Genèse 16
« Vous, serviteurs, soyez soumis à vos maîtres… aussi à ceux qui sont d’une humeur difficile ! »
Il faut vraiment que la Bible soit bien sûre d’elle-même, bien certaine d’être un livre divin, pour oser nous raconter de ses plus grands héros tant de péchés et tant de chutes. Elle nous présente David comme un roi selon le cœur de Dieu, et cependant elle le montre adultère et meurtrier. Elle appelle Abram le père des croyants, et elle n’a pas plutôt élevé sa foi sur la hauteur d’où procède la justification, qu’elle nous la fait voir descendue dans les bas-fonds de l’impatience et de la faiblesse. Si nous avions écrit ces pages, n’est-ce pas ? nous nous serions arrangés du moins à ce que le chapitre seizième ne vînt pas suivre immédiatement les scènes magnifiques du quinzième. Et puis, nous aurions voilé, atténué. – Atténué quoi ? La vérité ? L’Écriture ne connaît pas ces ménagements. Elle reste en tout fidèle au vrai. Elle est un livre d’histoire, et non de fantaisie. J.-J. Rousseau avait raison : Ce n’est pas ainsi qu’on invente.
Abordons notre récit, dans l’esprit qui nous a conduits lorsque nous avons accompagné le patriarche en Egypte. Nous aurons, n’en doutons pas, plus d’une instruction à recueillir.
Les promesses de Dieu ont été admirables. La confiance d’Abram a été grande. Mais l’attente durait toujours. Voici dix années que le patriarche habite en Canaan. Il a bâti des autels, exercé son ministère, maintenu parmi ces peuples idolâtres le drapeau d’un pur monothéisme. Avec cela, il est aussi étranger et aussi seul qu’au premier jour. Plus seul même, car Lot l’a bien définitivement quitté… L’enfant annoncé n’est pas né.
Un pas a été fait dans la clarté des prophéties. Abram a su que l’héritier sur lequel il compte ne sera pas Éliézer, son intendant. Non, ce sera, bien un fils, son fils. Remarquons-le pourtant, afin d’être absolument équitables. Jamais encore, lorsqu’il a été question de sa postérité. Saraï sa femme n’a été mentionnée expressément. Or, quand même toutes les vraisemblances aboutissaient à son nom, et quoi qu’il fût plus que probable qu’elle seule pourrait être la mère du fils de la promesse, cela n’avait pas été dit en propres termes, comme ce fut le cas treize ans plus tard, lors de la visite des trois angesa. La précision intentionnelle avec laquelle nous la voyons nommée alors, nous rend d’autant plus sensible l’absence de son nom dans les révélations précédentes. Trouverons-nous maintenant si étrange que cette pensée ait pu se faire jour quelquefois dans l’esprit d’Abram : qui sait si le fils attendu doit m’être donné par Saraï ?
a – Genèse 17.16.
Une seconde remarque veut être faite. Si cette pensée a germé dans le cœur du patriarche, ce n’est pas lui qui l’exprime le premier, c’est sa femme. La foi du mari ne paraît pas avoir été celle de l’épouse. Chez elle, l’impatience était plus grande ; l’incertitude plus douloureuse. Elle ne comprenait plus. Dans des réflexions et des raisonnements où il entre plus d’abnégation, peut-être, que nous ne savons en discerner au premier abord, elle commence à se demander si elle ne serait point un obstacle à l’accomplissement des promesses ; si elle n’avait pas la tâche, le devoir de se sacrifier pour faciliter la réalisation des plans de Dieu. Aberration, direz-vous ? Sans aucun doute. Mais aberration accompagnée de beaucoup d’humilité et d’oubli de soi-même. Car enfin, il n’est que juste de le reconnaître. Dans l’acte auquel nous la verrons se résoudre, après l’avoir sans doute repoussé bien longtemps, elle s’apprête à fouler sous ses pieds les plus chers et les plus nobles privilèges de la femme. Êtes-vous sûrs qu’il ne lui en a rien coûté ? Pour moi, j’ai besoin de me rappeler ce que dit ici l’Écriture. Je cherche le jugement porté par un critique dont le bon sens et l’équité dépassaient les nôtres, et je le lis, libellé en ces termes dans la première Épître de Pierre : « Sara obéissait à Abraham, l’appelant son Seigneur, elle dont vous êtes devenues les filles par votre bonne conduite, et par votre courage qui ne s’effraie de rienb. » Admettez qu’à l’heure où nous arrivons, Saraï semble abandonner vis-à-vis de son époux la position dont l’apôtre lui fait gloire, qui vous dira ce qu’il se cachait dans sa résolution de renoncement et de souffrance ?
b – 1 Pierre 3.6.
Un mot encore. Ce n’est pas à proprement parler un second mariage que Saraï propose à Abram ; ce n’est pas une seconde épouse que le patriarche prendra. D’après les idées généralement admises à cette époque, même dans des tribus monothéistesc – pour ne rien dire des Cananéens – l’union projetée ne doit être qu’une autre face ou un complément de celle qui a été contractée avec Saraï. Les enfants, s’il y en a, seront considérés comme enfants de Saraï, enlevant pour elle l’opprobre de la stérilité. Et de même que l’époux avait eu un moment la pensée de faire de son serviteur son héritier universel, de même l’épouse imagine qu’une de ses servantes pourrait être un instrument agréé de Dieu pour amener à son foyer cet héritier vainement attendu depuis dix années.
c – Voyez plus tard l’histoire de Jacob.
Pesons ces diverses considérations. Il est très facile de crier au scandale et de jeter des pierres sur une mémoire. Mais ce n’est pas toujours juste. Plaçons-nous dans l’époque où notre récit nous amène ; reconnaissons que l’Écriture n’adresse à Saraï aucun reproche direct, et se contente de nous montrer les conséquences de son action. Cette conduite, alors, nous l’appellerons bien une faute ; il nous est impossible d’y donner un autre nom. Nous déplorerons que celle qui savait si bien voir la cause de son malheur : – « l’Éternel m’a rendue stérile » – ne consente pas à laisser à Dieu seul le soin de la consoler et de la relever. Nous regretterons que la foi d’Abram n’ait pas été assez forte pour résister à ces conseils, pour déchirer cette trame, et pour demeurer inébranlable sur le terrain de l’attente et de l’obéissance.
Cela dit, plus vite nous suspendrons nos jugements mieux cela vaudra. Avons-nous bien le droit de condamner ? Les imitateurs de Saraï se comptent par milliers, dans une société qui se prétend beaucoup plus avancée que la sienne. Combien sont-ils, je vous prie, les hommes, les femmes, les jeunes gens de notre génération qui, ne voyant pas le succès venir assez vite à eux par les voies honnêtes, entrent, sans grands scrupules, dans les routes détournées où la morale à tout à perdre ? Où sont-ils, mes amis, ceux qui renoncent une fois, deux fois, toute leur vie, à faire appel pour réussir à des moyens que l’honneur réprouve, et que Saraï, probablement, ne se fût jamais permis ? Ah ! ceux-là seulement qui sont demeurés nets de toute compromission, fidèles au devoir même dans ce qu’il a de plus austère, respectueux des lois, même quand elles contrarient leurs intérêts, ceux-là, si vous voulez, ont le droit de juger le patriarche et sa compagne. Et ce seront ceux dont le verdict sera le moins dur. Ils savent ce qu’il en coûte de rester pur au sein des subtiles tentations qui les entourent ; ils se souviennent de leurs luttes ; ils ont pitié de ceux qui combattent, même de ceux qui succombent ; ils ne peuvent pas ramasser les débris de leur orgueil pour les en accabler.
Avant d’aller plus loin, quelques mots sur cette Agar qui nous est présentée ici pour la première fois. Son nom pourrait provenir d’un mot arabe qui signifie « fuite ; » d’autres le font venir d’une racine de même son et qui veut dire « beauté. » Elle serait ainsi « la fugitive » ou « la belle. » Peut-être était-elle l’une et l’autre, si son nom a dû rappeler qu’elle avait fui sa patrie. Le récit se contente de nous dire qu’elle était Égyptienne et au service personnel de Saraï. Il est très probable qu’elle avait fait partie de ce lot d’esclaves donné, quelque neuf ans plus tôt, à Abram par Pharaon, lorsque le patriarche s’était rendu en Egypted. Nous ne mentionnons que pour mémoire une légende d’après laquelle Agar aurait été fille de Pharaon par une des femmes de son harem : le roi l’aurait engagée à quitter le palais pour s’attacher à la famille de « l’homme aimé de Dieu ! » Tout nous montre qu’elle fut d’abord honorée de l’affection et de la confiance de sa maîtresse. Quand Saraï elle-même lui fit connaître son plan, elle n’opposa naturellement aucune résistance. Esclave, elle n’avait ni conseil à donner, ni opinion à énoncer ; elle n’avait qu’à obéir. Elle se croyait assurément fort honorée, et sa maîtresse se doutait à peine qu’elle se créait une rivale. Combien vite la position allait changer entre ces deux femmes !
d – Genèse 12.16.
Agar n’a pas plus tôt la certitude d’être mère, qu’elle regarde de haut Saraï : c’était à peu près inévitable. A elle désormais les hommages et les privilèges, puisqu’elle donnera le jour à l’héritier, Saraï, de son côté, dès qu’elle est sûre de la réussite de ses projets, en veut mortellement à celle qui lui a valu ce succès. Car la voici placée, elle, dans une position inférieure. Elle ne serait donc plus la mère du peuple saint, de la postérité à qui les promesses ont été faites ! Comment tolérer qu’on se glorifie devant elle d’un résultat qui, tout ensemble, fait honneur à ses combinaisons et devient le tourment de son cœur, la honte de toutes ses journées, en mettant la servante au-dessus de la maîtresse ?
Ce premier pas dans la voie du dépit est immédiatement suivi d’un autre. Il est nécessaire, de rendre Abram responsable d’une situation si pénible. Ce n’est pas lui, après tout, qui l’a créée ; il s’est contenté d’obtempérer au vœu de sa femme. Si maintenant cela devient intolérable, est-ce sa faute ? Oui, au moins au jugement de l’épouse irritée, et, il faut bien l’ajouter, au jugement de la morale. Car si la proposition est venue de Saraï, il dépendait d’Abram de n’y point accéder. Aussi, reprenant soudain tous ses droits de femme, et les relevant avec un accent indigné, elle proclame que les mépris dont elle est l’objet retombent directement sur son mari. C’était vrai : elle eût mieux fait, seulement, d’y penser plus tôt. Plus tôt également elle aurait dû s’en remettre aux directions de l’Éternel, et ne pas attendre que la faute eût été commise pour le prier d’intervenir et de juger.
Abram n’essaie pas de se débarrasser de sa responsabilité. Il est beaucoup plus généreux qu’Adam vis-à-vis d’Eve après le premier péché. Il ne laisse pas les deux femmes s’arranger entre elles comme elles l’entendront. Non : il rétablit à son foyer le respect dû à l’épouse. Il prend ouvertement son parti ; il sait, il proclame qu’elle est maîtresse ; Agar n’a pas cessé d’être esclave. N’est-ce pas la preuve qu’il n’a jamais songé à faire d’elle sa seconde femme ? Il ne lui en donne, dans tous les cas, ni les titres ni les droits. Il voit l’autorité de Saraï un instant ébranlée ; il la restaure sans hésitation.
Malheureusement, cela ne peut se faire qu’aux dépens d’Agar. Sa maîtresse est peu généreuse. Elle n’excuse pas volontiers. Et, sans se demander si le péché commis n’est pas avant tout le sien, elle use de sa liberté d’action pour maltraiter sa servante. Comment ? Je n’en sais rien. Il y a tant de manières de faire du mal aux gens, tant de coups d’épingle qui blessent plus que des coups d’épée ! Saraï a-t-elle usé de sévices ? Cela ne serait point impossible. Je crois qu’elle a surtout employé les mauvais procédés et les paroles aigres. Elle n’aura pas perdu une occasion de faire sentir à Agar qu’elle n’était qu’une esclave, une étrangère, une égyptienne ; elle l’aura quotidiennement abreuvée de ces mille petites amertumes qui ne sont rien ou pas grand’chose, prises chacune à part, mais qui, accumulées, font déborder la coupe. Un jour, elle déborda. Agar ne put plus y tenir. Elle se sauva.
Le chemin de Schur, où nous allons la retrouver tout à l’heure, est la route de l’Egypte. Rien de plus naturel ; dans sa fuite, Agar ne peut guère penser qu’à sa patrie ; c’est là qu’elle veut retourner. Aujourd’hui encore, nous dit-on, les caravanes qui descendent d’Hébron en Egypte font volontiers une halte aux environs de Schur, au nord-ouest du désert de l’Arabie. La fugitive, sans doute fatiguée, s’est arrêtée là. La réflexion lui est venue ; avec elle les regrets et les appréhensions. A-t-elle vraiment bien fait de quitter Saraï ? L’Egypte lui apportera-t-elle cette liberté après laquelle elle croit courir ? La demeure d’un croyant, même avec un sort humiliant, n’est-elle pas préférable à celle des faux dieux, même avec une vie de plaisirs ?
Comme elle se livrait à ces pensées, auprès d’une source où elle a cherché un peu de fraîcheur, « l’ange de l’Éternel la trouva. » Quelle parole, mes amis ! Elle vaut la peine que nous nous arrêtions aussi pour l’écouter.
Et d’abord, l’ange de l’Éternel. C’est la première fois que nous le rencontrons dans l’Ancien Testament. Avant qu’il se montre au patriarche et à ses descendants – ce qu’il fera souvent – il apparaît à une pauvre esclave en fuite dont l’avenir semble bien précaire. Or, que cet ange de Dieu soit une manifestation de l’Éternel lui-même, c’est ce que nous pouvons conclure de la suite du récit : nous entendrons Agar appeler Atta-El-Roï « le nom de l’Éternel qui lui avait parlé. » (v. 13) La fugitive en a eu la conscience très nette ; Celui qui parlait avec elle n’était point un homme, mais le maître des hommes.
Ensuite, cet ange la trouva. Il est permis d’en conclure qu’il l’avait cherchée. Tandis qu’elle se sauvait, elle, et que ni son maître ni sa maîtresse ne couraient après elle pour la faire revenir, le Dieu d’Abram, cet Être suprême dont elle avait si souvent entendu raconter la gloire et la bonté, et qu’elle commençait à adorer aussi, l’Éternel la poursuit, la cherche, et finalement la trouve. Quel encouragement ou quelle leçon pour ceux qui essaient de s’enfuir de devant lui ! Il les cherche, tantôt dans une tempête comme Jonas sur la Méditerranée ; tantôt dans un son pénétrant et doux comme Élie sur l’Horeb ; tantôt par des épreuves et tantôt par des joies. Mais il cherche ; il s’en donne la peine, et il trouve. Heureuse l’âme qui se laisse prendre et retenir par ce divin chercheur !
L’ange ne se contente pas de se montrer, il parle. Il a avant tout une question à adresser à l’Égyptienne ; il en a même deux. L’appelant tout ensemble par son nom et par sa qualité, comme pour lui rendre la conscience d’elle-même qu’elle avait un peu perdue, « Agar, lui dit-il, servante de Saraï, d’où viens-tu, et où vas-tu ? » Servante de Saraï, tu entends bien. Car aucun acte encore ne t’a enlevé cette qualité ; ta fuite n’est pas un affranchissement. Et si c’est dans la maison d’Abram que tu étais servante, agissais-tu selon ton intérêt, accomplissais-tu ton devoir en la quittant ? Voyons, réfléchis. D’où viens-tu ? Ensuite, où vas-tu ? En Egypte, tu trouveras la paix ! En es-tu sûre ? Le parti que tu as pris était-il le meilleur pour toi ? Et pour ton enfant ? Naître et grandir dans un milieu tout idolâtre, est-ce bien la meilleure part que tu aies pu choisir pour lui ? Réponds, Agar ! C’est le moment, et mes questions en valent la peine.
L’esclave sait d’où elle vient. C’est facile à dire ; elle ne cherche point de détour : « Je fuis loin de Saraï ma maîtresse. » Je viens donc du seul foyer qui, avec celui de Melchisédec. maintienne en Canaan la connaissance du vrai Dieu. Je viens d’une famille que l’Éternel s’est plu à bénir d’une façon absolument exceptionnelle. Les épreuves n’y manquent pas ; les joies y sont plus abondantes encore. Il y a eu des fautes, des péchés. Il y a eu des relèvements et des pardons, tels que je n’en ai jamais vu dans mon ancienne patrie. Voilà d’où je viens. Quant à savoir où je vais !… Agar n’en dit pas un mot. Elle élude prudemment la réponse, car elle ne sait rien. Elle va en Egypte ? Eh ! qui lui dit qu’elle y sera reçue, qu’elle y trouvera seulement de quoi vivre, qu’elle ne devra pas reprendre ses courses vagabondes, et finir par se mettre au service de quelque maîtresse, dix fois pire que Saraï ? Non ! elle ne sait pas ; elle se tait…
L’un des souhaits les plus sincères que je forme pour vous, jeunes gens, c’est que vous rencontriez plus d’une fois sur votre chemin des amis fidèles qui vous adressent les deux questions de l’ange à Agar : D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Heureux ceux qui peuvent répondre le front haut, sans rougir et sans détourner les yeux ! Heureux qui n’a pas à cacher d’où il vient, et qui peut franchement avouer où il va ! Heureux encore, pourtant, celui dont ces questions réveillent la conscience, et qu’elles arrachent des routes du péché. Vous veniez, mon ami, d’une famille pieuse, semblable par bien des côtés à celle du patriarche. On y priait, on y chantait des cantiques, on y dressait des autels, on y aimait Dieu et l’on s’aimait les uns les autres. Vous l’avez quittée. Ce milieu était trop pieux pour vous ; vous y manquiez de liberté. Et maintenant vous allez… où ? Dans les réunions où le plaisir est facile ? Dans les sociétés qui laissent à la porte et les freins, et les lois, et les bienséances, et l’honneur et la religion ? Dans les cercles où l’on joue, en attendant que l’on trompe ; où l’on perd son argent pour apprendre à perdre sa vertu ?…
La feuille ne le savait pas ; Agar non plus ; le savez-vous ?
Un de mes collègues dans le saint ministère rencontre un jour un inconnu, dont la figure décomposée le frappe et l’effraye. Il l’aborde, l’interroge, veut savoir ce qu’il fait, où il va ? Le malheureux, accablé de dégoûts et ne croyant à rien, allait se jeter à l’eau. La question qu’il entend le trouble. Il renonce à son projet. Peu à peu il revient à Dieu. Aujourd’hui, il remplit avec des succès marqués les fonctions d’un évangéliste. Il sauve des âmes après avoir été sur le point de perdre la sienne. Mais aussi, maintenant, il sait où il va.
A la réponse incomplète d’Agar, l’ange oppose un ordre : « Retourne vers ta maîtresse et humilie-toi sous sa main ! » Retourne ! C’est le même commandement que l’apôtre Paul donnera à Onésime quand il se sera enfui de chez son maître Philémon. Ta place est là-bas, désormais ; elle n’est plus en Egypte. Humilie-toi ! même si Saraï gronde, Remporte, frappe : elle est ta maîtresse. Plus de mépris ni de fiertés ; tu es esclave.
Puis, aussitôt après l’ordre, une promesse qui semble faite en deux fois, introduite qu’elle est à deux reprises par les mots : « L’ange de l’Éternel dit. » Agar a beau n’être qu’une esclave, elle est mère aussi. L’enfant d’Abram qu’elle doit mettre au monde ne saurait être abandonné au milieu des païens ; il faut qu’il naisse dans la maison paternelle et qu’il y passe au moins ses premières années. Son nom rappellera la pitié de Dieu pour sa mère : on le nommera « Ismaël, » ou : Dieu entend ! Il sera père, à son tour, d’une postérité si nombreuse qu’on ne pourra pas la compter. Son caractère fort peu sociable, sa passion farouche pour l’indépendance sont dépeints en quelques traits, aussi vrais aujourd’hui du Bédouin et de l’Arabe nomade qu’ils ont dû l’être d’Ismaël leur père : « Il sera comme un âne sauvage ; sa main sera contre tous, et la main de tous sera contre lui ; et il habitera en face de tous ses frères, » c’est-à-dire sans se confondre avec eux, assurant sa place au soleil et ne la laissant prendre par personne. L’Arabe a été conquérant et n’a jamais été conquis. Si ses tribus guerroient souvent les unes contre les autres, elles s’unissent toujours lorsqu’il s’agit de combattre ou d’opprimer l’infidèlee. Et tandis que d’Abram est descendu par Isaac l’Israël spirituel, c’est-à-dire tout le peuple des croyants, à lui se rattache aussi, par Ismaël, toute la nation des sectateurs de Mahomet, c’est-à-dire des adversaires les plus acharnés des chrétiens. Voilà, historiquement, à quoi aboutit le plan de Saraï !
e – C’était bien un descendant de « l’âne sauvage » cet Omar-Saleh, général du mahdi, qui écrivait en octobre 1888 à Émin-Pacha : « Tout le Soudan est soumis au mahdi. Quiconque lui résiste meurt. La région entière est sous la puissance des défenseurs du Dieu du prophète. Toujours ceux-ci seront victorieux… Il est de ton devoir de te soumettre, toi et tes alliés. Les grands enseignements de la religion t’y forcent. » (Wauters, Stanley au secours d’Émin-Pacha, p. 375).
Agar ne songe plus à s’enfuir. Elle a reconnu dans la voix qui vient de lui parler celle de l’Éternel même, et elle proclame son nom dans le langage le plus propre à exprimer tout ensemble sa reconnaissance et sa soumission : « Tu es le Dieu qui me voit. » car, ajoute-t-elle aussitôt : « Ai-je rien vu ici après qu’il m’a vue ? » Naïve et touchante exclamation ! Non, après qu’elle a été vue par ce Dieu saint et compatissant, après qu’elle a été l’objet direct de son regard d’amour, elle n’a plus rien su voir. Les beautés du paysage, les scènes variées de la route, les perspectives multiples de l’avenir, tout, tout disparaît devant ce fait que sa mémoire ne cessera de lui répéter : Le Dieu d’Abram m’a vue ! – La source d’eau près de laquelle cette rencontre a eu lieu s’appellera désormais : « le puits du Vivant qui me voit. » On croit en avoir retrouvé les restes un peu au sud de Beer-Schéba.
Puis Agar rentre chez sa maîtresse. Elle y est, paraît-il, mieux accueillie qu’elle ne s’y fût attendue : On ne nous parle plus, pour un temps, de luttes intestines. Saraï a probablement aussi entendu et accepté sa leçon. Elle tâchera d’aimer cette esclave et l’enfant qu’elle va donner à son époux. Elle comprendra que, si le ménage est troublé, la faute en est à elle avant tout. Quant à la servante, si les occasions se présentent encore de prouver son dévouement et son support, elle essayera aussi. Elle tâchera d’être soumise dans les heures difficiles, car elle peut dire à ses maîtres ce que les habitants de Sichem ont dit à la Samaritaine : Ce n’est plus à cause de ce que vous avez dit que je crois ; mais je l’ai entendu moi-même !