Méditations évangéliques

Le Regard

Moïse donc fit un serpent d’airain, et il le mit sur une perche ; et quand quelque serpent avait mordu un homme, cet homme regardait le serpent d’airain, et il était guéri.
(Nombres 21.9)

Bien que nous marchions par la foi et non par la vue, c’est à un regard que notre salut est attaché, et la foi qui nous sauve n’est autre chose que ce regard. Il en est de l’homme dans le désert de la vie comme des Israélites dans cet autre désert ; ceux-ci revivaient en levant les yeux vers le serpent d’airain, celui-là ressuscite à une nouvelle vie en levant les yeux vers la croix. C’est de ce regard que je voudrais vous entretenir. Dieu, qui a donné de quoi raconter, a donné de quoi regarder : c’est le commencement, c’est là base de son œuvre ; la nôtre (qui, dans un sens, est encore la sienne, puisque tout sans exception vient de lui), la nôtre est de regarder ; du moins c’est là aussi le commencement et la base de notre œuvre ; tout y revient, tout s’y appuie, tout en dépend. Nous voudrions répondre à ceux qui sous le nom de foi entendent quelque chose de moins ou imaginent quelque chose de plus. Nous voudrions leur faire comprendre qu’on ne croit point si l’on ne regarde, et que pour avoir la vie il suffit de regarder. Puisse notre discours, par la grâce de Dieu, être aussi simple que notre pensée !

Dire absolument que nous sommes sauvés par un regard, ce serait dire que nous nous sauvons nous-mêmes. Or, il est bien vrai que le salut se consomme en nous, et même, selon l’énergique expression de saint Paul, que nous l’accomplissons ; mais le salut a toutes ses racines hors de nous. Il y a d’abord un fait qui appartient tout entier à Dieu, un fait où nous ne sommes pour rien : c’est le pardon. Dieu a pardonné, Dieu a offert la main de la réconciliation, et Jésus-Christ, tout ensemble homme et Dieu, s’est porté caution de Dieu envers l’homme et otage de l’homme envers Dieu. Jésus-Christ est le médiateur d’une nouvelle alliance, où tout le cœur de Dieu se manifeste, et qui porte pour sceau et pour devise cette parole toute nouvelle : Dieu est amour. C’est le pardon ; ce n’est pas encore le salut. Le salut commence hors de l’homme, et s’accomplit en lui. L’homme est sauvé par Jésus-Christ, mais en tant que Jésus-Christ le sanctifie. L’homme perdu dans le premier Adam ne serait pas sauvé par le second, si ce second Adam n’était pas un esprit vivifiant, et ne le faisait pas ressusciter en nouveauté de vie. C’est cette résurrection qui est proprement le salut. Or, cette résurrection est encore l’œuvre de Dieu, qui est le consommateur du salut comme il en est le principe ; l’homme ne se ressuscite pas ; mais enfin cette résurrection ne s’opère pas sans lui ; il y prend, sous le bon vouloir de Dieu, un rôle actif et important, mais ce rôle est bien simple : il s’agit de croire et de regarder, de regarder et de croire : celui qui contemple le Fils et qui croit en lui, c’est celui-là qui a la vie éternelle. Il faut avoir quelque chose à regarder, voilà qui tient uniquement à Dieu ; mais il faut regarder, voilà la part de l’homme. L’objet proposé à nos regards est d’une telle nature, a une telle vertu, que, regardé, il nous rend la vie, comme le serpent de Moïse rendait la vie à ceux qui le regardaient. La vertu vivifiante du regard de la foi : tel est le sujet de nos réflexions.

Nous pourrions parler d’abord de la vertu ou de la puissance du regard en général. Nous pourrions dire que c’est une manière de connaître plus abrégée et plus vive ; que la connaissance n’en est pas le seul résultat, que l’affection s’y joint promptement et presque irrésistiblement, quand l’objet est digne de l’inspirer ; et enfin que la vue est le premier, le plus prompt, le plus sûr des enseignements. La vue exhorte, reprend, amende, réforme ; elle nous rend peu à peu semblable à l’objet que nous considérons ; l’exemple, quand il est uniforme et bien soutenu, dispense des leçons et constitue à lui seul une éducation complète ; ne voir que le vrai, le bien voir, gagne insensiblement au vrai ; nous avons pour garant de cette vérité Dieu lui-même, qui nous a fait promettre dans l’Evangile que dans le ciel nous deviendrons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est[j].

[j] 1 Jean 3.2

C’est sur ce principe que Dieu a édifié son œuvre de miséricorde et de restauration. Un regard nous avait perdus. Il a voulu qu’un regard nous sauvât.

Quel devait être l’objet de ce regard, destiné à ranimer dans le sein de l’homme la vie divine éteinte par le péché ? Etait-ce sur l’homme lui-même que devait s’arrêter le regard de l’homme ? Assurément il faut que l’homme se regarde, puisque à moins de se regarder il ne peut se connaître, et que sans la connaissance de soi-même, toute autre est ou inutile ou impossible. Mais que peut, pour la restauration de l’homme, un regard uniquement attaché sur lui-même ? S’il se voit tel qu’il n’est pas, voilà l’enflure ; s’il se voit tel qu’il est, voici le découragement ; or la vie divine, qui est l’harmonie du cœur avec Dieu, ne peut naître au sein de l’orgueil ni ne peut se passer d’espérance. C’est donc ailleurs que dans cette vue ou perfide ou stérile que l’homme trouvera la vie, s’il est destiné à la trouver.

Ce sera donc, au moins il le semble, sur Dieu que s’arrêtera le regard de l’homme ? Quelle vue plus propre, ou plutôt quelle autre vue propre à instruire, à réprimander, à guérir, à relever le malheureux fils d’Adam ? Mais Dieu est voilé. Des nuages épais qui l’enveloppent il ne sort que des éclairs et que des foudres. Vastes ténèbres, lueurs effrayantes, c’est tout ce que rencontre, au-dessus de la sphère humaine, notre regard avide et angoissé. Car il ne faut pas s’y tromper : l’image aussi douce que majestueuse, l’idée même de Celui que les siècles modernes ont appris à appeler familièrement le bon Dieu, elle n’appartient pas naturellement à l’imagination et à la pensée de l’homme ; c’est par l’Evangile qu’elle a été apportée à l’esprit : le bon Dieu est un Dieu révélé.

Il est donc douloureux, mais nécessaire de l’avouer : ce n’est pas la vue de Dieu qui fera naître l’homme à une nouvelle vie, puisque cette vue est interdite à nos yeux ou nous oblige à les fermer d’effroi. Mais comment l’homme alors sera-t-il sauvé par un regard ?

Ce n’est aussi ni vers l’homme ni vers Dieu immédiatement que l’Evangile a appelé notre regard, et c’est pourtant vers l’homme et vers Dieu, mais vers l’un et vers l’autre représentés par Jésus-Christ, réunis en Jésus-Christ.

En Jésus-Christ, en effet, nous contemplons Dieu dans la plénitude de ses attributs et dans l’accomplissement de sa volonté, et (chose merveilleuse !) l’homme à la fois tel qu’il est et tel qu’il doit être. Dieu, ai-je dit, dans la plénitude de ses attributs, car il lui a plu que toute la plénitude de la divinité habitât substantiellement en Christ, et pour la première fois il a révélé au monde l’immensité de son amour. L’homme, ai-je dit, tel qu’il est et tel qu’il doit être : le premier, signifié par les opprobres et les souffrances du Christ qui servent de mesure à la coulpe de l’homme ; le second, réalisé dans la sainteté du Christ, qui, en actions, en paroles, en pensées, accomplissant parfaitement la loi, est remonté bien au delà de l’innocence du premier Adam. Voilà l’objet que l’Evangile offre à notre regard ; mais il y a dans cet objet un point central, un moment suprême qui le résume, qui en fait toute la force sur notre âme, et qui fait du regard que nous attachons sur lui le principe et l’aliment d’une nouvelle vie morale. Ce point central, ce moment suprême, c’est le sacrifice. En allant avec vous droit à ce centre sanglant, nous entrons dans la pensée de saint Paul, qui ne voulait savoir au milieu de ses prosélytes que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Jésus-Christ est comme une montagne, du sommet de laquelle le regard embrasse toute l’étendue d’un pays et en atteint les dernières limites. A mesure que vous montez, et dès le premier plateau, votre œil s’étend plus loin que du bas de la montagne. A chaque pas votre horizon s’agrandit ; mais si vous voulez tout embrasser, il faut gravir jusqu’à la cime. De là vous voyez ce que vous aviez déjà vu de moins haut, et vous voyez de plus ce qui ne peut se voir que du sommet. Or, le dernier sommet de Jésus-Christ, si l’on peut ainsi parler, c’est Jésus-Christ crucifié. De cette hauteur on voit tout ce qui se peut voir, on connaît tout ce qui se peut connaître ; la vue dont on jouit de si haut réunit et résume tout. S’il s’agit de connaître ce qu’est l’homme, qui nous l’apprendra mieux que l’horreur inexprimable de cette mort, où l’excès de la souffrance s’aggrave encore de l’excès de l’ignominie, où dans le calice des douleurs l’ingratitude et la trahison expriment toute leur amertume, d’où la gloire et la pitié sont absentes, et dont Dieu lui-même détourne son regard et retire ses consolations ? Si c’est à cause de l’homme qu’un être parfaitement juste souffre toutes ces choses, qu’est-ce que l’homme, combien son mal était-il désespéré, et en même temps combien sa dignité, son excellence primitive sont grandes ! Qu’est-ce, en effet, dans la pensée de Dieu, qu’un être pour qui Dieu lui-même a consenti à mourir ? Regardez donc, et dites : Voilà l’homme ! – S’il faut connaître, non plus l’homme tel qu’il est, mais l’homme tel qu’il doit et tel qu’il peut être, qui vous l’apprendra mieux que cette croix où un homme juste, mais un homme, prenez-y garde, meurt pour les hommes injustes, où une âme humaine déploie tout ce que l’homme a jamais pu concevoir, et n’a jamais réalisé, d’abnégation, de magnanimité, de douceur, de puissance morale ; que cette mort qui, rapprochée de toutes les morts les plus généreuses dont l’histoire nous fasse mention, laisse bien loin derrière elle tous ces glorieux trépas, et ceux mêmes qu’elle a inspirés ? Regardez donc encore, et dites encore : Voilà l’homme ! Est-ce assez ? Non, c’est Dieu lui-même que vous avez besoin de voir et de connaître. La vue de la croix vous a humiliés, je le veux ; elle a exalté votre sens moral et vous a rendu le sentiment de votre primitive destination et de votre service raisonnable, je le veux encore. Mais ces pierres d’attente seraient éternellement des pierres d’attente et ne supporteraient jamais rien, si Dieu restait pour vous le Dieu inconnu vers lequel votre respect et votre amour ne se dirigent qu’en hésitant, et loin duquel ils meurent en chemin. Mais dans la mort de son Fils, il vous dévoile son visage tout plein de miséricorde et de majesté, il se montre comme un Dieu vivant entre les bras duquel il n’est plus terrible mais il est doux de tomber, comme un Père en un mot, qui fut toujours père, mais qui vous le déclare aujourd’hui. De même il fut toujours saint ; mais l’avez-vous jamais su, vous êtes-vous fait au moins une idée de ce que c’est que la sainteté de Dieu, jusqu’au moment où Dieu a consenti que, pour arracher les hommes au péché, son Fils très saint souffrît une telle contradiction et de telles indignités de la part des hommes pécheurs ? Aviez-vous compris jusque-là que la souffrance et le péché étaient étroitement unis, étaient inséparables, et, pour tout dire, ne faisaient qu’un ? Or, un regard, un seul regard vous dit tout cela, vous apprend tout ce que vous deviez apprendre, vous ôte toutes les frayeurs excepté la frayeur du mal, vous rend à la fois un maître et un père, vous assure dans le ciel un ami et un intercesseur, dissipe dans votre esprit les ténèbres du doute, donne un mot à l’énigme de la vie, et vous fait jeter l’ancre d’une joyeuse espérance au delà du voile de la mort.

Mais cette révolution intérieure atteint les dernières profondeurs de l’être ; elle tire l’homme de dessous cette montagne du remords et du désespoir dont le poids l’accablait et le suffoquait. L’Eternel a dit : J’ébranlerai les cieux et la terre, et alors les désirés d’entre toutes les nations viendront[k]. Oui, il ébranlera les cieux pour pouvoir ébranler la terre, c’est-à-dire le cœur de l’homme. Ce qui bouleverse l’ordre des cieux peut bien bouleverser le cœur de l’homme, et quand l’Eternel use de violence pour reconquérir sa créature, on peut concevoir qu’il se passe aussi en elle quelque chose de violent et de décisif, une crise terrible et bénie, qui a pour dénouement la guérison et la vie. Ou dites que la restauration de l’homme est au-dessus de la puissance, et l’essai même de cette restauration au-dessus de la charité de Dieu, ou dites que c’était là le moyen héroïque, l’infaillible moyen ; en d’autres termes, que racheter l’homme était la sûre et probablement l’unique voie de le sauver, s’il est vrai, comme nous le répétons encore, qu’il ne puisse être sauvé qu’à condition d’être régénéré. Et maintenant, pour que cela s’accomplisse, qu’a-t-il à faire sinon à regarder ? Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, de même il faut que le Fils de l’homme soit élevé. Et pourquoi donc élevé, sinon afin qu’on le regarde ? C’est celui qui le contemple qui a la vie éternelle[l].

[k] Aggée 2.6-7
[l] Jean 6.40

Tel est, aux termes de l’Ecriture, et, pourrions-nous dire, tel est, selon le témoignage de l’expérience, le plan de Dieu pour votre salut. Car votre salut ne s’accomplit pas hors de vous ni sans vous ; vous ne sauriez être sauvés si vous n’êtes changés, et vous ne pouvez être changés, c’est-à-dire régénérés, sans être par là même sauvés. Votre salut n’est pas votre œuvre, mais, fondé en Dieu, il s’achève en vous, et c’est en considérant ces deux grandes phases, ces deux grands actes de la miséricorde, que l’Evangile appelle Jésus-Christ le chef et le consommateur de votre salut. Or, la consommation du salut est tout entière comprise dans les effets moraux que nous venons de retracer ; car si vous observez qu’il faut tenir compte d’un autre élément, de la grâce intérieure, de cette puissance de l’Esprit qui agit sur l’esprit de l’homme, et qui est le principe actif de sa régénération, comme cette régénération elle-même est la condition, pour ne pas dire l’essence même du salut, – nous répondrons que nous le pensons comme vous ; mais que la grâce, opération mystérieuse dont les procédés intimes nous échappent, n’atteint son but qu’en faisant éclore dans nos cœurs cette joie, cette gratitude, cette espérance, cet amour, qui composent ensemble le fond de la nouvelle créature, et qui, surnaturels dans un sens, sont naturels dans un autre, puisqu’ils se rapportent exactement aux faits que la croix nous révèle. Quelle que soit la nécessité de la grâce, il n’en est pas moins vrai qu’elle n’agit pas seule, qu’elle n’agit pas sans le concours de ces faits, et qu’il est également vrai de dire que ces faits nous régénèrent par elle et qu’elle nous régénère par eux. Quoi qu’il en soit de la grâce, il est constant que ce n’est que celui qui contemple le Fils qui a la vie éternelle, et que cette contemplation, à laquelle la grâce de Dieu nous porte et nous détermine, suffit à nous sauver. Nous sommes donc, autant que la grâce de Dieu nous rend capables de regarder, sauvés par un regard dont la croix est l’objet.

Ici se présentent deux objections qui portent sur les deux termes principaux de l’affirmation précédente. La croix est-elle le seul objet de ce regard ? Ce regard n’est-il en effet qu’un simple regard ?

Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait en Jésus-Christ rien de considérable que sa croix, et que l’on doive la regarder seule et négliger tout le reste. Jésus-Christ n’est pas venu sur la terre uniquement pour mourir. Il a enseigné, il a fait des miracles, il a vécu dans les diverses relations de la vie humaine ; et l’Evangile, en nous conservant d’autres souvenirs que celui de sa mort, a recommandé à notre étude, comme à notre vénération, Jésus-Christ tout entier. Nous savons, et nous n’avons garde d’oublier, qu’il a plu à son Père que toute plénitude habitât en lui, et qu’il nous a été fait de la part de Dieu sagesse, justice, sanctification et rédemption, et non point seulement rédemption. Mais Jésus-Christ n’a pu nous être fait justice, sagesse et sanctification que parce qu’il nous a été fait rédemption. Et quel est le lien entre la rédemption et tout le reste ? Par quel moyen la rédemption produit-elle ou rend-elle possible tout le reste, et devient-elle une rédemption effective et consommée ? Ce lien, ce moyen, c’est précisément ce regard qui s’arrête sur la rédemption, sur le Rédempteur, sur Jésus-Christ crucifié. Conservez de Jésus-Christ tout, hormis le sacrifice, laissez-lui toute sa pureté, toute sa sagesse, et même (autant que vous le pouvez en retranchant son sacrifice) toute sa charité : je dis que, même sous les autres rapports, la croix étant supprimée, toute plénitude n’aura pas habité en lui ; je dis qu’il ne vous aura été fait ni sagesse, ni justice, ni sanctification, et qu’il vous laissera essentiellement et dans le fond tels que vous êtes. Je dis que vous ne pouvez saisir toutes ces choses, et d’abord les discerner et les reconnaître, qu’à la lumière de sa croix, attendu que cette lumière seule rend lisibles les sacrés caractères avec lesquels toutes ces vérités ont été gravées dans l’Evangile. Je vais plus loin : je dis que cette sagesse, cette justice et cette sanctification, indispensables conditions de la vie éternelle, saintes arrhes de notre héritage[m], se trouvent contenues en germe (en principe) dans notre foi à l’œuvre rédemptrice, ou, si vous le voulez, dans le regard que nous attachons sur cette œuvre ; je dis qu’elles en sortent comme d’elles-mêmes, ainsi que le blé pousse dehors son épi, ainsi que l’épi jette dehors son grain ; je dis qu’il y a le commencement de la sagesse, le commencement de la justice, le commencement de la sanctification dans l’âme dont le regard s’est fixé sur la croix ; je dis qu’à mesure qu’il s’y attache, la vie spirituelle, sous les trois formes que ces trois noms indiquent, croît et se développe silencieusement dans le sein du fidèle ; je dis que, sans ce regard, il n’y a point de chrétien, et que ce même regard, à lui tout seul, fait le chrétien.

[m] Ephésiens 1.14 ; 2 Corinthiens 5.5

Celui qui ne regarde pas ce fait, Jésus-Christ crucifié, celui qui le néglige pour s’appliquer, du moins il se l’imagine, à l’essentiel et au principal, celui-là manque d’autant plus sûrement le but auquel il aspire. Il court à l’application, mais à l’application de quoi, je vous prie ? Il s’attache à la vie ; mais où est la vie, sinon de croire en celui que le Père a envoyé ? Il ne veut pas s’arrêter, dit-il peut-être, à une spéculation vraie, mais oiseuse ; il laissera le mystère pour s’attacher à la clarté, le dogme pour cultiver la morale : mais veut-il donc planter un arbre sans racines, ou consent-il à ce que sa vigne, arrosée du plus pur sang de l’univers, ne produise pourtant que des grappes sauvages ? Quoi ! l’incarnation serait un fait indifférent ? Quoi ! ce fait étant supprimé (et c’est le supprimer que de ne pas le contempler), nous aurions pourtant la même morale, la morale évangélique, le même esprit, l’esprit de sanctification ? Il est évident au contraire que nous n’aurons dans l’Evangile qu’une nouvelle édition, à peine améliorée, des anciens systèmes de morale. Je dis, à peine améliorée ; car si, à certains égards, elle paraît plus correcte, à d’autres elle devra sembler obscure, exagérée, impraticable. Elle sera comme un livre tout composé d’allusions mystérieuses, pour l’intelligence desquelles on manquera d’une clef, qui n’est autre que la croix ; que faire dès lors que de jeter à l’écart tout ce qui est obscur, tout ce qui est spirituel, tout ce qui paraît excentrique parce qu’on n’en aperçoit pas le centre, ces commandements de porter sa croix, de ravir le royaume, de haïr son père et sa mère, de mourir à soi-même, de prier sans cesse ; que faire, en un mot, que de retomber au niveau de la morale naturelle, tout en proférant des noms sacrés, en invoquant d’augustes souvenirs, et en célébrant, sans intelligence, comme sans véritable assentiment du cœur, par conséquent sans véritable foi, des rites dont notre morale et notre vie prouvent assez que le sens nous échappe ?

Il ne faut point dire : « Avec beaucoup d’autres vérités, il y a celle-là dans l’Evangile » ; il ne faut pas même dire : « Cette vérité est la plus importante de l’Evangile » ; il faut dire : « Cette vérité est l’Evangile même », et tout le surplus de l’Evangile, si je puis dire ainsi, en est ou la forme, ou la traduction, ou l’application. Cette vérité est partout présente dans l’Evangile, comme le sang est partout présent dans le corps humain. Tout la rappelle, tout la reproduit à celui qui a compris la vérité capitale ; même là où tout autre ne la soupçonne pas, il la voit, il la sent : de quelque côté qu’il regarde, à quelque détail qu’il descende, à quelque application qu’il étende son regard, il rencontre, il reconnaît la croix. Et comment ne la retrouverait-il pas partout dans un livre, dans une religion dont la croix est le propre sujet ? Car Jésus-Christ n’est pas venu précisément nous enseigner la morale au péril de sa vie, au prix de son sang ; Jésus-Christ n’est pas venu précisément pour nous prêcher des vérités de pratique que nous n’aurions jamais oubliées si nous n’avions pas oublié Dieu, et que nous retrouverons bien dès que nous aurons retrouvé Dieu ; et ces vérités, j’entends celles qui caractérisent la morale évangélique, sont d’une telle nature, que Jésus-Christ ne pouvait les publier utilement qu’en plaçant vis-à-vis de ces redoutables maximes l’image d’un Dieu miséricordieux et les gages de son pardon dans l’abaissement et le sacrifice du Fils de sa dilection. Ce n’est donc pas à la publication de ces maximes, ni à l’attention que nous pouvons leur donner en les isolant de la personne et de l’œuvre de celui qui les a promulguées, que notre salut est directement attaché ; c’est avant tout à l’incarnation de Jésus-Christ, à son abaissement, à ses souffrances, à sa mort, et par conséquent au regard qui met toutes ces merveilles à notre portée, et pour ainsi dire nous les approprie.

Sans doute que quand une fois on a accepté cette grande dispensation de la divine clémence, il est à propos, il est utile d’étudier tous ces enseignements de Jésus-Christ et des apôtres, dont on est désormais certain d’avoir la clef. Mais toujours il faut, pour lire ces maximes, s’approcher de Jésus-Christ mourant, comme d’un flambeau, qui, plus nous en sommes près, plus il rend notre lecture facile. C’est sous l’influence toujours agissante, c’est en présence, c’est du milieu de cette pensée, c’est tout entouré de sa lumière et tout réchauffé de sa chaleur qu’il faut étudier tout ce que l’Évangile renferme outre cette vérité-là. Dirai-je trop ? il faut transcrire cette morale sur la croix même de Jésus-Christ, afin qu’en s’attachant à lire cette morale, nos yeux ne se détachent pas de cette croix. Mais n’y est-elle pas déjà écrite ? le Calvaire n’est-il pas un nouveau Sinaï ? la croix n’est-elle pas la table nouvelle d’un nouveau Moïse ? et sans que nos regards se séparent de ce bois tout ensemble maudit et sanctifié, sans perdre des yeux un seul instant celui que nos crimes y ont attaché, ne pouvons-nous pas lire, comme un nouveau décalogue, un résumé, un sommaire de cette loi nouvelle, et les lois et la constitution de ce nouveau peuple qu’il est venu rassembler sur la terre, de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation ?

Non, la croix n’est pas seulement le flambeau à la lumière duquel nous lisons des enseignements déposés ailleurs, la croix elle-même est pleine d’enseignements. Parlons un moment des enseignements de la croix.

Le Sauveur n’avait pas attendu jusque-là pour enseigner de grandes choses. Quelles sublimes leçons n’avait pas déjà données, dans le cours de son ministère, celui en qui sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance ![n] Quelles leçons sur la sainteté et l’inviolabilité de la loi divine, qui n’a pas un moindre objet que la perfection et dont pas un iota ne peut tomber ! Quelles leçons sur la misère de l’homme, dans toutes ces paroles solennelles qui déclarent que si l’homme ne naît de nouveau, il ne saurait entrer dans le royaume de Dieu, et que quiconque ne croit pas au Fils de Dieu, c’est-à-dire ne s’en remet pas de son sort à la pure miséricorde du Père, est d’avance, est déjà, est irrémissiblement condamné, et que la colère du Père demeure sur lui ! Quelle démonstration de cette divine miséricorde dans la seule vue du Médiateur attaché au bois maudit, et dont le sacrifice, pour profiter à ceux qui en sont les objets et les auteurs, ne demande d’eux que d’être cru et d’être accepté ! Que seraient même toutes ces leçons sans les faits auxquels elles se rapportent ? Il ne faut même pas dire que les faits sont la confirmation des paroles ; il faut dire que les paroles sont la confirmation des faits. L’enseignement est dans les faits et ne pouvait être ailleurs. Qui aurait jamais cru à la sainteté de la loi sans cette réparation sanglante, au mal profond de l’humanité sans l’application d’un si violent remède, à une telle clémence sans un tel sacrifice ? Qui aurait jamais compris sans cela à quel point nous sommes responsables à Dieu, à quel point nous devons mourir à nous-mêmes pour vivre d’une vie véritable, à quel point nous sommes obligés envers les créatures de Dieu, jusqu’où doit aller envers tous les hommes notre dévouement et notre charité ? Comment, sur tous ces sujets, serons-nous éclairés ? Sera-ce par un rayon de soleil ou par un coup de foudre ? Ce sera par tous les deux à la fois ; car la croix est l’un et l’autre ; mais, redoutable et ravissante, la clarté ne vient point d’ailleurs. Sur toutes ces vérités, l’humanité attendait des faits, l’humanité avait besoin non d’entendre, mais de voir ; et même tout ce qu’on pouvait lui dire encore, elle ne pouvait l’entendre, elle ne pouvait y croire avant d’avoir vu. Jésus victime devait accréditer auprès des hommes Jésus docteur ; le sacrificateur devait introduire le prophète.

[n] Colossiens 2.3

Quant aux exemples, la vie de Jésus en était pleine, et c’est ici l’occasion de dire que toute sa vie a été une passion, une mort prolongée, dont la croix n’a été que le point culminant et la consécration ; mais si la vie de Jésus, terminée par un trépas naturel et paisible, devrait encore nous paraître la plus belle des vies, quelle couronne ne reçoit-elle pas de ses dernières scènes ! Nous avons déjà dit combien la vue constante du bon et du juste peut contribuer, avec tous les arguments de la raison et tous les motifs sensibles, à nous rendre propre, peu à peu, le juste et le bon. Toutes les vertus de la sainte vie de Jésus sont là, mais portées au plus haut degré, et ramassées comme en un seul point sous un seul regard. Séparée de toutes les circonstances qui la rendent sublime, et qui manifestent avec éclat un Dieu dans un homme mourant, cette mort, solennellement annoncée, prévue avec toutes ses amertumes, tous ses opprobres et toutes ses désolations, et néanmoins tranquillement attendue et volontairement subie, est la dernière et la plus haute expression de l’obéissance, de la fidélité, du dévouement ; l’humanité, qui de tout temps portait en soi l’idéal du pur amour, en attendait encore la réalité, et ne l’attend plus depuis le jour de la crucifixion ; car, comme l’a dit un apôtre, en cela nous avons enfin connu ce que c’est que la charité, c’est que Christ a mis sa vie pour nous[o]. Christ a mis sa vie pour nous ! Que sera-ce si, au lieu de considérer dans une espèce de nudité cette mort généreuse, nous la revêtons de toutes les circonstances qui la rendent unique entre toutes les morts, si nous la contemplons dans ce caractère inimitable de majesté et de tendresse, de compassion et d’autorité, qui font de cette croix un trône, un tribunal, un refuge, et nous contraignent, après dix-huit siècles, à nous écrier avec le centenier : Certainement cet homme était le Fils de Dieu[p]. Laissons à ce divin Médiateur tout ce qu’il ne peut nous communiquer ; sa divinité n’est qu’à lui, mais son humanité est à nous ; les vertus qu’il fait éclater sur la croix sont, dans leur perfection, des vertus humaines ; elles sont à notre usage ; elles sont proposées à notre imitation ; ces exemples font partie de notre héritage. Eh bien, toute sa vie a porté le même caractère que sa mort ; fidèle, obéissant, patient, charitable, il l’a été sans relâche dès les premiers jours où son histoire le montre à nos yeux ; mais cela ne nous suffisait pas ; même à titre d’exemple, cette mort avec tous ses caractères était indispensable ; sans cela les vertus de Jésus pouvaient passer pour avoir des limites ; ses exemples, parfaits en eux-mêmes, restaient imparfaits par l’imperfection, si l’on peut dire ainsi, des situations ; nous ne connaissions pas tout ce que l’âme humaine est appelée à déployer de vertus ; nous le savons maintenant, et c’est Jésus-Christ qui nous l’apprend ; mais sans la croix il ne nous l’eût pas appris.

[o] 1 Jean 3.16
[p] Matthieu 27.54

Fallait-il enfin, outre l’enseignement et les exemples, recevoir quelque autre chose de Jésus-Christ, ou bien les exemples et l’enseignement suffisaient-ils ? Vous savez bien qu’ils ne suffiraient pas, sinon à rendre notre condamnation plus inévitable si, en nous montrant en plein toute la vérité, ils ne nous avaient pas unis à la vérité. Et comment attendre cette réunion, ce changement de cœur et de nature, de la seule influence des exemples et de l’enseignement ? Il faudrait se faire de la conversion du cœur une bien faible, une bien fausse idée, pour s’imaginer que les plus beaux exemples et les plus graves leçons puissent opérer la conversion de qui que ce soit. Si la conversion est à la fois une mort et une naissance, la mort de l’ancien homme et la naissance d’un homme nouveau, si la conversion est une victoire en principe et en action sur le monde, je veux dire sur les plaisirs, sur l’opinion, sur les préventions, sur la sagesse, sur les vertus du monde, sur ce qu’il a d’honorable et de spécieux comme sur ce qu’il a d’ignoble et sur ce qu’il désavoue lui-même ; si la conversion, nous rendant aveugles pour les choses visibles, nous donnant des yeux pour voir les choses invisibles, nous fait user du monde comme n’en usant point, être du monde comme n’en étant point, nous rend en un mot aussi étranger sur la terre par l’esprit que nous le sommes par notre origine et par notre destination ; si la conversion est tout cela et rien de moins, elle suppose une abjuration si complète et si sérieuse de tous les principes de l’homme naturel, je ne dis pas seulement de ses vices, mais de ses vertus, elle suppose tellement un sacrifice général sans réserve et sans arrière-pensée, et n’attendant de Dieu d’autre indemnité que Dieu lui-même, qu’il serait absolument déraisonnable d’attribuer à l’exemple et à l’enseignement, quels qu’ils soient, la force de produire en nous une révolution si intime et si fondamentale. Or, cette révolution, nous n’en doutons pas, a eu lieu chez plusieurs individus, et même chez un grand nombre, si nous ajoutons à ceux qui nous sont personnellement connus, ceux dont le caractère et la vie ont été mis sous nos yeux par d’irrécusables témoignages. La société, d’ailleurs, à sa manière, a subi cette révolution ; et pour supprimer tout autre détail, les nations les plus civilisées ont arboré les armes du Christ, en ont scellé leurs traités et leurs lois, les ont gravées sur leurs usages et sur leurs mœurs. De bonne foi, pensez-vous que Celui en l’honneur et sous l’invocation duquel le monde a changé de lois, de mœurs et d’esprit, et suivi durant dix-huit siècles, à travers les obstacles que lui suscitaient les ennemis et les corrupteurs de cette œuvre, une même et invariable direction, pensez-vous qu’il ne fut aux yeux du monde que le premier des sages et le premier des vertueux ? Non, il était le Crucifié ; non, il était le Rédempteur ; ce n’était pas devant un moindre que lui que dix-huit siècles pouvaient, l’un après l’autre, venir incliner leur tête ; et pour dessiner sur leurs étendards, pour élever sur leurs palais, pour graver sur les sceaux de leurs républiques l’image d’un supplice infâme, il fallait que Celui qui l’avait subi fût plus à leurs yeux qu’un ami dévoué des hommes, il fallait qu’il fût un Rédempteur ; plus qu’un martyr, il devait être un Dieu. Effacez de l’Evangile, je ne dis pas la croix, mais la signification évangélique de la croix, vous rendez ces dix-huit siècles absurdes ou impossibles. Mais vous ne le ferez pas ; car qui de vous, même sans le comprendre, même sans y consentir, n’est pas contraint de reconnaître que ce qui seul a pu déterminer tant de générations successives à faire d’une croix le symbole de leur foi et de leur civilisation, c’est qu’elles y ont vu un Rédempteur, et dans ce Rédempteur, comme rédempteur, toute la vérité religieuse et le dernier mot de Dieu sur lui-même et sur l’humanité ? Nous ne devons pas craindre de le dire : il y a longtemps, sans cela, qu’on ne parlerait plus de l’Evangile dans le monde, si même jamais on en avait parlé ; ce n’est pas tant l’Evangile qui nous a conservé la doctrine de la croix que ce n’est la doctrine de la croix qui nous a conservé l’Evangile.

Comme de la main seule d’un Dieu la terre, avec tous les corps célestes, pouvait recevoir la première et inépuisable impulsion qui lui fait, depuis des milliers d’années, décrire autour du soleil cette immense orbite dont le mouvement toujours égal mesure pour nous les ans et les siècles, de même c’était par le Christ, mais par le Christ mourant, que l’homme et l’humanité pouvaient être lancés dans ces orbites nouvelles qui leur font parcourir, par delà la sphère mondaine, une sphère spirituelle et divine. Toute la force, toute la réalité du christianisme en chaque chrétien est là, et seulement là. L’exemple même et les enseignements de Jésus-Christ attendent, pour être vivifiés et fécondés, un rayon parti de la croix. Jusque-là leur portée est contestable, leur sens est incertain ; ils ne signifient que ce que nous leur faisons signifier ; ils n’ont une valeur arrêtée, précise, absolue, que du moment que ce rayon, dirai-je, ce lumineux regard du Christ crucifié, en a fait ressortir distinctement, en a mis en relief toutes les lignes et tous les traits. Surtout ce n’est qu’alors que l’âme se porte avec résolution à observer ces leçons et à suivre ces exemples, et que, pour ainsi parler, brûlant ses navires, elle s’interdit, en descendant sur le rivage de sa conquête, tout moyen de retraite vers le pays qu’elle a quitté. La détermination, la force, la vie ne sont que là, parce que de là seulement, et non d’aucune leçon ni d’aucuns exemples, jaillissent à flots intarissables la joie et l’amour.

J’ai dit la joie et l’amour, qui, comme deux souffles partis de deux points différents de l’horizon, se combinent et forment ensemble un seul vent, qui pousse l’âme du côté de Dieu. Mais si ce n’est pas l’amour sans la joie, ce n’est pas non plus la joie sans l’amour ; car si la joie est la condition de l’activité, l’amour est la condition d’une activité et d’une vie divines. Sans doute ce qui attire et ce qui retient notre regard sur Jésus crucifié, c’est la joie de trouver en lui notre salut ; mais ce qui nous y fait trouver réellement notre salut, ce qui, dans cette vue, accomplit notre salut, ce n’est pas la joie, c’est l’amour dont notre regard se pénètre en présence ou, pour mieux dire, aux pieds du divin amour. Nous ne venons pas ici pour vous prêcher la vie contemplative, nous avons mieux à faire ; mais nous avons le droit, après Jésus-Christ, de vous recommander la contemplation. La joie du salut est nécessaire, je l’avoue, pour mettre en liberté, dans notre cœur, l’amour enchaîné ; mais une fois sa chaîne brisée, qu’avons-nous à faire que de lui laisser prendre son essor, et s’aller abreuver, se ranimer sans cesse dans la contemplation du plus parfait des amours ? Ah ! puisse l’homme savoir s’oublier une fois ! puisse-t-il, par moments du moins, trouver tout son bonheur dans l’admiration, dans l’enthousiasme et dans l’attendrissement ; puisse-t-il ne pas se dire seulement : Jésus m’a sauvé ! Jésus m’a aimé ! mais Jésus est le salut, Jésus est l’amour ! Puisse-t-il quelquefois, dans cet amour, qui est le salut, oublier que cet amour est le salut, et dans l’amour ne voir que l’amour ! Après tout, qu’est-ce qui élève l’âme humaine à toute la hauteur qu’il lui est donné d’atteindre ? qu’est-ce qui la rend, selon un apôtre, participante de la nature divine[q]. Ce n’est pas la joie, c’est l’amour. La joie la ranime, la relève, la joie la conduit vers l’amour ; je dis plus (car ce serait une hérésie que de ne pas tenir compte de notre faiblesse) : : la joie vient au secours de l’amour dans ses défaillances, qui autrement seraient mortelles ; mais c’est à cela, et à rien autre, que la joie est bonne ; l’amour est la fin, le but de la joie ; l’amour seul est la vie. Vous en pouvez juger par une analogie : quels sont dans la carrière de tout homme les moments heureux ? Ce sont les moments sublimes : par où j’entends les moments où l’âme s’unit vivement, par l’admiration ou par la sympathie, à ce qui est bon, grand et généreux ; elle sent que ces moments n’auraient qu’à se prolonger, cette admiration à se dégager de tout mélange, pour lui composer une suprême félicité. L’âme n’est pleinement heureuse que lorsque, dans l’union à son principe, elle s’oublie, lorsqu’elle ne voit plus que son principe, lorsqu’elle se perd en lui, et n’est plus, à l’égard du Dieu qu’elle aime, qu’un miroir, qu’un autel ou qu’un écho. Trop souvent les plus graves spéculations et les plus dignes d’un chrétien risquent de nous occuper trop de nous-mêmes ; ces méditations, ces discussions sur la liberté, sur l’assurance du salut, sur la combinaison de la foi avec les œuvres, sur les qualités mêmes de la foi, nous mêlent trop à notre sujet, et ne donnent que trop de prise à cette personnalité vivace qui se reprend et se cramponne à tout ; mais le regard vers Jésus, et ce regard seulement, a une vertu contraire. A mesure qu’il se prolonge, il excite dans notre âme un saint enthousiasme, un saint amour ; il rend ces dispositions habituelles ou dominantes dans notre cœur ; il devient la lumière en même temps que la chaleur de notre vie ; il facilite, il simplifie, il éclaircit tout ; il fait mieux que réfuter les doutes, il les absorbe ; il éteint dans ses clartés toutes les lueurs équivoques ou fausses ; il écarte les questions frivoles, il jette au rebut les subtilités, il crée une évidence triomphante, et, nous transportant d’avance dans la lumière du ciel, il met sous nos pieds tous les nuages qui étaient sur nos têtes.

[q] 2 Pierre 1.4

Et ce qui crée, ce qui entretient cette vie, la règle en même temps ; le sentiment de la force, même imparfaite et caduque, inspire aisément l’orgueil et la témérité ; mais tous les trésors de la sagesse sont compris dans cette lumière de la croix ; elle ne nous donne pas la confiance en Dieu sans nous donner la défiance de nous-mêmes ; elle fait même de cette défiance une des parties de notre foi, un des éléments de notre force, un des gages de notre sûreté ; elle nous inspire, en un mot, l’humilité avec le courage, en concentrant sur le même objet nos regards et notre espérance, et en nous répétant sans cesse par la bouche du prophète : Regardez au rocher dont vous avez été taillés et au creux de la carrière dont vous avez été tirés[r].

[r] Esaïe 51.1

Il nous est impossible de tout dire et même de tout indiquer ; mais cela n’est pas non plus nécessaire. Nous en avons dit assez, ou plutôt vous vous en êtes dit par notre bouche assez à vous-mêmes pour sentir que Jésus-Christ crucifié est le principal objet du chrétien, que son regard en se portant sur cet objet y trouve infailliblement tous les autres objets de la vérité chrétienne, que nous ne pouvons contempler utilement ces objets en eux-mêmes qu’en les tenant bien près de la croix qui seule peut les faire bien voir et bien juger, qu’en un mot il y a d’autres objets dans la religion, mais que ce n’est qu’en Lui et par Lui que nous pouvons en avoir une connaissance réelle, exacte, approfondie, vivante, efficace. Jésus-Christ, nous le répétons, ne nous a été fait sagesse, justice et sanctification que parce qu’il nous a été fait rédemption.

Aussi est-ce vers ce dernier fait, vers le salut par grâce, vers la réconciliation par Jésus-Christ, vers la médiation accomplie par l’Homme-Dieu que les apôtres de Jésus-Christ, que Jésus-Christ lui-même, ont dirigé et fixé le regard de l’Eglise naissante, bien certains que, placée au centre de la vérité, la conscience du chrétien atteindrait aisément à la circonférence, tandis que, se plaçant à la circonférence, elle ne verrait point le centre, que dis-je ? elle ne pourrait pas même se placer à la circonférence, parce qu’on ne la voit que du centre. Les Juifs se plaçaient par la pensée sur cette circonférence ou dans ce cercle, vraiment impénétrable et invisible de dehors, quand ils disaient à Jésus-Christ : Que ferons-nous pour faire les œuvres de Dieu ?[s] Et Jésus-Christ les portait d’un mot à ce centre méconnu lorsqu’il leur répondait : L’œuvre de Dieu, c’est de croire en Celui que Dieu vous a envoyé. Et Jésus-Christ encore, quand il voulut résumer sa doctrine et la rendre visible dans un rite qui l’exprimât et la conservât tout entière, où personne ne pût la méconnaître, et où, dans l’absence même de l’enseignement et de la parole, elle se retrouvât intacte et pure, que fit-il ? Il institua la Cène, qui représente évidemment le corps de Jésus-Christ livré pour nos péchés, son sang versé pour nos iniquités, et qui ne peut pas représenter autre chose, en sorte que, jusqu’à la fin des siècles, partout où elle sera célébrée, elle rappellera ce souvenir, elle réveillera cette idée dans tous les esprits, la Cène n’étant que l’Evangile lui-même abrégé, l’Evangile réduit, par une image, à son idée fondamentale. C’est vers ce centre également que les vrais réformateurs, dans tous les temps, ont ramené le regard de l’Eglise, et chaque Eglise, en y reportant son regard, a retrouvé la vie qu’elle ne pouvait trouver ni même chercher ailleurs.

[s] Jean 6.28-29

Les apôtres veulent-ils entretenir la vie dans leurs troupeaux, ils élèvent, comme Moïse dans le désert, le serpent d’airain et s’écrient : Regardez à Jésus, le chef et le consommateur de votre foi, qui a souffert la croix, méprisant l’ignominie[t]. Voient-ils la vie, le zèle, l’amour languir dans leurs Eglises, ils prononcent le mot d’ordre du christianisme ; ils appellent au souvenir de Jésus-Christ crucifié ; ils le représentent, avec un accent d’é-tonnement douloureux et de reproche, à ces serviteurs distraits : O Galates insensés ! qui est-ce qui vous a enchantés pour n’obéir point à la vérité, vous à qui Jésus-Christ a été si vivement portrait, vous devant qui, pour ainsi dire, il a été crucifié ?[u] Il est inutile de multiplier les exemples et de faire surabonder la preuve qui se tire du passé. Le présent veut aussi qu’on parle de lui.

[t] Hébreux 12.2
[u] Galates 3.1

Qu’est-ce encore aujourd’hui que prêcher l’Evangile, sinon proposer au regard des hommes Jésus-Christ crucifié ? Où voyez-vous éclore et se développer une vie chrétienne, sinon là seulement où la prédication commence et finit par cette parole : Regardez à celui que vous avez percé[v] ? Que dis-je ? la prédication qui fait les nouveaux chrétiens n’est-elle pas tout entière dans ces mots, de même que la prédication qui les continue et les développe, y revient sans cesse, les fait ressortir de tous ses enseignements, y ramène toutes ses leçons ? Oui, cette seule parole, ce seul objet, la croix, peut suffire à faire des chrétiens, et sans elle rien ne suffit. Le propre objet de l’apostolat du missionnaire comme de celui du pasteur, c’est d’annoncer Jésus-Christ ; c’est son premier enseignement, et c’est la force, la grâce, le sens, la clef de tous les autres. merveille au-dessus de nos conceptions ! un regard, un simple regard (je ne dis donc pas un raisonnement, une étude, un travail), un simple regard convertit le monde ; et la tâche essentielle de l’apôtre est de déterminer les pécheurs, ces agonisants d’un autre désert, à soulever du sol leur tête appesantie, et à tourner leurs yeux vers le côté qu’on leur indique. Et de quel côté ? Du côté d’une croix, objet hideux et sanglant, instrument de torture et symbole d’ignominie, et qui, si le supplicié n’avait pas glorifié le supplice, ferait sur notre imagination l’impression flétrissante d’un gibet ou d’un échafaud ! Eh bien, c’est la vue de cet objet qui réalise le salut du monde, dont le prix entier a été payé par la divine bonté ; et tout ce que nous avons à faire, non pas comme condition d’un salut inconditionnel, mais comme moyen de nous l’approprier, c’est de le regarder ; de le regarder, non point que ce regard soit tout, mais dans ce sens que ce regard fécond et créateur renferme et produit tout.

[v] Zacharie 12.10

Si les délicats de la terre dont l’imagination a des dégoûts plus forts que les besoins et les instincts de leur âme ; si les admirateurs des perfections de l’homme, que soulève la pensée d’une réparation sanglante et d’un salut que leur fierté ne veut point accepter gratis, détournent leurs yeux du spectacle à la fois horrible et humiliant que nous leur proposons ; si ce qu’il a de triste leur cache ce qu’il a de sublime, nous avons l’espoir, fondé sur l’expérience des siècles, qu’il se trouvera des esprits moins superbes, eux-mêmes peut-être après que le marteau de Dieu aura brisé leur orgueil, des esprits, dis-je, qui ne détourneront pas obstinément leurs yeux, et qui consentiront à regarder, à contempler même celui qu’ils ont percé. Et tandis, ô notre céleste Frère ! que plusieurs s’étonnent à cause de toi, de ce que tu es ainsi défait de visage plus qu’aucun autre et sans apparence ; pendant qu’ils s’écrient à ton sujet : « Quoi ! c’est là celui qu’on propose à notre foi comme son objet, son chef et son consommateur ! mais il n’y a en lui, à le bien regarder, ni forme, ni éclat, rien qui le fasse désirer ! » – il se trouvera dans tous les siècles, dans tous les pays et dans toutes les conditions, ô divin Crucifié ! des admirateurs de ta beauté, qui ne leur aura jamais paru si grande et si divine que sous la sueur de Gethsémané, sous les crachats du prétoire, et sous le sang que la couronne d’épines fait ruisseler sur ton front sacré ! Tu es plus beau à leurs yeux qu’aucun des fils des hommes, et c’est sous ta croix, en face de tes opprobres, qu’ils te chantent d’un cœur ému :

Sous ton voile d’ignominie,
Sous ta couronne de douleur,
N’attends pas que je te renie,
Chef auguste de mon Sauveur !
Mon œil, sous le sanglant nuage
Qui me dérobe ta beauté,
A retrouvé de ton visage
L’ineffaçable majesté.

Jésus-Christ sur la croix est beau, pour ces âmes humbles, beau comme le salut, comme l’amour, comme la vérité, comme l’espérance, parce que Jésus-Christ sur la croix est tout le salut, tout l’amour, toute la vérité, toute l’espérance ; beau de la beauté de la grâce et de la beauté de la loi, parce que, sur la croix, où l’a attaché sa charité, il leur représente à la fois toute la grâce et toute la loi ; en sorte qu’à la vue de cette ignominie ils parlent de gloire, de joie à la vue de ces douleurs, de vie à la vue de cette mort ; et que cette croix, où Jésus est immobile, où Jésus, en apparence, n’agit plus, où Jésus n’enseigne plus, où il parle à peine, leur montre Jésus libre, actif, parlant, enseignant, marchant, venant à eux en triomphe et en gloire du sein de sa haute patrie ; tellement que, ne voyant plus ce que voit l’œil de la chair, et voyant ce que cet œil ne voit pas, ils s’écrient, prosternés devant le bois infâme : Oh ! qu’ils sont beaux sur les montagnes les pieds de celui qui apporte de bonnes nouvelles et qui publie la paix, de celui qui apporte de bonnes nouvelles, qui publie le salut, et qui dit à Sion : « Ton Dieu règne ! »[w].

[w] Esaïe 52.7

Vraiment, quand on a réuni tous ces traits par la pensée, ce dont il faut s’étonner, ce n’est pas que quelques regards se portent et s’arrêtent sur Jésus en croix, mais qu’il ne réunisse pas sur lui, dans une commune et fervente contemplation, les regards de tous les hommes du monde. A ne voir ici que ce que les hommes ont coutume d’appeler beau, jamais spectacle plus beau ne fut offert à leur admiration. C’est, disait la sagesse antique, un spectacle digne de Dieu même que celui de l’homme de bien opposant à la mauvaise fortune l’inaltérable sérénité de son front ; le spectacle d’un Dieu, victime de la méchanceté des hommes, et ne trouvant dans chacun des outrages qu’il souffre de leur part qu’un droit de plus à exercer en leur faveur, ce spectacle, si l’autre était digne de Dieu, ne serait-il point digne de l’homme ? Une charité toute divine n’a-t-elle pas plus de droits qu’une vertu tout humaine ? Dieu et l’homme mortel peuvent-ils sérieusement être mis en comparaison ? et quand Dieu daigne abaisser ses yeux jusqu’à l’homme, sera-ce trop pour l’homme, je ne dis pas d’élever les siens jusqu’à Dieu, mais de le contempler éternellement, de le contempler à genoux, et de demander, pour premier bien, pour unique gloire, que cette vue, qui remue et qui transforme tout son être, ne lui soit jamais retirée ?

Je dis remuer son être et le transformer ; car que parlons-nous ici d’admiration ? il s’agit de conversion ; que parlons-nous de beau ? il s’agit du salut ! C’est comme salutaire, comme capable de faire passer de la vie à la mort, que nous recommandons ce regard. Nous le recommandons d’abord à ceux qui ne croient pas, afin qu’ayant regardé, ils croient et vivent. Et qu’ils nous comprennent bien. Nous n’entendons pas ici, sous ce nom de regard, l’examen des preuves qui établissent la vérité de la religion chrétienne, quoique le témoignage rendu en sa faveur ait été confirmé par des prodiges, des miracles et plusieurs autres effets de la puissance divine[x] ; nous n’entendons point sous ce nom de regard, l’étude des Écritures, quoique la parole des prophètes, qui est très ferme, rende partout témoignage à Jésus. Tous ces soins sont recommandables, nécessaires, et nous n’avons garde de vous détourner d’une étude trop négligée aujourd’hui, et sans laquelle il est à craindre que plusieurs n’en viennent jamais à contempler Jésus-Christ ; mais après tout, ces travaux ne valent pas tous ensemble et ne sauraient remplacer le regard que nous réclamons, et ce regard tout seul les a bien souvent remplacés. La foi, sans doute, vient de l’ouïe[y], c’est-à-dire que l’ouïe est l’origine de la foi, son point de départ ; mais c’est au regard qu’il appartient d’achever l’œuvre incomplète de l’ouïe. Où en est, à votre avis, un homme qui a beaucoup ouï dire, beaucoup lu, et qui n’a pas regardé ? un homme qui s’est soigneusement informé des preuves de la divinité de Jésus, un homme qui les a reçues et qui n’a pas regardé Jésus ? un homme que ces preuves ont convaincu, c’est-à-dire vaincu, forcé de croire, mais dont la foi, toute passive, reçoit, subit là vérité, mais ne l’embrasse point, ne s’y unit point par un mouvement propre, et pour qui, chose étrange, la vérité tout ensemble est et n’est pas, un homme qui, conduit par ses études jusqu’au pied de la croix, y reste les yeux baissés et ne les élève point vers cette croix, vers celui qu’elle porte, et dont le sang adorable découle le long de ce bois maudit? D’autres n’ont pas pu croire jusqu’à ce qu’ils aient levé les yeux et regardé Jésus-Christ : eux, je l’avoue, ont cru, mais d’une foi forcée, pour le compte de tout le monde, et non pour leur compte personnel, d’une foi qui n’est pour eux qu’un joug et un fardeau, d’une foi qu’ils portent et qui ne les porte pas, jusqu’à ce que, passant au delà d’un labeur terminé et d’une source épuisée, ils se soient mis simplement à regarder Jésus. Sommes-nous téméraires de parler de ce regard comme d’une condition de la vraie foi, lorsque Jésus-Christ lui-même nous dit : Quiconque contemple le Fils et croit en lui (c’est-à-dire quiconque, ayant contemplé le Fils, a cru en lui), a la vie éternelle[z] ? Ces paroles attachent décidément la vie à un regard, non sans doute à toute espèce de regard, mais à un regard attentif, sérieux et prolongé ; à ce regard plus simple que celui de l’observation, à un regard qui regarde et rien de plus : regard naïf, regard d’enfant, regard où toute l’âme se porte, regard de l’âme et non de l’esprit, et qui ne prétend pas décomposer son objet, mais le recevoir tout entier dans l’âme par les yeux.

[x] Hébreux 2.4
[y] Romains 10.17
[z] Jean 6.40

Avez-vous ainsi regardé Jésus, vous qui niez Jésus, ou qui, sans le nier, faites pis peut-être, puisque vous le réduisez à rien? Oh ! ne le niez pas, oh ! ne l’annulez point, ce Dieu-homme et cet homme de douleurs, avant de l’avoir regardé ! Un seul coup d’œil, simple, ingénu, libre de préoccupation, a quelquefois uni à lui ceux qui en entendaient parler pour la première fois ; la même grâce vous sera peut-être accordée ; mais ce qui est certain, c’est qu’elle ne sera pas refusée (et en effet, l’a-t-elle jamais été?) à un regard assidu et prolongé, tel que ce saint objet le réclame et tel qu’il en est digne. Quand Jésus, comme dit l’apôtre, aura été ou plutôt se sera lui-même portrait devant vos yeux ; quand, par l’effet de ce regard profond, il aura été crucifié devant vous ; quand vous aurez contemplé, pour la première fois, toute la gloire de son martyre, toute la majesté de sa mort, toute l’autorité de ses paroles suprêmes, toute l’inconcevable charité qui se mêle à cette incomparable autorité ; quand, pénétrant au delà du voile de ses souffrances, jusque dans le secret de son oeuvre et dans le secret de son âme, vous aurez vu Dieu lui-même abaissé dans la personne de Jésus-Christ jusqu’au niveau de nos misères, et l’infini de l’amour se révélant pour la première fois dans l’infini de la puissance ; quand vous aurez, en quelque sorte (en un sens, qui est bien réel), vu de vos yeux, touché de vos mains, ce que nous vous annonçons, alors, aussi simplement que la lumière entre dans les yeux et l’air dans la poitrine, sans que les yeux s’aperçoivent d’avoir vu, ni la poitrine d’avoir respiré, cette grande et insondable merveille d’une charité avec laquelle et sans laquelle nous ne pouvions nous représenter Dieu, entrera dans votre esprit, qui, la respirant pour ainsi dire, ne s’en sentira pas plus chargé que ne l’est votre poitrine de l’air qu’elle respire : tant cette vérité surnaturelle est naturelle en même temps, et tant, sans être prévue ni soupçonnée par l’âme humaine, elle en était, à notre propre insu, attendue, souhaitée, appelée !

Après avoir dit : Regardez ! à ceux qui ne croient point encore, ne le dirons-nous point à ceux qui ont cru, je dis même à ceux qui ont cru véritablement ? Ce serait nous faire de la foi une bien superficielle et bien fausse idée. Croire n’est pas un état où l’on se place une fois pour toutes, en acceptant les preuves de la vérité religieuse ; croire est une action, une action de l’âme, acceptant toujours de nouveau ce qu’elle a cru d’abord et s’y réunissant incessamment. S’il en est ainsi, et s’il est vrai qu’on ne puisse croire sans regarder, n’est-il pas clair qu’à dater de la conversion, qui a eu pour principe un regard, il faut regarder sans cesse ? D’autres diront peut-être : Il ne faut pas regarder sans cesse, mais réfléchir sans cesse à ce qu’on a vu. Certes, nous ne prétendons pas exclure la pensée ; et même il y en a nécessairement beaucoup dans ce regard que nous recommandons ; toutefois nous ne serions pas contents si cette pensée ne venait pas de ce regard, ou si ce regard ne revenait pas à la suite de cette pensée. Après tout, l’objet du christianisme n’est pas une vérité abstraite, c’est un fait, c’est une personne, c’est Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Ce fait, cette personne s’offre naturellement au regard avant de s’offrir à la pensée ; et ce qui agit sur notre âme, dans le sens heureux que Dieu a voulu, c’est cet objet lui-même. Nous ne croyons pas au christianisme, nous croyons en Jésus-Christ. Ce qui se fait de chrétien dans le monde, ce n’est pas le christianisme qui le fait (car le christianisme n’est lui-même qu’un effet), c’est Jésus-Christ. Les rapports que nous entretenons comme chrétiens, ne sont pas des rapports intellectuels, des rapports de notre esprit avec une vérité, mais des rapports de personne à personne, des rapports de nous, hommes, avec Jésus-Christ homme et Dieu. L’objet de notre foi est invisible, mais non impersonnel ; il ne se voit pas avec les yeux de la chair, mais néanmoins il se voit ; et nous ne conversons pas avec lui comme avec une idée, c’est-à-dire au fond comme avec nous-mêmes, mais comme avec un Etre qui est avec nous jusqu’à la fin du monde. Quiconque donc, étant chrétien, ne regarde point, ou regarde peu, manque à sa foi, manque à son titre même : sa première vocation, son premier intérêt est de regarder souvent et beaucoup.

Si ces réflexions vous paraissaient superflues, et si vous n’en conceviez pas d’abord l’opportunité, nous vous dirions que parmi les chrétiens convaincus et sincères, à côté de ceux qui regardent Jésus-Christ, j’en vois un grand nombre qui ne le regardent pas, ou qui ne le regardent point assez. J’en vois encore qui le regardent, mais qui ne ramènent point assez souvent leurs regards et toutes leurs pensées vers Jésus-Christ crucifié. Les premiers manquent à contempler Jésus-Christ, parce qu’ils donnent trop à la pensée ou à l’action, ou parce qu’au lieu de contempler Jésus-Christ, ils se contemplent eux-mêmes. Et pour parler d’abord des premiers, des croyants penseurs, penser n’est pas toujours regarder, et penser à Jésus, ce n’est pas toujours regarder Jésus. On peut se distraire de Jésus, s’éloigner de Jésus en pensant à lui. Ce n’est plus alors la personne, mais l’idée de Jésus qu’on a devant les yeux. On en raisonne comme d’une idée, dont il est le nom. On le nomme souvent, mais on prend son nom en vain. On n’a devant les yeux que la forme de l’objet, non l’objet lui-même. On a fait comme ceux qui, considérant dans un fruit son volume, son poids, sa figure et sa couleur, oublieraient qu’il est savoureux et nutritif, et le rejetteraient après l’avoir mesuré, pesé, dessiné ou peint. Ce n’est pas ainsi, ce n’est pas du moins ainsi principalement, qu’il faut s’occuper de Jésus-Christ. S’en occuper exclusivement de cette manière, ce n’est pas s’en occuper ; c’est tout remplir de son nom, de son idée, et laisser d’ailleurs tout vide de lui. Voulez-vous penser utilement à votre Sauveur ? regardez votre Sauveur.

Quant à l’activité à laquelle un chrétien sincère se livre au nom de Jésus-Christ, elle suppose bien qu’au moins une fois il a regardé Jésus-Christ, mais l’action continuée ne suppose pas un regard continué ; loin de là, elle peut porter et retenir le regard ailleurs ; partie de lui, je le veux croire, elle peut ne point retourner à lui, et son nom demeurer attaché à l’œuvre, quand cette œuvre n’est plus la sienne. Sans doute que l’action est nécessaire ; sans doute qu’on peut dire avec assurance de celui qui n’agit point, qu’il ne regarde point non plus, ou même qu’il n’a jamais regardé ; mais l’action, même soutenue, même infatigable, ne suppose pas le regard, du moins dans la même mesure. Le danger ici est dans l’illusion, si facile pour les autres et pour nous-mêmes, et plus facile au sujet de l’action qu’au sujet de la pensée ; car une foi qui n’agit point ne peut se flatter d’être sincère, tandis qu’on se persuade aisément qu’on est dans la vérité quand on travaille au nom de la vérité. Mais, quoi qu’il en soit, l’action ne dispense pas du regard, ne remplace pas le regard ; et quand elle persévère, quand elle s’enflamme par son propre mouvement, je dis la même chose encore ; car sa durée et son progrès n’attestent point un redoublement de vie ni une communion resserrée avec Celui au nom duquel on agit. Non, sans recourir à aucune explication maligne ou dégradante, il est certain que fort souvent nous agissons parce que nous avons agi, nous continuons parce que nous avons commencé, nous nous attachons à notre œuvre parce qu’elle est nôtre ou parce que c’est une œuvre. Notre première impulsion est épuisée, mais l’habitude et la préoccupation nous en impriment une autre ; nous n’imitons plus Jésus-Christ, mais nous nous imitons nous-mêmes, nous nous obéissons à nous-mêmes ; l’habitude, sans le secours d’aucun principe, enchaîne notre présent à notre passé ; et ces premières œuvres, d’abord si senties, deviennent enfin des œuvres machinales et presque involontaires. Le regard seul peut rendre à l’action, non pas cette vivacité fiévreuse que nos passions lui donneront toujours assez, mais cette force calme, cette mesure, cette justesse délicate, cette beauté, que nos passions ne lui donneront jamais.

Il en est enfin qui regardent, et même qui contemplent, mais qui se contemplent eux-mêmes. Nous avons déjà dit combien cette considération de nous-mêmes est nécessaire ; nous n’avons pas besoin de le répéter. Mais s’il est impossible ou de contempler sa misère sans être poussé vers Jésus-Christ, ou de contempler Jésus-Christ sans être reporté vers sa propre misère, cette misère pourtant n’est pas l’objet de la foi qui sauve, et ce n’est pas la vue de cette misère qui peut mettre dans notre cœur les éléments de la vie et les arrhes du salut. Il faut même l’avouer ; impuissante pour sauver, elle est efficace pour perdre. Elle décourage et elle aigrit tour à tour ; elle fait même l’un et l’autre à la fois. Elle épuise, elle énerve dans de stériles regrets, l’âme, qui vit de joie et d’espérance, et qui meurt dans la tristesse ; et la seule vie qui lui reste dans cette mort, la seule vie qui naisse de cette mort, c’est l’humeur, le dépit, le murmure et l’envie. La connaissance de la loi de Dieu ne fait qu’aggraver le mal, en nous enlevant, avec ce qui nous restait d’illusions et d’espérance, tout ce qui nous restait d’énergie et de force. Dès lors, chose étrange à dire, la position de celui qui ne connaît pas la loi de Dieu est plus avantageuse que la position de celui qui la connaît ; la loi fait mourir dans tous les sens du mot ; car, après qu’on a appris d’elle, non seulement tout ce qu’elle renferme d’exigences, mais encore que le droit de Dieu, comme s’exprime l’apôtre[a], est que ceux qui commettent de telles choses sont dignes de mort, déjà par là même on est mort, puisqu’on a cessé ou de croire en soi ou d’espérer en Dieu. Mais, direz-vous, cela ne regarde point le chrétien, qui n’est pas réduit à la loi, et pour qui, au ministère de mort de Moïse, a succédé le ministère de justice de Jésus-Christ. – Oui, cela le regarde pourtant, lorsqu’il ne contemple pas assidûment Jésus-Christ. Cela le regarde, parce qu’il y a un principe de mort, une mort partielle, dans l’habitude de goûter, de savourer à longs traits sa misère, au lieu de goûter, de savourer la bonté de Dieu. On ne tombe pas jusqu’au désespoir, je le sais, parce que, arrivé sur le bord, on est retenu par le souvenir de Jésus-Christ, comme par une chaîne qui se fait sentir au moment précis où elle est toute déroulée et où l’on ne pourrait plus faire un pas vers l’abîme à moins qu’elle ne se brisât ; on n’arrive donc pas au désespoir, mais à un abattement profond. L’âme, malgré quelques lueurs qui de temps en temps lui arrivent du côté de la croix, est habituellement triste, et faible d’autant ; elle a cru qu’il suffisait de regarder Jésus une fois pour toutes, mais il le faut regarder sans cesse, ou regarder sans cesse vers le péché. L’œil, à moins d’être aveuglé, n’a pas d’autre alternative ; et s’il est bien prouvé qu’on ne perdra pas de vue sa misère en regardant Jésus-Christ crucifié, parce que cette misère est comme gravée sur sa croix, il est bien prouvé aussi qu’en regardant à sa misère on peut perdre de vue Jésus-Christ, parce que la croix n’est pas naturellement gravée dans l’image de notre misère. Un apôtre fut blâmé d’avoir voulu mettre les mains dans les plaies de son maître ressuscité ; nous nous associons tous à ce blâme, et nous disons : Que ne les mettait-il bien plutôt dans ses propres plaies, dans les plaies de son âme ? Mais, dans un autre esprit, l’exemple de Thomas doit nous servir de règle ; car ce n’est pas dans nos plaies, mais dans celles de Jésus que nous devons mettre les mains ; et c’est dans cet esprit que nous disons à la classe de fidèles que nous avons en vue : Regardez, oui, regardez partout ; regardez jusqu’au fond de votre misère ; mais regardez davantage à Jésus-Christ ; du moins ne consentez -jamais à vous voir, avec votre péché, qu’à travers la croix de Jésus-Christ et sa charité triomphante.

[a] Romains 1.32

Et pour ne plus parler seulement de notre misère, mais en général de l’observation de nos impressions et de nos états successifs, nous ne saurions trop nous garder de donner à cette vue le temps et l’intérêt que nous devons surtout à la contemplation de notre Sauveur. Ici, vous le comprenez, point d’exclusion, point de système absolu. Nous défendons la cause sacrée de la contemplation de Jésus, sans condamner l’observation intérieure ; car ce serait, tout d’un temps, condamner l’Evangile qui l’autorise et qui la recommande. Il faut bien, en effet, en reconnaître la sanction dans ces paroles de saint Paul : Examinez-vous vous-mêmes pour savoir si vous êtes dans la foi : ne reconnaissez-vous point que Jésus-Christ est en vous[b] ? car ces paroles ne signifieraient rien si l’examen de soi-même était interdit. Il faut bien reconnaître encore que lorsque saint Jean nous déclare que c’est à cela que nous connaissons que nous sommes dans la vérité si nous aimons nos frères[c], il nous autorise, il nous oblige même à cette observation de nous-mêmes contre laquelle nous avons l’air de vouloir vous prémunir. Mais, de fait, nous ne prétendons vous mettre en garde que contre son abus, et il en vaut la peine. Déjà le principe qui nous livre à cette pente est suspect ; et, puisqu’il s’agit d’observation de soi-même, observons nous d’abord là-dessus ; nous verrons que la personnalité a presque toujours beaucoup de part dans cette habitude, qui d’ailleurs ne manque jamais de la nourrir et de la fortifier. A nous occuper de nous-mêmes, fût-ce pour nous condamner, fût-ce pour nous haïr, nous trouvons un plaisir amer, une cuisante volupté ; et ce plaisir est si dangereux qu’il faudrait nous en sevrer, quand même nous l’aurions acheté au prix d’une grande humiliation. Un autre danger, non moins grand, c’est d’évacuer peu à peu la croix de Jésus-Christ, de remplacer subtilement le pardon tout gratuit de Dieu par quelque chose qui d’abord ne paraît pas une œuvre, mais qui pourtant en est une ; d’ôter à l’œuvre qui s’est faite hors de nous quelque chose de sa valeur absolue pour en revêtir l’œuvre qui se fait en nous, et que si aisément nous croyons faite par nous parce qu’elle se fait en nous ; de ne plus nous abandonner assez simplement à la divine miséricorde, et, pour tout dire en un mot, de faire de notre salut une affaire et une question de sentiment. Il ne l’est pas, il ne peut pas l’être ; il n’y a pas de plus ou de moins dans ce qui est absolu, et comme Jésus-Christ n’est pas mort plus ou moins pour les uns ou pour les autres, il n’est pas mort plus ou moins pour chacun de nous selon l’état où nous nous trouvons dans un moment donné. Je ne voudrais pas, à Dieu ne plaise, encourager la funeste idée qu’il ne faut pas prendre garde à ce que nous sommes, ni par conséquent à ce que nous faisons ; idée dont la conséquence extrême, mais inévitable, serait de nous complaire au contraste entre notre foi et notre état moral, de nous applaudir à mesure que ce contraste est plus marqué, et de mettre au-dessus de toute autre, comme plus simple et plus sincère, la foi qui se confie d’autant plus qu’elle a moins de raisons de confiance, si bien que nous finirions par nous croire plus proches de Dieu à mesure que par notre vie nous en serions plus éloignés. Quand l’apôtre parlait avec éloge de ceux qui espèrent contre toute espérance[d], ce n’est pas apparemment cette espèce de chrétiens qu’il avait en vue, quoiqu’ils espèrent, en effet, contre toute espérance. Que deviendrait le précepte de la vigilance, si le droit de l’observation de nous-mêmes ne nous était pas reconnu ? Comment surveiller la vie à moins de surveiller le cœur, de qui procèdent les sources de la vie ? Et enfin, comment ne pas juger, en dépit de tous les systèmes, que le salut est dans la communion du cœur et de la volonté avec le Père des esprits, et que cette communion, en diminuant, diminuerait le ciel et le salut ? Saint Paul ne nous prête-t-il pas son autorité lorsqu’il nous dit que Dieu nous a donné dans son Esprit (et non dans sa parole) les arrhes ou l’à-compte de notre héritage, et que son Esprit (non sa parole) rend témoignage à notre esprit que nous sommes ses enfants ? Or l’action de l’Esprit n’a rien de magique ; l’Esprit se donne à connaître par des fruits, qui sont des sentiments, des inclinations, des œuvres, toute une vie ; c’est donc dans cette vie, découlant de l’Esprit, que nous trouvons les arrhes ou l’avant-goût du ciel. Mais en convenant de tout ceci, et prêt à le défendre au besoin, nous disons, en nous fondant sur nos observations précédentes, que cette contemplation de nous-mêmes, à moins qu’elle ne soit sans cesse épurée par la contemplation de Jésus-Christ, est facilement égoïste, et qu’à moins qu’elle ne soit dominée par la contemplation de Jésus-Christ, elle nous ramène à petits pas vers la propre justice, vers le salut par les œuvres, de là jusqu’à l’orgueil, si nous nous méconnaissons, ou jusqu’au découragement et au relâchement, si nous nous croyons tels que nous sommes ; en sorte qu’à la fin ce principe généreux que le salut par grâce avait dû mettre dans notre cœur, ce principe que rien ne remplace, et hors duquel il n’y a que mensonge, déception et révolte, ce principe, disons-nous, lentement rongé par la personnalité et par la curiosité, s’affaisse, s’abîme au sein de notre croyance, dont l’extérieur seul est resté debout, comme l’écorce d’un vieil arbre dont le temps a consumé le bois et la mœlle. Encore une fois, regardez-vous vous-mêmes, je le veux, je le désire, mais en présence de la croix, mais à travers Jésus-Christ.

[b] 2 Corinthiens 13.5
[c] 1 Jean 3.19
[d] Romains 4.18

Quant à ceux, dont j’ai parlé aussi, qui, regardant à Jésus-Christ, ne regardent pas surtout, et ne reviennent pas constamment à Jésus-Christ crucifié, voici ce que nous avons à leur dire : Il n’y a qu’embarras, obscurité, angoisse, fatigue stérile dans tous les systèmes sur Jésus-Christ que l’on tire successivement de l’Evangile, quand ce ne sont que des systèmes ; les spéculations sur Jésus-Christ les plus sublimes et les plus nécessaires sont desséchantes, sont meurtrières. Ce n’est pas que nous entrions dans la pensée de ceux qui vous disent : « Regardez la croix, et ne regardez plus rien. Parlez de la croix, et ne parlez que de la croix. Ne vous inquiétez pas de ce que saint Paul, saint Jean, Christ le premier, ont parlé d’autre chose : il est vrai qu’ils ont parlé de la régénération, sans laquelle on ne saurait voir le royaume de Dieu, et de la sanctification, sans laquelle personne ne verra le Seigneur ; ils ont eu leurs raisons, qui nous sont inconnues ; pour vous, ne le faites pas ; car il est bien clair que si vous parlez de la nécessité d’une nouvelle naissance, c’est comme si vous ordonniez aux hommes de naître de nouveau, et que si vous entrez dans le détail de la sanctification, vous rouvrez la porte à cette propre justice, espèce de trafiquant effronté, que Jésus-Christ avait chassé du sanctuaire. » Nous ne vous dirons jamais rien de pareil. Il n’y a pas à choisir dans l’Evangile ; tout est à prendre, rien à laisser ; et si Paul a pu dire, en parlant des productions alimentaires du monde physique : Tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter pourvu qu’on le prenne avec actions de grâces[e], comment ne le dirions-nous pas de l’Evangile, cette autre création, cet autre monde, où certainement tout est bon ? Nous ajoutons seulement avec l’apôtre : Pourvu que vous en usiez avec actions de grâces, ce que, dans notre sujet, nous traduisons ainsi : Pourvu que votre reconnaissance envers Jésus-Christ, pourvu que votre abandon à la pure grâce de Dieu, pourvu que votre confiance dans votre Sauveur, dominent et pénètrent tout ; pourvu que vous mêliez à chacune de vos idées cette idée pour les compléter et pour les éclairer ; pourvu qu’après avoir appris bien des choses, vous puissiez dire en toute vérité : Je ne sais et ne veux savoir qu’une chose : Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié[f].

[e] 1 Timothée 4.4
[f] 1 Corinthiens 2.2

Que ne pouvons-nous accoutumer vos yeux, et d’abord les nôtres, à ce regard simple vers Jésus, qui a été la force et l’onction des fidèles de tous les âges ! Que ne pouvons-nous imprimer dans votre âme, et dans la nôtre d’abord, cette salutaire persuasion : que toutes les complications, tous les nœuds, toutes les difficultés de la vie chrétienne, viennent, comme d’elles-mêmes, se dissoudre et se fondre dans cette bienheureuse unité du regard chrétien ! Ce regard, dans sa simplicité, qui en rend capable le plus humble enfant, ce regard suffit à tout ; il est l’instrument des effets les plus différents, le remède des maux les plus opposés ; il est également victorieux des difficultés des systèmes et des angoisses du doute, des attaques de l’orgueil et de celles du désespoir, des tentations de la convoitise et de celles de la douleur, des amertumes de la haine et des faiblesses de l’affection naturelle ; il sort de la croix, quand on la contemple, une lumière qui dévore toutes les ténèbres et un éclair de charité qui consume toutes les haines. Qui pourra subsister quand il paraîtra ?[g] s’écriait le dernier des prophètes, les yeux tournés vers l’Orient d’en haut. Et nous disons aussi : Quelle angoisse, quelle douleur, quelle amertume, peuvent subsister quand Jésus-Christ paraît, quand la charité divine, la charité sans mesure, sans condition, sans terme, vient à éclater pour nous dans le mystère de la croix ? Tous les raisonnements, toutes les combinaisons, tous les conseils, toutes les méthodes, ne valent pas pour le cœur ni même pour l’intelligence, un regard adressé à Jésus ; et quand tous ces moyens se trouvent utiles (et qui voudrait nier qu’ils puissent l’être?) il faut encore ce regard, il faut encore cette lumière pour tout vivifier et pour tout affermir. Qu’elle paraisse seulement, car il ne s’agit que de la voir. L’a-t-on regardé, dit le prophète, on en est tout illuminé[h], c’est-à-dire tout à la fois éclairé, réchauffé, vivifié, consolé.

[g] Malachie 3.2
[h] Psaumes 34.6

Méditez sur cette idée, qui peut-être se présente trop rarement à votre esprit : c’est que la vue de la croix suffit à tout. On en comprend bien certains usages, on ne les comprend pas tous. On comprend qu’elle porte la consolation dans une âme courbée sous le fardeau du péché ; mais comprend-on aussi bien qu’elle soit aussi bonne à contempler dans les afflictions de la chair? On comprend que cette vue donne une fois pour toutes une direction générale à notre vie : comprend-on assez qu’elle est pour chacune des questions de pratique qui peuvent se soulever devant nous un conseil direct et un moyen de solution, sa lumière, comme celle du soleil, n’étant pas seulement vaste, immense, mais se subdivisant et se faisant petite pour pénétrer dans chaque repli, dans chacun des recoins que nous lui ouvrons dans notre vie? On comprend qu’offerte en remède à notre misère elle nous donne la connaissance et la mesure de notre misère ; mais comprend-on aussi bien qu’elle soit propre à dissiper les doutes sur la vérité même de l’Evangile, et les perplexités que crée dans notre esprit la malheureuse complication des systèmes dont l’Evangile est l’objet? On comprend qu’elle est bonne à regarder dans les moments de trouble et d’obscurité : comprend-on aussi bien qu’elle est bonne à regarder dans les moments de clarté de l’esprit, de repos du cœur et de prospérité de la vie, étant non seulement la clarté de la clarté, le repos dans le repos, la prospérité dans la prospérité, mais la vérité et la sainteté de toutes ces choses? Non, les usages de la croix ne sont pas tous également connus de tous ; non, personne de nous n’en fait, il s’en faut bien, tout ce qu’il en pourrait faire, parce que personne ne se dit assez qu’elle est propre à tout, qu’elle suffit à tout, qu’elle renferme tout, qu’elle est tout, qu’elle donne tout sur la terre, qu’elle promet tout dans le ciel.

C’est une merveille propre à l’Evangile que, quand on veut, à son point de vue, distinguer les moyens qu’il offre du but qu’il propose, les sacrifices de leur récompense, le présent de l’avenir, la terre du ciel, on le peut à peine, tant la destination de l’homme est une, tant la vérité est une, tant le devoir et le bonheur, séparés dans notre esprit par un effet de notre déchéance, ne sont au fond qu’une même chose. Dans l’Evangile, la récompense d’aimer est d’aimer davantage, la récompense de voir est de voir mieux encore. Nous vous avons exhortés, comme à un devoir de sagesse et de prudence chrétienne, à regarder ; eh bien, la gloire et le bonheur du ciel consisteront à voir. Qui ne sait que c’est là le nom que les écrivains sacrés donnent le plus volontiers à la céleste béatitude ? Qui ne sait que, dans leur langage, être sauvé c’est voir Dieu : témoin celui d’entre eux qui nous déclare que sans la sanctification personne ne verra le Seigneur ; témoin Jésus-Christ lui-même, qui proclame heureux ceux dont le cœur est pur, parce que, dit-il, ils verront Dieu ; témoin saint Jean, qui encourage les chrétiens à la fidélité par l’espérance de voir un jour le Seigneur tel qu’il est. Mais ce n’est pas sans doute au Dieu de Sinaï, c’est à celui qui rejeta, en Golgotha, le dernier voile qui nous obscurcissait sa gloire, c’est à lui que pensait Job, lorsque, consumé par tous les fléaux à la fois, il s’écriait : Je sais que mon Rédempteur est vivant, et qu’après que ceci, ce corps de poudre, aura été rongé, je verrai Dieu de ma chair, je le verrai moi-même, et mes yeux le verront, et non un autre[i]. C’est au même Dieu-Sauveur que David disait dans son transport : Je verrai ta face en justice, et je serai rassasié de ta vue quand je serai réveillé[j]. Et certes vous n’avez pas lieu d’être étonnés qu’on vous ait figuré sous ces traits le bonheur éternel, vous qui savez quelle joie, incomparable sur la terre, on goûte à contempler Jésus-Christ ; et de toutes les promesses dont on pourrait embellir pour vous la perspective du céleste avenir, aucune ne porte dans votre cœur plus de joie que celle-ci : Vous verrez celui que vous avez percé[k]. Lorsque, par des paroles et par des actions, un de nos semblables nous a prouvé son amour ou sa sympathie, il nous semble que sa vue ne pourra rien nous apprendre, rien nous dire de plus. Que nous importent, pensons-nous, les traits de son visage et la forme de son être physique ? Et cependant nous désirons le voir ; et lorsque nous l’avons vu, il nous semble que de ce moment-là seulement nous savons quel il est, et qu’auparavant nous ne le connaissions point. Le son de sa voix, un de ses regards nous le révèlent tout de nouveau et ce moment ouvre, dans nos rapports avec lui, une période toute nouvelle. Ceci ne donne qu’une idée, mais une idée pourtant de cette vue personnelle de Jésus, réservée aux fidèles dans une autre vie. Il aura sans doute été avec eux jusqu’à la fin de leur carrière, comme il est avec son Eglise jusqu’à la fin du monde ; ils l’auront connu, ils auront conversé avec lui ; quelques-uns même, les heureux contemporains de son ministère, l’auront vu des yeux de leur chair ; mais le voir de cette vue profonde qui plonge jusqu’au centre de l’âme, et que saint Paul a si énergiquement caractérisée en disant : Que nous connaîtrons comme nous sommes connus[l] ; pénétrer jusque dans le lieu très saint, je veux dire dans le dernier fond de cette ineffable charité ; la sentir comme on sent ses propres affections ; goûter incessamment, boire à longs traits cet incomparable amour ; avoir part à toutes les pensées du Bien-Aimé ; recueillir ses divines confidences ; être un avec Lui comme il est un avec son Père ; s’inspirer à chaque instant de la mystérieuse vertu de son regard, et se dire : « Ce prince glorieux de l’éternité, c’est Celui que j’ai percé ; Celui que mes yeux contemplent est à la fois ma victime et mon Dieu » paroles vaines pour exprimer ce qui est inexprimable, suffisantes néanmoins pour ouvrir au regard de l’espérance une perspective ravissante et infinie. Puisse-t-elle s’ouvrir devant chacun de nous ! Mais pour que notre regard affermi puisse traverser, non pas les nuages, mais la splendeur qui semble la lui fermer, qu’il se repose longtemps sur Jésus-Christ crucifié ; qu’il se prépare ainsi à soutenir la vue de cet éblouissant lointain ; qu’il ait appris à voir le ciel sur la terre avant de voir le ciel dans le ciel !

[i] Job 19.25-27
[j] Psaume 17.15
[k] Jean 19.37
[l] 1 Corinthiens 13.12

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