Pourquoi avons-nous jeûné, et tu n’y as point eu d’égard ? Pourquoi avons-nous affligé nos âmes, et tu ne t’en es point soucié ? Voici, dans le jour de votre jeûne vous trouvez votre volonté, et vous exigez ce qui vous est dû, en tourmentant les autres. Voici, vous jeûnez pour faire des procès et des querelles, et pour frapper du poing avec méchanceté ; vous ne jeûnez point comme ce jour le requerrait, pour faire que votre voix soit exaucée d’en haut. Est-ce là le jeûne que j’ai choisi, que l’homme afflige son âme un jour ? Est-ce en courbant sa tête comme un jonc, et en étendant le sac et la cendre ? Appelleras-tu cela un jeûne et un jour agréable à l’Eternel ? N’est-ce pas plutôt ici le jeûne que j’ai choisi, que tu dénoues les liens de la méchanceté, que tu délies les liens du joug, que tu laisses aller libres ceux qui sont foulés, et que vous brisiez tout joug ? N’est-ce pas que tu rompes de ton pain à celui qui a faim, et que tu fasses venir dans ta maison les affligés qui vont errant ; que quand tu vois celui qui est nu, tu le couvres, et que tu ne te caches point de ta propre chair ? Alors ta lumière éclôra comme l’aube du jour, et ta guérison germera incontinent ; ta justice ira devant toi, et la gloire de l’Eternel sera ton arrière-garde. Alors tu invoqueras, et l’Eternel t’exaucera ; tu crieras, et il dira : « Me voici. »(Esaïe 58.3-9)
A la suite d’un jeûne qu’ils ont célébré, les Juifs s’étonnent de n’avoir pas reçu quelque témoignage particulier de la faveur de Dieu. Pourquoi, disent-ils, avons-nous jeûné et tu n’y as point eu d’égard ? pourquoi avons-nous affligé nos âmes et tu ne t’en es point soucié ?
Pour nous qui avons célébré il y a peu de jours un jeûne national, on n’entend point les mêmes plaintes sortir de notre bouche, parce que nous n’avons point attendu, comme récompense de notre jeûne, quelque délivrance particulière ou quelque témoignage éclatant de la bienveillance divine. Mais la réponse que met le Seigneur dans la bouche d’Esaïe ne s’adresse pas moins à nous. Ce n’est pas sans but et sans espérance que nous avons jeûné. Nous nous flattons de n’avoir pas jeûné sans profit. Nous aimons à croire tout au moins que notre jeûne a été agréable à Dieu. Or, il importe de ne pas être dans l’illusion à ce sujet. Il importe, pour nous bien juger quant au passé, et pour nous bien régler quant à l’avenir, de savoir quels sont les défauts qui empêchent nos jeûnes d’être agréables à Dieu, et à quelles conditions nos jeûnes lui sont agréables. Où l’apprendrons-nous mieux que dans les graves reproches qu’Esaïe adresse au peuple juif de la part de l’Eternel ?
Voici, leur dit-il, dans le jour de votre jeûne vous trouvez votre volonté, et vous exigez ce qui vous est dû en tourmentant les autres. C’est un grand malheur que de trouver sa volonté dans les actes mêmes ou l’on devrait la perdre. Perdre notre volonté, c’est-à-dire la subordonner à celle de Dieu, ne vouloir que ce que Dieu veut, devrait être le but constant de nos efforts, et ce n’est pas quelquefois, c’est toujours, que nous sommes coupables en trouvant notre volonté. Et c’est parce que nous retombons sans cesse dans cette recherche de nous-mêmes, qu’il a été nécessaire d’employer certains jours à perdre notre volonté, en faisant d’une manière plus directe et plus exclusive la volonté de Dieu. Le jour du jeûne est un de ces jours consacrés. Nous l’enlevons, ainsi que le dimanche, aux affaires du monde pour le donner au culte, qui est tout d’abord une déclaration solennelle de soumission et de dépendance ; et de plus, nous écartons scrupuleusement toutes les distractions, nous faisons taire les bruits du monde, pour ne voir, s’il est possible, et n’entendre que Dieu seul ; nous étendons sur notre vie un voile de tristesse, en signe de la douleur que nous éprouvons d’avoir cherché notre volonté plutôt que celle de Dieu ; enfin, nous nous privons de quelqu’une des jouissances que Dieu nous a permises, soit afin de témoigner que nous sommes indignes de ses faveurs même les plus ordinaires, soit pour nous avertir que rien de ce qui est à nous n’est vraiment à nous, et que nous n’en jouissons que par un effet de la divine miséricorde. En un mot tout annonce, tout proclame que nous n’aspirons point, en ce jour solennel, à trouver notre volonté, à nous trouver nous-mêmes, mais au contraire à perdre notre volonté, à nous perdre nous-mêmes dans le sein de notre Dieu.
Quel malheur donc si, dans le jour de notre jeûne, nous trouvons notre volonté ! car alors cette solennité, consacrée à honorer Dieu, n’a été qu’une occasion de l’offenser solennellement, et le jour destiné à déplorer nos péchés n’a été dans notre vie qu’un péché de plus. Or, quand est-ce que nous trouvons notre volonté dans le jour de notre jeûne ? C’est lorsque, notre corps étant prosterné, notre orgueil reste debout ; c’est lorsque, la tristesse étant sur notre front et dans notre contenance, la satisfaction de nous-mêmes est au fond de notre cœur ; c’est lorsque, refusant à notre chair quelque peu de sa nourriture accoutumée, nous repaissons notre âme de toutes les pensées qui flattent l’homme naturel ; c’est lorsque nous donnons à Dieu les dehors de la soumission, nous réservant d’ailleurs toute notre indépendance. Voilà ce que c’est que trouver notre volonté. Est-il impossible de trouver notre volonté dans le jour même de notre jeûne ? Vous n’en doutez pas et il n’est peut-être pas un de vous qui, plus ou moins, n’en ait fait l’expérience. N’est-il pas possible encore de trouver sa volonté au moyen de ce jour du jeûne, et d’abriter nos passions sous nos sacrifices mêmes ? Au premier moment on en voudrait douter ; mais la chose n’est que trop certaine, et c’est bien ici qu’il faut reconnaître avec Jérémie que le cœur de l’homme est désespérément malin[a]. Tous les actes de la religion, la religion elle-même, qu’est-ce pour plusieurs qu’une espèce de compromis dans lequel on sacrifie les choses auxquelles on tient moins, pour s’assurer la tranquille jouissance de celles auxquelles on tient davantage ? une rançon payée une fois pour toutes en échange d’une liberté limitée, il est vrai, mais sûre désormais et inattaquable ? et, pour tout dire en un mot, le fond sauvé aux dépens de la forme ? Car la religion, pour plusieurs, n’est en effet qu’une forme. Et nous ne parlons point ici, sachez-le bien, de quelques observances cérémonielles ; ce que nous appelons forme va beaucoup plus loin, si loin, que les yeux mal exercés le prennent pour le fond même ; si loin, que les auteurs de cette adroite substitution en sont les premières dupes, s’imaginant avoir donné à Dieu le fond quand ils ne lui ont donné que la forme. La forme, c’est tout l’extérieur de la vie, et, en apparence, toute la vie. La forme, ce sont toutes nos habitudes, toutes nos relations, toutes nos amitiés, toute notre position dans le monde : c’est tout, excepté notre esprit qui reste le même. Je ne dis pas que le sacrifice de cette forme ne coûte rien, il peut coûter beaucoup ; mais c’est toujours peu au prix de ce que nous nous réservons ; car ce que nous nous réservons, c’est nous-mêmes, et plus nous avons sacrifié le dehors, mieux nous appartient le dedans, que nous avons racheté, que nous avons payé comptant. N’avez-vous jamais entendu les gens du grand monde se moquer du commérage et des caquets de la société bourgeoise ? comme s’il y en avait moins dans la leur, et comme si la méchanceté, pour s’exercer sur de plus hauts personnages et s’exprimer en meilleurs termes, en était moins méchante ! Eh bien ! il y a de même un christianisme qui n’est à vrai dire qu’un mondanisme retourné ; il y a un monde chrétien, qui est monde dans toute la force du terme, et où l’on a porté tout l’esprit de l’autre, ainsi que d’une maison qui menace ruine on déménage dans un nouveau logis tout ce qu’on a pu emporter. Il est vrai que les meubles de la vieille maison ne paraissent pas faits pour la maison nouvelle, et s’y assortissent fort mal ; mais il y a toujours moyen de s’arranger, et au bout d’un certain temps la maison et l’ameublement semblent avoir été faits l’un pour l’autre. Parmi ces meubles, il y en a eu de trop gros, qui n’ont pas pu entrer ; il a fallu les laisser dehors ; mais ce qui reste suffit, et tout compté, on se sent bien chez soi. De même certains péchés, certains travers n’ont pas pu entrer dans l’arrangement chrétien de la vie ; mais, après tout, la porte s’est trouvée assez large pour les choses les plus indispensables, j’entends pour celles dont, en aucun cas, l’homme naturel ne consent à se dessaisir. Faut-il le dire ? de même que, pour les gens d’un certain monde, être de bonne société, c’est faire poliment tout le mal qui se fait grossièrement ailleurs, pour une espèce de chrétiens, être chrétien, c’est être médisant, égoïste, sensuel avec de certaines gens, avec de certaines formes, avec un certain langage ; c’est, sous le même chef, endosser un autre uniforme ; c’est chanter sur un autre air la même chanson ; c’est caresser avec sécurité les mêmes faiblesses, les mêmes passions qu’on ne caressait autrefois qu’en tremblant ; c’est avoir sacrifié une partie de ses goûts pour sauver l’autre. On souffre à dire d’aussi pénibles vérités ; mais que servirait de les nier ? Or, si tout le christianisme de plusieurs chrétiens n’est qu’un moyen, non de perdre leur volonté, mais de la trouver plus sûrement, comment plusieurs ne l’auraient-ils pas trouvée dans le jour de leur jeûne, ou dans le jour de leur sabbat, comme le prophète le dit un peu plus loin[b] ? Et comment ce jeûne, ce sabbat, ce christianisme où nous avons trouvé notre volonté, pourraient-ils être bénis ?
[a] Jérémie 17.9
[b] Esaïe 58.13
Au reste, tout est compris dans cette seule chose : trouver sa volonté. Celui qui a trouvé sa propre volonté au lieu de celle de Dieu, a trouvé le mal, et le principe de tout mal ; car le principe de tout mal, c’est d’avoir une volonté à nous. Comprenez-nous bien, mes chers auditeurs. Le christianisme ne consiste pas à ne point vouloir, tout au contraire ; le christianisme prétend seulement nous donner une volonté conforme à celle de Dieu, et la fortifier de plus en plus dans cette direction. Ce qu’il condamne, et ce que le prophète condamne dans notre texte, ce n’est pas d’avoir une volonté, mais de ne pas appliquer notre volonté à vouloir uniquement ce que Dieu veut. Or, c’est là ce que nous appelons le principe de tout mal. Car, alors même que nous ne voudrions pas précisément ce qui est mal, il suffirait que la volonté de Dieu ne fût pas la raison et la règle de nos déterminations, pour qu’elles fussent mauvaises ; le premier mal est de désobéir ou de ne pas obéir à Celui à qui toutes nos actions doivent se rapporter, et le bien même que nous faisons, si nous le faisons sans obéissance, ou pour nous obéir à nous-mêmes, par cela seul n’est pas absolument le bien. Une volonté qui prétend ne relever que d’elle-même, une volonté qui ne rend compte qu’à soi de ses actes, une volonté qui est employée à autre chose qu’à obéir, fût-elle d’ailleurs utile et bienfaisante, est une volonté perverse. Et comment cette volonté, séparée de l’obéissance, pourrait-elle toujours être bonne, je dis bonne dans un sens purement humain ? Même à ne regarder que l’utilité terrestre et la morale naturelle, l’homme peut-il impunément séparer sa volonté de celle de Dieu ? Cette première erreur n’est-elle pas le point de départ de toutes les autres ? De quoi peut-on se répondre quand une fois on a dit adieu à la première des vérités ? Quels écueils est-on sûr d’éviter, quand on n’a plus l’unique boussole ? Ces questions me font frémir. La différence quelquefois énorme que présente la vie de deux hommes également indépendants de Dieu, n’est plus qu’une affaire de tempérament, d’éducation, de position, de hasard. Au fond il est impossible que ce premier péché n’en produise pas d’autres. Tout le mal qui est dans le cœur et dans la vie de chacun de nous vient de là. Toute injustice procède de cette première injustice, et toute impureté de cette première souillure. Il est impossible que l’homme dont la volonté n’est pas réglée sur celle de Dieu ne tire pas de mauvaises choses du mauvais trésor de son cœur[c]. Si, à cet égard, la vue de chaque homme et l’étude de vous-mêmes ne vous en apprenaient pas assez, prenez tous les hommes ensemble comme un seul homme ; examinez l’histoire de cet homme, qui est l’histoire de l’humanité, et vous saurez alors ce qui est résulté pour l’homme d’avoir cherché sa propre volonté plutôt que celle de Dieu, et vous nous direz alors si trouver sa volonté ce n’est pas trouver le mal. Ne soyez donc pas étonnés si le prophète Esaïe, après avoir dit : Dans le jour de votre jeûne vous trouverez votre volonté, ajoute immédiatement : Vous exigez ce qui vous est dû en tourmentant les autres. En acceptant les premiers mots, vous êtes obligés d’accepter les seconds.
[c] Matthieu 12.35
Et en effet lorsque, dans le jour même de notre jeûne, nous avons trouvé notre volonté, il n’est pas étonnant que dans ce même jour nous exigions ce qui nous est dû, et tourmentions nos frères. Quoi ! dans le jour de notre jeûne ! Et pourquoi pas dans le jour de notre jeûne comme dans tout autre, si dans le jour de notre jeûne comme dans tout autre nous avons bien pu trouver notre volonté, nous soustraire à l’empire de Dieu, et rester nos maîtres dans l’hommage même de dépendance que nous rendions à ce souverain Maître ? Et pourquoi sommes-nous restés nos maîtres, sinon pour faire notre volonté ? Et qu’est-ce que notre volonté, séparée de celle de Dieu, sinon ce qui nous plaît et ce qui nous flatte ? En d’autres termes, qu’est-ce que notre volonté, sinon nos goûts et nos affections naturelles, par conséquent aussi nos aversions et nos haines ? Et quoi d’étonnant, en ce cas, si, dans le jour même de notre jeûne, nous exigeons ce qui nous est dû, et tourmentons nos frères ? Vous ne vous rendez pas encore ; vous vous récriez sur ces derniers mots : tourmenter nos frères ! Qui pourrait, dites-vous, tourmenter ses frères en un jour de jeûne ou de sabbat ? Le sabbat n’est-il pas une trêve aussi bien qu’un repos ? A-t-on des ennemis le jour du sabbat ? peut-on, du moins, les traiter comme des ennemis ? Vous dites fort bien ce que doit être le sabbat ; dites-vous aussi bien ce qu’il est ? Ah ! sans doute, quelques barrières extérieures que met devant vous ce saint jour, sans doute aussi une sorte de pudeur, je ne sais quelle peur du sacrilège, empêchent certains excès, préviennent certains éclats : vous vous êtes précautionnés contre la malice de votre cœur, et vous avez bien fait. Mais dites-moi, encore une fois, comment, n’ayant point renoncé à votre volonté, vous avez pu renoncer à vos passions ; dites-moi comment, étant semblables à vous-mêmes par le fond des sentiments, vous seriez tout à fait différents de vous-mêmes pour la conduite ; comment, si quelque occasion se présente et si quelque rencontre vous excite, vous vous empêcherez de tourmenter vos frères. Ne dirait-on pas que, pour tourmenter nos frères, il faut chercher des situations extraordinaires et des occasions rares et lointaines ? Hélas ! la matière, le sujet du crime est sous notre main, et il n’est personne de nous, s’il a su, en un pareil jour, trouver sa volonté, qui n’ait trouvé en même temps l’occasion de faire de la peine à son prochain. Il ne faut que faire une rencontre au sortir du temple, il ne faut qu’engager dans la rue une conversation dont le prochain soit l’objet, il ne faut que rentrer dans sa maison, et s’asseoir à table avec sa famille. Nous nous abstenons des détails ; il suffit, par quelques mots, d’avoir fait appel à vos souvenirs : nous sommes bien sûr qu’ils accuseront plusieurs d’entre vous, comme les nôtres nous accusent nous-même.
Supposons d’ailleurs ce qui est à peu près impossible : que, dans ce jour de jeûne, consacré à la mortification solennelle de vos passions, aucune n’ait fait explosion, et que, ni en actes ni en paroles, vous n’ayez tourmenté personne. Si c’est là le résultat d’une contrainte pénible, acceptée pour l’honneur d’un jour de pénitence, si vous n’avez cédé que les dehors et que votre cœur soit resté le même, toujours prêt, s’il l’osait, à tourmenter vos frères, je me réjouirai pour eux du répit que vous avez été forcé de leur accorder ; mais de quoi voulez-vous que je me réjouisse pour vous ? Autant qu’il était en vous, vous les avez tourmentés ce jour-là comme les précédents ; la haine, l’impatience, l’injustice, l’intolérance, au lieu d’éclater, se sont amassées dans votre cœur ; et le lendemain leur expliquera le secret de la veille. Car sans doute vous n’imaginez pas qu’une interruption momentanée de vos violences ou de vos duretés soit tout ce que le prophète exige de vous, ou que le jour de votre jeûne soit agréable à l’Eternel par cela seul que, du lever du soleil à son coucher, vous avez tenu enfermés dans votre cœur, comme des chiens dans leur loge, des ressentiments et des haines que vous vous préparez, dès l’aube du jour suivant, à lâcher sur votre prochain. Peu importe donc, au moins quant à vous, que vous ayez, ce jour-là, laissé vos frères en repos ; car, dans le fond de votre cœur, vous leur avez fait ce que vous leur faites à l’ordinaire ; et aux yeux de Dieu, pour qui votre silence est un langage et vos pensées des actions, vous les avez réellement tourmentés.
Après tout, le prophète n’a besoin ni de ce mot ni de cette idée pour condamner notre jeûne. Il n’est pas nécessaire, pour en détruire tout le prix, que nous ayons tourmenté quelqu’un : il suffit que nous ayons exigé ce qui nous est dû. Mais quoi ! le prophète ne s’est-il point mépris ? ou peut-être nous-mêmes avons-nous mal lu les paroles du texte ? Esaïe n’a-t-il point dit : Vous exigez ce qui ne vous est pas dû ? Voilà sans doute ce qui est mauvais ; mais qui pourrait nous blâmer d’exiger ce qui nous est dû ? Je veux que le mot d’exiger, employé par Esaïe, signifie en cet endroit exiger à la rigueur, impitoyablement. Ce sera alors à vous de voir si, même dans le jour de votre jeûne ou de votre sabbat, vous n’exigez rien de cette manière. N’allez pas penser à quelque débiteur, à quelque ouvrier, à quelque subordonné, tenu par ses engagements de vous livrer son argent, son travail, ses services. L’institution ecclésiastique, la loi, les mœurs ont pourvu à ce que, du moins ce jour-là, vous les laissiez en repos ; et en vérité, c’est heureux. Mais n’avez-vous rien à exiger que de ceux qui sont dans cette position à votre égard ? N’y a-t-il, hors de cette classe, personne qui soit exposé ou soumis à vos exigences ? Que dis-je ! tout le monde, à bien prendre, n’y est-il pas exposé ? Et que sont, pour notre égoïsme, tous les hommes indistinctement avec qui nous sommes en rapport, sinon des débiteurs ou des instruments ? Le véritable égoïsme ne l’entend pas autrement ; il fait, de bonne foi, tourner tout l’univers autour de lui ; l’impossibilité seule lui apprend à modérer ses prétentions ; il exigerait tout s’il pouvait tout obtenir ; il l’exigerait sans délai, sans rabais et par tous les moyens possibles ; l’égoïsme, quand il n’est contenu ni par les obstacles extérieurs, ni par l’opinion, n’a ni pudeur, ni pitié ; et chez les hommes les plus cultivés et les plus polis, il devient cynique et féroce. Ne vous récriez donc pas ; ne soyez pas dupes des apparences ; ne prenez pas le respect humain pour de la pudeur, ni une modération forcée pour de l’équité ; et croyez fermement que chacun, lorsque la convoitise l’excite, est tout près, non seulement d’exiger avec ménagement, mais d’exiger à la rigueur, non seulement d’exiger ce qui lui est dû, mais d’exiger ce qui ne lui est pas dû. Tout cela est compris, à notre insu, dans la disposition à trouver toujours notre volonté de préférence à celle de Dieu.
Toutefois je m’empare du sens littéral de cette expression d’Esaïe : Vous exigez ce qui vous est dû ; je n’ai pas besoin d’en étendre et d’en aggraver l’idée pour justifier la pensée du texte. Oui, il suffit pour condamner votre jeûne, que dans ce jour de mortification et de dépouillement, vous ayez simplement exigé ce qui vous est dû. La morale chrétienne (et qui doute que la morale d’Esaïe, parlant ici au nom de Dieu, ne soit chrétienne ?) la morale chrétienne va bien jusque-là. Elle nous exhorte, elle nous prescrit même de ne point exiger ce qui nous est dû. Bien digne, en cela, de Jésus-Christ qui nous l’a révélée, et qui, toujours conforme, toujours égal à ses enseignements, n’a rien exigé de personne, mais duquel, dit le même prophète, on a exigé[d]. Toute l’idée de chrétien s’écroule et s’évanouit si vous en ôtez ce seul caractère : le chrétien est un homme qui n’exige pas ce qui lui est dû. Il n’y a rien qui caractérise distinctement le chrétien, si des paroles comme celles-ci n’ont point de sens : Si quelqu’un veut plaider contre toi et voler ta robe, laisse-lui encore l’habit ; si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, vas-en deux[e]. Le chrétien n’existe pas, le nom de chrétien ne nomme rien, si nous devons effacer ou réduire à rien des préceptes comme celui-ci : Soumettez-vous les uns aux autres dans la crainte de Dieu[f]. Le chrétien, dont il a été dit qu’il n’est pas plus que son Maître, est réellement plus que son Maître, plus que Jésus-Christ, s’il est dispensé de faire ce qu’a fait Jésus-Christ, je veux dire de se mettre aux genoux de ses frères, et de leur laver les pieds. En un mot, tout l’Evangile ne signifie rien si le disciple de l’Evangile peut, sans cesser de l’être, exiger toujours ce qui lui est dû.
[d] Esaïe 53.7
[e] Matthieu 5.40-41
[f] Ephésiens 5.21
Si ce que nous disons là vous scandalise, ne vous en prenez pas à nous, car nous n’inventons rien ; prenez-vous-en à l’Evangile, dont nous ne faisons que répéter les paroles. Mais plutôt, que votre conscience, que votre raison rendent gloire à l’Evangile ; car dans ce précepte qui vous paraît si exorbitant, il n’y a que justice, et si l’homme est obligé à moins, il n’est obligé à rien. Ce dépouillement absolu, cette abdication complète, c’est la loi et les prophètes ; c’est la vérité, s’il y a une vérité ; c’est la morale, s’il y a une morale. Le point de départ de la vérité morale est celui-ci : Rien à moi ; je ne suis digne de rien ; je ne possède rien que par la tolérance de Dieu ; il est juste et naturel que j’en sois privé ; et mon service raisonnable, ainsi que s’exprime l’Evangile, est de me sacrifier. J’y suis tenu en qualité d’homme, combien plus en qualité de chrétien, ne subsistant que par miséricorde, et imitateur d’un Maître qui n’a rien voulu posséder, n’a rien revendiqué, n’a rien défendu ! Mettre en question ce précepte, c’est donc mettre en question si je veux être chrétien ou si je ne veux pas l’être ; c’est, en d’autres termes, mettre en question si je veux être juste ou injuste, puisque le christianisme n’est que la vraie justice, et qu’il n’a rien dit en un certain temps qui n’ait été vrai de tout temps.
Ceux qui reçoivent ce principe reculent devant les conséquences. Ils demandent comment, sur ce pied-là, une société pourrait subsister. Sans doute ils entendent une société mêlée, où le christianisme ne serait pas la loi de tous, et où ceux mêmes qui le professent seraient inégaux en fidélité ; car il est bien clair que là où ce mélange et cette inégalité n’existeraient pas, il n’y aurait rien à craindre, mais au contraire tout à espérer, de ce principe suivi jusqu’au bout de ses conséquences. Mais dans l’état même où nous vivons, état si éloigné d’une perfection idéale, il n’y a rien à craindre non plus. Car les mêmes choses que nous devrions abandonner, si leur conservation n’intéressait que nous, l’ordre public, l’intérêt de ceux dont le sort nous est confié, la gloire même de Dieu nous font, le plus souvent, une loi de les revendiquer ; nous ne pouvons faire bon marché de ce qui n’est pas à nous, et c’est pour cela que nous ne sommes pas toujours libres de faire l’abandon de nos propres droits dans lesquels d’autres droits que les nôtres peuvent se trouver engagés ; et après tout nous ne devons point d’encouragements à l’injustice, et nous pécherions en lui en donnant. Mais toutes les fois que notre sacrifice ne compromet que notre égoïsme, le seul ennemi que nous ayons à craindre, notre avarice, envers qui seule nous devons être avares, toutes les fois enfin que nous pouvons nous relâcher de nos droits sans servir la cause du mal et sans rendre l’injustice entreprenante et audacieuse, certainement, comme il ne reste absolument plus que nous en cause, autant que cela est possible il faut savoir céder. Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que ces conditions réduisent beaucoup le nombre des occasions où l’on doit céder. Aussi le précepte évangélique de la soumission mutuelle a moins pour objet certains actes extérieurs dont, à vrai dire, l’occasion se présente rarement, qu’une certaine disposition de cœur, capable de les produire sans effort aussitôt qu’il en sera besoin. Ne pas exiger ce qui nous est dû reste toujours, à travers le grand nombre des exceptions et des restrictions, un trait essentiel du caractère chrétien ; et de quelque manière qu’on applique le principe dans les diverses rencontres, toujours est-il vrai que l’attachement exclusif à notre intérêt, la préoccupation pour nos convenances personnelles, le maintien rigoureux de nos droits, l’esprit difficultueux, la susceptibilité, sont des dispositions directement contraires à la sainte doctrine dont nous faisons profession ; toujours est-il vrai que l’esprit d’abnégation est l’esprit du christianisme, et que c’est cet esprit-là, et nul autre, que nous avons dû apporter dans la célébration du jeûne ou que nous avons dû en rapporter. C’est sur cela précisément que nous avons à nous juger. Que chacun le fasse pour ce qui le concerne. Mais nous, sans juger personne, comment ne dirions-nous pas, en voyant le train général de la société, que la maxime qui y prédomine est précisément le contraire de celle de l’Evangile, et que si le jour de notre jeûne, ce jour où nous sommes censés avoir brisé notre volonté devant Dieu, a apporté, à cet égard, quelque changement dans nos dispositions, ce changement, hélas ! est bien peu sensible ? L’apôtre saint Paul, en reprochant aux Corinthiens d’aimer les procès, leur disait très sérieusement : Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous fasse tort ?[g] Je vous le demande : de quel air une parole semblable serait-elle accueillie par la plupart d’entre nous ? avec quel embarras par les uns, avec quel sourire par les autres ! Le monde veut bien qu’on lui dise comme Jean-Baptiste aux péagers : N’exigez rien au delà de ce qui vous a été ordonné[h] ; il déteste l’exaction, il n’aime guère mieux l’exigence ; mais remarquez que l’exigence, selon l’idée qu’on attache communément à ce mot, est positivement excessive et injuste. Pour ce qui est de maintenir bravement ses droits, de n’en rien relâcher, de ne point se laisser forcer la main, ou de constater fièrement, dans ses sacrifices mêmes, qu’on aurait pu ne pas les faire, rien n’est plus commun et rien n’est plus approuvé. Des gens qui donnent, il n’en manque pas ; des gens qui cèdent, j’entends qui cèdent chrétiennement, s’assujettissant les uns aux autres dans la crainte de Dieu, il y en a peu. C’est que, dans le premier cas, on est libre, on fait sa volonté, tandis que dans l’autre on a l’air de faire la volonté d’autrui. Quelle est dans le monde l’attitude de la plupart des hommes ? Ne dirait-on pas des sentinelles, l’arme au bras, montant la garde autour de leurs droits ou devant l’amas de leurs prétentions, jetant sans cesse de côté et d’autre un regard inquiet, et menaçant de faire feu sur quiconque approchera ? Oh ! si c’est ainsi qu’il faut penser et qu’il faut vivre, comment donc l’avez-vous entendu, apôtres de Jésus-Christ, et toi surtout, chef des apôtres et des saints, Jésus-Christ mon Seigneur ? Ce n’était donc pas une vie humaine que celle dont vous nous avez donné à la fois la règle et le modèle ? Mais alors pourquoi ne pouvons-nous pas nous empêcher de vous admirer ? D’où vient que, tout en ne vous imitant pas, au fond du cœur nous vous rendons justice ? D’où vient qu’en dépit de nos résistances intérieures, nous sommes forcés de convenir qu’il est plus beau, plus juste, plus raisonnable de vivre comme vous avez vécu que de vivre comme nous vivons ? Quelle est donc cette inconséquence étrange ? Comment pouvons-nous admirer à la fois la fierté d’un esprit amoureux de ses droits, et l’humble abnégation d’un cœur qui les abandonne ? Sachons donc nous mettre d’accord avec nous-mêmes ; ne plaçons pas la vérité tour à tour dans deux systèmes opposés ; soyons tout à fait du monde, et défendons avec rigueur ce que nous appelons nos droits, ou tout à fait chrétiens, et ne connaissons, ne défendons d’autres droits que les droits de Dieu.
[g] 1 Corinthiens 6.7
[h] Luc 3.13
Allons jusqu’au bout des reproches que l’Eternel adresse aux Juifs par la bouche de son prophète. Ce qu’il ajoute est fait pour étonner : Voici, vous jeûnez pour faire des procès et des querelles, et pour frapper à coups de poing avec méchanceté. On peut ne pas presser à la rigueur ces dernières paroles. On peut les expliquer dans ce sens : « Quel est le fruit de votre jeûne ? Quels sont les monuments de ce jour, passé, si l’on en croit l’apparence, à mener deuil sur vos péchés, et à sacrifier solennellement votre volonté à la volonté divine ? Que voyons-nous dans votre vie à la suite de ces pieuses démonstrations ? Des procès, des querelles, des coups. Si bien que vous avez l’air de n’avoir jeûné que pour donner ensuite une plus libre carrière à votre méchanceté. » Je veux bien que ces paroles du prophète ne signifient rien de plus, et certes c’est bien assez. Mais supposons pour un moment que le prophète ait voulu dire davantage ; supposons qu’il attribue aux Juifs la sacrilège pensée d’acheter par un jour de mortification le droit de haïr et de maltraiter leurs frères, Esaïe, dans ce cas, aurait-il dit une chose absurde et supposé un fait impossible ? Vous en jugerez. – Vous avez célébré votre jeûne, j’aime à le croire, dans un esprit d’humilité et dans un sentiment de douleur ; vous n’avez pas eu l’idée d’attacher un mérite à votre deuil et de vous faire un titre de vos larmes. Mais celui qui aurait fait tout le contraire ; celui qui serait venu dans le temple non pour déplorer ses injustices mais pour acquérir une justice ; celui qui verrait dans son jeûne une œuvre méritoire et qui s’imaginerait, en quelque sorte, avoir rendu service à Dieu en jeûnant ; celui qui se flatterait du moins d’avoir, par ce moyen, racheté quelque chose… Direz-vous que cet homme n’existe pas, et qu’il ne peut exister ? Mais cet homme a existé de tout temps ; mais cet homme est l’homme naturel lui-même ; mais c’est contre cette erreur que Dieu a suscité tous ses prophètes et l’Ange de sa face ; mais c’est contre elle que la prédication a toujours dirigé ses plus énergiques efforts ; mais c’est à cause d’elle que la chrétienté, il y a trois siècles, s’est divisée, et c’est contre elle, tout d’abord, que le protestantisme a protesté. Cette erreur vivace renaît et recroît sans cesse ; elle pousse des jets dans les cœurs les plus chrétiens ; on peut dire qu’il n’est pas de mur si bien cimenté qui n’offre quelque joint à ses dangereuses racines. Il existe donc l’homme que nous supposons, cet homme qui se croit en fonds pour s’acquitter envers Dieu ; et s’il croit cela, il croira autre chose encore : il croira facilement que l’homme, avec ses œuvres, peut offrir à Dieu du retour ; qu’une bonne en peut autoriser une mauvaise ; qu’un mérite qui contrepèse le passé peut bien contrepeser l’avenir ; qu’un acte de dévotion dont on eût pu se dispenser est une espèce d’épargne applicable aux dépenses imprévues ; que cet acte est propre à couvrir un péché futur ; qu’on peut donc, sans trop de crainte, contracter une dette acquittée à l’avance, commettre un péché d’avance racheté ; enfin qu’il est prudent de s’approvisionner de mérites pour n’être pas pris au dépourvu. De là jusqu’à ces terribles expressions d’Esaïe : Vous jeûnez pour faire des procès et des querelles, le chemin n’est pas long, ce me semble. C’est-à-dire que de là jusqu’à faire Dieu instrument et complice du péché, l’intervalle est bientôt franchi. Et quel est le point de départ d’une erreur si criminelle ? Une autre erreur dont on ne se défie pas, une erreur qui, pour plusieurs, est la vérité même, la base de la morale, l’erreur d’attribuer à nos œuvres un mérite, et à nous-mêmes une justice propre. L’horrible calcul qu’Esaïe semble avoir eu en vue dans notre texte est au terme de la ligne, le mérite des œuvres est au commencement ; et qui pourrions-nous voir faire le premier pas sans craindre de lui voir faire aussi le dernier ? C’est par ce sacrilège probablement que se consomme, de la part de quelques-uns, la profanation du jeûne et du sabbat. Mais, eût-on évité cet effroyable excès, et n’eût-on à se reprocher que les péchés mentionnés dans le verset précédent (trouver notre volonté, exiger ce qui nous est dû, tourmenter notre prochain), déjà l’on aurait profané, avili ce saint jour, déjà on aurait jeté au vent la semence du salut qu’il renfermait, déjà on aurait encouru cette réprimande sévère du prophète : Vous n’avez point jeûné comme ce jour le requérait pour que votre prière soit exaucée d’en haut. A quoi donc se réduit ce jeûne dans lequel nous avons trouvé notre volonté, exigé ce qui nous était dû, peut-être ce qui ne nous était pas dû, et tourmenté nos frères ? A quoi il se réduit ? A affliger notre âme un jour, à courber notre tête comme un jonc, à étendre le sac et la cendre. Est-ce là, dit l’Eternel par la voix du prophète, est-ce là le jeûne que j’ai choisi ?
Un jour, un seul jour, nous avons affligé notre âme. Ah ! si nous l’avions véritablement affligée ! Dieu aime les cœurs froissés et brisés. Il aurait aimé notre jeûne. Mais comment avons-nous affligé notre âme ? Est-ce qu’une âme sincèrement affligée aurait su trouver sa volonté, est-ce qu’elle aurait exigé, est-ce qu’elle aurait tourmenté ? C’est impossible. Non, cette âme n’a point été affligée de cette affliction qui plaît à Dieu. Dans un sentiment faible et confus de nos péchés, dans une vague appréhension des châtiments de Dieu, nous avons interrompu pour quelques moments le cours de nos travaux et même de nos plaisirs ; nous avons abondé dans les temples ; nous y avons passé une partie de la journée ; nous avons permis à nos pasteurs de nous dire quelques vérités dures ; nous avons peut-être vécu plus frugalement ; enfin, pour compléter notre pénitence, et encore à titre de mortification, nous avons lu quelques pages de plus dans cette Parole de Dieu que les vrais fidèles trouvent plus douce que le miel et même que ce qui découle des rayons de miel. Voilà comment nous avons vécu un jour tout entier, un jour qui peut-être nous a paru bien long ! car si une pieuse douleur partage avec la joie le privilège d’abréger les jours, si le temps paraît court au cœur brisé qui pleure, il n’en est pas de même d’une affliction qui est plutôt celle du corps que celle de l’âme : elle a tout le caractère et tous les effets de l’ennui, car ce n’est au fond qu’un ennui. Quoi qu’il en soit, nous avons voulu nous affliger un jour sans plus, nous affliger un jour pour nous réjouir tous les autres, payer, de la tristesse et de la contrainte d’un seul jour, les plaisirs et la liberté du reste de l’année. La vraie affliction de l’âme ne calcule point ainsi ; elle éclate aujourd’hui, mais ce n’est pas pour s’éteindre demain ; la solennité d’un jour de jeûne l’avertit, la réveille, et ne la crée pas ; elle est perpétuelle comme la joie du salut, elle coule de la même source, et se mêle avec cette joie ; elle est un trait constant du caractère du chrétien, elle fait partie de sa vie. Elle est donc agréable à Dieu comme le principe même dont elle découle ; mais cette autre affliction, que voulez-vous qu’il en fasse ? et comment pourrait-il y reconnaître le jeûne qu’il a choisi ?
Car souffrir pour avoir souffert n’est rien à ses yeux, n’est rien en soi. L’Ecriture ne nous apprend nulle part que Dieu y prenne le moindre plaisir. Le jeûne le plus rigoureux observé dans cet esprit-là, ne nous approche point de lui. Non pas, assurément, que le jeûne doive être condamné. Le jeûne, trop négligé, trop décrié parmi nous, est une bonne et belle institution. Il donne une forme plus sensible à des idées qui devraient nous dominer habituellement, celle de notre indignité et celle de notre dépendance. Il rend à l’esprit ce qu’il enlève à la matière, et, allégeant en quelque sorte cette âme qu’opprime à l’ordinaire le fardeau de la chair, il facilite son essor vers les objets du monde invisible. Enfin, par les privations volontaires que nous nous imposons alors, il augmente notre compassion pour les privations involontaires de tant de nos frères dont la vie, hélas ! est un jeûne perpétuel. Ceux-ci, par une soumission religieuse, peuvent convertir leur jeûne involontaire en un jeûne volontaire, et tous les jours offrir à Dieu leurs abstinences, et les privations, plus douloureuses pour eux, auxquelles ils voient assujettis les êtres qui leur sont chers. Mais ceux d’entre nous à qui Dieu n’a pas refusé les biens de la terre, oh ! qu’il est bon pour eux qu’une expérience volontaire leur apprenne ou leur rappelle de temps en temps une chose dont tant de personnes n’ont pas même l’idée : ce que c’est que d’avoir faim ! Ne disons donc point de mal du jeûne ; disons-en plutôt du bien, et rappelons-nous que notre Seigneur ne l’a point condamné, et que les saints l’ont pratiqué. Mais après tout, il n’a de prix que selon les dispositions dont on l’accompagne ; il n’est bon qu’autant que ce n’est pas le corps seulement, mais le cœur qui jeûne ; s’il en est autrement, qu’importe que nous ayons refusé à notre chair sa satisfaction de tous les jours, qu’importe que nous ayons courbé notre tête comme un jonc, tandis que notre orgueil se redressait avec audace, ou que nous ayons étendu le sac et la cendre, tandis que notre vanité s’étalait sur la pourpre et l’or ? Est-ce là, encore une fois, le jeûne que l’Eternel a choisi ?
Après que le prophète a ainsi caractérisé le faux jeûne, qui n’a que les apparences de l’humiliation et du deuil, vous vous attendez peut-être qu’il nous montrera les caractères du vrai jeûne dans l’humiliation intérieure et dans le deuil du cœur. Il n’en est rien pourtant. Dieu lui-même, dont il nous transmet la pensée, semble ici nous laisser maîtres de notre intérieur ; il ne nous demande pas des sentiments, mais des actions. Notre jeûne lui sera agréable, si, dans ce jour, nous avons donné du relâche à nos frères, et leur avons fait du bien.
Qu’est-ce à dire ? Y a-t-il deux vérités, tellement que l’homme ne puisse en nos temps être agréable à Dieu que par la foi, c’est-à-dire par la disposition de son cœur, et qu’il ait pu jadis lui être agréable par les œuvres, indépendamment de la foi ? Dieu est-il divisé ? A-t-il pu changer de caractère ? Ce qu’il veut aujourd’hui, ne l’a-t-il pas toujours voulu ? Ce qu’il aima jadis, peut-il aujourd’hui ne plus l’aimer ? – Ou bien, nous serions-nous trompés jusqu’ici sur le sens de l’Evangile, et devons-nous désormais, au lieu de la foi, vous prêcher les œuvres ? Certes, ce serait nous aviser bien tard ou de la plus grande des erreurs, ou du désaccord le plus criant entre le Nouveau et l’Ancien Testament. Non, nous n’avons point été dans l’erreur en enveloppant toutes vos obligations dans celle de la foi ; non, la Loi et l’Evangile ne se contredisent point, et saint Paul peut souscrire aux paroles d’Esaïe, Esaïe aux doctrines de saint Paul.
Ne voyons ici, au lieu d’une contradiction, que le témoignage du rapport étroit qui existe entre les sentiments dont se compose la foi chrétienne et les œuvres dont se compose la vie chrétienne. Ce rapport est tel aux yeux du vrai fidèle ; la foi entraîne si impérieusement et si prochainement les œuvres ; les œuvres supposent si nécessairement la foi ; les deux choses se tiennent tellement ensemble, et sont si près de faire une seule et même chose dans le véritable chrétien, que l’opposition, la distinction même n’existe pour ainsi dire pas pour lui, et que vous le verrez, dans bien des cas, les substituer librement l’une à l’autre, insistant tour à tour sur la foi sans faire mention des œuvres, parce que la foi renferme les œuvres, ou sur les œuvres sans faire mention de la foi, parce que les œuvres renferment la foi. Nommer l’une de ces choses, c’est les avoir nommées toutes les deux ; car pour celui en qui l’Esprit de Dieu a tout ramené à l’unité, la vie présente et l’autre vie, l’esprit et le corps, le visible et l’invisible, la loi et la grâce, l’ancienne et la nouvelle alliance, pour celui-là la foi et les œuvres ont fini par devenir les deux noms d’une même chose. C’est dans cet esprit que parle le prophète dans notre texte ; c’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour le bien comprendre ; et rien ne serait plus grossier ni plus injuste que de voir ici une œuvre commandée de préférence à une autre œuvre, l’aumône prenant arbitrairement la place du jeûne. Je dis arbitrairement ; car, si l’on ne veut voir ici qu’une œuvre et une œuvre, un mérite et un mérite, à quel titre l’aumône vaudrait-elle mieux que le jeûne ?
Le prophète, sans doute, aurait pu dire : « Humiliez-vous, pleurez sur vos péchés, brisez votre cœur devant Dieu. » – Mais alors nous aurions ajouté : « A quoi bon feriez-vous tout cela, si votre conduite à l’égard de vos frères restait absolument la même ? et quel cas Dieu pourrait-il faire de votre humilité si elle ne se résolvait pas en charité ? Ou plutôt comment croire que vous vous êtes sincèrement humiliés, que vous avez déploré vos péchés, et que vous avez brisé vos cœurs devant Dieu, si ces cœurs brisés se trouvent, dans vos rapports avec vos frères, tout aussi durs et aussi impénétrables qu’auparavant ? Car la vraie charité ne pénètre dans le cœur qu’à travers les ouvertures, les fentes, pour ainsi dire, que l’humilité a pratiquées ; et si vous êtes durs comme auparavant, c’est une preuve que vous êtes orgueilleux comme auparavant. Et après tout, la charité qui est la fin de la loi[i], est aussi la fin de la grâce ; c’est afin que vous deveniez charitables qu’il faut d’abord que vous deveniez humbles ; et comme votre charité, dont Dieu sans doute doit être le premier objet, ne peut pourtant pas s’exercer directement sur Dieu, il faut qu’elle redescende sur vos frères, et elle y redescendra tout naturellement si vous vous êtes véritablement humiliés. » Le prophète pouvait donc se borner à dire au peuple : « Humiliez-vous devant l’Eternel ; voilà le jeûne qui lui est agréable. » Dire cela, c’était tout dire.
Nous avons encore une autre raison pour affirmer que c’était tout dire. Car à supposer que l’humilité n’amollisse pas le cœur, à supposer que celui qui s’est reconnu indigne de toutes les grâces de Dieu, ne se sente pas disposé par là même à l’indulgence ou du moins à l’équité envers ses frères, à supposer qu’il n’ait pas appris, dans la poudre et la cendre où il a prosterné son front, à juger plus doucement les offenses de son prochain, beaucoup moindres en tout cas que celles dont lui-même est coupable envers Dieu, à supposer tout cela, c’est-à-dire l’impossible, peut-on concevoir qu’il ait éprouvé un véritable repentir de ses fautes, qu’il les ait désavouées, qu’il les ait détestées, et qu’il retourne à les commettre comme si de rien n’était ? Ses fautes ! mais quelles sont-elles ? Elles sont toutes envers Dieu, je l’avoue ; mais aucune n’atteint Dieu directement ; notre mal, pas plus que notre bien, ne peut arriver à l’Eternel. Ses fautes les plus nombreuses, sans doute, et les plus graves sont celles qu’il a commises contre ses frères, soit par haine, soit par égoïsme. S’il a déploré quelque chose devant Dieu, s’il a désavoué quelque chose, ce sont assurément ses haines et son égoïsme, ou bien ce n’est rien. Si, dans sa douleur et dans sa ferveur, il a promis quelque chose, c’est de réparer le mal qu’il a fait à ses frères, c’est de les faire profiter de ces heures de douloureuse humiliation qu’il vient de passer aux pieds de leur Père et du sien. N’en verrons-nous rien paraître dans ses rapports avec eux ? C’est impossible ; ou bien il ne s’est point repenti. S’il s’est repenti, ils s’en apercevront, ils l’éprouveront. Le prophète aurait donc tout dit en disant : « Humiliez-vous, repentez-vous. » C’était dire : « Pardonnez à votre prochain, servez votre prochain, faites du bien à tous les hommes. »
Toutefois, l’Eternel tient un autre langage dans le prophète. Il dit : Le jeûne que j’ai choisi, n’est-ce pas que tu dénoues les liens de la méchanceté, que tu délies les liens du joug, que tu laisses aller libres ceux qui sont foulés, et que vous brisiez tout joug ? N’est-ce pas que tu rompes de ton pain à celui qui a faim, et que tu fasses venir dans ta maison les affligés qui vont errant ; que, quand tu vois celui qui est nu, tu le couvres, et que tu ne te caches point de ta propre chair ? Que fait le prophète ? Il ne s’arrête pas au principe qui est l’humiliation et le repentir ; il va droit aux effets qui sont les signes du repentir et le but même du jeûne comme de tout acte de dévotion. Mais en réclamant les effets, il est clair qu’il réclame le principe sans lequel les effets seraient impossibles. C’est comme s’il disait : « Puisque votre prochain ne se ressent point à son avantage du jeûne que vous avez célébré, il est clair que vous ne vous êtes point repentis, que vous n’avez point mené deuil sur vos péchés et particulièrement sur vos péchés envers vos frères ; il est clair, en un mot, que vous n’avez point véritablement jeûné. Vous devez en convenir vous-mêmes ; car si vous avez pu trop aisément vous faire illusion sur vos sentiments, si vous avez pu prendre quelque mécontentement de vous-mêmes pour un vrai repentir et quelque tristesse involontaire pour un vrai deuil, il n’en est pas de même de vos actions : vous ne pouvez croire que vous avez ôté le joug de dessus la tête de votre prochain quand vous l’y avez laissé, ni que vous avez fait venir dans votre maison les affligés qui vont errant, quand vous les avez laissés errer autour de vos demeures, ni que vous avez rompu de votre pain à celui qui a faim, quand vous le lui avez refusé, ni que vous êtes allés à la rencontre de votre propre chair, quand, au contraire, vous vous en êtes cachés. En repassant votre conduite, si dure, si inhumaine, vous saurez à quoi vous en tenir sur ces apparences de contrition et de pénitence. Ne venez donc pas avec le souvenir de vos prosternations, de vos abstinences et même de vos larmes ; tout cela a pu vous tromper vous-mêmes, et, pour un temps, tromper aussi les autres : venez avec des œuvres de miséricorde ; venez avec le pauvre vêtu et nourri, avec l’exilé recueilli, avec le malheureux consolé, avec vos parents, vos enfants, vos serviteurs, vos subordonnés rendant témoignage à votre bonté ; venez, et nous croirons volontiers que vous avez jeûné. Il est vrai que toutes ces œuvres peuvent se faire dans un esprit pharisaïque ; il y a des œuvres hypocrites comme il y a un jeûne hypocrite. Mais toujours est-il qu’un jeûne que les œuvres ne suivent pas n’est pas un vrai jeûne. Voulez-vous un signe meilleur ? le voici. Au sortir de votre pénitence, avez-vous eu faim en pensant à l’affamé, avez-vous eu froid en pensant au dépouillé, avez-vous souffert pour le malade, pleuré du fond de l’âme avec la veuve délaissée et l’orphelin sans protecteur, avez-vous senti votre cœur s’ouvrir et s’élargir pour enfermer toutes ces infortunes ? avez-vous surtout délié tout joug, c’est-à-dire pardonné et demandé pardon, réparé et restitué, accueilli ceux que vous repoussiez, rassuré ceux à qui vous inspiriez de la défiance, donné des gages à tant de cœurs craintifs ? vous pouvez croire que vous avez jeûné comme vous le deviez, vous pouvez espérer que votre jeûne aura été béni. Et nous ne vous demanderons pas compte des sentiments que vous avez éprouvés dans le jour de votre jeûne ; car là où la charité abonde, comment l’humilité aurait-elle manqué ? »
Voilà comment nous comprenons les paroles d’Esaïe, et nous sommes bien convaincu que ceux qui trouveraient dans ces paroles un prétexte pour substituer des œuvres mortes à cette foi qui produit seule des œuvres vivantes, ceux qui prétendraient acheter leur salut par quelques abstinences et par quelques aumônes, useraient de fraude contre eux-mêmes et à leur très grand dommage. Non, rien ne remplacera la foi, l’abandon volontaire de toute propre justice, la soumission du cœur à Dieu, l’humilité qui renvoie à Dieu toute gloire ; mais aussi qu’est-ce qui remplacerait les œuvres de charité quand on a pu les faire ? La foi, pensez-vous ? Mais la foi n’existe pas, mais il y a tout au plus son fantôme dans l’homme qui n’aime pas et qui ne fait pas les œuvres.
Dans cette foule que la solennité du jeûne fait affluer dans nos temples, il y a, sans que nous puissions les distinguer extérieurement, deux classes de personnes : les unes vivant de la foi en un Sauveur, les autres n’en vivant pas encore. Toutes néanmoins viennent s’humilier le jour du jeûne, et leur seule présence dans la maison de Dieu est une profession de pénitence. La plupart, nous pouvons le croire, apportent dans ce lieu saint le sentiment plus ou moins fort du dérèglement de leurs voies et celui de leur responsabilité devant Dieu. La différence, c’est que les uns ont encore à arriver à la vie de la foi, tandis que la foi est le point de départ des autres. Les uns ont à se convertir, les autres à croître dans la grâce et dans la connaissance. Mais tous viennent ici détester leurs fautes, et tous professent l’intention d’amender ou de régler leur vie. Oh ! combien donc les malheureux de toute espèce devraient se réjouir à l’approche de cette solennité de l’Eglise ! Que de cœurs vont s’amollir, que d’aumônes vont se répandre, que d’injustices vont se réparer, que de sources de pleurs vont tarir ! Combien, dans une ville chrétienne, les ménages désunis vont-ils être plus paisibles, les rapports de la société plus sûrs et plus doux, tout le monde plus équitable et plus bienfaisant ! Car tout le monde a jeûné, tout le monde a pleuré, tout le monde a crié à Dieu du sein ou des bords de l’abîme. Illusion ! mensonge ! Ce jeûne, à la vérité, n’a pas été vain pour tous : à Dieu ne plaise ! mais l’état général des mœurs est bien le même ; et, à moins de suivre dans le secret de leur vie certaines âmes pieuses, on est réduit à croire qu’à la suite de cette solennité, qui a prosterné devant Dieu toute une ville, toute une nation, pas un malheur n’a été consolé, pas une injustice réparée, pas une réconciliation consommée, pas une amitié restaurée. Ce sont toujours les mêmes prétentions, les mêmes querelles, les mêmes procès, les mêmes animosités : le torrent de l’iniquité n’a pas ralenti son cours ; le monde est ressorti sain et sauf de cette inutile solennité.
Qu’est-ce pourtant qu’une dévotion inutile ? à coup sûr une dévotion funeste. Qu’est-ce qu’un jeûne tout extérieur ? une profanation coupable. Nous nous empirons dans notre piété même, parce qu’elle est fausse et vaine. De jeûne en jeûne, de sabbat en sabbat, nous nous éloignons de Dieu. Il n’y a rien de terrible comme l’abus des choses saintes ; le plus grand pécheur offre plus de ressources que le formaliste sans piété ; l’âme du premier est bien malade, mais le remède au moins a gardé sa force ; pour l’autre, également malade, le remède n’en a plus. Comme ferait un malheureux captif, cet homme a dépensé en divertissements profanes l’argent destiné à sa rançon.
Heureux, au contraire, celui dont le jeûne aura été sincère ! Heureux celui dont le cœur aura été ouvert par l’humiliation à l’amour, et dont la pénitence, plante épineuse, aura fleuri en œuvres de miséricorde ! Sa lumière éclora comme l’aube du jour ; lumière de connaissance, parce qu’à mesure qu’on aime davantage, on connaît mieux aussi ; lumière d’espérance, parce que l’amour est plein d’espérance. – Sa guérison germera incontinent ; parce que la paix de Dieu entre dans un cœur en même temps que l’amour. – Sa justice ira devant lui ; car il aime, et il reconnaît dans cet amour qui lui vient de Dieu le sceau et le gage de sa justification. – La gloire de l’Eternel sera son arrière-garde ; Dieu le suit, le garde, l’environne ; la charité dont son cœur est rempli est pour lui comme une révélation perpétuelle de la présence de Dieu ; plus il aime, plus il sent que Dieu est pour lui, et plus il sent que Dieu est pour lui, plus il aime. – Qu’alors il invoque l’Eternel, et l’Eternel l’exaucera ; qu’il crie, et l’Eternel dira : Me voici ! – L’Eternel ne dit pas Me voici à l’homme qui jeûne sans droiture ; car pourquoi dirait-il Me voici à celui qui réellement n’a point crié à lui ? Mais cette douce parole retentit dans le cœur brisé et attendri par une sainte douleur. Me voici ! Oh ! qu’il nous soit donné d’entendre souvent, d’entendre toujours cette familière et sublime expression de la bonté de notre Père ! Mais disons-lui donc les premiers : Me voici ! Me voici, malheureux enfant prodigue, qui ai dissipé mon héritage, et qui ne suis pas digne d’être appelé ton enfant ! Me voici dans ma nudité, me voici dans mon ignominie, me voici avec mes larmes, avec mes larmes seulement ; mais ces larmes, si tu les bénis, arroseront, féconderont le sol ingrat de mon cœur, et feront naître de ce stérile gravier des fruits savoureux de justice, de miséricorde et de bonté. Ainsi soit-il.