yeux, qu’il se réjouit à la fois et comme d’une même chose de son ministère et de ses souffrances, et tout d’abord de ses souffrances mêmes, comme partie intégrante de son ministère, ou, si l’on veut, de son ministère comme étant un ministère de souffrances pour achever celles de Christ. Un vrai ministre est une victime, et il doit l’être ; Paul le montre toujours ; il nous dit : Je ne me mets en peine de rien, et ma vie ne m’est point précieuse pourvu qu’avec joie j’achève ma course et le ministère que j’ai reçu du Seigneur Jésus, afin de rendre témoignage à l’Evangile de la grâce de Dieu (Actes 20.24 ; comparez 2 Corinthiens 4.8-12 ; Philippiens 2.17). C’est le même caractère pour Pierre ou pour Jacques dont le ministère, comme celui de Paul, était un martyre. Mais si c’est la condition et le sceau de leur apostolat, et s’ils sont rendus dignes de souffrir pour le nom de Jésus, ils se réjouissent de leurs souffrances (Actes 5.41).
Et ici (v. 24) se présente une pensée extraordinaire, la plus extraordinaire de celles que nous rencontrons dans saint Paul, une pensée paradoxale, c’est-à-dire qui semble contraire à ce qu’on attendait, à ce qu’on croyait probable. L’Evangile lui-même est un paradoxe, mais l’idée qu’exprime ici saint Paul est un paradoxe en ce sens qu’au premier coup d’œil elle paraît contraire au paradoxe habituel de la doctrine de l’Evangile. L’Evangile nous apprend que Jésus-Christ a souffert et que par là, par ces souffrances et par cette mort qui en a été le terme, il a accompli notre rédemption, qu’elles sont suffisantes ; mais que dit saint Paul ? Il dit : « Ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ, j’achève de le souffrir en ma chair pour son corps qui est l’Eglise ». Plus tard, nous ferons de ces paroles le sujet d’un discours où nous les étudierons à fond ; maintenant, pour nous en tenir à une simple explication, nous disons seulement que saint Paul n’a point entendu que les souffrances et la mort de Jésus-Christ sous le point de vue de leur mérite et de leur efficace pour nous sauver soient nullement insuffisantes ou imparfaites : « toute plénitude a habité en Jésus-Christ » (Colossiens 1.19), et il est un sauveur qui sauve parfaitement (Hébreux 7.25) ; mais l’apôtre veut dire que Jésus-Christ ne nous a pas été donné et que ses souffrances ne sont pas pour nous dispenser de souffrir, mais que ces souffrances nous appellent et, même davantage, qu’elles nous apprennent, qu’elles doivent nous apprendre à souffrir ; et pour apprendre à souffrir, il faut souffrir. La vie chrétienne ouvre, à côté d’une carrière de joies et de gloire, une carrière de souffrances et a un continuel combat à soutenir. L’Eglise représente de point en point Jésus-Christ. Objet de ses souffrances, elle en est aussi l’imitatrice — type a parte post –. Dans une perpétuelle agonie, sans cesse menacée, elle combat sans cesse contre la mort et même, elle ne vit que parce qu’elle naît sans cesse et ressuscite incessamment, qu’elle est sans cesse créée, tirée du néant qui la redemande et cherche à l’engloutir. Ce qui est vrai de l’Eglise est aussi vrai plus ou moins de chaque chrétien : Quiconque ne se charge pas de la croix de Jésus-Christ n’est pas digne de lui (Matthieu 10.38). Jésus l’avait dit, Paul le répète ici sous une forme nouvelle. Le chrétien est appelé à souffrir, sa vie est incessamment renouvelée, c’est un enfantement, c’est une naissance sans cesse réitérée, c’est une souffrance ; il y a un reste inépuisable ou infini de souffrances que Jésus-Christ nous a laissées à souffrir, mais ce n’est pas, comme pour lui, une souffrance absolue ; c’est une souffrance dans laquelle on l’a pour soutien et qui mène à la gloire. Tout chrétien doit donc s’en réjouir. Mais deuxièmement, pourquoi saint Paul a-t-il sujet de se réjouir de son ministère ? D’où vient que ce ministère lui donne de la joie tirée même de ses souffrances ? C’est que ce ministère est grand. Paul est donc conduit à traiter de la grandeur et de la beauté de cette mission.
Et d’abord cette grandeur se montre en ce que c’est une mission divine, car elle vient de la part de Dieu lui-même : « J’ai été fait ministre de l’Eglise selon la charge que Dieu m’a donnée » (v. 25), ce qui est déjà implicitement renfermé plus haut dans les paroles du verset 23 : « j’ai été fait ministre de l’Evangile ». Une mission quelconque, venant de Dieu, donnée de lui, est une gloire souveraine. Dieu ne fait rien, ne peut rien faire qui soit indigne de lui, qui ne soit important ; et quand il nous donne une charge même humiliante et abjecte, elle est honorable pour nous, elle a de l’importance, quand même nous ne le comprenons pas. Tout ce qui vient de Dieu est glorieux dans le chrétien. Mais cette mission donnée à saint Paul est une haute mission, car quelle est-elle ? C’est celle de « ministre de l’Eglise par rapport à vous », dit-il aux Colossiens ; ce qui rappelle qu’un ministre appartient à l’Eglise entière. Et de quoi s’agit-il dans cette fonction ? C’est immédiatement (v. 25) « de communiquer pleinement la parole de Dieu (d’annoncer toute la parole de Dieu) » ou, selon d’autres traductions, d’exécuter, de réaliser la pensée, d’accomplir tout le conseil de Dieu (Actes 20.27) par rapport au salut des hommes. Que c’est glorieux ! Après cela, Dieu a tout dit, il a pleinement dévoilé tous ses desseins ; on peut les développer mais sans augmentation, sans y ajouter dés idées nouvelles. Remarquez ce que ceci avait de frappant pour saint Paul et pour ses auditeurs : ce conseil de Dieu avait été annoncé déjà dans l’Ancienne Alliance, mais d’une manière obscure et incomplète ; il était voilé en partie, ou resté à l’état de dessein ou de promesse. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement l’alliance ou la loi juive : tout est dévoilé, tout a été révélé. Quelle est donc la gloire du ministère de saint Paul et du ministère de tout ministre ? Le ministre, quand même il n’est pas apôtre, a la pensée de Dieu tout entière sur l’humanité toute entière. Vraiment on succombe sous l’idée d’une charge comme celle-là ! C’est une gloire trop grande qui honore l’homme.
Mais voyons si rien ne s’ajoute encore à la grandeur de cette mission. Oui, saint Paul y ajoute la circonstance que ce conseil de Dieu, dévoilé à présent, est « un mystère qui a été tenu caché durant les âges, de génération en génération » (v. 26). Il s’agit donc d’abord d’un mystère. C’est le nom donné souvent à l’Evangile (Ephésiens 6.19), et avec raison et utilement ; ainsi nous lisons : « mystère de Dieu le Père et de Christ » (Colossiens 2.2 ; comparez 4.3 ; Ephésiens 1.9 ; 3.4), mystère de la piété (1 Timothée 3.16), et encore : conservant le mystère de la foi (le don mystérieux) dans une conscience pure (1 Timothée 3.9). (Il reste toujours mystère.) Mais surtout il s’agit d’un mystère caché durant les âges, de génération en génération, ce qui est aussi rappelé ailleurs par l’apôtre (Comparez Ephésiens 3.19 ; Romains 16.25). Et si saint Paul vient après des siècles d’ignorance, il vient lever le voile, car ce mystère est « manifesté maintenant de la part de Dieu à ses saints » (v. 26 fin ; comparez Ephésiens 3.3-5 ; Romains 16.26 ; 1 Corinthiens 2.7) il vient, dis-je, lever le voile si longtemps baissé, après des milliers d’années et de longues générations. Cette circonstance qui frappe saint Paul doit frapper l’imagination des Colossiens ; cette longueur de préparation montre assez l’importance de l’œuvre, puisque tant de siècles se sont écoulés et que tant de générations ont succombé avant que cette préparation fût accomplie ; des empires ont été élevés et détruits, des torrents de sang répandus, des torrents de larmes versés, et combien d’hommes sont morts victimes de la non révélation complète de ce mystère ! Quelle longue gestation, avant un enfantement douloureux, cette dispensation merveilleuse a exigée !
Cette mission est grande encore à cause de la gloire de ce mystère manifesté : « Dieu a voulu découvrir quelle est la richesse de la gloire de ce mystère » (v. 27). Il est glorieux en lui-même, d’abord pour les hommes qui se voient appelés par Dieu même à s’asseoir à sa table comme des convives, des amis, des fils. Il est glorieux ensuite pour Dieu, puisque nous y voyons se manifester les perfections de Dieu et surtout se réunir sa sainteté et sa bonté.
Mais ce qui est grand dans cette mission, ce qui ajoute à sa beauté et ce qui touche surtout saint Paul, c’est que ce mystère glorieux est révélé aux nations ou dans les nations, et aux Colossiens qui en faisaient partie (v. 27). On reconnaît le bon cœur de saint Paul ; mais on ne doit pas exagérer ici, car ce serait restreindre et captiver l’Esprit de Dieu. Nous ne prétendons donc pas nier que précédemment il y ait eu une nation spéciale éclairée, la nation juive, et, hors de cette nation, des hommes illuminés de Dieu. Mais toujours est-il que ces hommes étaient peu nombreux, et encore que ces quelques hommes, bien rares, étaient peu éclairés : la lumière qu’ils avaient était bien pâle. Mais maintenant il s’agit, par le ministère de saint Paul, de révéler « toute sagesse à tout homme » (v. 28 — comparez 1 Corinthiens 2.7). Auparavant, dans l’opinion des sages, la sagesse était le privilège de quelques-uns ; maintenant, ce n’est plus l’exception, c’est la règle ; elle est communiquée tout entière à tous, elle est un bien pour tous, l’héritage de tous ; elle est une vérité nationale : chaque nation arbore le christianisme ; elle est une vérité universelle : c’est le patrimoine du genre humain.
En énumérant d’après l’apôtre tous les traits dont se compose la grandeur de sa mission, nous arrivons au dernier : saint Paul, pour terminer par ce qui est le plus considérable, montre que cette grandeur vient de la grandeur de son résultat et de la nature même de ce mystère dont il a parlé. Pourquoi, en effet, cette parole est-elle annoncée ? C’est pour que Christ soit en vous et pour rendre l’homme parfait en Christ. Ces deux dernières idées sont réunies aux versets 27 et 28 : « savoir Christ en vous-mêmes, espérance de la gloire ; lequel nous annonçons, exhortant et enseignant tout homme en toute sagesse, afin que nous rendions tout homme parfait en Jésus-Christ ». Quoi de plus grand et de plus glorieux qu’un ministère qui aboutit là : Christ en l’homme, l’homme parfait en Christ ! Ce dernier trait de la grandeur du ministère de saint Paul nous présente le fruit du ministère dans le fruit même, si l’on peut ainsi dire, intrinsèquement, dans sa nature même ; tout ce qui précède n’était point encore cela ; c’était des circonstances particulières, extrêmement graves et importantes, il est vrai, mais pourtant encore des circonstances ; ici nous arrivons au centre, au cœur de l’idée, et le cœur de l’idée est le grand fait : « Christ en vous, l’espérance de la gloire ». Tel est le mystère, ou plutôt, tel est l’accomplissement du mystère, savoir une union si intime de notre âme avec celle de Jésus-Christ, de notre volonté avec la sienne, qu’on ne peut l’exprimer que par l’image d’une habitation de Christ dans l’âme (comparez Ephésiens 3.17), et même cette image est-elle insuffisante, et ces mots « Christ en vous » expriment-ils mieux encore l’image d’un mélange substantiel de Christ et de l’âme fidèle ; ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi (Galates 2.20) c’est une substitution de Christ à nous (au moi). Ce n’est pas rabaisser notre âme que de dire qu’elle devient le corps ou le substratum de l’âme de Jésus-Christ, en sorte qu’il soit à notre âme précisément ce que notre âme est à notre corps. Il est difficile, et même il n’est pas possible à notre langue d’exprimer toute cette idée, tout comme aussi il y a du péril à employer, sur ce point, toutes les expressions qui se présentent. Tenons-nous aussi rapprochés que possible de celles de la parole inspirée, attachons-nous encore à celles qui détaillent le fait, comme celles où l’Esprit de Christ nous est représenté jusqu’à ce qu’il prie en nous et à notre place, soupire en nous, agisse pour nous (Romains 8.26,27), devienne notre véritable moi. Cette union peut être plus ou moins intime, cette unité plus ou moins parfaite, mais enfin c’est là, dans cette union, et non au-dessous ni ailleurs, qu’il faut chercher l’accomplissement du mystère. L’ambition du chrétien ne peut rester en deçà de ce but que nous propose l’apôtre sans rester en deçà du christianisme. Saint Paul ne prétendait rien des Galates que d’être chrétiens, lorsqu’il était en travail jusqu’à ce que Christ eût été formé ou qu’il eût pris une forme en eux (Galates 4.19). Et dans notre texte même (v. 27), il fait de cette grande chose (Christ en nous, dans l’homme) l’objet même de la prédication universelle ; ce qui est révélé à tous les peuples de la terre, ce n’est pas seulement Christ hors d’eux, au-dessus d’eux, pour eux : c’est Christ en eux ; et ce n’est qu’après avoir dit : « Christ en vous », qu’il ajoute : « l’espérance de la gloire » pour caractériser au moins par un trait ce grand fait. Paul place l’espérance après la communion avec Christ. Qu’est-ce à dire ? Est-ce à dire que l’espérance et une espérance fondée ne puisse précéder la communion avec Christ ? Non certainement pas, car l’espérance n’est pas elle-même le principe et la base de cette communion. N’en est-elle pas alors la condition ? Oui, en un sens et dans un certain degré elle la précède, mais l’espérance n’est pas tout ; aussi remarquons que l’apôtre parle comme il le fait parce que d’un côté, le vrai nom, le seul nom complet du mystère est celui par lequel il le désigne d’abord : « Christ en vous » ; et ensuite parce que, si l’espérance a été le commencement de la communion avec Christ, cette communion est à son tour un gage vivant d’espérance, et, pour ainsi dire, la source d’une espérance nouvelle, supérieure par sa vivacité et par sa force invincible, dans l’âme qui n’a pas seulement connu mais goûté le don de Dieu. Oui, l’âme espère d’une espérance bien plus profonde et bien plus glorieuse quand elle n’en est plus seulement à connaître, mais qu’elle jouit (Colossiens 3.3, 4 ; 1 Jean 3.2) : à quoi se rapportent aussi ces magnifiques paroles: L’Esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu (Romains 8.16).
Ce glorieux mystère : Christ en nous, est exprimé plus loin en d’autres termes lorsque saint Paul dit (v. 28) que l’objet de son ministère est de rendre tout homme parfait en Jésus-Christ, ce qui veut dire : absolument conduit par l’Esprit de Jésus-Christ, ayant choisi sans réserve Jésus-Christ pour sa part, ayant rompu avec ses ennemis pour s’attacher tout entier à lui, déraciné du monde, enraciné en lui, vivant de sa vie aussi naturellement que l’âme vivait autrefois de la vie du monde, si bien que cette union et cet amour sont devenus sa nature propre. Encore ici il y a des degrés entre les âmes, et il y a un progrès dans chaque vie ; mais l’objet du mystère n’est réalisé, l’homme n’est homme fait au sens spirituel (l’homme parfait — Ephésiens 4.13) que lorsqu’il en est là, c’est-à-dire lorsque son cœur (son inclination, son goût, son bonheur) est où est son trésor (Matthieu 6.21).
C’est assez dit sur l’excellence de ce mystère, et en général sur la grandeur de la mission de saint Paul. Ajoutons seulement deux observations.
Remarquons d’abord qu’ailleurs saint Paul a relevé la gloire de son ministère d’une manière différente, mais bien touchante, en disant une chose qu’il dit bien ici, mais sans la présenter sous le même aspect. C’est lorsque (2 Corinthiens 3.7-9) il met le ministère de justice (ou de justification) fort au-dessus du ministère de condamnation : Si le ministère de mort, dit-il, écrit avec des lettres et gravé sur des pierres, a été glorieux, tellement que les enfants d’Israël ne pouvaient regarder le visage de Moïse à cause de la gloire de son visage, laquelle devait prendre fin, comment le ministère de l’Esprit ne sera-t-il pas plus glorieux ? Car si le ministère de la condamnation a été glorieux, le ministère de la justice le surpasse de beaucoup. Ainsi la beauté du ministère du Nouveau Testament consiste en ce que c’est un ministère de justice et de miséricorde, tandis que celui de l’Ancien Testament est un ministère de condamnation ; le ministère de la condamnation a été glorieux, car il y a une gloire dans la condamnation du méchant : c’est l’ordre ; mais le ministère de la miséricorde est encore plus glorieux, car c’est la gloire de la justification dans le salut du pécheur, gloire de justice et d’amour. Remarquons seulement, en second lieu, que la mission (comme la gloire du ministère) de tout ministre de l’Evangile n’est pas moins grande, puisqu’elle renferme essentiellement tout ce que renfermait celle de Paul ; elle contient les mêmes éléments, les mêmes devoirs, elle a le même but : elle veut rendre les hommes parfaits en Jésus-Christ ; en sorte que nous-mêmes, en ce moment même, nous remplissons ce ministère dont nous venons de réciter la gloire et dont Paul se glorifiait. Il y a là pour nous comme pour l’apôtre un sujet de joie et de confusion ; et comment ne serions-nous pas confus, puisque saint Paul l’était, puisque ce ministère, saint Paul ne s’en jugeait pas digne, non seulement parce qu’il avait persécuté l’Eglise de Dieu (1 Corinthiens 15.9), mais parce qu’il était homme et pécheur ; et c’est comme tel qu’il disait : Nous portons ce trésor dans des vases de terre (2 Corinthiens 4.7 — comparez Ephésiens 3.7-8).
Mais, troisièmement, saint Paul n’oublie pas que la grandeur de son ministère ne lui suffirait pas pour se réjouir sans un secours permanent et actuel qu’il reçoit de Dieu même : s’il ne se croyait pas digne de ce ministère, il ne s’en croyait pas capable non plus, quoiqu’en plusieurs endroits, il aime à rappeler les œuvres et les succès de son apostolat, jusqu’à dire qu’il a fait beaucoup plus que les autres apôtres ; toutefois, ajoute-t-il, non pas lui, mais la grâce de Dieu qui est en lui (1Corinthiens 15.10). Ailleurs il écrit : Non que nous soyons capables de nous-mêmes de penser quelque chose comme de nous-mêmes (remarquez qu’il dit non pas d’agir mais de penser ; la première œuvre du ministère est la pensée, et saint Paul n’en est pas capable, dit-il, tant le ministère glorieux du Nouveau Testament est difficile) ; mais, ajoute-t-il, notre capacité vient de Dieu qui nous a rendus capables d’être les ministres du Nouveau Testament, non de la lettre qui tue, mais de l’Esprit qui vivifie (2 Corinthiens 3.5-6). Ici encore, comme nous le voyons dans ces différents passages, il rappelle les deux choses à la fois qu’il lui plaît d’unir toujours : l’efficace évidente de son ministère et la cause de cette efficace, le véritable auteur des grandes choses qu’il a faites. « Combattant selon sa vertu qui se déploie en moi avec puissance », dit-il (v. 29) tout en faisant l’aveu de sa propre faiblesse. Certes, il aurait besoin de cette force divine dans tous les cas, quand bien même il ne s’agirait pas d’un combat extérieur ; car il aurait toujours à combattre du moins avec la pesanteur de la chair qui rend difficile tout ce qui appartient à l’esprit (Galates 5.16-17) ; mais à plus forte raison faut-il la force de Dieu quand c’est un combat au dehors comme le sera toujours le ministère de l’Evangile, et comme l’était en particulier le ministère des premiers messagers de Jésus-Christ. Ce secours que Paul reçoit de Dieu peut seul expliquer son courage, sa persévérance et son dévouement à des gens qu’il n’a pas vus. On a besoin de se dire qu’on est ouvrier avec Dieu (1 Corinthiens 3.9 ; 2 Corinthiens 6.1) : quoi de plus ennoblissant, de plus propre à élever la pensée ! mais surtout on a besoin de sentir que Dieu est ouvrier avec nous ; car sans cela, dans la prédication du pur Evangile, il n’y a rien d’assez stimulant, il n’y a rien de fortifiant, si ce n’est cette force pour soutenir, dans le combat, notre courage et notre persévérance jusqu’au bout ; et il y a une bien grande douceur dans le sentiment de cette dépendance et de ce besoin, tandis qu’il y a bien de la tension d’esprit, de l’angoisse et finalement de l’humiliation dans le sentiment contraire.
Mais cette force de Dieu, que Dieu ne manque pas d’accorder aux prières de ses serviteurs, en quoi consiste-t-elle ? Elle est très diverse ; mais elle consiste surtout dans les sentiments dont il remplit leur cœur, et dont les deux principaux sont le zèle pour la gloire de Dieu et l’amour des hommes. Il ne faut pas intervertir l’ordre de ces deux sentiments ; le premier est bien le premier, il doit toujours être en première ligne, et l’amour des hommes, en seconde ligne ; le manque secret à cela est la cause de bien des découragements, de bien des insuccès. Or, de ces deux sentiments, on sait pour combien le zèle de la gloire de Dieu entrait dans le dévouement et dans l’activité, dans le courage et dans la persévérance de saint Paul ; ce zèle, bien des passages le prouvent, il le rongeait, il était dominant chez lui ; pour lui la gloire de Dieu absorbe et enlève tout : avant tout, la volonté de Dieu qui est l’Evangile sur toute la terre. Mais l’affection pour les âmes, on pourrait dire l’affection pour l’humanité, est aussi un caractère remarquable chez saint Paul ; elle est vivement empreinte dans ses actions et dans ses paroles. D’autres peut-être, tel autre apôtre, Jean par exemple, ont plus insisté que lui sur l’amour fraternel ; mais il semble représenter davantage, lui Paul, la charité universelle. Ici nous le voyons se donner à l’Eglise entière, au monde entier ; et les combats dont il parle sans dire quels combats, il les a soutenus (lui-même nous l’apprend) pour des gens qu’il n’a jamais vus (Colossiens 2.1), comme s’il avait vécu intimement avec eux. Ce sont ces gens (Colossiens 1.28) qu’il exhorte et qu’il enseigne (les deux parties de la prédication), ce sont ces gens dont il cherche à encourager ou à consoler les cœurs (Colossiens 2.2), ce sont ces gens dont le progrès spirituel lui importe plus que sa vie ; c’est pour ces gens qu’il désire si vivement, qu’il souhaite avec tant d’ardeur, qu’il étale avec tant d’emphase les biens spirituels contenus dans l’Evangile. Jamais zèle plus affectueux n’a été plus intelligent ; jamais amour plus dévoué n’a eu plus de discernement : le premier bien qu’il leur souhaite, c’est d’être fermement unis dans la charité (2.2) ; et l’on voit que ce bien, à son avis, est non seulement le premier, mais qu’il en renferme beaucoup d’autres, puisqu’il ajoute : « pour posséder toute la richesse d’une pleine intelligence dans la connaissance du mystère de Dieu le Père et de Christ » (2.2). Nous n’avons pas besoin de faire remarquer cet entassement, cette réduplication, cette redondance qui marque si bien la préoccupation et pour ainsi dire la plénitude de l’apôtre ; remarquons plutôt la correspondance, le rapport qu’il établit entre ces deux idées : la charité et la connaissance ; c’est que, s’il faut un certain degré de connaissance pour produire la charité, la charité à son tour produit une connaissance et une intelligence bien supérieures, qui seraient inaccessibles sans elle.
L’amour lui-même est un grand mystère et la clef de tous les mystères ; et ce n’est qu’à son aide, à sa lumière qu’on peut reconnaître ce que proclame ici l’apôtre : c’est qu’en Jésus-Christ ou dans le mystère de son incarnation sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (2.3). C’est de là même, de ce mystère divin, que l’amour seul sait extraire tous les trésors qui y sont renfermés, cachés comme l’or dans la mine, comme l’arbre dans sa semence[a], c’est-à-dire tout ce que l’homme peut penser de vrai et savoir d’utile sur Dieu et sur lui-même et pour le salut ; ou tout ce qu’il y a de plus excellent dans la pensée et dans la connaissance, rien que la vérité et toute la vérité. L’amour seul connaît parfaitement. En souhaitant donc aux Colossiens la charité mutuelle, l’union étroite dans l’amour, il leur souhaite en même temps une lumière sublime, une vue intime et ineffable de la vérité.
[a] C’est dans ce sens que ces trésors sont cachés ; ils sont cachés comme toute vérité divine, comme tout ce qui est excellent ; ils se découvrent à l’œil de l’esprit ; ils restent couverts à ceux qui périssent (2 Corinthiens 4.3). L’Evangile est fort clair et fort obscur.
Quatrièmement, toutes les pensées dont cette seconde partie se compose (1.24 à 2.3), sont bien diverses ; elles se rattachent à la personne de saint Paul et se groupent autour de lui. C’est lui proprement qui est le sujet, quoique sa personne disparaisse souvent ; ce morceau n’est dans son ensemble qu’une protestation simple et franche que fait saint Paul de son dévouement à un ministère si glorieux et si bienfaisant : tout le reste ne vient qu’à cette occasion. Il ne cherche point à s’effacer ; il ne s’introduit point timidement et furtivement dans son sujet : « Je veux, dit-il, que vous sachiez quel combat je soutiens pour vous, et pour ceux de Laodicée et pour autant qu’il y en a qui n’ont point vu ma personne en la chair » (2.1). Il le veut, non parce que cela lui plaît ou parce que cela le flatte, mais parce qu’il le faut ; non pour lui, mais dans l’intérêt de ceux auxquels il parle, pour le bien des Colossiens ; c’est comme dans 1 Corinthiens 4.6 : J’ai tourné ce discours sur moi et sur Apollos à cause de vous, afin que vous appreniez en nos personnes à ne pas penser autrement que ce que je viens de vous, écrire. Il faut que les Colossiens sachent non seulement qu’il souffre avec joie, mais qu’il souffre ; il faut qu’ils sachent à quel prix ils sont éclairés d’une si pure et si bienfaisante lumière, ils jouissent de la vérité et ils sont défendus contre l’erreur, à quel prix leur bien est payé par les souffrances de Paul : Nous sommes fous pour l’amour de Christ, mais vous êtes sages en Christ ; nous sommes faibles et vous êtes forts ; vous êtes dans l’estime et nous sommes dans le mépris (1 Corinthiens 4.10). Il faut (il y a de l’édification à cela) qu’ils sachent de quel amour Jésus-Christ rend capables ses serviteurs ; il faut qu’ils sachent que saint Paul les aime ; il faut qu’ils sachent que cette vérité qu’on leur enseigne est d’une importance bien grave, puisque, pour la leur enseigner, on se soumet à de telles souffrances, à des maux si grands… Saint Paul d’ailleurs met ici en parallèle, en opposition, sans les nommer, et peut-être involontairement, les propagateurs de l’hérésie parmi les Colossiens avec les ministres de la vérité, les faux docteurs avec lui, Paul, les philosophes avec le chrétien ; les premiers semant et exposant des opinions humaines sans se porter garants de rien et sans s’exposer à rien, prêts à abandonner leurs opinions au besoin ; mais il n’en est pas ainsi pour les autres, pour les chrétiens qui, comme saint Paul, ont des convictions et sacrifient leur vie à la conviction d’une vérité divine.
Voilà pourquoi saint Paul parle de lui et comment il en parle. Il est donc des cas où l’on peut parler de soi : soit un chrétien en général à un autre homme, par exemple, ou bien un ministre aux membres de son troupeau ; mais comment, sous quelles conditions le fera-ton ? On ne doit le faire qu’avec répugnance ; si on ne le fait pas ainsi, c’est peut-être un signe qu’il ne faut point le faire. Parler de soi, ce n’est qu’un cas d’exception, pour le chrétien comme pour le ministre ; il ne doit en cela obéir qu’au désir d’édifier, désir qu’il faut encore bien constater et surveiller, et non au besoin de parler de soi, besoin inextinguible qu’il faut combattre ; il est dangereux d’en parler, même pour en médire. Saint Jean-Baptiste ne voulut être qu’une voix ; à l’ordinaire le ministre doit dire avec lui : Je suis la voix (Jean 1.23). Il n’appartient qu’à Jésus-Christ de parler beaucoup de lui-même, lui qui n’était pas seulement le prédicateur, mais l’objet de la foi, « la vérité » (Jean 14.6 — comparez 1.8-9). D’ailleurs il ne faut pas oublier que, pour le monde encore plus que pour les chrétiens, le moi, comme dit Pascal, est haïssable (l’on risque ainsi de scandaliser le monde) et que, si la piété chrétienne anéantit le moi, la civilité humaine le cache et le supprime. Saint Paul, une fois obligé de parler de lui, en parle sans détour, aussi franchement qu’humblement ; il ne dissimule pas le moi, parce qu’il n’a pas à le dissimuler ; ce n’est pas un moi personnel et orgueilleux, c’est le moi de l’humilité. Rien donc ici n’altère ou ne gâte l’idée du vrai ministre dont saint Paul trace involontairement le caractère dans cet endroit, et dont les plus beaux traits ressortent des paroles de saint Paul ; on n’a qu’à les repasser : quel portrait !
Ce qui nous frappe en rassemblant tous ces traits de notre texte sous un même coup d’œil, c’est le contraste de la grandeur de ce bienfait incomparable avec le manque d’éclat et pour ainsi dire de forme. Le bienfait est, comme le bienfaiteur, « sans forme, ni éclat, ni rien qui, » humainement parlant, « nous le fasse désirer » (Esaïe 53.2). Que voyons-nous ici ? D’un côté cette humble communauté des Colossiens, à peine remarquée ; de l’autre cet homme pauvre et faible, cet artisan, ce simple ouvrier qui, dans sa lettre, leur parle de religion et de morale. Et cet homme lui-même à quoi aspire-t-il ? A rien d’éclatant. Il lui tarde bien sans doute que Christ « prenne une forme » dans le cœur de ses disciples, mais il ne lui tarde point qu’il prenne une forme dans le monde. Tout ce dont il remercie Dieu pour les Colossiens, tout ce dont il les félicite, tout ce qu’il demande pour eux est intérieur et invisible, échappe aux yeux de la chair ; et si tout cela prend un jour (comme il est inévitable) une forme et se manifeste au dehors, ce sera par la force des choses, sans que Paul y ait songé et sans qu’il l’ait voulu. Puissions-nous, comme lui, ne pas aspirer à autre chose ! Que le divin sculpteur forme lui-même la vérité en nous, et puissions-nous ne souhaiter à la vérité et ne chercher pour elle d’autre forme que celle que lui donnera la main de Dieu et qu’elle se donnera à elle-même ! Puissions-nous ne lui donner pas plus d’éclat qu’elle n’en veut avoir et ne pas vouloir ni prétendre qu’elle soit désirée autrement qu’elle ne doit l’être, non par des motifs extérieurs, mais par des motifs spirituels !