Étude sur l’Épître aux Colossiens

Le Fidèle achevant les souffrances de Christ
1.24

Ce qui manque aux afflictions de Christ, j’achève de le souffrir en ma chair pour son corps qui est l’Eglise.

Nous ne craignons pas de vous présenter sous la forme la plus exacte, mais aussi la plus étrange, la pensée de l’apôtre Paul. Après tout, les prédicateurs de l’Evangile sont accoutumés à scandaliser ; et il serait bien étonnant que ce qui fait le caractère du christianisme en général, l’inattendu, l’extraordinaire, ne se retrouvât point dans ses détails. Nous devons l’avouer, ce qui étonne dans notre texte, c’est quelque chose qui semble moins dériver des principes du christianisme que les contredire et les démentir. Le vrai scandale, ici, c’est de ne pas retrouver le scandale primitif ; c’est de ne pas sentir dans toute son amertume l’amère saveur du dogme de la croix ; c’est de voir l’homme reprendre, dans l’œuvre de son salut, un rôle et un rang que la croix de Jésus-Christ paraissait lui avoir enlevés d’avance et pour jamais ; c’est surtout d’entendre dire que cette œuvre du Rocher, qu’on prétendait parfaite, ne l’est pourtant pas, qu’il y manque quelque chose, qu’elle présente des lacunes, et que c’est à nous de les combler. Il est évident qu’il faut non seulement que ce scandale soit levé, mais que cette honte passagère de Jésus-Christ disparaisse dans une gloire plus grande. Notre dessein, pour cela, n’est pas d’effacer ou d’affaiblir les paroles de saint Paul, mais, au contraire, de les presser et d’en faire sortir la pensée entière de l’apôtre. Et nous sentons avec joie que, plus nous les presserons, plus nous rendrons gloire à l’Evangile.

Certes, si vous considérez les afflictions de Jésus-Christ, soit dans la dignité de celui qui les a souffertes, soit en elles-mêmes, soit dans leur vertu rédemptrice, rien ne vous paraîtra leur avoir manqué, et vous jugerez que ni les hommes, ni les anges, osons dire ni Dieu même, n’y peuvent rien ajouter.

Quand celui qui est l’innocence et la sainteté même n’aurait souffert qu’une seule et la moindre des afflictions auxquelles l’humanité est assujettie, on ne pourrait pas dire que quelque chose manque à ses afflictions, puisque la seule qu’il aurait subie, il ne l’avait point méritée. Quand celui dont la demeure, dès l’éternité, était dans le sein du Père, n’aurait fait que revêtir un instant la nature humaine sans en épouser, s’il était possible, les humiliations et les souffrances, même alors on ne pourrait dire qu’il y a quelque chose à ajouter à ces souffrances, mais au contraire, puisque cet abaissement est la première des souffrances, il faudrait dire que Jésus-Christ a souffert infiniment au delà de ce qui était juste ; et s’il accepte de notre corps de péché tout jusqu’à la nécessité de mourir, s’il choisit entre toutes les morts celle de la croix, que dirons-nous, quels termes nous restera-t-il pour exprimer ce qui est inexprimable, la sainteté attachée au bois infâme, et Dieu même subissant le supplice du plus criminel d’entre les hommes ?

Voulez-vous considérer en elles-mêmes les souffrances du Fils de l’homme ? Il n’a pas souffert tout ce que peut souffrir un fils d’homme, puisque la haine, l’envie, la confusion, le remords, sont restés étrangers à son âme sainte ; mais il a souffert ce qu’aucun fils d’homme ne peut souffrir, du moins au même degré, puisque la vue du mal ne saurait faire sur personne la même impression que sur celui qui a les yeux trop purs pour le voir, puisque personne aussi n’a essuyé ni ne peut essuyer une aussi révoltante injustice, puisque personne n’a pu ni ne peut être l’objet d’une ingratitude aussi odieuse. Que voulez-vous donc faire pour ajouter quelque chose aux douleurs de Jésus ? Lui faire subir celles du péché ? Cela ne se peut. Augmenter par la pensée les douleurs qui lui sont propres ? Vous ne le pouvez pas davantage. Il peut y avoir eu des tortures physiques encore plus cruelles ; mais outre qu’on ne serait jamais sûr, après les avoir indéfiniment augmentées, qu’il n’y en eût pas de plus cruelles encore, c’est dans l’âme de Jésus-Christ qu’il faut chercher la véritable passion de cet Homme-Dieu. Et quelle âme humaine a jamais pu souffrir ce qu’il a souffert ?[b]

[b] Il y a ici dans le manuscrit de Vinet un passage biffé qu’il n’est pas inutile de reproduire : « De ce que nous venons de dire, vous concluez sans doute que si les souffrances d’un être tel que Jésus-Christ ont en elles-mêmes une vertu rédemptrice, cette vertu se déploie tout entière et produit tout son effet dans les souffrances que Jésus-Christ a réellement subies, puisque Jésus-Christ a souffert tout ce que, dans ce but, il devait souffrir. Dans ce sens, comme dans tous les autres, il a plu à Dieu que toute plénitude habitât en lui, la plénitude de la douleur comme celle de la charité, comme celle de la gloire. »

Toutefois, ce n’est pas par ce côté que nous devons aborder la question, et ce n’est pas même la question. Nul doute que la capacité de souffrir n’ait été aussi complète en Jésus-Christ que toutes les autres, et qu’à cet égard encore toute plénitude n’ait habité en lui ; nul doute que celui dont le dévouement devait contrepeser toutes nos offenses n’ait souffert avec une intensité, une profondeur, une intimité incomparables ; ses souffrances, comme sa charité, sont un abîme au fond duquel les anges eux-mêmes plongent vainement leur regard. La question, si c’en est une encore, est de savoir s’il y a, dans cette même sphère de la souffrance, quelque chose à faire après Jésus-Christ, et si nous pouvons accepter dans leur sens propre et naturel ces paroles de saint Paul : « Ce qui manque aux afflictions de Jésus-Christ, j’achève de le souffrir en ma chair pour son corps qui est l’Eglise ».

Que ceux qui en auront le courage disputent tant qu’ils voudront sur la question de savoir à quel degré Jésus-Christ a souffert, et s’il est possible absolument de souffrir davantage. Qu’ils refusent tant qu’ils voudront de comprendre que l’affliction par laquelle a été consacré l’auteur de notre salut a dû être ineffable comme son amour, ineffable comme son œuvre. Nous ne disputons point avec eux. Qu’il ait ou non manqué quelque chose à l’affliction de Jésus-Christ pour être la plus grande des afflictions imaginables, ce n’est pas ce qui nous occupe. Ce que nous disons, avec l’Evangile tout entier, c’est que rien n’a manqué aux afflictions de Jésus-Christ quant au but auquel elles étaient destinées. Ce n’est pas que la mort de Jésus-Christ ait seule accompli notre salut. L’auteur de notre salut est Jésus-Christ tout entier, et c’est avec raison que saint Paul, dans un des versets qui précèdent mon texte, après avoir dit que nous sommes sauvés par le sang de la croix, ajoute encore : par lui. Ce n’est pas non plus par les seules souffrances comprises entre Gethsémané et le Calvaire, ou par la Passion proprement dite, que Jésus-Christ nous sauve, mais par toutes les souffrances de sa vie, qui fut tout entière une passion ; car il fut livré pour nos offenses dès qu’il ouvrit les yeux à la pâle lumière de notre soleil, et, longtemps avant d’être en butte à la contradiction, en portant notre chair de péché, il portait sa croix. Ce n’est pas même par les souffrances de toute sa vie, mais par toute sa vie. Son œuvre forme un tout indivisible ; il ne pouvait nous sauver sans souffrir et sans mourir, mais il n’a pas accompli cette œuvre par ses seules souffrances et par sa mort : il l’a accomplie par tout ce qu’il a été, par tout ce qu’il a opéré, par ses actions et par ses paroles, par ce qu’il a fait et par ce qu’il a souffert, par sa vie comme par sa mort. Mais enfin ses souffrances, et la mort douloureuse qui en a été le terme et le couronnement, étaient la condition sans laquelle il ne pouvait, selon l’expression d’un prophète, convertir aux enfants le cœur de leur père, au père le cœur de ses enfants, et la question que soulève le passage de saint Paul est celle-ci : Lorsque rien n’a manqué, comme on en convient, aux exemples et aux enseignements de Jésus-Christ, nécessaires les uns et les autres pour l’œuvre de notre salut, quelque chose a-t-il donc manqué à ses souffrances ? et son corps, qui est l’Eglise, réclame-t-il de la part de Jésus-Christ ou de la part de quelque autre un complément d’afflictions et de douleurs ?

Non, tout ce que des souffrances pouvaient opérer pour notre rédemption, celles de Jésus-Christ l’ont opéré ; elles sont complètes à cet égard, et dire que les nôtres sont nécessaires dans le même sens, ce serait faire plus que diminuer l’œuvre de Jésus-Christ, ce serait l’anéantir. S’il y a sur la terre un autre nom que le sien par lequel, ne fût-ce qu’en partie, nous puissions être sauvés, et si ce nom est le nôtre, nous n’étions donc pas absolument perdus, et Jésus-Christ dès lors, notre associé, si l’on veut, et notre collaborateur, n’est plus notre Sauveur. Ni la chute ni le relèvement ne peuvent être partiels. Si nous ne sommes pas privés de toute gloire devant Dieu, nous avons encore toute notre gloire devant Dieu. Si nous avons un mérite, nous les avons tous. Si nous ne sommes pas absolument perdus, nous ne le sommes point. Si Jésus-Christ est pour nous quelque chose de moins qu’un sauveur, il n’est rien. S’il nous laisse quelque chose à souffrir, lui-même n’avait que faire de souffrir ; car dire que nos souffrances peuvent quelque chose pour notre rédemption, c’est dire qu’elles peuvent tout. L’homme est tout prêt, et il en a le droit, à tirer toutes ces conséquences ; et vous pouvez compter que, quand vous l’aurez admis au partage, ce ne sera plus un partage. Vous avez voulu lui donner quelque chose, il prendra tout ; vous avez voulu ôter quelque chose à Jésus-Christ, il ne lui laissera rien. Mais l’Evangile ne l’entend point ainsi : l’Evangile sur ce sujet est aussi tranchant, aussi absolu, aussi exclusif qu’on peut l’être. Quelque importance qu’il attache à nos afflictions, il ne leur a jamais attaché la vertu d’expier nos fautes et de nous sauver. Jésus-Christ par les siennes est l’unique et le parfait Médiateur. Ce qu’il est venu chercher et sauver était perdu, non à moitié, mais absolument. C’est par ses meurtrissures et non par les nôtres que nous avons la guérison. Il est seul, et sans nous, la propitiation pour nos péchés et pour ceux du monde entier ; c’est sur lui seul et non sur nous qu’est tombé le châtiment qui nous apporte la paix. Mais à quoi bon multiplier les déclarations ? l’Evangile en est tout composé. Et si notre texte disait le contraire, il le dirait seul entre mille autres, à ne les chercher tous que dans les écrits de saint Paul.

Comme il n’y aurait pas d’erreur plus palpable, il n’y en aurait pas de plus triste, et c’est sans doute une chose étonnante, bien qu’elle se puisse expliquer, que l’empressement avec lequel tant de personnes se font un titre de leurs souffrances. Mais savent-elles, peuvent-elles savoir combien il faudra de ces souffrances pour compléter celles de Jésus-Christ ? Mais pourront-elles, si elles y réfléchissent, compter sur la vertu de leurs afflictions personnelles, et trouver dans le souvenir de leurs infortunes le moindre élément de rassurance et de paix ? Ou, si elles y parviennent, ne sera-ce pas pour trouver un peu plus loin le trouble intérieur dont elles ont cru se débarrasser, puisqu’elles ne pourront manquer, pour peu qu’elles soient sérieuses, de sentir s’affaiblir au dedans d’elles, avec la confiance absolue aux souffrances de Jésus-Christ, leur affection pour ce même Jésus-Christ, et le principe d’une généreuse obéissance ? Je dis leur affection pour Jésus-Christ ; car, bien qu’il n’ait ni plus ni moins souffert dans l’une des suppositions que dans l’autre, il n’est pourtant pas leur bienfaiteur au même degré, il n’est pas leur Sauveur aussi absolument, il n’est même point leur Sauveur. Je dis encore le principe d’une généreuse obéissance, parce que ce principe n’est autre chose que la reconnaissance, et que leur reconnaissance partagée entre Jésus-Christ et eux-mêmes les ramène à petits pas vers le principe glacial et mortel de la propre justice. Une vie généreuse ne peut avoir qu’un principe généreux, et quiconque se croit à moitié l’auteur de son salut s’en croira bientôt le principal et finalement l’unique auteur ; la pente est irrésistible ; Jésus-Christ ne paraîtra plus qu’en seconde ligne, et ses souffrances ne seront plus qu’un fonds de réserve où l’on ne touchera qu’au pis aller, pour combler les lacunes qu’on est forcé de voir, et celles qu’on pourrait n’avoir pas vues ; et dès lors, ou plutôt dès le premier pas dans cette route, ne subissons-nous pas l’influence mortelle de cette idée, qui, nous faisant la cause ou le moyen de notre salut, détourne notre reconnaissance de son véritable objet, et rend impossible l’élan de cet amour désintéressé qui est la seule vie de l’âme ?

Quant à ceux qui, importunés, pour ainsi dire, de ce qu’il y a de mystérieux dans le salut par l’intervention du Fils de Dieu, se seraient flattés de rendre ce mystère plus transparent et le joug de la foi plus léger, en partageant le mérite de la Rédemption entre les souffrances de Jésus-Christ et celles de l’homme, ils seraient, vous en conviendrez, dans une étrange illusion. Le nœud en sera-t-il moins serré, le mystère moins impénétrable ? Et qu’importe, sous ce rapport, que les souffrances de Jésus-Christ soient tout, ou qu’elles n’aient qu’une part dans l’œuvre excellente à laquelle, dans tous les cas, nous voulons bien qu’elles s’appliquent ? Cette part, si petite qu’elle soit, n’est-elle pas inconcevable ? L’homme comprendra-t-il jamais que l’Etre saint et juste ait dû, ait pu souffrir ? Et ne faut-il pas, pour enlever le mystère, enlever aux afflictions de Jésus-Christ toute espèce de part, je dis même la plus minime, à l’accomplissement des desseins de la divine clémence ? Il n’y a donc rien, absolument rien à gagner à ce partage ; et s’il ne s’agit ici que de mystère, autant vaut conserver le mystère tout entier.

Comment donc, encore une fois, quelque chose peut-il manquer aux souffrances de Christ ? Le voici. Christ est encore ici-bas. Christ est encore détenu dans une chair mortelle. Sa glorieuse résurrection l’a arraché à la puissance du sépulcre ; sa glorieuse ascension l’a ravi aux regards de la terre ; tout est accompli, car ce qu’il a fait suffit à tout. Mais Christ se succède à lui-même dans la personne de l’Eglise. L’Eglise est un corps dont la Tête est dans les cieux. L’Eglise militante a hérité de la condition du Christ humilié et souffrant. Elle représente ici-bas son divin Chef, comme Fils de l’homme, et le représentera comme tel jusqu’à la fin des siècles. Elle n’est sans doute à Jésus-Christ que ce que le corps est à la tête, qui lui communique le mouvement et détermine tous ses actes ; mais elle n’est pas liée moins étroitement à Jésus-Christ que la tête l’est au corps ; elle ne fait rien par elle-même, mais elle fait par lui tout ce qu’il a fait sur la terre ; elle continue son œuvre, mais par lui et pour lui ; elle est tout le corps, elle n’est pas la tête. Et tandis que la Tête ou le Chef, Jésus-Christ, règne dans la paix et dans la gloire du ciel, le corps, qui est l’Eglise, resté sur la terre, souffre sur la terre tout ce que souffrirait Jésus-Christ s’il était encore sur la terre ; car ayant le même esprit, car invoquant son nom, car livrant à l’erreur et au péché le même combat, elle doit avoir les mêmes ennemis, rencontrer les mêmes obstacles, exciter les mêmes inimitiés, subir la même passion. Elle doit subir tout cela, ou bien elle n’est pas l’Eglise ; l’agonie de Jésus-Christ doit continuer dans la personne de l’Eglise[c], ou bien il n’y a pas d’Eglise ; la Tête étant vivante, le corps doit vivre, et, vivant sur la terre, vivre d’une vie terrestre, c’est-à-dire souffrir ; voilà ce qui manque ou voilà ce qui reste à souffrir après que Jésus-Christ a souffert ; voilà le signe que son œuvre se fait sur la terre ; voilà le sceau brûlant, mais glorieux que le Maître imprime à ceux qui sont siens ; voilà pour l’Eglise le moyen de correspondre à son Chef ; et c’est ici le lieu d’observer que le terme dont saint Paul fait usage ne signifie pas simplement achever, mais aussi correspondre ; c’est en continuant Jésus-Christ, lui rendre ce qu’on a reçu de lui. Christ est la victime de l’Eglise, et l’Eglise est la victime de Jésus-Christ. L’Eglise, d’ailleurs, est la servante de Jésus-Christ ; si elle ne souffrait pas, c’est qu’elle n’agirait pas, car elle ne peut agir sans souffrir ; et si elle n’agissait pas, elle ne correspondrait pas à son Chef, elle ne servirait pas son Maître qui, de son côté, paraîtrait l’oublier ou la désavouer. Sous tous ces rapports, il manque, et, jusqu’à la fin des siècles, il manquera, il y aura quelque chose à ajouter aux afflictions de Jésus-Christ, non pas sans doute à ses afflictions personnelles qui sont complètes dans tous les sens, mais à celles qu’il a résolu, si l’on peut parler ainsi, d’endurer jusqu’à la fin des siècles dans la personne des fidèles.

[c] « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » (Pascal, Pensées.)

N’attribuez au corps rien de ce qui n’appartient qu’à la Tête ; n’imputez pas aux afflictions du corps le mérite et la vertu rédemptrice qui n’appartiennent qu’aux souffrances de la Tête ; c’est bien : mais laissez le corps, qui est l’Eglise, entrer dans une communauté d’amour et de souffrances avec la Tête qui est Jésus-Christ.

Il n’est guère besoin de vous prouver que tout ce que nous venons de dire de l’Eglise s’applique nécessairement au fidèle, c’est-à-dire que le fidèle est appelé à souffrir comme l’Eglise. Membre d’une Eglise souffrante, comment ne souffrirait-il pas ? Qu’est-ce au fond que les souffrances de l’Eglise, sinon les souffrances de ses membres ? Où peut-elle souffrir, si ce n’est dans ses membres ? Et comment concevoir une douleur de l’Eglise dont ses vrais membres ne seraient pas participants ? Ne nous arrêtons pas à prouver ce qui est évident ; passons plus loin. Le fidèle, par rapport à Jésus-Christ, porte en soi tous les caractères de l’Eglise ; il la résume tout entière ; tellement que si, par un décret de Dieu, l’humanité se trouvait tout à coup réduite à deux individus, l’un fidèle et l’autre infidèle, rien ne serait changé que le nombre ; et ces deux individus représenteraient complètement, vis-à-vis de Jésus-Christ, le monde et l’Eglise ; car si l’Eglise, dans son état actuel, est aux yeux de Jésus-Christ une seule personne, qu’il appelle son épouse, rien, à cet égard, ne serait changé ; ce serait encore une personne, en qui Jésus-Christ ferait sa demeure, et qu’il continuerait à appeler son épouse. Ce qui aurait disparu, ce serait l’association, la communauté ; mais tout le reste demeurerait. Eh bien, ce qui se manifesterait alors, ce qui alors serait évident, existe dès à présent, mais enveloppé ; dès à présent le fidèle est, avec Jésus-Christ, dans les mêmes rapports que l’Eglise ; dès à présent l’âme fidèle est, aussi bien que l’Eglise entière, l’épouse de Jésus-Christ. Et tout ce qui est imposé à l’Eglise par sa qualité d’Eglise, toute sa destinée, toute sa vocation, nous le transportons à chaque chrétien. Nous disons de lui, comme de l’Eglise, qu’il est le corps de cette Tête qui est dans le ciel ; nous disons de lui, comme de l’Eglise, qu’il succède à Jésus-Christ humilié et le représente sur la terre ; nous disons de lui, comme de l’Eglise, qu’il a, sauf les mérites et la puissance propre, la même œuvre à faire que Jésus-Christ ; nous disons de lui, comme de l’Eglise, qu’il a les mêmes ennemis à combattre que son Maître et les mêmes obstacles à surmonter ; nous disons que si l’Eglise dont Jésus-Christ s’est fait la victime est, à son tour, la victime de Jésus-Christ, le fidèle ne l’est pas moins ; car, encore une fois, cette continuation, ce complément dont parle notre texte n’est pas une simple continuation, un simple complément, mais une correspondance ; c’est l’humanité s’immolant pour Jésus-Christ comme Jésus-Christ s’est immolé pour elle ; et cette immolation, ce sacrifice perpétuel qui se consomme en grand et d’une manière éclatante dans le corps de l’Eglise, s’accomplit en particulier et obscurément en chacun des membres dont se compose ce grand corps.

Nous avons tout à l’heure fait une supposition qui vous a paru extrême ; nous avons supposé l’humanité réduite à deux individus, dont l’un représenterait l’Eglise et l’autre le monde ; il ne semblait pas en effet qu’il fallût moins de deux individus pour représenter deux mondes. Nous n’avons pourtant pas été assez loin, et nous pouvons, sans rien changer d’essentiel, réduire les deux individus à un seul ; l’Eglise et le monde seront encore là ; et l’occasion, le sujet du combat n’auront pas disparu. Cet homme resté seul après la disparition du genre humain, cet homme que je suppose chrétien, car s’il ne l’était pas, il n’y aurait plus lieu à la continuation des souffrances de Christ, cet homme porte un monde dans sa chair. Cet homme qui s’écrie à tout moment : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? Quand donc ce qu’il y a de mortel en moi sera-t-il absorbé par la vie ? » cet homme n’est un seul homme qu’en apparence ; ce n’est qu’en apparence qu’il est délivré de tout adversaire et de tout ennemi ; il en a un toujours, il l’a sous ses pieds, je l’avoue, puisqu’il est chrétien ; il est toujours de nouveau victorieux, mais la victoire la plus complète et la moins disputée suppose un adversaire et un combat. Je ne vous parle pas de cet invisible ennemi, qui fut visible à Jésus-Christ dans le désert, et dont la haine inépuisable s’acharne le plus sur les plus fidèles ; je ne veux parler que du monde.

Le monde est tout entier dans cette chair infectée par le premier péché, et dont le plus sanctifié d’entre les chrétiens est obligé, non de suivre, mais de réprimer l’impulsion. Ainsi donc, de même que l’Eglise dans le monde, cet homme aussi, dans sa chair, continue, achève pour sa part les afflictions de Jésus-Christ ; car les ennemis que Jésus-Christ n’a trouvés qu’autour de lui, cet homme les trouve en soi.

On s’étonne d’être appelé à compléter les souffrances de Jésus-Christ ; mais on pourrait s’étonner d’abord que ceux qu’il est venu sauver n’aient pas été immédiatement dispensés de toute souffrance, et que leur félicité soit ajournée. Car enfin, que les fidèles souffrent pour compléter les afflictions de leur Sauveur, ou qu’ils souffrent pour toute autre raison, toujours est-il qu’ils souffrent ; on ne le peut nier ; et on ne le peut expliquer, à moins d’entrer pleinement dans la pensée de saint Paul. Pourquoi, en effet, souffriraient-ils, si rien ne manquait, dans aucun sens, aux afflictions de leur Sauveur ? Or voici, là-dessus, ce que nous enseigne la sagesse évangélique.

Christ n’est pas venu, par ses souffrances, nous dispenser de souffrir, ni par sa mort nous dispenser de mourir. Nous n’avons pas pu, nous n’avons pas dû le prétendre. Que pèse, si d’ailleurs elle nous est nécessaire, la légère affliction du temps présent auprès du poids éternel d’une gloire infiniment excellente ? Non, Christ n’est pas venu pour nous délivrer de la souffrance et de la mort, mais pour nous apprendre à souffrir et à mourir. Il a mieux fait que de supprimer la souffrance et la mort ; il les a rendues utiles, d’inutiles qu’elles étaient. Que dis-je utiles ? Que ce mot est faible ! Il les a rendues si précieuses, que leur conservation, quant au fidèle, est un des bienfaits de Dieu. Que Jésus-Christ fût venu ou qu’il ne fût point venu en la chair, une chose est certaine, c’est que, à moins de nous dépouiller de notre volonté propre, c’est que, à moins de mourir à nous-mêmes, nous ne pouvions revivre, nous ne pouvions, tels que nous avait faits le péché, arriver à la joie que par la souffrance, à la vie que par la mort. Celui qui en doute se méconnaît profondément, et ne méconnaît pas moins les lois du monde moral. L’homme ne serait point déchu, l’homme ne serait point séparé de Dieu, l’homme ne serait point incorporé avec le monde, par sa seconde nature, s’il pouvait sans déchirement revenir à ses anciens rapports avec Dieu. La souffrance et la mort, introduites dans le monde comme signe et comme conséquence de notre déchéance, aboutissaient à deux fins ; elles étaient destinées à servir entre les mains de Jésus-Christ, mais entre ses seules mains, à la purification de l’homme déchu. Jésus-Christ, par conséquent, n’a eu garde de les supprimer ; il s’est emparé de ce mal pour en faire un bien ; impuissantes, infécondes sans lui, les souffrances et la mort sont devenues par lui une semence de vie. Et en effet, après avoir accepté Jésus-Christ, supprimez par la pensée toutes les souffrances ; faites, avec Jésus-Christ, mourir la mort elle-même ; introduisez sans transition le fidèle dans la paix et dans la sécurité : n’est-ce pas enlever à sa foi tout exercice, tout moyen de se constater et de se développer, et n’est-ce pas vouloir que la semence ne devienne jamais un arbre ? Comment ferez-vous pour qu’il ne soit pas nécessaire, après comme avant Jésus-Christ, que l’homme traverse la souffrance pour arriver à la joie, et la mort pour arriver à la vie ? Rien ne pouvait être changé à cette nécessité, aussi inviolable que la justice même qui a attaché le Sauveur à la croix ; non, rien ne pouvait être changé à cette nécessité ; Jésus-Christ ne l’a donc point abolie ; mais il a donné un sens à nos souffrances et à notre mortalité, et il en a fait, ce qu’elles n’eussent jamais été sans lui, une rosée amère qui développe et mûrit dans nos âmes le germe béni de la foi. Ceux qui n’ont pas accepté l’espérance de l’Evangile, n’en souffrent pas moins, mais ils souffrent inutilement et servilement, comme des esclaves et non comme des enfants. Ceux qui espèrent et qui se fondent en Jésus-Christ nous offrent au contraire un étrange et merveilleux spectacle, celui d’hommes infirmes, caducs et mortels, pour qui la souffrance et la mort ne sont plus une nécessité involontairement subie, mais en quelque sorte un acte de volonté, parce que, consentant à ces châtiments, ils les transforment en sacrifices. Le chrétien ne souffre ni ne meurt malgré lui ; il veut d’avance tout ce que veut son Maître, et la nécessité pour lui se change en liberté. Il sait qu’il doit être dépouillé : eh bien, il lui plaît que Dieu l’aide à se dépouiller ; il sait qu’il doit mourir : eh bien, il prend les devants sur la mort, en mourant tous les jours à lui-même, en se séparant tous les jours de lui-même. Membre de Jésus-Christ souffrant et humilié, il sait que, si un est mort, tous donc sont morts, que pour être uni à Jésus-Christ vivant, il faut être uni à Jésus-Christ mourant ; il reçoit donc comme un gage de communion et d’adoption, l’humiliation et la souffrance ; et il n’a jamais un sentiment plus vif de cette communion et de cette adoption, que lorsqu’il est affligé et humilié. Il comprend, il fait plus, il voit qu’à mesure que les coups de l’adversité se fatiguent sur lui, le vieil homme, qu’il doit faire mourir, meurt en lui de plus en plus ; et il finit par discerner le sens de ces étonnantes paroles d’un apôtre, que celui qui a souffert en la chair a cessé de pécher (1 Pierre 4.1). Ainsi les afflictions et la mort ne sont à ses yeux que la conséquence naturelle et le complément nécessaire des afflictions et de la mort de Jésus-Christ. Que la carrière du fidèle soit semée d’autant d’épines, qu’elle soit même souvent plus rude que celle de l’infidèle, il n’y a donc pas lieu de s’en étonner. Et quand il plairait à Dieu d’aplanir son sentier, toujours est-il qu’il lui faudrait trouver au bout de la route cette mort qui, de l’aveu des philosophes sincères, est la plus amère de nos afflictions, cette mort dont l’ombre sinistre se projette pour ainsi dire en arrière et s’étend sur nos plus beaux jours. « Quelque belle que soit la comédie en tout le reste, a dit un sage chrétien, le dernier acte est toujours sanglant. » Heureux encore, heureux celui que l’aiguillon divin avertit souvent de la présence du Maître ! Et, en revanche, qu’elle est rude dans son apparence unie, qu’elle est redoutable dans son aménité, la vie du chrétien que des calamités n’avertissent pas ! C’est l’effet des prospérités temporelles d’endormir et d’aveugler. Quel effort dans la paix extérieure pour se tenir éveillé ! Quels élans pour avancer sur cette mer dont un calme funeste a rendu les eaux pesantes comme du plomb ! Et si l’on ne dort point, et si l’on avance néanmoins, savez-vous à quel prix ? Savez-vous par quels combats intérieurs il faut suppléer à ces combats extérieurs que Dieu nous refuse ? Savez-vous quels châtiments s’imposera cette âme que Dieu, à ce qu’il semble, s’obstine à ne point châtier ? Savez-vous de combien de sueur et de sang on baigne, en y passant, cette route fleurie ? Car il faut les souffrances pour que Jésus-Christ nous profite, comme il faut Jésus-Christ pour que les souffrances nous profitent. Et si la paix arrive, si le jour vient où l’on peut impunément être heureux, c’est après que l’épreuve accomplie n’a plus laissé dans l’âme du fidèle assez de levain pour corrompre la masse.

Ainsi l’Eglise pâtit, et le chrétien, enveloppé dans la destinée de l’Eglise, le chrétien soumis à la même loi pâtit avec l’Eglise et comme l’Eglise. Mais saint Paul, remarquerez-vous peut-être, ne dit pas : Je souffre avec son corps qui est l’Eglise ; il dit : Je souffre pour son corps qui est l’Eglise. C’est que chaque fidèle, et surtout chaque ministre, est à l’Eglise ce que l’Eglise elle-même est à Jésus-Christ ; c’est qu’il correspond comme membre au corps entier, comme le corps entier correspond à la Tête ; non pas que lui-même ne soit immédiatement en rapport avec la Tête, non pas que le fidèle ne puisse recevoir que des mains de l’Eglise la nourriture que Dieu lui destine. Cette erreur fondamentale d’une communion dont nous nous sommes séparés à cause de cette erreur même, nous la repoussons de toute notre force, comme pernicieuse en elle-même et comme mère de toutes les erreurs. Mais il n’en reste pas moins vrai que, tout en demeurant attaché au Chef qui est Jésus-Christ, le fidèle ressortit à l’Eglise, et que tout de même qu’il reçoit d’elle mille biens, il lui est serviteur sans cesser de l’être de Jésus-Christ ; car, à proprement parler, c’est Jésus-Christ qu’il sert en servant l’Eglise. Qu’est-ce, en effet, que servir l’Eglise ? c’est l’édifier, dans tous les sens du mot, soit en lui communiquant ce qu’on a de force et de lumière, soit en lui amenant de nouveaux membres, et en aidant, autant que Dieu en donne la force, à l’assemblage des saints, ou, comme le dit formellement notre apôtre, à l’édification, à la construction du corps de Christ. Or, de tels services, est-ce l’Eglise qui les reçoit ou est-ce Jésus-Christ ? C’est l’Eglise et c’est Jésus-Christ ; mais c’est Jésus-Christ qui en est le suprême et dernier objet ; car il s’agit, en dernier résultat, de se dévouer à une Eglise qui se dévoue elle-même à Jésus-Christ. Il s’agit d’amener des âmes captives à l’obéissance de Jésus-Christ ; c’est donc aider l’Eglise à aider Jésus-Christ.

Et nous avons ici à signaler deux erreurs : l’une serait de croire que le simple fidèle ne peut, hormis des cas très particuliers, servir directement l’Eglise comme Eglise ; l’autre, qu’on ne la sert réellement que quand on la sert en sa qualité d’Eglise. Deux opinions également dénuées de fondement, quoique non pas peut-être également dangereuses. Rien, dans l’Evangile, ne nous autorise à croire qu’aucun fidèle soit plus déshérité du droit de veiller aux intérêts de l’Eglise comme telle, que ne l’est le citoyen, dans un pays libre, de veiller aux intérêts de la république ; toute l’histoire des plus beaux temps de l’Eglise abonde en exemples contraires à cette opinion, et conformes au principe qui fait de l’Eglise chrétienne un peuple de ministres et d’apôtres : les dons sont divers, les aptitudes inégales ; mais tout chrétien, comme tel, en est pourvu dans une certaine mesure. D’un autre côté, on s’abuserait fort sur les intérêts de l’Eglise et sur sa nature même, si l’on comptait pour rien les services indirects, qui sont également à la portée de tout le monde et qui sont les plus importants. Ces services indirects, qu’est-ce ? pas autre chose qu’une conduite innocente, une vie de renoncement, et l’habitude de la charité. A défaut, ou plutôt au-dessus de tout autre moyen, il faut compter celui-là. Et comme on ne peut en faire usage, c’est-à-dire en un seul mot, comme on ne peut être chrétien sans accepter, par delà les douleurs communes à tout le genre humain, des douleurs d’une nature supérieure, les douleurs de cet enfantement spirituel qui forme Christ en nous, ces douleurs, endurées dans le simple exercice de la vertu chrétienne, comptent au nombre de celles qui profitent à l’Eglise. Et sans doute saint Paul avait aussi ces douleurs en vue, aussi bien que les contradictions et les résistances du dehors, lorsqu’il disait dans notre texte : « Ce qui manque aux afflictions de Jésus-Christ, j’achève de le souffrir en ma chair pour son corps qui est l’Eglise ».

Oui, c’est au prix de toutes ces souffrances, générales et individuelles, involontaires ou volontaires, du corps ou de l’âme, que l’Eglise reste unie à son Chef, que l’Eglise est le corps de Christ. Elle se fortifie de toutes ces souffrances, elle tire son honneur de toute cette honte, elle vit de toutes ces morts. Cela lui est si essentiel que, quand elle aura cessé de combattre et de souffrir, elle aura cessé de vivre, à moins que la plénitude de l’humanité ne soit déjà entrée dans son sein, et que le monde ne soit devenu l’Eglise. Mais tant que, dans la chrétienté elle-même (je laisse de côté les païens), les vrais fidèles seront en minorité, il y aura lutte et souffrance. L’Eglise n’a pas jeté ses racines dans le terrain des intérêts de ce monde. Elle leur est, il est vrai, très favorable, elle les sert à leur insu ; mais elle procède de l’Esprit, non de la chair ; du ciel, non de la terre ; de Dieu, non de l’homme. Elle ne se présente pas comme l’alliée et la complice, mais comme l’ennemie des passions humaines ; et le premier dessein qu’elle annonce n’est pas de nous revêtir, mais de nous dépouiller. Il y a inimitié entre elle et les vices du monde, entre elle et les vertus du monde. Les sages, qui ne sont pas sages de sa sagesse, ne la haïssent pas moins que les insensés ; ils la haïssent comme insensée. Eternellement étrangère dans ce monde, malgré les apparences (car ce n’est pas elle, mais son fantôme qui reçoit les hommages de la multitude), elle est sans cesse obligée de conquérir la place qu’elle y occupe ; elle vit, si l’on ose ainsi parler, non d’un revenu assuré, mais du butin qu’elle fait au jour le jour ; elle n’est pas établie dans le monde, elle y est campée ; son existence est toujours en question ; et tandis que tout homme, en venant au monde, appartient à la société, aucun n’appartient d’avance à l’Eglise ; elle n’a de citoyens que ceux qu’elle arrache au monde ; à peine peut-on dire qu’elle vit : sa vie est une perpétuelle résurrection ; elle sort incessamment du tombeau. A force de vérité, et par conséquent à force de convenance avec la nature des choses et la nature de l’homme, elle a imposé aux nations modernes plusieurs de ses maximes, une civilisation nouvelle, et jusqu’à son nom ; les peuples qui se disent chrétiens forment réellement une seule nation en face de ceux qui ne le sont pas ; et le temps peut-être n’est pas éloigné où, dans un certain sens, le monde entier sera chrétien ; mais alors même ce ne seront pas les principes fondamentaux, mais les idées secondaires, les applications du christianisme, que le monde aura adoptées ; ce ne sera pas le monde qui affermira dans le sol les racines de l’arbre dont il est bien aise de cueillir les fruits ; ces racines, je veux dire les vérités qui sont à la base de la foi de l’Eglise, n’en seront pas moins contraires et odieuses à l’homme naturel, et tant que cet homme naturel, dont le chrétien même trouve si longtemps des restes au dedans de lui, formera la majorité dans le monde, il est clair que l’Eglise devra combattre, disputer sa vie, souffrir par conséquent comme son Chef a souffert.

Quelle idée se font-ils de la condition de l’Eglise, quelle intelligence ont-ils de ses principes, comment se représentent-ils les rapports du corps avec la Tête et des membres avec le corps, ceux qui, de leur pleine autorité, relèguent dans les premiers temps du christianisme, comme dans un âge héroïque et presque fabuleux, tout ce qu’il y a de tragique dans le christianisme et dans sa profession ? Veulent-ils, puisqu’enfin il n’y a pas d’autre alternative, veulent-ils qu’on dise que le christianisme a commencé par la tragédie et continue par la comédie ? Car, hélas ! ne serait-ce pas une triste comédie qu’un christianisme qui, ne voulant pas continuer Jésus-Christ dans ses souffrances, ne voudrait donc pas le continuer dans ses vertus, et qui ne comprendrait pas qu’aujourd’hui comme toujours, être chrétien, c’est partager avec Jésus-Christ, à l’exemple de Simon le Cyrénéen, le dur fardeau de la croix ? En vérité, ce serait en savoir moins sur le christianisme que n’en ont su, touchant la vie humaine, ces sages de tous les temps qui ont déclaré que la vie est un combat. Et en effet, ce n’est que pour l’homme absolument vendu à la chair que la vie n’en est pas un ; toute vie qui a cherché son principe ailleurs que dans les intérêts matériels ne peut être qu’un combat ; et qu’est-ce que le christianisme sinon la vie par excellence, et ainsi donc le combat par excellence, le combat avec toute sa gravité, tout son danger, toutes ses angoisses, tout son acharnement, toute sa sanglante horreur ? Disons-le franchement : vous n’êtes chrétiens qu’autant et à mesure que le christianisme est pour vous tout ce que je viens de dire, autant et à mesure que vous pouvez dire avec la même vérité que saint Paul, quoique dans des circonstances différentes : « Ce qui manque aux afflictions de Christ, j’achève de le souffrir en ma chair pour son corps qui est l’Eglise ».

C’est par où je finis ; car mon but n’a pu être uniquement d’expliquer le sens des paroles de Paul, et de lever le scandale qu’elles peuvent d’abord donner. Si vous avez compris que, dans un sens, il ne manque rien aux afflictions de Jésus-Christ, et que, dans un autre sens, il y manquera toujours, il y aura toujours un reste à souffrir jusqu’à la fin des siècles qui sont réservés sur la terre à l’Eglise et à l’humanité ; si vous avez compris que l’Eglise n’est autre chose que l’Homme de douleurs perpétué dans la personne de ceux qui lui sont unis, il faut absolument que vous vous demandiez si, comme saint Paul, vous achevez en votre chair pour l’Eglise de Jésus-Christ le reste des souffrances de Jésus-Christ. Car je ne présume pas que vous connaissiez si peu votre propre religion que de venir nous dire : Saint Paul était apôtre, et je ne le suis pas ; saint Paul fut mis à part, et l’on m’a laissé dans la masse : dans quelle masse, je vous prie ? cette masse elle-même n’a-t-elle pas été mise à part ? cette masse n’est-elle pas l’Eglise ? l’Eglise n’est-elle pas une société d’apôtres ? y en a-t-il quelques-uns dans son sein qui aient seuls le privilège de souffrir pour elle ? quelqu’un en est-il exclu ? tout le monde n’a-t-il pas le droit et le devoir de combattre et de mourir pour elle, ne fût-ce que dans la lutte obscure et concentrée de l’esprit contre la chair, et de la volonté régénérée contre la volonté criminelle ? Non, non, vous avez tous été mis à part ; et en conséquence il n’est aucun de vous qui ne doive se demander : Qu’ai-je, volontairement, souffert pour Jésus-Christ et pour son corps qui est l’Eglise ? quels combats ai-je livrés pour la Tête et pour le corps ? et de quels lambeaux de ce vieil homme, que je dois faire mourir, ai-je ensanglanté le chemin de ma vie ?

Que si cette face du christianisme paraît, au premier coup d’œil, mélancolique et même affreuse, n’avez-vous pas de quoi combattre en vous cette impression naturelle ? Ah ! si l’objection vous paraît sans réponse, vous n’avez pas compris les éléments mêmes de la religion que vous professez, et vous ne possédez Jésus-Christ d’aucune manière. Si vous aimiez Jésus-Christ, l’objection tomberait d’elle-même, en supposant qu’elle eût pu s’élever ; si vous ne l’aimez pas, elle subsiste, et nous n’avons rien à répondre. Car avec cet amour, vous comprendrez que ces souffrances sont à la fois une nécessité, une bénédiction, une gloire, et sans l’amour vous ne concevrez rien de tout cela. Avec l’amour, vous comprendrez qu’on sacrifie son sang et sa vie à l’Eglise, de même que l’amour de la patrie vous a fait comprendre peut-être qu’on abandonne joyeusement toutes choses pour le salut de la république ; mais sans l’amour, vous ne pouvez le comprendre. Avec l’amour, vous verrez d’avance toutes ces afflictions se convertir en joie, parce que, si, à mesure que l’homme extérieur tombe, l’homme intérieur se renouvelle, à mesure aussi que le bonheur extérieur diminue, le bonheur intérieur se fortifie et grandit, poussant d’un même élan ses racines en bas et ses branches en haut ; sans l’amour, tout cela n’est pour vous que chimère. Avec l’amour, vous trouverez que Dieu vous laisse encore du bonheur de reste, et que, tout bien considéré, la piété a les promesses de la vie présente aussi bien que celles de la vie à venir ; sans l’amour, vous trouverez petite et mesquine la plus large part qu’il pourrait vous faire des biens de ce monde. Le tout est d’aimer : si vous aimez, vous comprendrez ; si vous aimez, vous direz avec saint Paul : « Je me réjouis dans les souffrances que j’endure ». Et n’avez-vous pas, par delà les ineffables consolations qui se trouvent dans l’amour, la vue de ce repos et de cette gloire du ciel, dont la promesse assurée est la racine même de votre amour ?

L’Eglise a besoin de vos souffrances, parce qu’elle a besoin de vos services. L’Eglise n’a pas trop de tous ses enfants et de tout leur amour. Vous devez voir avec quel effort douloureux elle lutte contre les ennemis du dehors et contre ceux du dedans. Vous devez voir de quelles larmes amères et de quelle sueur de sang elle inonde son Gethsémané. Vous avez dû entendre le bruit de sa flagellation, et ces hommes qui, insultant à ses yeux bandés (car à peine sait-elle aujourd’hui où sont ses ennemis, où sont ses amis), lui crient avec dérision : « Devine qui t’a frappée ! » Vous n’entendez pas peut-être cette ancienne clameur: « Ote, ôte, crucifie ! » Sa crucifixion, en certains lieux, c’est le mépris des uns, leur dédaigneuse tolérance, et l’hommage dérisoire des autres. Ailleurs, bien loin d’être clouée à une croix, elle est sur un trône ; mais regardez de près, regardez bien : vous verrez qu’elle y est enchaînée. Sous toutes les formes, y compris celle du respect, elle subit son irrévocable destinée ; et si vos yeux vous la montraient tranquille, honorée, consolidée dans les institutions publiques, le danger n’en serait que plus grand et votre zèle n’en serait que plus nécessaire : vous auriez moins à craindre pour elle, si elle invoquait à grands cris le secours. Ne dites donc pas en vous-mêmes : Profitons, pour prendre un peu de repos, de cette trêve momentanée. Il n’y a pas de trêve, il n’y en aura jamais ; vous vous reposerez dans le ciel. Tour à tour, ou plutôt tout ensemble, l’Eglise attaque et se défend, l’Eglise se porte à ses frontières pour les protéger et au delà de ses frontières pour conquérir. Allez avec elle partout où elle va. Fortifiez-la sur le terrain qu’elle occupe ; ajoutez à son empire des provinces nouvelles ; accomplissez avec elle l’ordre que lui a donné Jésus-Christ, d’annoncer l’Evangile à toute créature. Architectes de la maison divine, constructeurs d’une autre Jérusalem, prenez d’une main la truelle et de l’autre l’épée ; détruisez l’erreur, répandez la vérité ; répandez surtout le parfum, l’odeur vivifiante de l’Evangile par une conduite pure, sainte, honorable devant Dieu et devant les hommes, et toute pleine de charité et de bonnes œuvres à la gloire de Jésus-Christ. — Ainsi soit-il.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant