Étude sur l’Épître aux Colossiens

La Philosophie et la Tradition
2.8

Prenez garde que personne ne vous emmène en esclavage par une philosophie pleine de vains prestiges et par une tradition humaine, suivant les éléments du monde, et non pas selon Christ.

Saint Paul, dans les versets qui précèdent notre texte, a célébré le mystère de la triple plénitude de notre Seigneur Jésus-Christ, lequel est pleinement Dieu, pleinement Sauveur, et, par la foi, se communique pleinement à l’âme du chrétien ; et il a terminé par dire que dans ce mystère de la plénitude de Jésus-Christ sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance.

Saint Paul, dans ces derniers mots, vient d’affronter la sagesse humaine, qui veut tout devoir à elle-même, et rien, ou le moins possible, au grand mystère évangélique. Il vient de porter un défi à l’hérésie qui, depuis un certain temps, s’efforçait de miner, au sein de l’Eglise de Colosses, la doctrine de Paul, qu’Epaphras y avait apportée. Ou plutôt, car ces termes de défi et d’affront conviennent trop peu à l’humilité de saint Paul, il vient de protester, au nom de la vérité, contre tous ceux qui, à Colosses ou ailleurs, prétendent savoir quelque chose de mieux que le mystère de Christ et de la plénitude de Christ.

Ici, l’émotion de saint Paul se trahit ; ici nous reconnaissons que ce qui le préoccupe, ce n’est pas l’intérêt d’une idée, mais un intérêt plus touchant, celui des âmes. Ici, la joie d’avoir vu ce grand mystère annoncé au monde, et d’en être lui-même le porteur parmi les nations, fait place, pour un moment, à une vive et tendre sollicitude ; on dirait que la joie a réveillé la crainte, et qu’à mesure que saint Paul a mieux approfondi la gloire, la beauté, le prix de ce mystère, il sent mieux tout ce qu’il y aurait de douloureux à le voir enlevé aux fidèles de Colosses, et qu’il regrette de n’avoir pas en son pouvoir tous les moyens imaginables de les affermir dans la foi qu’ils ont embrassée.

Un moyen très important lui manque : c’est d’être au milieu d’eux ; c’est de leur parler au lieu d’être réduit à leur écrire. Qu’une simple lettre, et même la plus éloquente, est peu de chose auprès d’un entretien, qui se prolonge, qui se répète, qui ajoute à la force des pensées cette force inexplicable attachée à la parole vivante, à la voix, au regard, en un mot à la présence personnelle ; qui permet enfin à celui qui écoute d’interroger celui qui parle, de le diriger par ses questions mêmes, de rendre tout son discours plus propre et plus applicable aux besoins de son auditoire ! Et quand bien même celui qui écrit ne serait éloquent et disert que par écrit, quand sa parole, pour parler avec saint Paul, serait méprisable, n’a-t-il pas des moyens de rendre puissante cette présence méprisable, de rendre éloquente cette présence muette ? Les actions n’ont-elles pas un langage ? Les exemples ne sont-ils pas des arguments ? Saint Paul ne se piquait pas, à ce qu’il semble, d’être grand orateur ; et quand il répète, avec une touchante humilité, les propos de ses adversaires qui disaient de lui : « Ses lettres sont graves et fortes ; mais la présence de son corps est faible et sa parole est méprisable », il ne prend pas puérilement la défense de son éloquence méprisée, et peut-être injustement méprisée ; il répond simplement : Que celui qui parle ainsi considère que tels que nous sommes en parole dans nos lettres, étant absents, tels aussi nous sommes par nos actions étant présents (2 Corinthiens 10.11).

Ce qu’étaient les actions de saint Paul, son énergie, sa décision, la sagesse de ses mesures, son talent, s’il est permis de parler ainsi, pour le gouvernement de l’Eglise, enfin son zèle ardent et doux pour le bien de ses disciples, c’est ce que je n’ai pas à vous rappeler. Il était permis à saint Paul, dans le danger dont il voyait menacée la foi des Colossiens, de déplorer sa captivité qui l’empêchait d’aller à leur secours, et de communiquer avec eux de vive voix. Mais ne faisait-il point tort à ses lettres, si graves et si fortes, comme ses adversaires en convenaient ? Ne sont-ce pas ces mêmes lettres qui, transmises par les premiers fidèles à leurs voisins et puis à leurs descendants, ont, de siècle en siècle et de pays en pays, converti le monde ? N’en sommes-nous pas nous-mêmes la vivante preuve, nous qui, après tant de générations disparues, nous rassemblons encore comme les premiers fidèles, pour lire et méditer les écrits de Paul ? Pourtant, Paul avait raison, et l’immense succès de ses épîtres ne prouve rien contre la justice du regret qu’il laisse entrevoir. Ce n’est pas par ses épîtres seules que le monde a été converti, mais par les hommes qui les ont, en quelque sorte, sans cesse adressées de nouveau à l’Eglise universelle ; par les hommes qui nous ont parlé de ce que saint Paul nous avait écrit ; par des hommes qui ont produit leurs œuvres et leur caractère personnel à l’appui des vérités contenues dans ces immortels écrits. On peut dire, à la lettre (du moins en prenant l’ensemble de ceux qui ont cru), que « la foi vient de l’ouïe », et non de la lecture seulement, et que si, par un moyen que nous ne concevons pas trop bien, les messagers de l’Evangile se fussent bornés à répandre dans le monde les épîtres de saint Paul et la Bible entière, sans mêler à cette parole écrite leur parole vivante, et si ensuite ceux que cette lecture aurait convertis, car nous admettons qu’elle en aurait converti plusieurs, s’étaient interdit, comme les premiers, de prêcher autrement que par cette communication silencieuse du volume sacré, la flamme, un instant allumée, aurait bientôt pâli, et n’aurait pas tardé à s’éteindre ; tant, en général, importe la présence de l’homme et sa parole vivante, tant Dieu a particulièrement lié à la puissance des communications immédiates de l’homme avec l’homme l’action et les bienfaits de l’Esprit qui vivifie. Ne pouvant se transporter chez les Colossiens et se présenter à eux comme une épître vivante de Jésus-Christ, saint Paul cherche à remplacer cet avantage par l’instance et la cordialité de sa parole. Il se rend, autant qu’il peut, pour ainsi dire présent à Colosses par la force de son amour ; les élans de son cœur anéantissent les distances ; il rapproche de lui les Colossiens par l’expression même de son regret ; il les attire sur son sein, il les embrasse par des pensées pleines de tendresse ; il ne veut pas être absent, il est, dit-il, avec eux en esprit ; il n’a pas seulement entendu parler de ce bon ordre imposant, de ce front de bataille (car c’est bien là sa pensée) que les Colossiens opposent à l’ennemi de leur foi ; il voit tout cela et se réjouit à cette vue ; il est à leur tête, ou plutôt dans leurs rangs, et, s’ils ont engagé une lutte, un combat, lui, invisible compagnon d’armes, il combat, il lutte avec eux.

Quel amer chagrin pour un guerrier patriote de ne pouvoir prendre part à une bataille qui va décider du sort de sa patrie ! Moïse, pendant que les Israélites combattaient, était loin d’eux sur la montagne, et là il combattait avec eux. Mais saint Paul sait le secret d’être présent partout. Il ne dépend pas absolument de saint Paul que les Colossiens s’aperçoivent de sa présence au milieu d’eux ; mais il dépend de lui d’être en réalité présent au milieu d’eux. Il y est en effet, il y est pleinement par la charité ; et ce n’est pas de loin, c’est de près qu’il leur crie : « Je vous dis ceci, je vous parle de ce grand mystère, afin que nul ne vous abuse par des discours spécieux » ; car ces discours, je les entends ; ces séducteurs, je les vois ; ce danger, je le touche. Soldats de Jésus-Christ ! dont j’admire le bon ordre et la masse compacte, « prenez garde », voici l’ennemi !

L’ennemi dont parle saint Paul est le grand ennemi, l’ennemi de Jésus-Christ, l’ennemi des âmes. C’est le monde, et c’est le prince de ce monde. Son but, l’objet de son effort constant, est de détruire Jésus-Christ, afin de n’être pas détruit ; car non seulement il n’y a pas de communion, mais pas de compatibilité entre Christ et Bélial. La guerre impie, la guerre insensée que l’esprit du monde a déclarée à Jésus-Christ est une guerre à mort. Mais le monde n’a garde d’annoncer son dessein tout entier. Il n’est pas toujours d’une bonne politique de se poser ouvertement comme ennemi de Jésus-Christ. Bien que les vrais amis de Jésus-Christ n’aient formé la majorité dans aucun siècle ni dans aucun pays, il y a, dans tous les pays de la chrétienté, une prévention en faveur de Jésus-Christ, dirai-je une espèce de foi, qui n’est pas la foi véritable, qui ne suppose point l’amour, mais qui ne laisse pas de s’épouvanter au premier bruit et à la seule pensée d’une guerre à mort contre Jésus-Christ. On sent en général et confusément qu’on a besoin de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ de moins dans le monde y ferait, on ne sait comment, mais on en est sûr, une profonde, une horrible lacune. La pensée a ses aventuriers comme elle a ses héros ; et jamais peut-être n’en eut-elle autant qu’aujourd’hui. L’avez-vous remarqué toutefois ? Ils n’osent, tout en renversant le christianisme par leurs raisonnements, se séparer absolument du christianisme, et c’est au nom de Jésus-Christ qu’ils font la guerre à Jésus-Christ. La cynique incrédulité du dernier siècle n’est plus de saison ; le christianisme, on le croit, n’est plus qu’un fantôme, un vain nom ; mais il faut compter avec ce nom, avec ce fantôme. Et ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est de tout temps que l’adversaire de Jésus-Christ a trouvé mieux son compte à essayer de le diminuer qu’à tenter de l’anéantir. La première de ces entreprises effarouche moins que la seconde ; et c’est un grand point ; elle n’effarouche même pas du tout le grand nombre ; et l’on peut, pourvu qu’on ne parle jamais de détruire Jésus-Christ, pourvu qu’on ne le nie jamais absolument, l’amoindrir, l’exténuer, le réduire à son seul nom, sans exciter aucun scandale parmi la multitude, à qui le nom de Jésus-Christ, son seul nom suffit. Et en attendant, on l’aura, non pas seulement diminué, mais détruit ; car Jésus-Christ n’est pas tel qu’on puisse ni le diminuer ni l’agrandir ; diminuer Jésus-Christ, c’est l’anéantir ; et s’il n’est Dieu qu’à moitié, Sauveur qu’à moitié, s’il ne se communique à nous qu’à moitié, ou si cette communication n’est certaine qu’à moitié, il n’est Dieu, il n’est Sauveur, il n’est enfin en nous l’espérance de la gloire en aucune mesure et d’aucune façon. Tel homme, il est vrai, qui croit plus en Jésus-Christ qu’il ne se l’imagine, peut diminuer Jésus-Christ en parole, sans le diminuer dans son cœur ; mais la loi inflexible qui veut que Jésus-Christ soit anéanti lorsqu’il est diminué, cette loi qui semble se démentir dans tel ou tel cas particulier et qui ne se dément réellement jamais, reparaît avec évidence dans la multitude. Jésus-Christ et la plénitude de Jésus-Christ sont un seul et même mystère, une seule et même vérité ; et partout où l’on est parvenu à ôter à Jésus-Christ un seul rayon de sa gloire, ce seul rayon disparu produit une obscurité parfaite, au sein de laquelle vous entendez comme une voix lugubre de l’humanité qui s’écrie : On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis (Jean 20.13).

Quelle joie pour l’ennemi de notre salut d’avoir découvert un moyen de faire la guerre à Jésus-Christ, sans en avoir l’air, sans en exciter le soupçon, et même en paraissant rendre hommage à Jésus-Christ ! Il est donc bien simple qu’il ait, de tout temps, donné la préférence à l’hérésie qui diminue Jésus-Christ sur l’incrédulité qui le nie. Je dis à l’hérésie qui diminue Jésus-Christ, parce que, malgré la différence infinie des formes et des formules, toutes les hérésies ont cette tendance. Toutes, sans exception, vont à diminuer Jésus-Christ ; et où donc iraient-elles, je vous prie, puisqu’elles ne peuvent l’augmenter ? Et ne vous y trompez pas, elles ne naissent pas du dehors, excepté dans ce sens que le prince de l’erreur les éveille dans notre cœur ; elles avaient leur germe dans notre cœur ; le cœur humain est le grand hérésiarque ; et de même qu’il a été dit qu’il n’y a aucune tentation qui ne soit humaine, il n’y a non plus aucune erreur qui ne soit humaine ; un ange de ténèbres vient de son doigt remuer le limon, mais le limon était au fond de notre cœur. Nous sommes donc les premiers complices de notre ennemi, ses premiers auxiliaires, si même vous ne trouvez plus vrai de dire qu’il est le premier complice, le premier auxiliaire d’un cœur toujours prêt à la rébellion. Car le grand intérêt, la grande passion du cœur humain, jusqu’à ce que la vérité l’ait entièrement vaincu, c’est de réduire Jésus-Christ à n’être qu’un nom ; et à l’inverse de Jean-Baptiste, qui trouvait tant de joie à dire : Il faut qu’il croisse et que je diminue, (Jean 3.30) notre cœur, même après avoir confessé Jésus-Christ, se répète sans cesse à demi-voix : « Faisons tout pour qu’il diminue, et tout pour que je croisse ».

Mais, quoi qu’il en soit, que l’initiative appartienne à notre cœur ou au grand adversaire, toujours est-il que cette complicité ne s’avoue de part ni d’autre ; et ce n’est ni notre cœur avec ses passions, ni l’adversaire avec sa malice, qui paraissent ouvertement dans l’arène. Ils ne se mesurent pas corps à corps avec le grand mystère de piété, avec l’Evangile ; ils envoient à leur place d’autres adversaires, désintéressés à ce qu’il semble, libres, du moins ils le prétendent, de tout autre intérêt que celui de la vérité, et c’est en leur nom que le combat s’engage. Il en est deux, au visage candide, au front imperturbable, au maintien grave, portant pour devise sur leur bouclier les noms sacrés de vérité et de devoir. L’un de ces ennemis, Paul l’appelle la philosophie ; il nomme l’autre la tradition : « Prenez garde que personne ne vous emmène en esclavage par la philosophie et de vains prestiges selon la tradition des hommes », ou bien : par une philosophie pleine de vains prestiges et par une tradition humaine. Tels sont les auxiliaires du monde dans cette guerre impie ; auxiliaires qui ne seraient pas assez forts sans nos passions, et sans qui nos passions ne seraient pas assez fortes. Car d’un côté, personne ne veut se livrer au mal contre toute apparence, et d’un autre côté, il serait difficile de trouver des raisons pour le mal si l’on n’avait pas d’avance un grand désir d’en trouver. Ainsi nous les aidons tour à tour et ils nous aident ; nous recevons leurs inspirations et ils reçoivent les nôtres ; ils sont nos auxiliaires et nous devenons les leurs ; et leurs efforts réunis aux nôtres sont dirigés vers un but commun, qui est d’affaiblir Jésus-Christ, de retrancher quelque chose à sa plénitude, de nous persuader que le mystère de cette plénitude ne renferme pas, comme le prétend saint Paul, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance, c’est-à-dire que ce mystère n’est pas parfaitement sage, n’est pas parfaitement vrai.

La philosophie, prise dans sa plus grande simplicité, n’est qu’un bon sens élevé, qui, ne prétendant pas connaître toutes choses, veut connaître bien les objets dont la connaissance ne lui a pas été refusée. Les noms et les apparences ne sont rien pour elle, le préjugé n’est la base d’aucun de ses jugements, le nombre et le temps ne transforment pas pour elle une erreur en vérité ; elle ne croit, ne nie, n’affirme rien au hasard ni à la légère. Ne se fiant pas à un premier regard, elle cherche les différences sous les ressemblances, et les ressemblances sous les différences, unissant tour à tour ce que le vulgaire sépare, et séparant ce qu’il unit. Tandis que tous les faits sont isolés pour le regard inattentif, ils se lient et s’enchaînent sous le sien, et elle poursuit aussi loin qu’elle peut la chaîne qui les unit. S’attachant dans chaque chose à ce qui est essentiel, et jetant à l’écart ce qui est purement accidentel, elle finit par reconnaître une même nature, un même principe, une même origine en des objets qui semblaient d’abord n’avoir rien de commun entre eux ; elle ramène ainsi les innombrables faits du monde moral et du monde physique à un petit nombre de pensées, et ces pensées elles-mêmes à un plus petit nombre encore, gravissant ainsi vers l’unité, qu’elle n’atteindra jamais, mais à laquelle une force mystérieuse la contraint d’aspirer toujours. Pour dire tout en un mot, la philosophie diffère de la raison vulgaire en ce qu’elle s’applique à pénétrer de l’extérieur des choses, ou de leur enveloppe, jusqu’à leur principe, du moins jusqu’à l’idée qui explique à elle seule le plus grand nombre de faits possibles, et devant laquelle, manquant d’haleine, elle est contrainte de s’arrêter. Où s’arrêtera-t-elle ? quelle est sa sphère légitime ? Cette question lui importe plus que toute autre. La philosophie ne s’honore pas plus en étendant son regard qu’en reconnaissant ses limites. Elle règne dans cette apparente abdication ; c’est sa gloire de savoir se borner, aussi bien que dans le domaine de la morale c’est la gloire de la volonté de s’arrêter à propos et de s’exercer contre elle-même[a]. Mais pour connaître ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas, elle fait le compte de ses procédés et de ses instruments ; elle mesure ses moyens à son but[b], et ne pouvant mettre toute sa grandeur à constater sa connaissance, elle en met une partie à constater son ignorance, et, pour ainsi dire, à savoir certainement qu’elle ne sait pas.

[a] Dans un passage biffé Vinet ajoutait : « On a dit d'un illustre guerrier atteint d'un coup mortel au sein de la victoire, qu'il demeura comme enseveli dans son triomphe. On peut dire de la philosophie qu'elle triomphe dans sa défaite, qui est une victoire en elle-même. »
[b] Autre passage biffé : « … elle fait la part de l'intelligible et celle de l'inintelligible, la part de la connaissance et celle de la foi… »

Saint Paul n’avait pas répudié cette philosophie, et n’avait pu songer à la répudier ; il savait aussi bien que nous que, dans des matières de religion, et même de religion révélée, on fait de la bonne ou de la mauvaise philosophie, mais, en tout cas, de la philosophie. Il ne faut pas condamner la philosophie, ou bien il faut se taire sur la religion qui la suppose, qui y conduit, qui la créerait si elle n’existait pas. Aussi saint Paul ne l’a-t-il pas condamnée, et lorsqu’il prémunit ses disciples contre « une science faussement ainsi nommée », il suppose par là même une science vraie. Or la philosophie est une partie de la science, ou plutôt la science même de la science. Comment, d’ailleurs, l’eût-il condamnée sans se condamner lui-même, lui qui en a fait un si heureux et si fréquent usage ? Nous voudrions en vain le nier ; les écrits de saint Paul, ceux de saint Jean sont pleins de la plus haute philosophie ; et qu’on nous entende bien : nous ne voulons pas seulement dire pleins d’une vérité sublime, mais pleins de cette philosophie que nous avons tâché de caractériser, qui s’élève des apparences à la réalité, de l’accident à l’essence, du particulier au général, des faits changeants aux principes immuables.

Saint Paul ne méprisait pas non plus la tradition, par où il faut entendre la communication d’un fait ou d’une vérité de la part d’une personne qui a le droit d’être crue. La philosophie nous apprend à quel titre une personne a droit d’être crue ; mais les conditions qu’elle pose étant remplies, il est philosophique de croire, et la tradition vient, au gré de la philosophie, combler le vide laissé par la philosophie, qui peut raisonner sur les faits, mais qui n’a pu les inventer. La révélation, dans ce sens, est la tradition par excellence, c’est la tradition de Dieu même. Mais c’est encore la tradition de Dieu, ou une tradition divine, que la succession des vies saintes dans l’histoire de l’humanité : ces vies sont le christianisme lui-même, car le christianisme, bien qu’il découle d’une doctrine et qu’il soit écrit dans un livre, n’est pourtant essentiellement ni une doctrine ni un livre, mais une vie jaillissant éternellement du sein même de Dieu. Or cette vie, perpétuée de fidèle en fidèle, est encore une révélation, une tradition, un témoignage divin. C’est aussi une tradition divine que la parfaite similitude du christianisme avec lui-même à travers les extrêmes différences des temps et des lieux ; et le philosophe, frappé lui-même de ce merveilleux accord des siècles, des nations et des races, ne pourra s’empêcher de voir dans cet accord si intime et si involontaire du sauvage avec l’homme civilisé, et des chrétiens du premier siècle avec ceux du dix-neuvième, un fait bien digne de peser dans la balance en faveur de la religion chrétienne. Dans un sens encore, la tradition est considérable ; c’est lorsque, remontant à la source même de nos croyances, elle nous les montre dans un état de pureté et de simplicité qu’elles n’ont pas tardé à perdre dans les discours et dans les écrits des âges suivants. Car bien que le diamant de la vérité soit toujours aussi pur en lui-même, et quoique aussitôt qu’on le débarrasse de son enveloppe, il jette les mêmes feux que jadis, encore faut-il que cette enveloppe, cette croûte soit enlevée, tandis que, dans les mains du Maître et de ses disciples immédiats, rien ne l’enveloppe, rien ne le ternit ; il est tout entier diamant. C’est à ce retour si nécessaire vers nos origines que s’appliquent bien ces paroles du prophète Jérémie : Enquérez-vous touchant les sentiers des siècles passés, quel est le bon chemin, et marchez-y (Jérémie 6.16).

Ce n’est ni contre cette tradition ni contre cette philosophie que saint Paul veut mettre en garde les Colossiens. Il parle d’une philosophie prestigieuse et d’une tradition humaine. La première est la raison naturelle, procédant sans règle et opérant sur des données incomplètes ou fausses ; la seconde est une prévention stupide qui ajoute à une opinion quelconque le poids brutal du nombre et de la durée. Saint Paul veut donc prémunir les Colossiens et nous-mêmes contre le sophisme érigé en philosophie et contre la coutume érigée en preuve.

Il appelle cette philosophie prestigieuse ou pleine de vains prestiges. C’est ainsi que nous croyons devoir rendre les expressions de l’original ; et c’est en effet par des prestiges, ou par des apparences, que cette philosophie nous séduit. Elle ne pose rien en principe que nous ne soyons obligés d’admettre et que nous n’admettions volontiers ; ce qu’elle oppose à la vérité qu’elle veut détruire, ce sont des vérités, mais ce sont des vérités partielles, qui, séparées de celles qui sont destinées à les compléter, ne sont désormais que de graves erreurs. Le monde en use à l’égard de la vérité comme à l’égard de Jésus-Christ : il ne la nie pas absolument, il la diminue. C’est là son prestige ; c’est par là qu’il éblouit la plupart des hommes, et surtout, sans doute, ceux qui veulent être éblouis. Il n’a donc pas besoin d’évoquer des fantômes et de créer, si l’on peut dire ainsi, des erreurs factices : la vérité lui suffit ; il la déchire, et d’un de ses lambeaux il fait une erreur d’autant plus dangereuse qu’elle ressemble davantage à une vérité. Ses mensonges sont des réticences, et seraient bien moins dangereux, ou seraient absolument sans danger, si c’étaient de purs mensonges.

C’est ainsi, par exemple, qu’il en appelle au sens commun, ce myope dont l’œil voit bien ce qu’il voit, mais ne voit qu’à deux pas, et lui demande en ricanant s’il voit donc à l’horizon ces merveilleux objets que d’autres ont prétendu y voir, mais qu’à vrai dire ils ont rêvés. Il n’a garde de lui dire que cet œil si faible, armé d’un télescope, verrait tout ce que d’autres ont vu. Il l’accoutume à juger des choses du ciel par les analogies de la terre. Il lui enseigne à ne considérer comme réel que ce qui se touche, et comme vrai que ce qui se comprend. Il ne lui commande pas de nier l’invisible, l’infini, la providence, la grâce, la communication de l’homme avec Dieu par la prière ; mais au fond il ruine à petit bruit toutes ces vérités dont aucune n’est à la portée du sens commun, et sur chacune desquelles le sens commun, si on l’interroge, ne manquera pas de répondre : Non. Voyez-vous cet homme qui, chargé d’allumer au sommet d’une tour le fanal qui doit, au milieu de la tempête et de la nuit, guider vers le rivage de malheureux navigateurs, y place dérisoirement, au lieu d’une flamme aux jets larges et étincelants, la petite lampe qui tout à l’heure éclairait à peine un coin de son étroite demeure ? Telle est la philosophie du sens commun. Ne faut-il pas qu’un homme soit tombé bien bas, que son âme soit bien engourdie ou tout à fait morte pour qu’il applique sérieusement aux questions religieuses les principes étroits du sens commun ? Eh bien ! tout un siècle, nous l’avons vu, en peut venir là ; et que devient Jésus-Christ pour un siècle pareil ? Nous l’avons vu aussi. Les uns le renient et le blasphèment ; les autres, plus timides, ou moins conséquents, ou plus habiles, le diminuent, retranchent de sa plénitude ; mais pour les derniers comme pour les autres, il n’y a plus de Jésus-Christ, car Jésus-Christ n’est pas selon le sens commun.

Un autre prestige, tout opposé, nous séparant du sens commun (dont il ne faut pas sans doute se contenter, mais dont il ne faut jamais se séparer), enlève notre pensée dans des régions sans bornes, où rien n’arrête le regard, où l’œil ne peut rien comparer ni mesurer, parce qu’il n’y a rien dans cet espace que l’espace même, où les idées ne représentent pas des choses, où les mots ne représentent pas des idées, où l’existence de l’être pensant se confond avec celle de l’objet pensé, où le dernier point d’appui ou d’arrêt de la pensée, la certitude de notre propre existence, le droit de dire moi, a commencé par s’abîmer dans une substance qui n’est pas plus que nous en état de dire moi. Persuader à l’esprit que s’ébattre ainsi dans le vide, c’est réellement penser ; que lier des formules à des formules c’est réellement connaître, n’est pas si difficile qu’on serait porté à le croire, et surtout que ne veut le croire la philosophie du sens commun. Et quand on a sacrifié à cette autre idole, plus grande, mais plus creuse que la première, que reste-t-il de Jésus-Christ ? Son nom peut-être ; car ces systèmes, qui se piquent d’être assez vastes pour offrir une place dans leur sein à tous les systèmes, en ont une aussi pour Jésus-Christ. Mais quelle est cette place ? ou plutôt quel est ce Jésus-Christ ? Vous attendez-vous à rencontrer le Jésus-Christ de Bethléem et du Calvaire ? ce Jésus-Christ vivant, personnel, qui pleura sur Lazare, qui regarda Pierre, qui aima saint Jean ? Quelle pauvreté ! quelle bassesse ! Tout cela n’est qu’une image grossière ! La croix elle-même n’est qu’un symbole dont vous êtes loin d’avoir le sens ! Et quant au Fils éternel unissant sa divinité à notre humanité, et quant à cet Avocat que nous avons auprès du Père et qui est vivant pour intercéder sans cesse, et quant à cet Ami céleste qui est au milieu de nous lorsque nous sommes assemblés en son nom, il n’y faut plus songer. Jésus-Christ n’est pas une personne, mais un fait. La personne qui a paru sous le nom de Jésus-Christ n’a fait que revêtir, au moment précis, une idée qui était dans le monde ; c’est cette idée qu’on a crucifiée, c’est cette idée qui est ressuscitée et montée au ciel ; il n’y a point d’autre Jésus-Christ ; le vôtre, celui aux pieds duquel vous avez tant prié, tant souffert, tant aimé, ce sont plusieurs personnes dont aucune n’était le Christ ni ne pensait à l’être, mais dont l’une, sans le vouloir, a pris à son compte tout ce que les autres ont été, et a facilement absorbé leur souvenir dans le sien. Allez maintenant, priez et pleurez sur ce Calvaire désert ; cherchez-y une croix qui n’y fut jamais plantée ; cherchez dans les cieux un Christ qui n’y est pas, et au lieu d’un Dieu adorez un système. Votre Christ s’est perdu dans un Christ beaucoup plus grand ; n’allez donc pas dire qu’on vous l’a diminué, quand, au contraire, on vous l’a agrandi ; mais non, dites hardiment qu’on vous l’a diminué en effet, diminué de toute sa personnalité, qui était le point d’appui de votre espérance, le principe de votre vie religieuse et le charme de vos douleurs.

La philosophie dont parle saint Paul a d’autres prestiges encore. Toujours fidèle à son principe, elle diminue l’homme, pour diminuer Jésus-Christ. Elle oublie à dessein tel ou tel des éléments principaux de la nature humaine, et fait si bien que l’homme n’étant plus l’homme tout entier, n’a plus besoin aussi de Jésus-Christ tout entier. Tantôt elle fait de la religion un raisonnement, un système, dont elle balance savamment toutes les parties, et elle applique si bien à cette étude toutes les forces de notre intelligence, que ce qu’elle nous a donné comme système reste en effet système pour nous ; que nous pensons notre religion sans la sentir ; que nous raisonnons de l’amour sans aimer, du salut sans être sauvés : que nous savons en un mot, à merveille, comment doivent se passer en nous toutes ces choses, sans qu’aucune se passe en nous. Tantôt elle retranche à la fois un des dogmes de l’Evangile et un des besoins de notre nature ; car il n’est pas dans l’Evangile un dogme qui ne corresponde à un de nos besoins, ni dans notre nature un besoin qui ne réponde à une doctrine de l’Evangile. Il lui suffira, par exemple, je ne dis pas de nier, mais de dissimuler, mais de taire et ce besoin de notre nature et ces paroles de l’Evangile qui donnent, de concert, la perfection pour terme à nos efforts et pour but à notre vie. De là, je veux dire d’une morale sans héroïsme, jusqu’à une morale parfaitement triviale, il n’y a pas même un pas ; on tombe, sans transition, de l’une dans l’autre ; on est trivial quand on n’est pas sublime. Or, si au point de vue de la croix de l’Homme-Dieu une morale vulgaire est absurde, la croix de l’Homme-Dieu est également absurde au point de vue d’une morale vulgaire. Qu’avons-nous à faire de Jésus-Christ, et comment sa croix ne serait-elle pas un hors-d’œuvre dès qu’il est entendu que nous ne sommes point appelés à la perfection ? Jésus-Christ est donc diminué ! De combien ? Je ne sais ; mais ce que vous devez savoir, c’est que, si Jésus-Christ ne vous est plus nécessaire, il ne vous est plus même utile. Autre prestige, autre vérité transformée en erreur. La philosophie invoque l’idée de progrès ; et, comme cette idée est profondément vraie, comme le progrès, de quelque façon qu’on l’entende, est l’instinct de tout homme, elle trouve aisément un écho dans notre cœur. Il faudrait, pour être vrai, dire à l’homme que l’immutabilité, comme le progrès, est le caractère et la beauté de la religion vraie, ouvrage d’un Dieu en qui il n’y a ni variation ni aucune ombre de changement, et que c’est avec plein droit que saint Paul a dit de son Maître qu’il est le même hier, aujourd’hui et éternellement ; il faudrait lui dire que cette immutabilité qui fait la gloire de l’Evangile, puisqu’en restant le même, il a suffi à tous les siècles et répondu à tous les besoins que le progrès a fait surgir, est en même temps et surtout la consolation et la joie du croyant, qui ne craint plus de se voir ballotté à tout vent de doctrine ; il faudrait lui dire que, sans cette immutabilité, l’Evangile, qui ne serait pour lui qu’une pensée humaine se modifiant sans cesse elle-même, ne pourrait lui suffire ni dans la vie ni dans la mort ; enfin il faudrait lui dire que le progrès qu’il aime et qu’il veut se trouve dans l’Evangile, qui, sans rien changer à sa base éternelle, se prête à tous les mouvements les plus divers de l’humanité, se dilate pour ainsi dire avec elle, se montre, après chaque révolution de la société, proportionné à l’état qu’a amené cette révolution ; que dis-je, porte caché dans son sein le germe de toutes les révolutions heureuses, et les a toutes provoquées ou facilitées. Oui, il faudrait dire tout cela ; mais en ne le disant pas, on rend l’homme impatient de cette religion immobile, toujours en arrière, lui semble-t-il, de ses pensées et de ses espérances ; et ainsi encore on diminue Jésus-Christ en lui ôtant, si j’ose parler de la sorte, une partie de son humanité, puisque, en qualité d’homme, il doit souscrire et concourir à tous les développements et à tous les progrès véritables.

Telles sont quelques-unes des ruses d’une fausse philosophie. Que d’autres nous pourrions citer encore ! Bornons-nous à vous avoir mis sur la voie, et signalons maintenant avec saint Paul cet autre complice ou cet autre allié du monde, la tradition humaine. Ne faut-il pas que le monde soit bien décidé à réussir, et en même temps bien peu certain du succès, pour associer dans un même dessein deux ennemies aussi déclarées que le sont l’une de l’autre, la philosophie et la tradition ? J’entends la philosophie trompeuse et la tradition humaine ; car la philosophie dont parle saint Paul se rit de toute tradition. La philosophie s’appelle elle-même l’indépendance, la souveraineté de l’esprit humain, et la tradition, à ses yeux, en est la servitude et l’avilissement. Mais il ne leur semble pas que ce soit trop de leurs forces réunies pour venir à bout d’une tâche aussi forte que celle de déraciner ce grand arbre, ou même seulement de l’émonder ; et dès lors il leur en coûte peu de vaincre leurs répugnances mutuelles ; la philosophie dès lors s’appuie volontiers sur la tradition, la tradition s’en réfère volontiers à la philosophie ; je veux dire que la philosophie ne dédaigne pas d’entrer dans les préjugés de la multitude, et que la multitude ne refuse pas d’emprunter quelques arguments à la philosophie. A Colosses, l’hérésie avait ce double caractère ; c’était un composé de raisonnements subtils et de citations sans autorité ; on alléguait à la fois contre la plénitude de Jésus-Christ une prétendue nature des choses et les opinions des docteurs.

L’effort de la tradition, dans cette discussion, ne portait pas tant sur la nature divine de Jésus-Christ que sur la vertu toute suffisante et parfaite de son œuvre comme Rédempteur. La tradition s’efforçait de ramener les Colossiens vers la loi, non pas certes vers cette loi spirituelle qui, telle qu’un sage précepteur, eût ramené les âmes à Jésus-Christ, mais vers cette loi des œuvres et des observances, bien plus propre que toute autre chose à replacer sur son piédestal l’idole de la propre justice. Nous n’avons pas les mêmes traditions ; peut-être n’en avons-nous point, à moins que ce n’en soit une en quelque sorte que de n’en point avoir, et de pouvoir se dire : Ce qu’on nous propose de croire, nos pères ne l’ont point cru ; ce qu’on nous propose de croire, on ne le croit pas ailleurs. Cette tradition de l’incrédulité et de l’indifférence n’est pas, assurément, moins puissante que l’autre, et nous savons, à la honte de la multitude, quel parti on en a tiré pour affaiblir l’Evangile et pour diminuer Jésus-Christ. On peut à la vérité tirer de la tradition un parti tout opposé ; cela s’est vu aussi, et jusqu’à un certain point nous pouvons nous en réjouir ; mais puisqu’il faut dire ici toute la vérité, nous ne serions pas étonné que le grand ennemi ne se réjouît de voir, fût-ce même dans le sens de la vérité, la tradition des hommes mise à la place du témoignage de Dieu, et les hommes continuant ou commençant à croire à Jésus-Christ, non parce qu’ils ont reconnu en lui le chemin, la vérité et la vie ; non parce qu’en le contemplant ils ont été intérieurement contraints de lui rendre gloire, mais principalement parce que leurs pères ont cru. C’est un piège que le prince des ténèbres tend aux plus fidèles ; peut-être aimerait-il mieux que le nom de Jésus-Christ ne fût pas prononcé du tout, ce nom tout seul étant une puissance ; mais après tout, il ne lui importe pas trop que la foi ait un objet ou qu’elle en ait un autre, pourvu que cette foi, pétrifiée en quelque sorte, n’ait plus de la foi que la forme et le nom, et que Jésus-Christ soit diminué ou restreint, sinon dans la plénitude de sa nature, ou dans celle de son œuvre, du moins dans notre cœur même et dans les sentiments que nous lui devons. Ainsi, dans tous les temps, et quel que soit le sens de la tradition, l’ennemi se sert de la tradition au préjudice de Jésus-Christ, ou bien plutôt à notre préjudice, et l’exhortation de l’apôtre arrive à nous, pleine de justesse et d’à-propos, à travers dix-huit siècles qui nous séparent de lui.

Et gardons-nous de l’oublier, ces deux adversaires de Jésus-Christ dans l’église de Colosses se réclamaient de Jésus-Christ l’un et l’autre ; ils osaient prononcer son nom, et s’ériger même en hérauts de sa gloire et en prédicateurs de sa doctrine ; il faut bien s’en souvenir pour comprendre que saint Paul ait dit aux Colossiens que leurs nouveaux docteurs les enseignaient « selon les éléments du monde et non selon Christ ». Aurait-il valu la peine de dire que ces docteurs n’enseignaient pas selon Christ, s’ils n’avaient pas affecté d’enseigner selon Christ ? Mais non, ils étaient loin d’enseigner selon Christ, non seulement parce qu’ils portaient atteinte à la plénitude de Christ, doctrine fondamentale de l’Evangile, mais encore parce qu’ils n’enseignaient pas, cela va sans dire, selon l’esprit de Christ, qui est céleste ; mais, dit saint Paul, selon les éléments du monde. C’était le monde, en effet, le monde qui a le cœur partagé, le monde qui n’aspire point à la perfection, le monde qui se contente d’un juste milieu insipide, le monde qui n’a pas faim et soif de la justice, le monde à qui tout ce qui est divin dans la vie humaine apparaît comme une folie, c’était le monde qui fournissait à ces docteurs les éléments de leurs argumentations, toujours assez spécieuses pour l’homme naturel. Partant du monde, ils arrivaient au monde ; il faut partir de Dieu pour arriver à Dieu. Ils se condamnaient eux-mêmes dans leurs efforts pour diminuer Jésus-Christ ; car, quel que fût leur dessein, ils n’avaient pas annoncé celui de diminuer les obligations de l’homme, de diminuer sa destination, de diminuer sa nature, de diminuer la religion ; ils auraient été bien fâchés qu’on le crût ; ils auraient protesté contre cette inculpation ; ils la méritaient pourtant, et ne pouvaient guère ne pas la mériter ; car c’est une loi éternelle, et confirmée par l’expérience de tous les âges, qu’on ne peut retrancher quelque chose à la plénitude de Christ sans amoindrir d’autant l’idée de la loi chrétienne, et pareillement, qu’on ne peut essayer d’entamer cette loi parfaite sans être poussé impérieusement à faire descendre Jésus-Christ de ce trône où l’avait placé notre foi.

Chose prodigieuse et véritable ! la tradition de la vérité a pu quelquefois convoyer la tradition du mensonge. A l’abri d’un dogme important, mis en évidence, hautement arboré, dominant toute la doctrine, une foule d’inventions humaines, calculées pour la consolation de l’homme naturel, ont formé une colonne serrée, et grossi le courant de la tradition. Dans ce cortège impur de la vérité, il n’est erreur qui n’ait trouvé sa place ; il n’est superstition grossière, idolâtrie dégradante, honteux paganisme qui n’ait marché tête levée, fier d’être vu en compagnie avec une vérité universellement honorée : ainsi le pavillon du royaume couvre le vaisseau du pirate. Celui qui, trop vivement touché de l’espace, du temps et de la coutume, ne va pas toujours de nouveau puiser la vérité à sa source, est en grand danger, selon l’expression de saint Paul, d’être emmené en esclavage par cette fausse tradition. Si jamais une communauté s’érige de son chef en dépositaire de la vérité, si elle fait de cette prétention même, et du devoir de la soutenir, un dogme ou plutôt toute la religion de ses adhérents, elle pourra un jour, au nom de la tradition qui est la raison du grand nombre, avoir le grand nombre pour elle ; elle aura même beaucoup plus de sectateurs de ses principes qu’elle n’aura de membres de son corps ; car un grand nombre de ceux qui se vantent de lui être opposés sont, ainsi que ses propres adhérents, les esclaves d’une tradition, en sorte que s’il ne s’agissait pour elle que du principe abstrait de la tradition, elle pourrait hardiment les réclamer comme siens. Qui est-ce qui croit à la vérité pour la vérité même ? Qui est-ce qui n’est pas, jusqu’à un certain point, esclave de la tradition ? Il n’est pas nécessaire toujours que les siècles et les générations y conspirent ; un seul homme suffit ; l’autorité d’un seul est la tradition de plusieurs ; tant de paresse et de servilité trouve moyen de s’accorder avec tant d’insolence ; et l’attrait, l’empire de la tradition est si grand, que la religion qui a rompu d’un seul coup avec la tradition et avec la philosophie (j’ai dit avec quelle philosophie) est par là même une religion héroïque, l’appel le plus énergique à tout ce que l’esprit humain peut avoir de puissance et de valeur propre, la tâche la plus effrayante qu’on ait pu jamais imposer à l’orgueil et à l’indolence, mais en même temps la plus honorable perspective qu’on ait pu jamais ouvrir à la dignité de notre nature. Ce qu’on propose à notre espérance, c’est l’avantage, c’est la gloire si rare de pouvoir dire en toute vérité : Je sais en qui j’ai cru. Mais ce n’est pas notre gloire, c’est celle de l’Evangile, et c’est notre salut. C’est au nom de notre salut, de notre éternelle communion avec Dieu, que saint Paul cherche à nous mettre en garde contre une fausse philosophie et une vaine tradition.

Paul a vu ces deux dangers à la fois, ces deux maux l’un dans l’autre, et c’est à cette vue qu’il s’écrie avec angoisse mais avec énergie : Prenez garde ! prenez garde que ces ennemis ne vous emmènent en esclavage ! car c’est bien là le sens et la force de ses expressions. Elles sont vives, elles sont touchantes. Ne croyez-vous pas voir les habitants d’une île fortunée, errant sans crainte sur le rivage de leur terre natale, trop près sans doute de cet océan qui est le chemin de leurs ennemis ? Leur regard qui, de ce rivage bas et uni, ne peut s’étendre assez loin sur la mer, n’y aperçoit pas les funestes vaisseaux qui leur apportent des chaînes. Mais, debout sur le sommet d’un rocher (c’est le rocher du salut), une sentinelle vigilante (c’est Paul) signale à ses compagnons le danger qui s’approche. A peine a-t-il vu ces navires à l’horizon, que déjà, par un juste pressentiment, il voit sur ces bords heureux la servitude et la désolation, et du haut de ce rocher voisin du ciel il fait entendre ce cri sauveur : L’ennemi, voici l’ennemi ! Prenez garde, hommes trop imprudents, qu’on ne vous emmène en esclavage ! Prenez garde, chrétiens encore novices, qu’on ne s’empare de vous par de spécieux discours, et qu’on ne vous dérobe, à peine conquise, à peine goûtée, cette glorieuse liberté des enfants de Dieu ! Prenez garde qu’on ne vous enlève celui qui est pour vous la liberté même, ce Jésus sous les regards duquel vous aviez vu tomber toutes les chaînes dont vous chargeaient à la fois votre conscience alarmée, l’habitude du péché, la puissance de la chair, la crainte de la douleur, la crainte de la mort. Prenez garde, car bientôt, et sans vous en être aperçus, il ne vous restera rien du Christ vivant et fort, à la place duquel on vous aura laissé un Jésus-Christ mort et inutile. Prenez garde, d’autres qui l’avaient reçu comme vous errent maintenant sans lumière et sans guide, sans Dieu et sans espérance, dans la ténébreuse vallée de cette vie mortelle. Prenez garde car les plus grands maux ont souvent été l’œuvre d’un imperceptible moment ; et, dans la vie spirituelle aussi bien que dans la vie temporelle, la pauvreté vient comme un passant, et la disette comme un homme armé (Proverbes 6.11)

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