Du Han. — Jordan — Réorganisation de l’Académie de Berlin. — Prédilection de Frédéric II pour la langue française. — Béguelin. — Achard. — Des Jariges. — Charles et Louis de Beausobre. — Le Catt. — Lambert. — Prémontval. — Villaume. — Bitaubé. — Le refuge philosophique et le refuge calviniste. — Services des réfugié dans la guerre de sept ans. — La Mothe-Fouqué, — Progrès de l’industrie.
Frédéric-Guillaume mourut en 1740, léguant à son successeur un revenu libre de toutes dettes, huit millions sept cent mille écus d’économies, et une armée parfaitement disciplinée qu’il avait portée à quatre-vingt-cinq bataillons et cent onze escadrons. Le prince qui reçut cet héritage et qui devait élever jour la Prusse au rang de puissance de premier ordre était presque Français. Elevé d’abord par madame de Rocoules, puis par un disciple de Lacroze et de Naudé, le capitaine Du Han, qui s’était distingué comme volontaire au siége de Stralsunda. Frédéric II avait puisé dans l’enseignement de ses maîtres une prédilection marquée pour la France, et, il faut le dire, une antipathie injuste pour la langue et la littérature nationales. A peine sorti de la prison de Custrin, il se rendit à Rheinsberg où il étudia les mémoires militaires de Feuquières et où il s’entoura d’une société toute française, composée de Du Han, de Maupertuis, de Chazot, en même temps qu’il entrait en correspondance avec l’élite des écrivains de France, avec Rollin, Fontenelle, Hénault et surtout avec Voltaire, le grand interprète de l’opinion publique et l’idole du siècle.
a – Du Han était né en 1685 à Jandun en Champagne.
Devenu roi, il rappela à Berlin Du Han qui avait partagé sa disgrâce, et dont l’esprit, à la fois judicieux et caustique, plaisait à son génie sceptique et railleur. Il le récompensa par un fauteuil à l’Académie et par une place au département des affaires étrangères. Le Normand Chazot reçut un emploi conforme à ses connaissances militaires. Le baron de Chambrier fut confirmé dans les fonctions d’ambassadeur à Versailles. Le littérateur Jordan fut nommé conseiller intime et chargé de réorganiser l’Académie avilie par Frédéric-Guillaume Ier. Dès la première année, les vœux du nouveau roi furent si bien remplis à cet égard qu’il put écrire à Voltaire : « J’ai posé les fondements de notre nouvelle Académie. J’ai fait acquisition de Wollf, de Maupertuis et d’Algarotti. J’attends la réponse de Vaucanson, de ’s Gravesande et d’Euler. J’ai établi un nouveau collège pour le commerce et les manufactures. J’engage des peintres et des sculpteurs. » Le réfugié Formey seconda les efforts de Jordan et fut pendant cinquante ans le grand ressort de l’Académie. Né à Berlin en 1711 d’une famille originaire de Vitry en Champagne, il étudia au collège français sous Lacroze et Achard, et plus tard sous Beausobre, Lenfant et Pelloutier. Nommé successivement pasteur français à Brandebourg, puis à Berlin, il devint professeur d’éloquence au collège français en 1737, et succéda deux ans après à Lacroze dans sa chaire de philosophie. Aussitôt après son avènement, Frédéric II lui proposa de rédiger un journal politique et littéraire, pour lequel il fournit lui-même des articles jusqu’à l’ouverture de la guerre de Silésie. Depuis lors il ne cessa de prendre part à la rédaction de la plupart des gazettes littéraires du temps, la Bibliothèque germanique, la Bibliothèque critique, la Bibliothèque impartiale, l’Abeille du Parnasse, les Annales typographiques. Lors du renouvellement de l’Académie, il fut choisi pour secrétaire de la classe de philosophie. En 1745, il fut nommé historiographe, trois ans après secrétaire unique et perpétuel de l’Académie. Ses occupations littéraires ne l’empêchèrent pas de remplir en même temps différentes charges dans la colonie française, à laquelle il rendit des services signalés, comme conseiller du Directoire suprême, jusqu’à sa mort, en 1797b.
b – V. sur Formey, M. Bartholmes, t. I, p. 361-363.
Formey fut un de ceux qui contribuèrent le plus à faire substituer l’usage de la langue française au latin dans l’Académie de Berlin. « On a substitué le français au latin, dit-il, pour rendre l’usage de ses mémoires plus étendu ; car les limites du pays latin se resserrent à vue d’œil, au lieu que la langue française est à peu près aujourd’hui dans le cas où était la langue grecque du temps de Cicéron. On l’apprend partout, on recherche avec empressement les livres écrits en français, on traduit en cette langue tous les bons ouvrages que l’Allemagne ou l’Angleterre produisent ; il semble, en un mot, qu’elle soit la seule qui donne aux choses cette netteté et ce tour qui captivent l’attention et qui flattent le goût. » Déjà, avant Formey, Leibnitz s’était servi de la langue française, pour sa Théodicée et pour ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, destinés à réfuter le scepticisme de Bayle et l’empirisme de Locke. Mais le véritable auteur de ce changement fut le roi lui-même, dont la volonté tint si souvent lieu de loi. « Il voulait, dit Maupertuis, qu’une langue écrite et parlée par lui avec tant d’élégance fût la langue de son Académie. » Sans doute, aussi, Frédéric II voulait frayer aux idées françaises une large route vers le Nord. Mais, en même temps, il espérait propager au loin avec le secours de la langue française, les travaux littéraires des académiciens de Berlin, et les associer à la gloire européenne que les lettres françaises avaient acquise.
Toutefois ni Formey, ni Frédéric II ne seraient parvenus à vulgariser ainsi la langue française, si elle avait été une langue entièrement étrangère. Mais depuis le règne du grand électeur on la parlait à Berlin, à Magdebourg, à Halle, et plus encore dans les petites villes où les réfugiés vivaient plus isolés que dans les grands centres de population. On sait la singulière impression que produisit sur les officiers français faits prisonniers à la bataille de Rosbach, non seulement cette multitude de leurs anciens concitoyens originaires de toutes les parties du royaume, mais aussi l’usage presque général de leur langue dans toutes les provinces de la monarchie prussienne, même parmi les nationaux. Partout ils rencontraient les nombreux descendants des réfugiés livrés à la culture des lettres et des arts, donnant l’exemple des mœurs les plus graves, et conservant, au milieu d’une société qui commençait à se laisser aller à l’esprit incrédule du siècle, un attachement inébranlable aux convictions religieuses de leurs ancêtres.
Un grand nombre d’écrivains illustres, sortis du refuge, contribuèrent, sous ce règne mémorable, à soutenir l’éclat des lettres françaises et à propager la langue que préférait le roi. Nicolas de Béguelin, d’abord secrétaire de légation à Dresde, puis précepteur du prince royal, neveu de Frédéric II, fut reçu à l’Académie à l’âge de trente-deux ans, et y lut une série de dissertations de physique, de mathématiques et de haute spéculation, que d’Alembert regardait comme des chefs-d’œuvre inimitables. Né à Neufchâtel, Béguelin n’appartenait pas, à proprement parler, à la colonie berlinoise, mais il s’y rattacha par ses écrits et par l’influence qu’il exerça. Antoine Achard, né à Genève, d’une famille originaire du Dauphiné, remplaça David Ancillon comme pasteur, Isaac de Beausobre comme membre du consistoire de la colonie. Il passait, vers l’an 1740, pour le prédicateur français le plus distingué de l’Allemagne.
Frédéric II l’admit dans son intimité et le fit recevoir à l’Académie. Adversaire déclaré du panthéisme de Spinosa, Achard opposa aux doctrines du philosophe d’Amsterdam celles de l’Évangile, de Descartes et du sens commun. Le jurisconsulte Des Jariges, né à Berlin en 1706, d’une ancienne famille du Poitou, parvint sous Frédéric II à la dignité de grand chancelier. Membre de l’Académie comme Achard, il fut comme lui l’adversaire implacable du spinosisme, à la réfutation duquel il dévoua toute sa vie. Charles et Louis de Beausobre, fils du grand Beausobre, furent agrégés successivement à l’Académie, qui semblait vouloir ainsi réparer le tort de n’avoir pas élu leur illustre père. Le premier se fit remarquer par ses écrits sur le cardinal Albert de Brandebourg ; le second entreprit de savantes recherches sur certains phénomènes de l’âme, tels que l’enthousiasme, les pressentiments, les songes, la folie. Ce dernier eut pour successeur Benjamin d’Anières, issu d’une ancienne famille de la Bresse, mais né à Berlin en 1736 et élevé au collège français de cette ville. Son Discours sur la législation, accueilli avec faveur par Frédéric II, applaudi en France et surtout en Angleterre, lui ouvrit les portes de l’Académie. Henri Le Catt, secrétaire des commandements du roi, le suivit dans toutes ses campagnes, et resta longtemps chargé de sa correspondance littéraire et académique. Le savant et profond Lambert, que ses contemporains plaçaient à côté de Leibnitz, était petit-fils d’un réfugié. Né à Mulhouse en 1728, mort en 1777, il appartint par son origine à la France, par sa vie à l’Allemagne, par ses immenses recherches à tous les domaines de l’activité intellectuelle.
Ce fut lui qui rédigea les statuts et dirigea les travaux de l’Académie de Munich, fondée en 1720, par l’électeur de Bavière, sur le modèle de celle de Berlin. Accusé sottement d’athéisme, il quitta la Bavière en 1764 et vint à Berlin, où les plus célèbres académiciens s’empressèrent de prier le roi de lui donner une place dans leur société. Il en fit partie pendant douze ans. Le plus illustre des disciples de Lambert, Ploucquet, professeur à Tubingue, appartenait également à la colonie française. André-Pierre Leguay, né à Charenton, près de Paris, en 1716, plus connu sous le nom de Prémontval, se réfugia à Genève en 1743, embrassa le protestantisme, et après avoir erré quelques années en Suisse, en Allemagne et en Hollande, il vint à Berlin en 1752, et fut reçu à l’Académie. Il critiqua avec une égale sévérité la philosophie alors dominante de Wolf et le style des réfugiés, et acquit ainsi le double renom de penseur indépendant et de puriste incorruptible. Villaume vit couronner par la société royale de Metz son beau travail qui répondait à cette question : « Quels sont les moyens conciliables avec la législation française, pour animer et pour étendre le patriotisme dans le tiers état. » Depuis il publia plusieurs ouvrages d’éducation et de philosophie, et honora par son caractère autant que par ses écrits cette tribu de réfugiés à laquelle il était fier d’appartenir. Bitaubé, né à Koenigsberg, en 1732, d’une famille originaire de Castel-Jaloux, attira sur lui l’attention de Frédéric II, par sa traduction libre de l’Iliade, publiée à Berlin, en 1762. Le roi littérateur le nomma membre de son Académie, et, par une faveur spéciale, lui permit de passer plusieurs années à Paris pour y perfectionner son ouvrage. Il y fit paraître sa traduction complète de l’Iliade, en 1764, et y ajouta, en 1785, celle de l’Odyssée. Lorsque la révolution de 1789 eut rendu leurs droits aux descendants des réfugiés, Bitaubé redevint Français avec bonheur. Il fut nommé membre de l’Académie des inscriptions, mais bientôt ses relations avec Brissot et Roland le rendirent suspect aux terroristes. Jeté en prison en 1793, il ne recouvra la liberté qu’après le 9 thermidor. Nommé membre de la troisième classe de l’Institut, il reçut de Napoléon les distinctions les plus flatteuses, et prolongea sa carrière à Paris jusqu’en 1808, au milieu d’une aisance heureuse conquise par ses travaux.
Ainsi, malgré son incrédulité, Frédéric II éprouvait pour les réfugiés la même sympathie que ses prédécesseurs. Dans sa vieillesse il dit qu’il s’estimait heureux de vivre assez pour célébrer avec eux le jubilé de la révocation de l’édit de Nantes, en 1785. Peut-être, en faisant prévaloir leur langue dans son Académie régénérée, avait-il voulu leur offrir de nouvelles facilités de se distinguer dans cette société qui leur devait pour ainsi dire son origine et ses premiers succès. Peut-être aussi avait-il espéré rattacher ainsi la colonie religieuse à la colonie sceptique, le refuge calviniste au refuge philosophique, dans lequel brillèrent tour à tour Maupertuis, d’Argens, d’Alembert, La Mettrie et Voltaire. Si Frédéric II conçut un pareil espoir, il dut y renoncer bien vite. Les réfugiés protestants ne se confondirent jamais avec les réfugiés libres penseurs.
Lorsque la guerre de sept ans menaça l’existence même de la Prusse, ils s’armèrent à la voix de Frédéric et prirent une part glorieuse à la défense nationale. Louis Le Chénevix de Béville servit comme lieutenant général dans l’armée prussienne, et reçut plus tard pour récompense le gouvernement de Neufchâtel. Dans la campagne de 1760, Forcade fut chargé d’arrêter les Russes qui avaient pénétré en Poméranie. Au siège de Schweidnitz, Le Fèvre remplit les fonctions d’ingénieur en chef. Dans la funeste mais honorable défaite de Landshut, en 1760, un gentilhomme issu d’une des plus anciennes familles de Normandie, le général baron de La Mothe-Fouqué, tint tête avec 8000 Prussiens au général Laudon qui avait sous ses ordres 28 000 Autrichiens. Il rangea ses troupes en bataillon carré, et après avoir consumé toute sa poudre, il continua de combattre à l’arme blanche, repoussa pendant huit heures les attaques furieuses de la cavalerie ennemie, et succomba enfin sous le nombre, relevant par ce désastre même l’éclat de sa réputation. « Cette belle action, dit Frédéric II, ne peut être comparée qu’à celle de Léonidas et des Grecs qui défendirent les Thermopyles, et qui eurent un sort à peu près semblable au sienc. »
c – Frédéric II, Mémoires sur la guerre de Sept ans, t. II, p, 88. Berlin, 1788. — Cf. la biographie de La Mothe-Fouqué écrite par son petit-fils. Berlin, 1824, in-8.
Il n’y eut pas moins de neuf généraux d’origine française qui contribuèrent alors à défendre la Prusse contre l’Autriche, la France et la Russie. Les plus distingués furent : La Mothe-Fouqué, Hautcharmoy, de Bonin, Dumoulin et Forcade. Leurs noms respectés sont inscrits sur la statue érigée récemment sur la place du château de Berlin en l’honneur du grand Frédéric et de son siècle.
Au sortir de cette lutte inégale et meurtrière, la Prusse ressemblait, selon l’expression de son roi, à un homme criblé de blessures, affaibli par la perte de son sang et près de succomber sous le poids de ses souffrances. Mais elle avait tenu tête à l’Autriche, à la France et à la Russie conjurées pour sa perte, et désormais elle était rangée parmi les grandes puissances de l’Europe. Après la paix d’Hubertsbourg qui assurait la tranquillité au dehors, Frédéric II put tourner son attention vers l’intérieur. Les fabriques de laine fondées par les réfugiés manquaient de fileurs. Il en fit venir des pays étrangers un assez grand nombre pour former deux cent quatre-vingts nouveaux villages de deux cents familles chacun. Toutes les villes de la Prusse virent s’élever de nouvelles manufactures. Celles d’étoffes riches et de velours trouvèrent leur place marquée à Berlin ; celles de velours légers et d’étoffes unies à Potsdam. Francfort-sur-l’Oder fabriqua des cuirs de Russie ; Berlin, Magdebourg et Potsdam des bas et des mouchoirs de soie. L’orfèvrerie, la bijouterie, la joaillerie et les arts qui s’y rattachent parvinrent à un haut degré de perfection. Frédéric II commandait tous les ans un certain nombre de tabatières d’or, enrichies de brillants et d’autres pierres précieuses et qui exigeaient le concours des arts du joaillier, du bijoutier, du graveur et du peintre, et il les payait toujours du prix de six à vingt mille écus. Non content d’ordonner la confection de ces ouvrages, il faisait venir à Potsdam les ouvriers qu’il employait et qui presque tous appartenaient à la colonie française, s’entretenait avec eux de leur art et leur fournissait lui-même des dessins ou corrigeait les leurs avec tout le goût d’un artiste. Bientôt la bijouterie de Berlin devint presque aussi recherchée que celle de Paris. Les cours de Russie, de Pologne et de Saxe dans lesquelles le goût du luxe et de la magnificence avait fait d’immenses progrès, l’encouragèrent par leurs commandes, et devinrent la grande ressource des artistes berlinois. Les plus renommés par leur habileté étaient Daniel Baudesson qui acquit une véritable supériorité, les frères Jordan qui s’enrichirent par le commerce des brillants, et François Réclam qui mérita par la rare perfection de ses ouvrages les éloges de Frédéric II. Les plantations de mûriers furent encouragées, malgré la rigueur du climat, dans toutes les provinces où les réfugiés avaient établi des manufactures de soieries. Les personnes attachées aux Églises donnèrent l’exemple aux cultivateurs et leur enseignèrent à élever cet insecte précieux. Dans les lieux où le bois se trouvait en abondance, et où l’éloignement des rivières empêchait de le vendre avec avantage, on établit des ferronneries qui fournirent aux forteresses et à l’armée des canons de fer, des boulets et des bombes. De vastes marais qui s’étendaient le long de l’Oder depuis Swinemunde jusqu’à Custrin furent desséchés et livrés à la culture, peut-être pour la première fois, et douze cents familles y trouvèrent une subsistance aisée. En un mot l’industrie et l’agriculture furent encouragées, et la Prusse doubla à la fois sa population et sa puissance.